Les temps modernes, tels que nous les connaissons, ont débuté le lundi 28 mai 1984. Cette date n’a pas été choisie au hasard pour sa connotation orwellienne, et elle n’a pas été reconnue officiellement pour telle. Pourtant, c’est ce jour-là que notre pays a changé pour toujours, que la bombe à retardement a été enclenchée et le compte à rebours lancé. Et où ce singulier événement a-t-il eu lieu ? À Orgreave, près de Rotherham, dans le South Yorkshire.
Le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher avait été réélu pour un second mandat par un raz-de-marée apathique. Les gens avaient voté pour elle parce qu’il n’y avait aucune alternative crédible. Avant les élections, il y avait eu des mouvements de mécontentement contre la façon dont la droite gouvernait. Une diversion se présenta, sous la forme d’un petit conflit dans le sud de l’océan Atlantique, au sujet des îles Malouines, une équipée ultrapatriotique qui permit d’assurer la réélection. Encouragée par ces événements, Thatcher s’était ensuite cherché une cible intérieure : elle avait trouvé les mineurs.
Le NUM1, dirigé par Arthur Scargill, avait entraîné les ouvriers dans une grève afin de protester contre la fermeture de mines pourtant financièrement rentables. La majorité de l’opinion avait soutenu cette action. Le gouvernement, en dépit de déclarations musclées, avait hésité. Il avait donné des signes d’apaisement, de négociation, de réconciliation. Puis survint Orgreave.
Des jaunes étaient sur place ; le NUM envoya près de trois mille syndicalistes pour les bloquer. La police, surprise par le nombre, resta sans réaction. La manifestation fut pacifique et productive. Rien n’entrava le mouvement. Les mineurs jubilaient : en démontrant leur solidarité, ils entrevoyaient une réelle chance de victoire.
Le gouvernement, de son côté, eut le sentiment d’avoir perdu la face. Il voulut marquer le coup. Il ordonna à la police de sévir.
Le lendemain, les représentants locaux du NUM donnèrent leurs instructions aux grévistes : il n’y eut plus que quelques centaines d’hommes assignés à Orgreave. La plupart des autres avaient été envoyés ailleurs. C’était une décision politique qui émanait de responsables subalternes. Ni Scargill, au sommet, ni les mineurs, à la base, n’avaient eu leur mot à dire.
Le rapport de force se trouva inversé. Les mineurs étaient quelques centaines, les policiers cinq mille.
Ils attendirent le départ des caméras de télévision, puis ils chargèrent.
La police montée. Les chiens policiers. Ils attaquèrent tout le monde, sans distinction. Quiconque avait un lien avec la grève, homme ou femme, jeune ou vieux, était une cible légitime. Les matraques antiémeutes furent réutilisées pour la première fois depuis dix ans. La dernière fois qu’elles l’avaient été, elles avaient causé la mort d’un manifestant antinazi. Les gens se firent bastonner, piétiner, mordre.
Les mineurs ripostèrent avec tout ce qui leur tombait sous la main. Briques. Pierres. Le pacifisme traditionnel du mouvement ouvrier nécessairement abandonné. La jubilation de la veille oubliée. Ce fut une bagarre sanglante, qui culmina avec l’arrestation d’Arthur Scargill.
Libéré, Scargill voulut que les prochaines négociations avec le NCB2 soient concluantes : « J’espère que nous parviendrons à jeter les bases d’un accord. » Peine perdue. Le gouvernement avait vu ce qui s’était passé à Orgreave. Des protestataires réduits au silence par la force. Police antiémeute et jaunes pour continuer la production. Et, avec la bienveillance des médias, pas de réaction du public contre cette tactique.
Le patron du NCB, Ian MacGregor, reçut pour instruction de ne pas bouger. De rester à l’écart de la grève. D’affamer les mineurs si nécessaire.
Le plan suivi par la police d’Orgreave devint le mode opératoire habituel face aux conflits pendant la grève. Coldwell n’était qu’une bataille parmi d’autres à peu près similaires.
Le succès de ces opérations modifia les mentalités des membres du gouvernement. Il autorisa à penser l’impensable. S’ils pouvaient faire ça impunément, alors ils pouvaient se permettre tout et n’importe quoi. Les gens ne diraient rien si les mineurs se faisaient démolir. Ils auraient trop peur de perdre leur propre boulot.
On pouvait faire tout et n’importe quoi sans avoir rien à craindre.
Tout et n’importe quoi.
Et c’est exactement ce qu’ils firent.
Alors commença la mise à la casse de tout le pays. Les outils de production furent désossés et bradés. Des équipements publics dont nous étions déjà propriétaires nous furent revendus –
Non. – furent revendus à certains d’entre nous.
Non. – furent revendus sélectivement.
Non. Ça n’allait pas.
Larkin se recula, cliqua sur SAUVEGARDER. Fit une pause.
Il referma l’écran de son ordinateur portable, décapsula une Stella, alluma la TV. Informations. Regarda.
L’homme entrait dans le palais de justice de Newcastle dans un costume coûteux mais sobre et stylé, imbu de sa propre importance, indifférent aux passants et aux sollicitations, laissant les cameramen et les badauds dans son sillage. Son visage était tiré et hagard, mais avait aussi quelque chose d’arrogant, avec un air de défi, comme une star du rock sur le déclin qui refuserait de céder du terrain face aux changements de mode ou à sa jeunesse évanouie.
Le présentateur du journal de 22 heures débitait les nouvelles avec une voix qui donnait à penser qu’il y avait des majuscules à chaque mot.
Clive Fairbairn, qu’on voit ici au premier jour de son procès, a été reconnu coupable de plusieurs chefs d’inculpation parmi lesquels la vente de stupéfiants de première catégorie, de tentative de vente de stupéfiants, de tentative d’obstruction de la procédure judiciaire, de tentative de corruption active d’un agent de police et de coups et blessures volontaires. Dans sa présentation de l’affaire, le juge a déclaré : “Il s’agit d’un des cas les plus sérieux que j’aie eu à traiter. Votre capacité à vouloir exploiter les faiblesses des autres et d’en tirer profit sans aucun scrupule est, à mon avis, extraordinairement choquante.” »
Retour sur le journaliste debout à l’extérieur du palais de justice, sourcils froncés, les pupilles dansant dans leurs orbites avec nervosité. Son attitude disait : grosse histoire, synonyme d’au revoir les actualités régionales, à moi les émissions nationales. Les tiroirs du bureau vidés, l’œil rivé sur le téléphone.
Maintenant, retraçons la carrière du caïd de Newcastle, un des personnages les plus marquants de la pègre du nord-est. »
Montage d’images en noir et blanc de Newcastle dans les années 1960 ; d’anciennes rues, des crève-la-faim, des maisons pourries qui laissaient la place à des bars et des boîtes où la bière et le Martini coulaient à flots, des femmes permanentées et désespérées, des hommes gominés et affamés. Musique des Animals
3. Et des gens qui dansaient comme Douglas Bader
4. C’était un reportage fait avec de gros moyens, qui oscillait entre un côté moralisateur implicite et un voyeurisme réjouissant.
Le verdict qui tombait dans l’affaire Fairbairn équivalait pour les médias à déclarer l’ouverture de la chasse. Il devenait le nouveau catalyseur de la haine, un méchant masqué de théâtre, sur qui le grand public pouvait s’acharner, sans déranger les empires souterrains, sans révéler les vrais secrets. Stephen Larkin regarda, avala une gorgée de bière. Il savait reconnaître une bonne manipulation stalinienne de l’histoire quand il en voyait une.
Autrefois, Larkin aussi serait allé arpenter les marches du palais de justice, se serait bagarré pour être le premier à choper la nouvelle, pour avoir son nom dans le journal, sous les yeux du public. Maintenant, il était content de voir les autres s’activer. Il avait ses propres objectifs.
Cela faisait plus de deux mois qu’il avait emménagé dans l’appartement. Suffisamment de temps pour s’installer, mais pas assez pour se sentir chez lui. Les murs étaient ornés de taches plus sombres là où le locataire précédent avait accroché des cadres, maintenant disparus. Avec la table, l’imitation bon marché du fauteuil Lloyd-Loom dans lequel il était assis était le seul meuble de la pièce. Des cartons et des caisses jonchaient le sol, telles des pierres dans une mare, ouvrables si nécessaires. Son passé était compartimenté : livres, CD, quelques blocs-notes. La vie, pour Larkin, était un éternel voyage, pas une collecte. L’ordinateur portable et l’imprimante étaient sur la table, du papier et des livres empilés à côté. Devant des étagères vides se trouvait, dans un coin, une chaîne stéréo pas encore branchée. Il garnirait les étagères et brancherait ce qui se branche au fil du temps. Ce ne serait que lorsque les cartons seraient vides qu’il pourrait envisager de considérer qu’il était vraiment chez lui.
L’unique baie vitrée n’avait pas de rideaux ; le crépuscule chargé de sodium renvoyait des ombres sur les murs, autour des alcôves, où elles dansaient avec le halo des images télévisées, et remplissaient la pièce de formes spectrales solitaires et évanescentes.
Larkin avait quitté son ancienne maison pour cet appartement afin d’essayer de se débarrasser du passé, d’exorciser ses fantômes.
Il avala une autre lampée de Stella, fixa les endroits vides où avaient été accrochées des images, essaya d’imaginer ce que ça avait pu être.
Les nouvelles télévisées en finissaient avec Clive Fairbairn, le reporter concluait sur une note triomphale, la bouche tordue de fierté, comme s’il l’avait arrêté et condamné lui-même.
Retour au studio. Parmi les autres informations : les tas de vaches brûlaient toujours. Les transports publics privatisés ne fonctionnaient pas et étaient dangereux. Un hôpital avait été signalé comme nocif pour la santé, un système éducatif où plus personne n’avait l’air d’apprendre quoi que ce soit. Le gouvernement New Labour suppliait les électeurs d’oublier tout ça et de les réélire pour une seconde législature lors des prochaines élections, imminentes.
C’était l’Angleterre du XXIe siècle. Les héritiers.
Larkin éteignit la télévision, ramena son siège près de la table et ralluma son ordinateur portable. Les disques, les piles de papier, les livres annotés.
Encore des fantômes à exorciser. Encore du pain sur la planche.
Alors, Mick, dit Tony Woodhouse, en se penchant en avant, les épaules baissées, les doigts écartés, la jambe gauche pliée d’une manière un peu bizarre sous lui, comment ça va ? »
Mick remua, essaya de se mettre à l’aise, mais le vieux fauteuil avait accueilli tellement de corps de toutes sortes qu’il était complètement défoncé. Ses lèvres remuèrent, des rides creusèrent son front, mais les mots n’étaient pas prêts à sortir.
Tony ne bougea pas, le corps détendu, l’esprit à l’affût, attentif. Désireux de ne plus être distrait, il posa un dossier et attendit. Mick parlerait lorsqu’il serait prêt.
La pièce avait été meublée à l’économie, mais était chaleureuse. Le soleil matinal accentuait cette impression. Un bureau avec son siège, un grand fauteuil, des étagères et un meuble de rangement pour dossiers, le tout déjà vieux lorsque Bobby Robson
5 n’était encore qu’un garçonnet, mais toujours en bon état. Un mur disparaissait derrière des boîtes de dossiers, des blocs-notes et autres objets, sans oublier une abondance de papiers en attente d’être classés. Sur les autres, il y avait des posters qui incitaient à être positif, avec des slogans antiracistes ou rassurants, des dessins et des poèmes. Ce bureau était un lieu de travail, mais aussi un endroit sûr, un refuge.
Mick était un homme entre deux âges, mal habillé et en mauvaise santé. Tony était bien coiffé, son sweatshirt à fermeture Éclair et son jean large délavé ne parvenaient pas tout à fait à dissimuler sa brioche naissante. Ils étaient différents en surface, mais pas en profondeur.
Mick ouvrit de nouveau la bouche.
J’sais qu’tu veux la vérité vraie, Tony… » finit-il par dire.
Tony fit oui de la tête.
Les lèvres de Mick remuèrent, ses sourcils se froncèrent davantage. Il était en train d’arriver à une conclusion, il regardait les choses en face, en lui-même, et il cherchait la meilleure façon de parler, avant de prononcer les mots.
Ça va pas… » Mick baissa le regard, et secoua lentement la tête de droite et de gauche. « J’ai déconné… J’ai… J’ai recommencé à picoler, Tony.
Bon », dit Tony tranquillement.
Mick releva la tête. Tony vit les émotions contradictoires qui se bousculaient derrière ses yeux : culpabilité, douleur, dégoût de soi-même.
Je voulais pas. J’ai pas pu me retenir… J’ai juste… »
Ses doigts se plièrent et se déplièrent, geste inutile, emblématique de son impuissance.
Beaucoup ? » demanda Tony. Sa voix ne contenait pas la moindre trace de jugement.
Mick se mit à tirer sur son vieux pull sale.
Juste… Juste une seule bouteille. Vodka. Et… deux ou trois cannettes. De la Special Brew. » Il lâcha un soupir démesuré. « J’avais besoin d’queq’chose. J’avais eu une dure semaine. »
Tony hocha la tête, avec un peu d’exagération. Beaucoup de gens à Coldwell avaient des problèmes similaires. Leur force intrinsèque leur dictait la manière dont ils y faisaient face.
Combien de bouteilles, Mick ? Combien de cannettes ? » Calmement, accouchant la vérité.
Mick secoua la tête, regarda fixement le sol.
J’arrive pas à me souvenir. »
Tony soupira faiblement, non pas d’exaspération, mais de tristesse.
Essaie, Mick. Sois honnête avec toi-même, et avec moi. »
Mick releva la tête, les yeux pleins d’une triste imploration.
Je me souviens pas. Je te jure, Tony. J’m’étais dit qu’j’boirais un coup et que ça irait mieux. Et pis sans qu’j’m’en rende compte, elle était vide. Alors j’en ai pris une autre. Et une autre. » Il s’arrêta de parler, renifla, se reprit, et continua. « Tout le fric de cette semaine. Et celui de la semaine prochaine, aussi. » Mick reprit son souffle, et, d’une petite voix brisée, qui semblait s’évanouir en spirale, avec laquelle il semblait se parler à lui-même autant qu’à Tony, poursuivit : « J’ai laissé tomber tout le monde. Tout le monde. Angela, les enfants, moi-même… Je leur avais dit que je recommencerais pas. Plus jamais. Je leur avais promis… » Mick s’arrêta de parler et se tint parfaitement immobile, comme encerclé par le mur tangible de son échec.
Tony laissa le silence s’installer.
Alors comment ça se passe avec Angela ?
Oh… Elle en supporte beaucoup, cette femme. Ses boulots, le supermarché, le pub… C’est ce qui nous fait vivre. J’vais t’dire, elle mérite pas ça. Elle mérite pas un type comme moi… »
Tony reconnut le panneau qui indiquait le chemin de l’apitoiement sur soi-même et détourna adroitement le cours des choses.
Est-ce que tu as dû aller à l’hôpital cette fois-ci ? »
Mick acquiesça d’un air absent, le regard perdu.
Ouais. Mais ils m’ont pas gardé longtemps. Ils ont dit qu’ils pouvaient rien faire pour moi. Si mes reins ou mon foie lâchent encore une fois, ce sera la bonne. » Il releva la tête, regarda Tony en face, les yeux rougis, comme baignés de vin. « C’est pour ça qu’ils m’ont renvoyé ici. Pour pas que ça recommence.
Ouais. » Tony hocha la tête à son tour, sentant la pression qui l’écrasait, lui aussi. Il ressentit la vieille douleur familière dans son genou gauche, déplia sa jambe et la replia. Il sourit faiblement mais courageusement, et espéra que Mick le voyait. « Bon, alors, Mick, que va-t-il se passer, maintenant ? »
Mick secoua la tête.
Je sais pas… » Il joignit les mains devant lui, comme s’il tenait quelque chose, dans une position bizarre. « Il faut que j’arrête de boire et que je recommence jamais. Il faut que j’aille de là – il déplaça ses mains sur sa droite – à là… » Il secoua la tête avec incrédulité, ébahi qu’un tel gouffre puisse exister dans un si petit espace.
Dans les yeux de Mick se lisait une pure décoction de souffrance humaine. Crue, nue, trop douloureuse pour être regardée en face. Mais Tony le fixa et, mieux encore, soutint son regard. Et en faisant cela, il montrait pourquoi il était si bon à ce boulot. Il comprenait.
Mick continua.
Tony, mec, y a des moments, c’est juste trop dur. De continuer. De trouver une raison de se lever le matin. Ou juste de sourire. Je sais qu’j’suis un bonhomme. Qu’j’suis supposé encaisser et être fort et continuer… Mais… » Il soupira de nouveau. « Y a des moments, ça te tombe dessus, tu sais ? À part ma famille, j’ai rien. Rien du tout. Et j’aurai jamais rien. Et c’est pas de l’auto-apitoiement, c’est juste de la lucidité. » Un autre soupir, et un sourire fantomatique plein d’ombres. « Tu sais… T’es la seule personne à qui je peux dire ces trucs-là. Même à Angela je peux pas.
Je suis content que tu te sentes assez à l’aise pour le faire. »
Le vague sourire de Mick s’élargit imperceptiblement.
Je m’attends pas à ce que tu agites une baguette magique et que tout aille mieux. Mais tu écoutes. C’est déjà ça. »
Tony sourit aussi, en espérant qu’il réussissait à mettre un peu d’espoir dans son sourire.
Très bien, Mick, voilà tes choix. Je peux t’inscrire à un programme… »
Mick grogna.
J’l’ai d’jà fait. Ça marche pas.
Bon, dit Tony en haussant les épaules. » Il regarda Mick, attendit une réaction. « Tu pourrais rejoindre l’équipe. »
Mick se renfrogna.
Oh, non, Tony, je pourrais pas, mec. Je sors à peine de l’hosto.
Allez, Mick, peut-être bien que c’est exactement ce dont tu as besoin. Un peu d’air frais, ça te fera du bien. »
Mick avait toujours la tête baissée.
Nan…
Je te propose un marché, Mick. Viens à l’entraînement samedi. Amène tes affaires. Si tu te sens pas d’attaque après ça, tu n’auras pas besoin de jouer dimanche. Qu’est-ce que tu en dis ? » Mick fit non de la tête, obstiné. « Allez, Mick, j’ai besoin de tous les gauchers que je peux trouver. On rigolera. Qu’est-ce que tu en dis ? »
Mick réfléchit et finalement, son visage se fendit en un large sourire. C’était une expression tellement inhabituelle chez lui que Tony pensa que c’était un peu comme regarder du bois se tordre dans tous les sens.
Tu m’as convaincu, dit Mick dans un grognement feint.
Parfait. Je compte sur toi. »
Une lueur de satisfaction passa sur le visage de Mick.
Je viendrai, Tony. Tu peux compter sur moi.
Je sais, Mick. »
Et tandis qu’ils se souriaient, le téléphone sonna.
C’est pour un livre », disait Larkin quelques heures plus tard, penché en avant, les mains sur les larges accoudoirs, essayant tant bien que mal de s’adapter au vieux fauteuil, comme Mick l’avait fait avant lui. Tony était assis sur la chaise de bureau pivotante, bras et jambes croisés. « Au sujet de la grève des mineurs et de ce qui a suivi. L’anniversaire des vingt ans. Ou ça le sera lorsque le livre sera fini et publié. Je veux me servir de Coldwell comme d’une sorte de microcosme, une miniature de tout le pays.
Mais je n’étais pas là pendant la grève.
Je sais. Mais vous êtes d’ici et vous y êtes revenu, maintenant. Comme je vous le disais au téléphone et dans ma lettre, je vous propose ceci. Je viens passer une semaine, j’assiste à vos séances… » Tony ouvrit la bouche pour objecter. Larkin l’en empêcha. « Si vous et vos clients êtes d’accord, sinon, on oublie. Je replace votre travail dans le contexte de l’endroit, je fais quelques interviews avec vous, vous voyez ? Votre carrière de joueur, comment votre vie a changé, et comment vous vous êtes retrouvé à vous occuper de dépendants. Un beau portrait de vous, avec plein de choses positives sur le travail que vous accomplissez ici. » Larkin s’enfonça dans le fauteuil désagréable. « Qu’en dites-vous ? »
Tony réfléchit.
Larkin attendit, en pensant à la matinée. Le ciel avait la couleur de la fumée et l’air l’odeur de la mer : iode et poisson pourri. Coldwell était sur la côte du Northumberland, un peu au nord de Whitley Bay.
Il se souvenait de l’époque de la grève des mineurs. De la bataille de Coldwell. Comment aurait-il pu oublier ?
C’était la première fois qu’il revenait depuis qu’il avait commencé à travailler sur le bouquin. La première fois qu’il s’éloignait des bibliothèques, des documents, des faits purs. Sa première fois dans le présent et non dans le passé. Larkin ne reconnaissait pas du tout cet endroit.
Il était venu en voiture, avait garé la Saab sur le parking du nouveau centre commercial. Il y avait le genre de magasins qu’on trouve dans les coins pauvres ; des détaillants qui vendaient des meubles et de l’électroménager à crédit, des bazars qui vendaient de la camelote à moins d’une livre sterling, des supermarchés aux noms durs et gutturaux qui bradaient de tout, des marques inconnues et de qualité douteuse. Les employés travaillaient à mi-temps, avec des contrats sans avantages sociaux : des femmes qui subvenaient aux besoins de leur famille, d’ex-mineurs recyclés pour regrouper les caddies, ou biper les codes-barres sur la nourriture emballée sous vide.
La tristesse s’agrippait à la petite gare routière adjacente. On aurait dit que les bus n’arrivaient jamais à emmener les gens suffisamment loin, et finissaient toujours par les ramener, à regret. Sur le muret à l’extérieur des toilettes se réunissait un groupe d’alcooliques professionnels, accros au crack ou à l’héro, un point de ralliement pour les déshérités.
La seule chose que reconnaissait Larkin était la vieille église, mais même elle avait changé. Ses portes avaient l’air de ne pratiquement jamais s’ouvrir, son cimetière était jonché de mauvaises herbes, de lichen et de vieilles seringues, tout espoir de salut abandonné depuis belle lurette.
La ville était maintenant une sorte de truc rafistolé, moribond, mais pas encore tout à fait immobile. Une ville sans industrie ni futur. Postgrève. Postindustrielle. Posttout.
Tony hocha la tête, convaincu.
Est-ce que je suis payé, pour ça ? » demanda Tony.
Larkin haussa les épaules.
Je n’ai pas reçu d’avance pour le moment. Mais si je suis payé, et je le serai, et même si ce n’est pas tout à fait l’usage, je m’assurerai qu’il vous revienne quelque chose pour votre contribution.
Pour le Centre.
Comme vous voulez », répliqua Larkin.
Tony réfléchit encore un peu.
Okay, dit-il finalement. Marché conclu. »
Au premier abord, Tony Woodhouse plaisait bien à Larkin. La plupart des footballeurs et ex-footballeurs que Larkin avait rencontrés étaient arrogants, incultes, emmerdants comme la pluie. Tony semblait différent. Il s’exprimait bien, il était intelligent, instinctivement prudent ; Larkin trouvait qu’il avait l’air d’un type correct. Larkin remarqua sa claudication prononcée lorsqu’il marchait. Il l’interrogerait, là-dessus aussi, à un moment ou à un autre.
Ils discutèrent encore un moment, pour formaliser leur accord. Tony accepta à peu près tout ce que Larkin avait proposé.
Qu’est-ce qui vous a fait choisir Coldwell, alors ? demanda Tony.
J’étais ici pendant la grève des mineurs en 84. J’ai vu ce qui s’est passé. »
Tony claqua des doigts.
C’est de là que je vous connais. C’est pour ça que votre nom me disait quelque chose. Vous avez une sœur qui s’appelle Louise, non ?
Ouais.
Je suis sorti avec elle. » Il haussa les épaules, sourit. « Ça fait des années. »
Larkin sourit, hocha la tête. Sa mémoire fonctionna.
C’est vrai. On s’est rencontrés, à l’époque, non ?
Brièvement, je crois. » L’expression de Tony changea. Larkin ne put la déchiffrer. « Louise… Elle est mariée, maintenant. Comment va-t-elle ?
Bien, je crois. Je ne l’ai pas vue depuis longtemps. Nous ne sommes pas très proches.
Ah bon. » De la tristesse dans la voix. « Si vous la voyez, dites-lui bonjour pour moi.
Je le ferai. »
Tony hocha la tête, se mit douloureusement debout, et se dirigea vers la fenêtre.
Alors, qu’en pensez-vous ? dit-il d’une voix forte. Coldwell a pas mal changé, vous ne trouvez pas ?
Ça, on peut le dire.
Vous étiez ici à l’époque de la grève des mineurs, hein ? Il y avait un véritable sens de la communauté, à l’époque. Tout le monde tirait dans le même sens. » Larkin acquiesça. « Vous voyez là-bas ? Ce groupe, là ? » Larkin regarda. Tony montrait du doigt les poivrots et les drogués assis devant les toilettes de la gare routière. « Ils sont là quasiment tous les jours, toujours les mêmes. Ils se disent toujours bonjour, et ils ont toujours l’air content de se voir. Ils discutent, ils rigolent. » Il soupira. « Parfois, j’ai l’impression que c’est la seule communauté qui nous reste, dans cette ville. »
Ils restèrent silencieux, à regarder la place. Puis Larkin finit par dire :
Vous avez aussi une équipe de football, non ? »
Tony se retourna, les yeux subitement pleins de vie.
Ouais. Superidée. Bonne thérapie. Ça permet aux clients de s’intéresser à autre chose qu’à leurs problèmes. Ça leur donne quelque chose pour quoi se battre.
C’est quand, le prochain match ?
Dimanche. Un gros truc. Opération caritative. Amenez vos crampons.
Oh, non ! dit Larkin, en agitant les mains devant lui. Je suis le meilleur spectateur du monde, mais le pire joueur du monde. Désolé, mais je ne pourrai pas.
Vous la voulez, votre interview ? » Le visage de Tony souriait, mais ses yeux étaient sérieux.
Larkin soupira.
Bon, ben d’accord, alors. Je vais commencer à m’entraîner dans la semaine.
Exactement ce que je voulais entendre. »
Larkin comprit que c’était le moment de partir. Ils convinrent de l’heure à laquelle il reviendrait le lendemain.
Si vous voyez Louise, dit Tony un sourire un peu triste aux lèvres, dites-lui bonjour pour moi.
Comptez sur moi. »
Larkin s’en alla.
Sur le chemin du retour, en traversant Whitley Bay, Larkin repensa à son entretien avec Tony et céda à une soudaine impulsion. Il changea de route. Il allait rendre visite à sa sœur.
Derrière le terrain de golf et les plages désertes du front de mer décati de Whitley Bay se trouvait un dédale de maisons carrées, partagées pour abriter deux familles, typiques de la classe moyenne. C’est dans ce labyrinthe que Larkin engagea sa voiture.
Louise et lui n’avaient jamais été proches ; en dehors de leur lien biologique, ils n’avaient pas grand-chose en commun. Pour Larkin, tout ce qui avait jamais intéressé Louise, c’était d’avoir un mari, des enfants et sa maison près de la mer. Lui attendait autre chose de la vie. Il n’avait pas pensé à elle depuis une éternité. Il n’arrivait même pas à se souvenir de la dernière fois où il l’avait vue.
La maison datait des années 1930 et avait été construite sur le même modèle que toutes les autres de la rue. Elles semblaient toutes rigoureusement identiques. Même les modestes tentatives de les individualiser, comme les fenêtres qui avaient été changées ou les couleurs des portes des garages, semblaient uniformes. La rue donnait une impression de réussite confortable, comme si conduire une Mondeo et lire le Daily Mail étaient des victoires remportées de haute lutte sur l’existence.
Larkin gara la Saab devant le numéro 52, en sortit et sonna sans se laisser le temps de changer d’avis.
Une Ka de moins d’un an stationnait dans l’allée. Prévisible, pensa Larkin.
Une femme de quelques années plus jeune que Larkin mais qui ne faisait pas tout à fait son âge ouvrit la porte. Ses cheveux autrefois longs mais maintenant coupés court étaient toujours bruns, peut-être même encore plus bruns que par le passé, pensa Larkin. Elle avait pris un peu de poids depuis la dernière fois qu’il l’avait vue, mais vraiment pas beaucoup et ça lui allait plutôt bien ; ce n’était pas de la graisse, juste des formes. Elle était habillée simplement, un jean délavé, des baskets et un t-shirt, elle était peu maquillée, mais avec savoir-faire. Une mère de famille et une femme au foyer de la classe moyenne qui prenait quand même le temps de prendre soin d’elle. Elle avait l’air en forme.
Bonjour, Louise », dit Larkin.
Sa mâchoire se décrocha.
Mon Dieu…
Comment tu vas ? » Larkin sourit. « Je passais dans le coin, je me suis dit que j’allais m’arrêter te dire bonjour. »
Elle ouvrit la porte en grand.
Entre. » Larkin la suivit à l’intérieur. L’entrée était impeccable, aérée et décorée avec goût. « Viens. »
Louise le mena jusqu’à la pièce principale, le fit asseoir sur un divan au motif Jacquard beige. Elle lui demanda s’il voulait du thé. Il dit que oui, alors elle disparut dans la cuisine. Il parcourut la pièce du regard. Pareille : impeccable, aérée et joliment décorée. Une touche de classique par ici, un peu d’ethnique par là. Rien d’outré ni de tapageur. Louise réapparut bientôt avec un plateau sur lequel il y avait des tasses, du lait, du sucre et des biscuits, et le posa sur une des trois tables basses jumelles, celle du milieu. Larkin prit sa tasse. Louise s’assit et l’imita. Ils se regardèrent, sourirent, éprouvèrent la distance qui les séparait, bien plus grande que l’espace physique, et cherchèrent des moyens polis de la combler.
Et… Comment ça va, alors ? demanda-t-elle.
Très bien, répondit Larkin. Je bosse toujours. Free lance.
Tu habites toujours au même endroit ? »
Il lui parla de son déménagement.
Je te donnerai ma nouvelle adresse. Et toi, qu’est-ce que tu deviens ? »
Louise travaillait à mi-temps dans un centre d’appels, ce qui mettait du beurre dans les épinards, l’occupait un peu et lui permettait de rentrer à l’heure du thé. Il s’enquit des enfants. Ben avait quatorze ans et se débrouillait très bien à l’école, Suzanne en avait quinze et passerait bientôt son brevet.
Larkin sourit.
Très bien… » Il commençait à ne plus trop savoir quoi dire. Ils n’avaient jamais eu grand-chose en commun, mais là, ce n’était même pas insignifiant, c’était carrément sans aucun intérêt. Il se dit que c’était sûrement aussi pénible et bizarre pour Louise. « Et comment va – merde, c’est quoi son nom, déjà ? ta moitié ?
Oh, très bien », répondit Louise.
Larkin pensa avoir capté quelque chose, comme une légère ridule qui aurait perturbé son visage, mais elle passa si vite qu’il n’en était pas certain.
Il travaille toujours dur ?
Oh, oui. Il est responsable régional des ventes, maintenant », répondit-elle avec fierté.
Larkin se souvint que, pour elle, ce genre de chose était important. Larkin n’avait pas la moindre idée de ce qu’il vendait, mais il déduisit du ton de Louise qu’il aurait dû le savoir. Il fit comme si de rien n’était.
Ah ! C’est bien. »
Le silence s’installa. Larkin regarda son thé, espérant qu’il refroidisse vite pour qu’il puisse le boire et ficher le camp.
Et alors, dit Louise, avec une nuance de désespoir, qu’est-ce qui t’amène par ici ?
Le boulot, répondit Larkin, soulagé de passer à un sujet qui lui était familier. Je travaille sur quelque chose, à deux pas d’ici, à Coldwell. Un portrait. Au fait, tu connais le type. »
Le visage de Louise se contracta soudain.
Qui ?
Un ancien petit copain à toi. Tony Woodhouse. »
Une goutte de thé tomba de la tasse de Louise sur le tapis moutarde à motifs. Elle l’ignora.
Tony Woodhouse ? Tu lui as parlé ? » Un rire soudain, presque aboyé. « Je l’ai pas vu depuis des années.
Ah bon ? dit Larkin. C’est lui que je suis allé voir cet après-midi. » Il remarqua sa réaction et poursuivit : « Il m’a demandé de tes nouvelles, tu sais.
Qu’est-ce qu’il a dit ? » demanda-t-elle un peu trop vite.
Larkin haussa les épaules.
Juste bonjour.
Et c’est tout ?
Ouais. Je vais le revoir, si tu veux que je lui passe un message.
Un message ? » Les yeux de Louise parcoururent la pièce, comme si elle cherchait à savoir s’ils étaient épiés. « Non, pas de message. Enfin, si, bonjour. Dis-lui juste que je lui dis bonjour aussi.
D’accord. » Larkin n’ajouta rien. Son thé avait refroidi. Il commença à le boire.
Elle sourit, et de nouveau lâcha un rire vide qui ressemblait plus à un aboiement qu’autre chose.
Tony Woodhouse ! J’ai l’impression que c’était hier, quand j’étais avec lui. Toi, tu étais avec Charlotte. » Elle eut un hoquet. « Je suis désolée, je ne voulais pas…
Ce n’est pas grave. Tout est fini. C’est du passé, maintenant. »
Elle sourit. Plutôt mal à l’aise. Puis ils changèrent de sujet et revinrent à des choses plus insignifiantes, ce qui fut un soulagement pour tous les deux. Ils remplirent les vides, comblèrent les lacunes des années. Larkin faisait en sorte de rester plutôt vague. Louise avoua qu’elle avait lu ses articles et admiré ses envolées politiques radicales.
Ce n’est pas vraiment mon truc, comme tu le sais, dit-elle, mais j’étais très fière de toi. » Elle sourit.
Larkin lui rendit sa politesse.
Merci. »
Sa tasse était vide, il était temps pour lui de partir. La rencontre n’avait pas été désagréable, pensa-t-il, simplement un peu bizarre. Deux personnes qui n’avaient pas grand-chose en commun, et qui faisaient comme si. Louise semblait, elle aussi, soulagée qu’il s’en aille.
Elle l’accompagna dans l’entrée, jusqu’à la porte. Au moment où elle l’ouvrit, une voiture – dans le genre aérodynamique, rutilant et nippon – se rangea juste derrière la Saab, la musique suffisamment forte pour endommager le châssis et craqueler l’asphalte au-dessous. Une fille émergea du siège passager et se dirigea vers la maison. Grande, belle, avec un air de connaître la vie auquel sa jeunesse ne correspondait pas, et un déhanchement magnétique. Elle maîtrisait l’air boudeur de l’adolescente à la perfection et elle avait les lèvres pour le faire. Elle ressemblait, pensa Larkin, comme deux gouttes d’eau à Louise au même âge.
Ah, voilà Suzanne, dit Louise avec un entrain tellement soudain qu’il ne pouvait être que feint. Salut, Suzanne. »
Suzanne entra dans la maison avec un grognement en guise de réponse et sans regarder Louise.
Ton oncle Stephen… » commença Louise, mais Suzanne n’écoutait pas. Elle monta l’escalier en l’ignorant.
Ah ! L’adolescence ! » dit Larkin, essayant d’être léger.
La voiture s’éloigna dans un nuage de bruit. À l’étage supérieur une porte claqua, et juste après surgirent les pulsations d’un morceau de musique garage.
Louise sourit, mais son sourire n’atteignit pas ses yeux.
Oui », dit-elle, et elle eut un petit rire sec.
Larkin décida qu’il était temps de partir. Il se dirigea vers sa voiture et, après avoir fait au revoir de la main, démarra.
Donc, Louise avait réalisé son rêve de classe moyenne, se dit-il, et apparemment, il y avait des fissures dedans. Il soupira. Mais ce n’est pas mon problème, pensa-t-il. Ce n’est pas mon problème.
Il y a peu de choses plus déprimantes qu’une station balnéaire hors saison, songea Larkin, et Whitley Bay ne faisait pas exception. Le front de mer semblait à des années-lumière du petit quartier douillet de Louise. Sur le ciel printanier – qui prenait à l’approche du crépuscule une couleur boueuse, vide de promesses, riche de menaces – se découpait une rangée sordide de salles de jeux vidéo aux façades en phase terminale de décrépitude, vides à l’intérieur ; des labos de guerre bactériologique déguisés en fast-foods ; des stands de fruits de mer condamnés, qui devaient être phosphorescents dans le noir et des pubs dangereux. La Ville espagnole, avec ses murs en stuc jaune, ses dômes et ses minarets qui tombaient en ruine et ses montagnes russes qui donnaient l’impression de ne pas pouvoir encaisser le moindre tour supplémentaire, n’avait pas seulement l’air d’avoir connu des jours meilleurs : elle semblait plutôt leur avoir dit au revoir, en sachant très bien qu’ils ne reviendraient jamais.
Un peu plus loin, c’était le coin des bars et des boîtes, qui attendaient la nuit, saturés de néons, pour devenir le pôle magnétique de médiocres opportunités, des premières banderilles pour des coups d’une nuit, d’aventures sexuelles coupables ou de voyages aux urgences de l’hôpital le plus proche.
C’était dans ce coin-là que se trouvait le Rio. Larkin se le rappelait dans les années 1980, à son heure de gloire, un temple au thatchérisme, couleurs pastel et néons. Maintenant, il avait l’air à peu près aussi pourri que la Ville espagnole. Rideaux de fer baissés, piqués et effrités, des coulures de rouille le long des murs sur lesquels trop de couches de peinture avaient été superposées, et qui maintenant s’écaillaient. N’empêche, pensa Larkin avec ironie, c’était vraiment parfait, comme temple du thatchérisme.
Il glissa une cassette dans l’autoradio. Les Go-Betweens
6 : « Sixteen Lover’s Lane. » Encore un truc des années 1980. « Streets of Your Town » commença, la mélodie, belle et simple, chargée d’une nostalgie agréable, fatalement massacrée lorsque Grant McLennan se mit à parler de bouchers qui aiguisaient leurs couteaux dans une ville pleine de femmes battues.
Larkin soupira. Ce n’est pas mon problème, pensa-t-il. Ce n’est pas mon problème.