Le terrain de golf de Ponteland ressemblait à un supplément en couleur du Mail On Sunday. Les golfeurs de banlieue du dimanche matin réglementaires, habillés dans les tons pastel, éparpillés sur les greens, digérant les apéritifs avalés au clubhouse, les voix habillées d’une bonhomie de parvenus, leurs femmes invisibles. La pelouse impeccablement manucurée, l’argent de leurs abonnements bien dépensé. Les arbres environnants protégeaient des bruits et des gens indésirables, faisaient en sorte que les membres soient choyés et à l’abri. Newcastle, tentaculaire et invisible, était juste au bout de la rue.
La brise se renforçait et la température fraîchissait, mais les golfeurs n’en tenaient pas compte. Ils continuaient de jouer, s’accrochaient aux derniers instants de l’été qui s’évanouissait, refusaient de céder devant l’automne imminent.
Tommy Jobson gara la BMW, coupa le moteur. Le parking était saturé de BM et de Mercos, mélangées avec des GTI et des Subaru, avec une tolérance pour quelques impostures du genre Acclaim. Il sortit, vérifia ses cheveux, son costard et sa cravate dans son reflet sur la carrosserie, et marcha vers le fairway. Il détestait le golf, mais il savait qu’un jour on attendrait de lui qu’il adhère à un club comme celui-là. Et puis, Dino
1 et Frank adoraient ce sport, donc ça ne devait pas être si nul que ça.
Bien que n’étant pas membre du club et visiblement pas là pour jouer non plus, personne ne lui posa la moindre question ni n’osa le regarder en face. Les pores de Tommy sécrétaient la force et la violence. En lui-même, Tommy sentait quelque chose de très différent : la peur. Étant donné l’identité de la personne qu’il venait voir, c’était justifié.
Au sixième trou, il trouva celui qu’il cherchait, en compagnie d’un autre homme qui lui disait vaguement quelque chose. Clive Fairbairn était grand, maigre et bronzé, les cheveux peignés en arrière, les tempes grisonnantes. Ses vêtements étaient un camaïeu de pastel dans les jaunes et les roses, ses chaussures d’un blanc éclatant. Il était élégant et sûr de lui. Il donnait l’impression qu’il aurait été plus à sa place sur le pont d’un yacht mouillant sur la Côte d’Azur ou à Marbella plutôt qu’au nord de Newcastle. L’autre homme, par comparaison, semblait être le meilleur ami plutôt moche, simplement là pour servir de faire-valoir. Il était petit, enveloppé, et coiffé à la Bobby Charlton
2. Il était habillé comme Fairbairn, mais là où sur Fairbairn cela tombait bien et était bien assorti, lui avait seulement l’air bariolé et ridicule.
Au moment où Tommy approchait, Fairbairn fit un swing. La balle dévala le fairway sous l’œil admiratif de l’autre homme, qui essaya de faire un commentaire bien senti, que Fairbairn ignora. L’autre homme rougit légèrement, empoigna silencieusement son club et se positionna au-dessus de la balle, prêt à swinguer.
Tommy ! Par ici ! »
L’homme swingua et rata, envoyant sa balle dans un bouquet d’arbres.
Pas de chance », dit Fairbairn chaleureusement, mais sans sincérité. « Je crois que vous devriez aller la chercher. »
L’homme jeta un coup d’œil à Tommy, comprenant du premier coup l’invitation à s’éloigner, partit en traînant son sac derrière lui, et se mit à balancer des grands coups de club dans l’herbe, au hasard.
Fairbairn continua de sourire jusqu’à ce que l’homme eût disparu.
Un sacré connard d’emmerdeur, mais quand même, dit-il a voix basse, un conseiller municipal est un conseiller municipal. Toujours utile quand on en a besoin. » La voix de Fairbairn indiquait qu’il était habitué à ce qu’on l’écoute sans discuter.
Tommy acquiesça.
Marchons un peu. » Fairbairn démarra le long du fairway. Tommy lui emboîta le pas, sans rien dire, ne prenant pas la parole le premier. « J’ai entendu dire de bonnes choses à ton sujet, Tommy, de très bonnes choses. Tu t’occupes bien de notre petit problème.
Me-merci, monsieur Fairbairn. » Tommy sentit ses joues rougir, et son appréhension diminuer un peu.
Fairbairn s’arrêta de marcher et regarda autour de lui, s’emplissant les poumons d’air. Pour quiconque les aurait observés, il était juste un golfeur du dimanche.
Comme ton style. Très positif. Ça envoie un signal fort. Ça renforce la chaîne de commandement. Ça les maintient sous pression.
Merci, monsieur F-F-F-Fairbairn. »
Ils arrivèrent à l’endroit où la balle de Fairbairn avait atterri.
Mais… » dit-il calmement, les yeux apparemment absorbés par le choix de son prochain club dans son sac à roulettes.
Tommy avala sa salive, essaya de réprimer un tremblement soudain.
Mais, Tommy, tu as déconné. Tu n’as pas récupéré le fric, ni la came. »
La trouille le reprit.
Je lui ai do-do-donné une date limite, monsieur Fairbairn. » Sa voix traîna un peu et sa bouche s’assécha. « Je lui ai fait peur. Je l’aurai. »
Fairbairn sourit. Ses dents étaient pointues, comme celles d’un requin.
Tu lui as fait peur, c’est vrai. Malheureusement, notre ami Neil est toujours dans la nature, et ça fait une semaine. On dirait que ça fait plus longtemps que ce à quoi on s’attendait.
Dé-désolé, monsieur Fairbairn. »
Fairbairn approcha son visage de celui de Tommy, et sa voix devint plus grave.
Ne t’excuse jamais, Tommy. Jamais. S’excuser, c’est pour les fiottes. » Tommy acquiesça. Fairbairn changea aussitôt de ton, pour devenir presque chaleureux. « Je t’apprécie, Tommy. Beaucoup. » Fairbairn sourit, prit un air avunculaire auquel Tommy ne se laissa pas prendre. « Bon, tu me connais, Tommy. Je suis un homme d’affaires. Et toi aussi. Vendre comme tu le fais, c’est un boulot de jeune homme. C’est pour ça que je te l’ai confié. Tu fais ce que tu fais à ta manière, ça rapporte de l’argent et c’est tout ce qui m’intéresse. Mais ça reste du business. » Le côté gentil oncle s’estompa. « Un business lucratif. Mon business. Et si tu travailles pour moi, il faut que tu connaisses tes limites. Que tu maîtrises les choses. »
Tommy approuva.
Que voulez-vous que je fasse ? Que j’attende qu’il se montre ? Que je lui rende visite ? »
Fairbairn écarta grands les bras.
Maggie
3 conseillerait de passer ça en pertes et profits, comme un placement malheureux. » Fairbairn plissa les yeux, regarda au loin sur le fairway, y vit quelque chose que personne d’autre ne pouvait voir. « Mais j’ai beau admirer cette garce, je ne suis pas capable de faire ça. »
Tommy avala sa salive.
Vou-vous en faites pas, monsieur Fairbairn. Je vais récupérer le fric. »
Fairbairn sourit. L’oncle idéal.
J’en suis convaincu, Tommy. » Son regard se fit plus dur. « Notre ami avait un partenaire, n’est-ce pas ?
Ou-oui.
Tu lui as déjà parlé ? »
Une pointe de colère piqua Tommy au souvenir du samedi précédent, à la façon dont Tony Woodhouse lui avait échappé, au Rio.
Il é-évolue dans des cercles différents, à présent. Plus sophistiqués. Plus difficiles à approcher. Mais je l’aurai. »
Fairbairn eut l’air intéressé.
Des cercles éventuellement intéressants ? »
Tommy opina.
Je pense que oui, monsieur Fairbairn. »
Fairbairn hocha la tête, les yeux plus durs que du granit. À cet instant précis, Tommy comprit soudain pourquoi il était si redouté.
Chope-le. Ne laisse ni lui ni personne te mener en bateau. Fais en sorte qu’on te respecte. Assure-toi qu’on sache bien qui commande. » Tommy acquiesça. Fairbairn sourit à nouveau. « Mais sois subtil, hein ? »
Tommy se sentit rougir à nouveau.
Eh bien, Tommy, merci d’être venu. » Ils se serrèrent la main. « Ah, au fait, passe par le club-house en sortant. Quelque chose pour toi. Et prends le reste de ta journée. »
Fairbairn se retourna. Tommy était congédié. Et comme si on lui avait fait signe, le conseiller municipal surgit de derrière un bosquet, l’air renfrogné et humilié. Fairbairn marcha vers lui, content comme s’il retrouvait un ami qu’il n’avait pas vu depuis très longtemps.
Tommy s’éloigna en se demandant pourquoi le conseiller municipal acceptait de se laisser traiter comme cela, puis spécula sur le genre de saloperies avec lesquelles Fairbairn devait le tenir.
Le corps de Louise bougeait avec régularité. Ses hanches allaient d’avant en arrière. Ses bras étaient tendus, ses mains agrippées à la tête de lit, sa tête rejetée en arrière, ses yeux fermés dans un mélange de douleur et de plaisir. Tony Woodhouse était sur elle, coordonnait ses mouvements de bassin avec les siens, appuyait et poussait. Il n’en perdait pas une miette : la façon dont les muscles de ses bras se contractaient, la façon dont ses seins remuaient au rythme de son corps, dont ses lèvres se retroussaient, découvraient ses dents. Il regardait tout ça, et l’en aimait davantage.
Il ne pouvait plus se retenir. Louise, le sentant, le serra dans ses bras, enfonça ses ongles dans son dos, attirant son corps plus loin en elle. Il explosa en elle, criant presque de soulagement. Elle continua de l’accompagner, le plaquant toujours contre elle d’une seule main, tandis qu’elle glissait l’autre entre eux, trouvait l’endroit et provoquait son propre orgasme pour rejoindre le sien.
Elle jouit violemment, cria, chaque vague de spasme la cabrant comme sous l’effet d’un coup de couteau. Elle se frotta contre lui, les ongles plantés, haletant comme si elle reprenait sa respiration après une longue plongée en apnée.
Ils s’embrassèrent et leurs corps, toujours l’un contre l’autre, se détendirent. Tony, un bras autour de Louise, lui caressa doucement l’épaule. Elle le regarda, sourit. Il lui rendit son sourire.
Est-ce que c’était mieux que de marquer contre Arsenal ? demanda Louise.
Ouais. Mais hier, c’était Everton. Et on a perdu 3-2. Beardo et Wharton ont marqué, pas moi. »
Ses doigts descendirent le long de son dos.
Eh bien, tu viens de te rattraper. »
Ils laissèrent un silence confortable s’installer.
Tony regarda la pièce. Elle présentait toutes les caractéristiques du premier appartement d’une adolescente qui venait de quitter la maison familiale. La chaîne stéréo et les petites piles de disques et de cassettes, l’étagère avec quelques bestsellers, la coiffeuse et les posters sur les murs : Bryan Ferry, Police. Les murs magnolia. Les cadres de fenêtres peints en blanc. Le simple fait de regarder sa chambre rapprocha Tony d’elle.
Louise se pencha vers la table de chevet, alluma une Silk Cut.
Alors, dit-elle, qu’est-ce qu’on va faire, aujourd’hui ? »
La main de Tony s’approcha de son téton et le pinça.
La même chose ? »
Elle tira sur sa cigarette.
Après.
Ben…
Merde ! » Louise s’assit d’un seul coup. « Quelle heure il est ?
Euh… 10 h 40. Pourquoi ? »
Elle sauta du lit et se dirigea vers sa garde-robe.
J’ai besoin de te demander un très grand service », dit-elle, en sortant une culotte d’un tiroir et un pull d’une étagère.
Quoi ?
J’ai besoin que tu disparaisses. »
Tony la regarda.
Juste une heure environ. » Elle se tourna pour lui faire face, tout en enfilant son pantalon. Elle avait l’air nerveuse. « S’il te plaît. Juste une heure. Après, je suis à toi pour le reste de la journée. D’accord ? »
Les yeux de Tony s’attardèrent sur ses seins pleins, descendirent jusqu’à sa taille fine, glissèrent sur son ventre à peine arrondi, imagina ses doux poils pubiens maintenant cachés par le coton extensible de la culotte.
Le reste de la journée, pensa-t-il.
D’accord. Pourquoi ?
Je t’expliquerai plus tard. Je ne te le demanderais pas si ce n’était pas important. Mais il faut que tu t’en ailles. »
Tony sortit du lit à contrecœur et commença à s’habiller.
Merci, Tony. Va te balader du côté de Saltwell Park, par exemple. Je te revaudrai ça, je te le promets. »
Tommy entra dans le club-house, parcourut la pièce du regard. Il vit des bourges entre deux âges, pleins aux as, des épouses délaissées qui s’envoyaient des martinis, mais personne qu’il connaissait. Dans un angle éloigné se trouvait un groupe d’hommes et de femmes qui avaient à peu près le même âge que lui. Ils étaient assis et buvaient, fumaient et parlaient. Leur conversation était animée, leur cercle fermé. Une fille détacha son attention des autres, le regarda. Elle était brune, très belle. Tommy lui rendit son regard au moment où quelqu’un lui parla, la ramenant au groupe.
I Just Called To Say I Love You
4. » Toujours numéro un. Partout, tout le temps.
Il détourna le regard, marcha jusqu’au bar, montra une bouteille de whisky du doigt, paya, s’assit et commença à boire. Et soudain, il n’était plus seul. Comme sur commande, une blonde s’assit sur le tabouret à côté du sien. Elle était habillée à la mode, bien maquillée, elle avait l’air aussi peu à sa place que Tommy.
Tommy ? » demanda-t-elle, mais sa voix prononça plutôt Geordie
5.
Tommy hocha la tête.
M. Fairbairn dit que tu fais du bon boulot. J’ai une récompense pour toi. »
Tommy sourit. Il vida son verre cul sec, se leva et partit avec la blonde, sachant pertinemment que la brune du groupe dans le coin le regardait.
Dehors, la BMW et le soleil brillaient lorsqu’ils s’en allèrent. Tandis que la main de la blonde commençait à se faufiler sur sa cuisse, Tommy souriait toujours. Il allait bien profiter de sa journée de repos.
***
Le même soleil d’automne illuminait le terrain de golf de Ponteland et Saltwell Park, à Gateshead. Tony marchait lentement, dans le jardin. Des enfants s’amusaient sur l’aire de jeux, à côté d’adolescents désœuvrés et ricanants. Des familles et des couples, à côté de papas du dimanche avec leurs rejetons. Des moineaux et des écureuils devant les oiseaux encagés de la volière. Partout, des contrastes, des choix. Il pensa aux siens.
Il avait abandonné l’école avec une passion pour le football et une détermination farouche de quitter Coldwell aussi vite que possible, par n’importe quel moyen. Il y avait deux industries traditionnelles à Coldwell : la mine et les docks. Ne voulant pas passer sa vie dans l’obscurité, à l’étroit et malade, Tony avait pris un boulot sur une des jetées. Le nombre de docks en fonctionnement, déjà pas très élevé au départ, avait diminué, et les chargements s’étaient faits de plus en plus petits. Il avait commencé à comprendre que les boulots à vie, ça n’existait plus, qu’il fallait que quelque chose se passe.
Et quelque chose s’était passé.
Un recruteur pour Newcastle United l’avait repéré alors qu’il jouait dans un championnat local du dimanche et lui avait demandé si ça l’intéresserait de faire un essai. Il avait sauté sur l’occasion, les avait impressionnés et, avec beaucoup de travail et de persévérance, était passé de l’équipe des moins de dix-sept ans à la réserve, puis au banc des remplaçants de l’équipe première. Le but contre Arsenal avait été son premier au plus haut niveau. Il n’avait pas l’intention que ça soit son dernier.
En revanche, la défaite de la veille sur le terrain d’Everton, c’était autre chose. Newcastle était déjà mené 2-0 lorsque Tony était entré. Il avait été parfaitement improductif, et avait même contribué personnellement au troisième but d’Everton.
L’engueulade de Big Jack était vite arrivée : il manquait de concentration et de détermination ; il n’avait rien montré de ses qualités ; s’il voulait vraiment devenir footballeur de haut niveau, il avait intérêt à faire beaucoup mieux que ça. Tony avait écouté, tête basse, dit qu’il réglerait ça pendant la semaine qui venait.
Mais Tony avait passé la semaine dans la terreur. Le problème avec Neil et Tommy Jobson lui avait foutu une trouille bleue. Il se retournait tout le temps, évitait les coins sombres, essayait de ne pas rester seul. Il fallait qu’il réfléchisse, qu’il trouve un moyen d’arranger les choses, de s’en tirer sans se faire amocher. Laisser mourir le passé.
Et puis il y avait Louise. Elle aussi, elle lui faisait peur, mais pour d’autres raisons. De bonnes raisons. Il avait pensé à elle toute la semaine, lui avait parlé au téléphone, était impatient de la revoir. Elle commençait à compter pour lui. Il ne voulait pas que ça déconne avec elle. S’il pouvait arranger les choses avec Tommy, se concentrer sur le football et Louise, tout irait bien.
Trajet en car pour rentrer à Newcastle, quelques lignes pour se calmer et s’affûter, puis un crochet par Barley Mow du côté des quais. Pas le genre d’endroit où Tony allait normalement, mais pas non plus le genre d’endroit où Tommy Jobson irait le chercher.
Louise y était avec ses amies, à boire des pots et à repousser des avances. Il ressentit comme une vague de chaleur en pensant qu’elle l’attendait. Elle le vit, ses yeux brillèrent, toutes les angoisses de Tony s’évaporèrent.
Ils commencèrent à parler et il semblait que le reste du bar disparaissait peu à peu. À l’heure de la fermeture, les amies de Louise décidèrent d’aller au Madison.
Et toi alors, où est-ce que tu veux aller ? » lui avait demandé Tony.
Louise avait souri.
Qu’est-ce que tu dirais de Gateshead ? »
Tony déglutit.
Tu es sûre ? Tu ne crois pas que tu te précipites ?
Je suis sûre. »
Tony jeta un coup d’œil à sa montre. L’heure était écoulée, alors il fit demi-tour et retourna chez Louise.
Alors qu’il tournait le coin de Coatsworth Road, il vit Louise debout sur les marches devant son appartement. À côté d’elle se trouvait un jeune type, petit et très blond, et, garée le long du trottoir, une vieille Ford Escort Mark One vert clair plutôt bien entretenue. Tony ressentit une pointe de jalousie, mais la façon dont Louise se tenait – les bras croisés, le dos bien droit – l’aida à la contrecarrer. L’homme, les épaules affaissées, la colonne vertébrale – ou au moins son moral – brisée, écarta les mains comme pour l’implorer. Louise secoua la tête. L’homme monta dans la Ford Escort, claqua la portière, fit crier la boîte de vitesses et s’en alla.
Tony s’approcha de Louise et, bien qu’il eût une idée assez précise de ce qui venait de se passer, lui demanda ce qu’il en était.
Tu te souviens, quand on s’est rencontrés, je t’ai dit que je voyais quelqu’un ? » Louise se mit à marcher dans la rue, dans la même direction qu’avait prise la voiture. Tony hocha la tête. « Eh ben, c’est fini. Keith, c’est de l’histoire ancienne. » Elle lui fit face. « Désolée pour tout à l’heure. » Elle soupira. « Maintenant, je suis toute à toi. »
Tony l’enlaça.
Bien. »
Louise sourit.
Rentrons. »
Tony sourit aussi. Cela faisait une chose de moins à régler.
Tommy jouit, allongé sur le dos, sur son lit, dans l’ascétisme spartiate de son appartement de Wallsend, avec la blonde. Elle lui avait dit qu’elle s’appelait Cathy. Elle était nue et assise sur lui comme sur une selle.
Lorsqu’elle lui eut arraché son dernier spasme, elle sourit et mit pied à terre. Elle n’avait pas joui. Tommy ne s’en était pas préoccupé. Ils connaissaient tous les deux les règles.
Cathy prit la direction de la salle de bains. Tommy entendit le bruit de la douche et soupira. Au début, ça lui avait été difficile de se mettre en route, en dépit des efforts de Cathy. Ce ne fut qu’en l’imaginant elle en Kim Novak et lui-même en un Dino très suave, qui embrouillait Sammy, le juif borgne, qu’il se laissa gagner par le moment.
Toutes ces années dans des foyers, des familles d’accueil, à passer ses nerfs et sa rage sur n’importe quoi et n’importe qui, sans distinction. Et puis un jour, par hasard, il avait entendu la Voix. Sinatra. « In The Wee Small Hours Of The Morning. » Et quelque chose lui avait parlé, à lui seul. Cela résumait la douleur, le sentiment de vide, la mélancolie qu’il avait gardés enfermés en lui depuis qu’il était petit. Il avait acheté le disque et tout ce qu’il avait pu trouver sur le sujet. C’est comme ça qu’il avait découvert Dino. Encore mieux que Sinatra : la quintessence parfaite du style j’en-ai-vraiment-rien-à-foutre-de-rien. Et il y avait les costards. Le style « Rat Pack
6 », mais avec beaucoup plus de classe, de personnalité. Depuis ce moment-là, il avait su ce qu’il voulait devenir. Il soupira. Dino et Frank. Il avait toujours pu compter sur eux. De meilleurs parents que ses propres géniteurs avaient jamais été. Où qu’ils puissent être, ceux-là.
Et puis il y avait Clive Fairbairn. Tout le monde connaissait Clive Fairbairn. En surface, un bon patriote, un dur, à l’ancienne, le genre sympathique, qui ne s’en prenait qu’à ceux de son espèce, gentil avec sa vieille maman, généreux pour les enfants défavorisés. Juste un homme d’affaires, certes un peu louche, mais réglo, qui s’occupait de casinos, de machines à sous. Si on grattait un peu plus, c’était une autre histoire. Fairbairn était un vrai méchant. Il faisait dans le lourd, trempait dans tout ce qui passait à sa portée. En dehors de la prostitution et du racket à la protection, il importait des armes d’Union soviétique et toute sorte de pornographie, du hard, du snuff, et même avec des enfants. Il tenait tout le nord-est en coupe réglée.
Bien que beaucoup plus intelligent que les autres enfants avec lesquels il avait grandi, Tommy avait joué aux mêmes jeux qu’eux, surtout le vol de voiture. Il avait travaillé pour un atelier de désossage de Gateshead, fauchant et livrant des voitures sur commande. Ça rapportait bien, mais il en avait piqué plus de deux cents, et il commençait à trouver ça ennuyeux. Il en avait fait le tour. Il avait besoin de progresser. Il avait besoin de Clive Fairbairn.
Fairbairn avait une capacité sociopathique à générer de l’argent pour lui-même et ses associés, sans aucun souci de la morale ou de l’éthique. Un capitaliste sauvage parfait. Mais il y avait un domaine auquel Fairbairn ne connaissait rien et dont il voulait un morceau : les drogues dures. Le marché avait explosé et il ne savait pas par quel bout s’y prendre. Il avait résolu le problème de l’approvisionnement, mais il rencontrait de grosses difficultés pour la distribution. C’était arrivé jusqu’aux oreilles de Tommy par le téléphone arabe. Il avait besoin d’un plan, d’un moyen d’attirer l’attention de Fairbairn.
Alors Tommy lui avait volé sa Jag, sur le parking d’un casino qui lui appartenait. Fairbairn avait piqué une colère noire – une grosse récompense en cash à quiconque la retrouverait, une mort lente et douloureuse pour celui qui l’avait volée. Personne ne se manifesta.
Trois jours plus tard, la voiture était garée devant la maison de Fairbairn à Ponteland, propre, nettoyée, avec le plein d’essence et un mot dans la boîte à gants qui disait : « Vous avez besoin d’un homme comme moi », suivi d’un numéro de téléphone.
Fairbairn avait appelé le numéro.
Donne-moi une seule bonne raison de ne pas te briser la colonne vertébrale », avait-il dit.
Tommy, laissant l’esprit de Dino prendre le contrôle de son bégaiement, lui avait dit :
Vous avez besoin de quelqu’un comme moi avec vous. »
Ils convinrent d’un rendez-vous, et Fairbairn avait été impressionné par le garçon de dix-sept ans en costard ajusté. Tommy parla des rues, de la drogue. Il lui dit qu’il était le candidat idéal pour diriger la distribution. Fairbairn avait fait des vérifications, l’avait pris au mot.
Mais je ne vais pas oublier ce que tu as fait à ma voiture, avait dit Fairbairn. Ne m’oblige pas à te le rappeler. »
C’était six mois plus tôt. Depuis, Tommy avait gravi les échelons de l’organisation de Fairbairn. Presque au sommet de la pyramide, à seulement dix-huit ans. Et avec la classe, en plus.
Cathy sortit de la salle de bains, prête à enfiler ses chaussures. Elle se redressa.
Tu veux que je reste un peu plus ? demanda-t-elle. Tu m’as pour la journée, si tu veux. »
Tommy fit non de la tête. Il n’aimait pas que qui que ce soit séjourne trop longtemps dans son appartement.
Cathy sourit.
Eh ben, tu ne parles pas beaucoup, toi, dis donc. » Elle fouilla dans son sac, en sortit une carte, la posa sur le lit. « C’était sympa, dit-elle, la voix claire. Si tu veux me revoir… (elle baissa les yeux dans un geste maintes fois répété de fausse séduction) appelle ce numéro. » Elle sortit, ferma la porte derrière elle.
Tommy s’allongea sur le lit, son regard se perdit dans le ciel bleu, par la fenêtre.
Il ne fera pas nuit avant des heures, pensa-t-il.
Tony conduisait. Louise était assise à côté de lui, Aztec Camera
7 fournissait le fond sonore d’un dimanche après-midi tranquille, et ils parlaient et parlaient.
Louise venait de Grimley, une petite ville sur la route de Chester-le-Street.
Bon, juste une rue avec des maisons autour, en réalité », avait-elle expliqué. Sa famille appartenait à la classe ouvrière, elle allait à la fac pour faire des études d’économie, elle partageait un appartement avec Rachel, une autre étudiante, et son frère aîné Stephen essayait de se faire un nom dans le journalisme.
C’était le tour de Tony. Il lui dit que lui aussi venait d’une famille de la classe ouvrière, son père avait été mineur avant de devenir invalide. « Il a respiré la poussière un coup de trop », avait-il dit. Il avait un frère qui était toujours à l’école et qui avec un peu de chance n’aurait pas à aller à la mine. « Et puis, avec la grève et tout, on dirait qu’il n’en aura même pas la possibilité. » Il lui dit qu’il venait tout juste de s’acheter un appartement dans un nouveau complexe de Ponteland.
C’est là qu’on va, maintenant ? » avait-elle demandé.
Tony avait souri. Après avoir fait l’amour à son retour de Saltwell Park, ils étaient partis se balader en voiture.
Pas encore. Je me suis dit que je te montrerais le coin d’abord.
Où ?
Commençons par ma ville natale, Coldwell. »
Ils prirent la rue principale. La ville avait l’air déserte.
On dirait qu’on a jeté une bombe et évacué complètement cet endroit, dit Louise.
C’est toujours comme ça, répondit Tony. Personne ici ne sort le dimanche. C’est jour de repos. »
Louise pensa aux dimanches après-midi, chez ses parents.
Highway de Harry Secombe
8,
Bullseye de Jim Bowen
9.
J’ai toujours trouvé ce genre de chose déprimant. »
Tony approuva.
Louise estima que Coldwell faisait à peu près la même taille que Gateshead. Ce n’était manifestement pas une ville prospère, mais elle avait un air plutôt propret, elle était bien entretenue. Les réverbères, les murs, les vitrines condamnées des magasins et les panneaux publicitaires affichaient le slogan habituel, « du travail, pas la charité ! ». Elle avait vu les affiches assez souvent ; les mineurs et ceux qui les soutenaient, qui faisaient du bruit avec leurs seaux devant Grey’s Monument à Newcastle ; les gens qui marchaient avec des autocollants au revers de leur veste ; mais c’était la première fois qu’elle se rendait dans une zone directement touchée par la grève. Elle scrutait les rues. Coldwell n’avait pas seulement l’air calme, décida-t-elle, on aurait dit que la ville retenait son souffle, en attendant que quelque chose se produise. Comme une forteresse médiévale assiégée, qui attendrait qu’attaquent les armées d’un baron pillard.
Que penses-tu de la grève ? lui demanda Tony.
Je crois qu’ils ont raison, répondit-elle. Mais je crois qu’ils doivent regarder les choses en face. Le charbon ne va pas durer toujours. À un moment, ça va s’arrêter.
Je vois ce que tu veux dire, dit Tony, sans quitter la route des yeux. Ici, c’est une des mines que le gouvernement veut fermer. Mais mon père dit qu’elle est rentable.
Alors pourquoi la fermer ? »
Tony eut un sourire un peu amer.
La politique. Ceux d’en bas ne nous aiment pas trop, ici en haut
10.
Tu y crois vraiment, à ça ? »
Tony haussa les épaules.
Je sais pas. Sans doute. J’aurais seulement bien aimé que mon père puisse bosser ailleurs, c’est tout. »
Ils roulèrent un moment sans rien dire. Roddy Frame chantait au sujet d’un couteau dont les coups étaient cruels et sans espoir, et à quel point l’indifférence l’avait usé.
Hé ! dit Tony. Tu as faim ? Tu veux boire un verre ? »
Louise voulait.
Allons-y. »
Ils allèrent jusqu’à un pub à Seaton Sluice, avec une vue sur la côte qui allait du phare de St Mary jusqu’à la centrale électrique de Cambois. Ils étaient arrivés juste à temps pour déjeuner. Tony commanda des fish & chips pour tous les deux, puisque le pub était réputé pour ça. Tandis qu’ils s’installaient à une table, Louise jeta un coup d’œil alentour. Elle s’arrêta net, le verre pétrifié sur le chemin de sa bouche, les yeux bloqués.
Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Tony.
Là-bas, c’est Stephen, répondit-elle. Mon frère. »
Tony se retourna vers l’endroit qu’elle montrait du doigt. Il vit trois hommes assis à une table : un plus âgé que les deux autres. Un des deux jeunes portait un blouson en jean Levi’s délavé avec le 501 assorti, un t-shirt noir et des DM marron. Ses cheveux bruns étaient coupés court derrière et sur les tempes, avec des favoris et une mèche gominée. Il parlait avec animation, d’une manière à la fois enfiévrée et sérieuse. Pour Tony, il ressemblait à ce petit connard de The Smiths.
Lui, là ? demanda Tony.
Ouais. Allons lui dire bonjour », dit Louise.
Elle le prit par la main et l’entraîna à travers le pub vers l’endroit où étaient assis les trois hommes, en pleine discussion. Tandis qu’ils s’approchaient, l’homme plus âgé releva la tête et Tony comprit qu’il l’avait reconnu.
Salut beau gosse », dit Louise, rayonnante.
Stephen Larkin leva la tête, visiblement irrité d’être interrompu. Lorsqu’il vit qui c’était, son irritation se changea en étonnement.
Louise ! Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
Je déjeune, c’est tout », répondit-elle. Elle passa son bras sous celui de Tony. « Voici Tony. Mon nouveau copain. »
Le regard qu’elle lui décocha, les mots qu’elle prononça, firent chaud au cœur à Tony.
Salut, Tony », dit Larkin. Il fit un signe en direction des deux hommes avec lui. « Voici Dougie et voici Mick. Ils dirigent la grève à Coldwell. J’écris là-dessus. Voir si je peux donner un coup de main. » Il parlait avec le genre de passion auquel s’était attendu Tony.
Tous se saluèrent d’un mouvement de tête. Un silence embarrassé s’installa. L’homme plus âgé le rompit.
Tu serais pas le fils de Pat ? dit-il à Tony. Le petit dernier de Ian ?
Ouais, dit Tony. C’est moi.
Tu fais du bon boulot. Continue comme ça, fiston. On est fiers de toi. Allez, les gars ! »
Tony rigola, rougit légèrement.
Merci. J’essaierai. Bon, ils vont bientôt nous amener notre repas. On va vous laisser tranquilles. Content de vous avoir rencontrés. »
Ils se dirent des au revoir soulagés, Tony et Louise retournèrent à leur table.
Il est sympa, tu ne trouves pas ? » demanda Louise.
Son frère avait repris sa conversation avec les deux hommes. Tony échangea un sourire avec celui qui lui avait parlé. Le frère de Louise parlait comme s’il avait oublié qu’il avait été interrompu.
Ouais. »
Leurs fish & chips arrivèrent et ils parlèrent et rirent pendant tout le repas.
Bon, dit Tony lorsqu’ils eurent fini de manger et après qu’ils eurent bu un autre verre, qu’est-ce que tu veux faire, maintenant ? »
Louise sourit.
Chez toi, c’est loin d’ici ? »
Tommy Jobson s’était entraîné avec ses poids, avait couru et fait des séries de pompes et d’abdominaux. Il s’était douché, et il se sentait en forme et plein de force. Il s’était assis dans un fauteuil, un Coca à la main. Il ne buvait jamais d’alcool. Il savait que Frank et Dino en buvaient – ô combien – mais lui, non. Il restait vif, affûté. Sur ses gardes.
Il alluma la télévision mais ne put rien trouver de stimulant ou de réconfortant. Il l’éteignit et regarda par la fenêtre. Il faisait presque nuit, à présent. Son appartement était meublé dans un style minimaliste, non pas avec un quelconque parti pris esthétique, mais parce qu’il n’avait tout simplement pas grand-chose à mettre dedans. Les meubles étaient fonctionnels, les poids et haltères étaient nécessaires, les quelques disques vinyle et les livres qui se trouvaient là avaient tous un rapport avec Frank et Dino. Il y avait une image au mur, une photo en noir et blanc encadrée du Rat Pack, devant le Sands, à Las Vegas, autour de 1959. Tommy la regardait souvent. Ça l’aidait à se concentrer. Rien à foutre de Joey, Peter, Sammy ou qui que ce soit d’autre, seuls Frank et Dino l’intéressaient. Ça lui permettait de tenir sa vie à l’écart du merdier, de se concentrer sur ce qui était vraiment important.
Mais ce soir-là, ça ne marchait pas. Il n’était pas dans les bonnes dispositions. Il voulait quelque chose, il avait un vide à combler, un besoin à assouvir. Mais il ne savait pas quoi, ni comment.
Il pensa à la fille qui lui avait fait de l’œil, au bar du golf. Elle n’était qu’à quelques mètres de lui, mais elle aurait aussi bien pu être sur une autre planète.
I Just Called To Say I love You. »
Il soupira, alla dans sa chambre, trouva la carte que Cathy avait laissée. Il vérifia dans son portefeuille qu’il avait de l’argent, décrocha le téléphone et composa le numéro.
Ce n’était pas ce qu’il voulait, mais du moins cela comblerait le vide. Pour l’instant.