… parce que, ne vous y trompez pas, ce n’est pas qu’un conflit social. Ce à quoi nous assistons dans les villes et les villages miniers à travers tout le pays, c’est la destruction préméditée et systématique des communautés ouvrières, c’est le bâillonnement délibéré du droit à exprimer légitimement son désaccord ou à protester. C’est l’œuvre d’un gouvernement cruel et oppressif seulement préoccupé de piller le pays et de remplir les poches de ses membres ou de leurs affidés, dirigé par une dominatrice dictatoriale prête à recourir à toutes les ressources du pouvoir pour détruire l’opposition, y compris changer ou ignorer les lois et annuler des droits et des libertés publiques comme bon lui semble.
La machine à écrire claquait, le propos enflait : des pensées aux doigts, aux touches, au ruban, aux lettres, aux mots, aux phrases, aux paragraphes. Larkin tapait très vite : ses doigts appuyaient, sa bouche épelait et prononçait les mots, le front plissé, les yeux comme des fentes derrière des lunettes à monture écaille de tortue de la sécurité sociale. Une énergie intense, qui alimentait ses bras. Qui alimentaient la machine. Black Uhuru
1 sur la chaîne hi-fi. « What Is Life ? » C’est ça, la vie, pensa Larkin. Du moins, c’est comme ça que ça devrait être. Comme ça ne devrait pas être. Comme c’est.
Thatcher et ses sbires essaient de transformer le présent en futur, en se servant de la haine et de la peur. Et il faut que nous ripostions. Ou bien nous perdrons bien davantage qu’une simple grève.
Ping. Fin du paragraphe. Il ramena le chariot au début de la ligne suivante, s’étira, regarda par la fenêtre.
La démonstration s’interrompit.
Il était au premier étage, sa table-bureau devant la baie vitrée qui surplombait la rue. Il pouvait voir, sous ses pieds, les habitants de Fenham Street vivre leurs vies. Une rue ordinaire dans la ville de Newcastle. De vraies vies. De vraies gens. Ce spectacle donnait de la force à Larkin.
Il tenait le bon bout, et il le savait. La chaleur d’un cœur passionné et subjectif, qui s’enroulait autour d’un noyau froid comme un glaçon. Un cœur d’écrivain. Et il savait quoi en faire.
Il soupira, fit craquer ses doigts. Son esprit et son attention revinrent à son travail. Ses doigts ne furent pas longs à suivre.
La démonstration reprit.
Le dernier morceau du disque était fini mais il ne se leva pas pour aller en changer. La pièce était remplie du staccato colérique de la machine à écrire, avec en fond sonore le murmure électrostatique de la chaîne hi-fi.
Le bruit d’une porte qui s’ouvre et qui se ferme à l’étage du dessous. Des pas dans l’escalier. La porte de l’appartement. Larkin leva la main pour dire bonjour, tout en continuant de taper de l’autre.
’lut ! » cria-t-il d’une voix distraite, sans se retourner.
Un soupir, derrière lui, un sac posé par terre. Quelqu’un s’approcha.
Charlotte interposa sa tête entre Larkin et sa machine à écrire, ses cheveux tombant sur les mots et les recouvrant.
Un baiser, s’il te plaît, dit-elle, boudeuse. Votre attention, s’il vous plaît. Charlotte a eu une dure journée. »
Larkin essaya de cacher son irritation d’être dérangé, se pencha en avant et l’embrassa sur les lèvres. Elle ouvrit la bouche, glissa sa langue dans la sienne. Larkin essaya de ne pas répondre, mais boulot ou pas boulot, il ne put pas ne pas lui rendre son baiser.
Sa bouche était chaude, douce et désarmante. Sa langue était insistante. Son parfum : Poison. Une vague de chaleur commença à envahir Larkin. Charlotte s’en rendit compte et se retira. Elle sourit, et son sourire avait un petit quelque chose de triomphal : j’ai réussi à m’insinuer entre Stephen et son travail adoré.
Je ne voudrais pas trop te distraire, dit-elle, se redressant. On sort ce soir, tu te souviens ?
Il faut que je finisse ça, répondit Larkin, légèrement ennuyé de s’autoriser une interruption. Et après il faut que je le dépose à Bob, ce soir. »
Elle haussa le ton un petit peu.
Mais on a rendez-vous avec Claire et David chez Francesca à 8 heures, tu te souviens ? »
Larkin s’en souvenait. Claire et David. Elle, jolie et idiote, d’une famille très friquée, lui, un thatchérien souriant et sournois à qui Larkin avait souvent menacé de coller un bourre-pif après quelques pintes. Il ignorait Claire, détestait David. Étudiants en droit, apprentis avocats. Pas étonnant que le pays soit dans la merde dans laquelle il était, pensa-t-il.
Ouais, je sais, dit-il.
Écoute, je sais que tu ne t’entends pas avec David. Il aime bien charrier les gens. Fais pas attention. Il est comme ça.
Ouais.
Essaie de faire un effort avec eux, s’il te plaît, Stephen. Ce sont mes amis.
Ouais. » La machine à écrire recommença à crépiter. « De toute façon, il faut que je finisse ça, et que je le dépose. On les verra après.
Mais on va être en retard ! »
Larkin arrêta de taper, se tourna vers elle.
C’est mon travail, Charlotte. C’est ce que je fais pour gagner ma vie.
Cet article ne va même pas être publié.
Non. Mais si ça leur plaît, ils m’embaucheront et j’aurai un boulot dans un grand journal. » Il la regarda droit dans les yeux. « Et ils me paient. »
Elle soutint son regard un instant, puis alla dans la cuisine.
La discussion s’interrompit.
Ils ont des alliés, aussi, et ils sont puissants : les magnats de la presse vénèrent Thatcher. Elle les laisse bâtir leurs empires en échange de publicité gratuite. Pareil pour les grandes entreprises. La seule chose qu’elle aime plus que l’assujettissement de la population, c’est le capitalisme sauvage, agressif. Qui aboutit lui aussi à l’assujettissement de la population. Le tout avec le concours de la police. Parce que oui, après Orgreave, il n’y a plus de doute à avoir quant au fait que la police a pris fait et cause pour elle.
Et où sont les Travaillistes, dans tout ça ? Vaincus. Humiliés. Démoralisés. Ils s’entre-déchirent. Ils sont supposés diriger l’opposition, mener le combat contre Thatcher, mais ils nous ont laissé tomber. Ils ont trop de problèmes internes. Et ils ont peur de l’affronter.
Pour combattre cette bande funeste, il faut donc que les mineurs se trouvent de nouveaux alliés. Et nous devons les aider parce qu’ils ne peuvent lutter seuls.
Un verre de vin apparut sur le bureau.
Il leva la tête.
Merci. »
Elle lui rendit son regard. Une émotion indéchiffrable se lisait dans ses yeux, mais sa voix s’était un peu adoucie.
S’il te plaît, Stephen. Je déteste être en retard. Et ce dîner est important pour moi. »
Larkin la regarda. Elle avait de longs cheveux blonds avec une frange, elle était peu mais bien maquillée, ses vêtements chic ne faisaient qu’une légère concession à son statut actuel d’étudiante : une longue jupe noire plissée, un chemisier en soie blanc, un gilet de brocart, des bottes. Elle avait un très beau visage, des yeux surprenants, d’un bleu arctique. Larkin sentit à nouveau quelque chose remuer en lui. Il savait ce que c’était.
Je vais me dépêcher, dit-il.
D’accord. Et enlève ces lunettes ridicules.
C’est pour écrire, répondit Larkin.
Ce sont des verres neutres. » Elle parlait comme si elle expliquait quelque chose à un enfant de quatre ans.
Et alors ? dit Larkin, sur la défensive. Ça me permet de me concentrer. Ça améliore mon travail. Ça aiguise mon raisonnement.
Pipeau. Tu les mets pour ressembler à Morrissey
2.
Je t’emmerde. C’est pas du tout ça, dit Larkin, blessé. C’est parce que…
Stephen ? Je blaguais. »
Elle sourit. Il soupira.
Ah, ah. Très drôle, vraiment. »
Elle se détourna avec un air à nouveau indéchiffrable, alla jusqu’à la chaîne hi-fi et changea le disque. L’aiguille frotta contre le vinyle, crachota et gratta, et « Perfect Skin », par Lloyd Cole and the Commotions
3 démarra. Charlotte alla ensuite jusqu’au divan, prit un livre dans son sac et commença à lire. Larkin avala une longue gorgée de vin et se remit au boulot.
Prenez, par exemple, la mine de Coldwell, à deux pas de Newcastle dans le Northumberland. La mine elle-même est une des plus rentables de la région, sinon du pays tout entier. Elle a une main-d’œuvre nombreuse et une productivité inattaquable. Mais il a été décidé qu’elle devait être fermée. Naturellement, les mineurs se battent. Mais pourquoi veut-on la fermer ? Simple. La politique. Ils veulent affaiblir le pouvoir de la province, tout centraliser à Whitehall4 et tout récupérer. Si nous n’avons pas de travail, et rien pour faire pression sur eux, alors nous n’avons plus de voix non plus. En plus, nous sommes des Geordies. La classe laborieuse. Nous avons une solide tradition d’activisme socialiste et syndical. Nous avons nos propres opinions. Tout ça fait de nous une menace. Tout ça fait de nous l’ennemi. L’ennemi de l’intérieur. Donc il faut se débarrasser de nous. Larkin et Charlotte adoraient tous les deux l’album « Rattlesnakes ». Leurs goûts musicaux étaient une des rares choses qu’ils avaient en commun. Charlotte, classe moyenne, enfant choyée dans son école privée, était au milieu de sa troisième année de droit à la fac de Newcastle. On fondait de grands espoirs sur elle. Larkin, lui, était le fils d’un mécanicien spécialisé dans les autobus, et férocement classe ouvrière. Il avait passé deux années à l’université avant de décider qu’il n’y apprendrait pas grand-chose qu’il ne savait déjà. Il avait abandonné, était devenu une figure locale, puis s’était fait chroniqueur des figures locales avant d’embrasser la carrière de journaliste. Ses articles très polémiques, résolument à gauche, combinés à son amour des groupes de rock indépendant, lui avaient conquis un lectorat fidèle parmi les jeunes et les marginaux, et même, depuis peu, avaient attiré l’attention du grand public. Celui auquel il travaillait, sur la grève des mineurs, était son premier pour un journal d’envergure. Son ticket d’entrée dans la cour des grands, comme il aimait à le penser.
Que Charlotte et Larkin soient restés ensemble si longtemps étonnait tout le monde, à commencer par Charlotte et Larkin eux-mêmes. Il y avait entre eux un amour profond et tumultueux, une attraction primale des opposés, qui les unissait avec force. C’était une relation qui ne supportait pas les demi-mesures, qui était, comme à peu près tout dans leurs vies, du tout ou rien.
Le peuple de Coldwell, et toutes les communautés menacées ont désespérément besoin non seulement de notre aide, mais aussi de notre compassion et de notre colère à cause de ce qui est en train de se passer. Nous avons tous besoin d’être informés des véritables enjeux de ce conflit, et nous devons être prêts à nous battre aux côtés des mineurs, le cas échéant. Comme l’a dit le prophète, si vous ne faites pas partie de la solution, alors vous faites partie du problème. Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous.
Réfléchissez-y. Si nous les laissons écraser les mineurs, à qui le tour, ensuite ?
Larkin sortit le papier de la machine à écrire, enleva ses lunettes, s’étira, se frotta les yeux.
Argumentation terminée.
Fini », dit-il. Un grognement neutre sortit du divan. « Tu veux le lire ? »
Charlotte le lui prit, parcourut les pages.
C’est ça, ton article grand public ? » Il y avait une nuance d’humour dans la voix de Charlotte.
Larkin se sentit rougir légèrement.
Ouais.
Je ne crois pas que grand monde sera d’accord avec toi. » Elle le posa. « J’aimerais beaucoup le lire maintenant, mais on n’a pas le temps. Je le lirai quand il sera publié. Par contre, n’oublie pas de te faire payer. »
Larkin sentit sa colère monter, le genre de chaleur que seule Charlotte savait provoquer. Ils savaient très bien tous les deux où appuyer.
Est-ce que c’est la seule chose qui compte pour toi ? L’argent ? »
Charlotte le regarda. C’était son tour de rougir.
C’est important, l’argent, Stephen. Tu ne fais quand même pas ça par amour.
Pour moi, mon travail ne se résume pas qu’à l’argent, Charlotte, et tu le sais très bien ! »
Charlotte se mit debout, le verre à la main, et son visage était si près de celui de Larkin qu’il put de nouveau sentir Poison. Entre eux, Lloyd Cole chantait qu’il était prêt à croire à n’importe quoi qui lui permettrait d’obtenir ce qu’il voulait, lui permettrait de ne plus être à genoux.
Sauve le monde, Stephen, ne t’en prive surtout pas. Mais n’oublie pas de te faire payer. »
Avant qu’il puisse ouvrir la bouche pour répondre, elle porta le verre à sa bouche, renversa la tête et le but cul sec. Larkin regarda sa minuscule pomme d’Adam remuer délicatement de haut en bas, à chaque gorgée.
Une fois le verre vide, elle l’éloigna de sa bouche, sans quitter Larkin des yeux. Un petit peu de vin rouge perla à la commissure de ses lèvres et coula vers son menton. Elle l’attrapa avec son pouce, remonta vers sa bouche et le lécha lentement.
Larkin sentit sa colère pourtant toute fraîche laisser place à un échauffement d’un genre différent.
Charlotte vit le changement qui s’opérait en lui. Elle sourit, ses yeux bleus vibrant d’une chaleur froide.
Je vais prendre un bain, dit-elle, à voix basse. C’est là que je serai si tu as besoin de moi. »
Elle s’éloigna en direction de la salle de bains.
Larkin, dont l’érection continuait de croître, finit son vin et la suivit.
Forest Fire s’évanouit, la première face du disque arriva à sa fin et le bras retourna à sa position initiale avec un petit clic. Dans la salle de bains, on pouvait entendre le bruit de l’eau qui coulait et clapotait. Au salon, le ronronnement statique de la chaîne stéréo électrisait l’atmosphère.
Oh, merde, dit Dougie Howden. Manquait plus que ça ! » Près de lui, Mick Hutton soupira, secoua la tête, soucieux. Le bruit distant de plats et de poêles en train d’être lavés, séchés et rangés venait de l’étage inférieur, accompagné de voix de femmes. La cuisine s’apprêtait à fermer pour la nuit. « Vous êtes sûrs ? demanda Dougie.
Ouais, sûrs et certains, dit l’homme à l’autre bout de la table. Le cousin d’Iris bosse à la police de Northumbria. C’est lui qui y a dit. »
Dougie se carra dans son fauteuil pour digérer l’information. Il était costaud, tout en muscles et en graisse, vêtu d’un vieux costume sombre, sur une chemise déboutonnée ; il avait l’air renfrogné. Ses cheveux, grisonnants, résistaient à la coiffure en arrière. Sa moustache était jaunie par la nicotine. Il faisait bien dix ans de plus que ses cinquante-deux ans.
À côté de lui, Mick Hutton était plus jeune et plus petit. Il portait un pull sans manches tricoté à la main par-dessus un polo à manches courtes et un pantalon kaki. Ses cheveux étaient courts devant, et longs derrière, comme un mulet. Il était inquiet, et cela se voyait. Ses yeux étaient ceux d’un homme traqué et habité, tandis que sa complexion chétive dégageait une énergie nerveuse qui suggérait une vie faite de prise de caféine par intraveineuse, ou alors menée au jour le jour et accablée de responsabilités trop lourdes et trop nombreuses.
Les autres mineurs en grève étaient assis autour de la table dans la pièce à l’étage du foyer des mineurs. Ils buvaient avec stoïcisme dans des tasses à thé et emplissaient la pièce de fumée de cigarette, dont ils se servaient pour cacher aux autres leur frayeur. C’étaient des hommes durs, solides. Qui avaient peur.
Bon, dit l’un d’eux, la gorge serrée à cause d’autre chose que la nicotine, on savait que ça arriverait. Juste qu’on savait pas quand. »
Les autres acquiescèrent sombrement, grognèrent leur approbation.
Qu’est-ce qu’on va faire ? » demanda Mick, la voix rétrécie par la peur.
Dougie soupira, secoua la tête. Il savait qu’ils attendaient qu’il leur parle. Qu’il parle en leur nom.
J’sais c’qu’on d’vrait faire. »
Ils se tournèrent tous vers la voix. Dean Plessey, vingt-deux ans. Extrême gauche, extrêmement en colère. Le reste de la table gronda. Ils se préparaient au combat.
Ah ouais ? Et qu’est-ce qu’on devrait faire, alors ? demanda Dougie avec patience.
Affronter ces salopards ! Leur en faire baver. On se bat quand les flics essaient de faire entrer les bus de jaunes dans la mine, on trouve qui ils sont et d’où ils viennent et on va leur faire leur fête. » Dean se leva de sa chaise. « Pareil avec les flics. Ces petites putes se moquent de nous. Ils nous provoquent. Eh ben, on n’a qu’à leur montrer. On trouve qui ils sont, où ils habitent. Ils feront moins les malins quand on cramera leurs bagnoles et leurs baraques, je parie.
Dean, mec, tu débloques sévère…
Pas du tout. Laisse-le parler. »
La pièce sombra dans le chaos, avec les voix qui enflaient, les opinions qui fusaient. La discussion était décousue et passionnée, la peur entraînait les hommes à s’affranchir des limites de ce qui aurait normalement pu être proposé.
Il fallait rétablir l’ordre, pensa Dougie. Il fallait prendre un peu de recul. Restaurer la solidarité. Il se mit debout.
D’accord, d’accord… » Il parla fort, fermement, l’autorité naturelle de sa voix tranchait par rapport aux autres comme une lame, les réduisait au silence.
Allez, dit-il, ça mène à rien du tout, ça. » Il se tourna vers Dean. « Oui, Dean, il faut qu’on se batte. Mais soyons clairs au sujet de ce pour quoi on se bat. On ne va pas leur foutre le feu, même si ce sont des flics. » Il regarda autour de la table. Dean était silencieux, les yeux brillants, mais il se contint. Et d’après les regards que lui jetèrent plusieurs autres hommes, il lui semblait bien qu’ils étaient d’accord avec Dean. « Écoutez, les gars, essayons d’être raisonnables, dit Dougie, calme mais ferme. Étudions nos options, parlons-en. » Il attendit d’avoir toute l’attention de l’assistance, puis reprit : « Bon, on savait que les jaunes allaient venir. Depuis toujours, on le sait. Et je dis pas que ça facilite quoi que ce soit. Mais ce qu’on doit faire nous, maintenant, c’est nous organiser. On prend contact avec les responsables locaux. On leur demande d’affréter des bus de grévistes du Yorkshire, du Lancashire et du Nottinghamshire. Nous les avons aidés, ils nous fileront un coup de main. Par solidarité. Après on demande à Terry Collier, notre député, de faire un scandale. Il dira pas non. Il sait faire.
Ouais, ça, pour parler, il sait parler, mais rien bougera » dit une voix désabusée. D’autres approuvèrent.
Ouais, eh ben, dit Dougie, il fait ce qu’il peut. Il est réglo, pour un travailliste. » Il sourit faiblement. « Mais c’est un politicien. On ne peut pas trop en attendre. » Il y eut quelques rires un peu jaunes. Dougie continua : « Il faut que les gens qui sont avec nous fassent ce qu’ils peuvent. Que les autres syndicats nous aident. » Il savait qu’il n’y avait pas grand-chose à attendre de ce côté-là – la plupart des autres syndicats s’étaient entendu dire que s’ils aidaient les mineurs, ils seraient les prochains sur la liste à perdre leur travail. « On va demander à ce petit journaliste, il va faire du chambard pour nous. » Dougie se pencha en avant, observa les hommes assis autour de la table. « Écoutez, vous faites tous un superboulot avec les collectes, et vos femmes et vos copines s’occupent bien de la cuisine et des repas et tout, mais il faut que nous continuions. Il faut que nous continuions la grève, qu’on aille se mettre en travers des portails, et qu’on les empêche de passer. Qu’on les empêche d’entrer. » Il se donna un coup de poing dans la paume de la main, comme avec un marteau : On – ne – les – laisse – pas – passer. Compris ? »
Les hommes hochèrent la tête, murmurèrent leur approbation. Leurs voix, leurs intentions, semblaient raffermies, plus résolues, leurs visages et leurs attitudes s’étaient durcis.
Bien. Très bien », reprit Dougie, avec une petite étincelle qui brillait à nouveau dans les yeux. « Je vais vous laisser avec Mick. »
Mick se mit debout avec hésitation. Il jeta un coup d’œil à une feuille de papier posée devant lui et parla, d’une voix entrecoupée de silences, de combien d’argent avait été collecté, des dons, d’où on en était des réserves de nourriture, et de comment fonctionnait la cuisine. Avec le NCB et le gouvernement qui refusaient de payer pour les jours de grève, et les autorités locales qui refusaient de verser les prestations sociales, les mineurs dépendaient de leurs économies, de la charité, des dons, et d’un optimisme stoïque.
Mick commença de conclure, incapable de dissimuler sa peur et sa conviction chancelante, les deux bien visibles dans sa voix, son visage et sa contenance. Pour les hommes autour de la table, regarder Mick, c’était comme regarder dans un miroir, écouter leurs propres cœurs. Dougie était leur idéal – il incarnait ce qu’ils auraient aimé être. Mick était exactement comme ils avaient peur d’être vraiment.
Il termina de parler, s’assit. Un voile mortuaire s’abattit sur la pièce. L’optimisme et la solidarité de Dougie avaient été remplacés par le réalisme et le désespoir de Mick. Dougie soupira. Ils avaient besoin de quelque chose. Un coup de fouet. Il se leva.
Écoutez, commença-t-il, je sais que ça ne va pas fort. On le sait tous. Faut qu’on tienne le coup. Pas baisser les bras. C’est pas encore le moment d’abandonner. »
Il parla aux hommes. De la mine et de la communauté. De camaraderie, de courage, de rigolades. Il leur fit une leçon d’histoire. Il leur transmit sa passion, sa colère. D’une voix d’orateur de coin de rue, avec des mots remplis d’une dignité simple. Il leur insuffla le respect d’eux-mêmes. Ils écoutèrent, burent ses paroles. Lorsqu’il cessa de parler, leurs peurs étaient refoulées, leurs tripes étaient pleines de fierté.
Seuls dans la pièce maintenant vide, Dougie et Mick remettaient de l’ordre. Dougie évitait de croiser le regard de Mick. C’était une chose de donner courage à une pièce remplie de personnes, mais c’en était une autre de se faire demander à brûle-pourpoint si tout irait bien. Et Mick poserait la question. C’était un type bien, un bon organisateur, mais il n’avait aucune force. Il n’allait pas tarder à vouloir être rassuré, et c’était une chose que Dougie, les yeux dans les yeux, ne pouvait pas faire.
Mick, qui avait fini d’empiler les chaises, se dirigea vers Dougie, prêt à parler.
Dougie sourit.
Très bien, Mick. On a encore du pain sur la planche. Qui passe le premier coup de téléphone ? »
Larkin était plaqué contre le mur, les jambes pliées, l’eau de la douche éclaboussait son corps nu. Son dos était insensible au froid du carrelage, les muscles de ses jambes ignoraient l’inconfort de sa position, son corps ne semblait pas mouillé par l’eau qui coulait. Il ne voyait que Charlotte, ses jambes écartées, enroulées autour de ses cuisses, ses mains appuyées pour que ses hanches puissent aller d’avant en arrière sur un tempo de plus en plus rapide. Sa bouche était collée à la sienne, leurs langues s’entremêlaient, ses mains parcouraient son corps, le caressaient, parfois tendres, parfois dures, malaxaient ses seins, puis pinçaient ses tétons. Il faisait courir ses doigts puis ses ongles le long de son dos, chaque mouvement suscitant un gémissement ou un soupir chez Charlotte.
Ils étaient tous les deux perdus quelque part entre l’amour et la luxure, oubliant tout ce qui n’était pas eux deux.
Et le téléphone sonna.
Larkin ne s’en rendit même pas compte. Charlotte entendit le bruit, ouvrit les yeux.
Téléphone, dit-elle, détachant à contrecœur sa bouche de la sienne, et le rythme des mouvements de son corps diminua inconsciemment.
Ignore-le », dit Larkin, essoufflé.
Le téléphone continua de sonner.
C’est peut-être important », dit Charlotte. Son corps ralentit encore, jusqu’à l’immobilité complète. Elle sourit à moitié. « C’est peut-être quelqu’un qui me propose du travail. »
Larkin soupira.
Eh ben vas-y, alors. »
Elle dénoua ses jambes, attrapa une serviette, se dirigea vers le salon, dégoulinante.
Larkin, une fois seul, commença d’éprouver le froid du carrelage, la douleur dans ses jambes, le chatouillis de l’eau. Il remua un peu pour rétablir doucement la circulation sanguine dans ses membres et coupa l’eau, au moment où Charlotte revenait dans la salle de bains.
Pour toi », dit-elle, mécontente.
Larkin sortit de la baignoire, se dirigea nu vers la porte, son érection toujours tonitruante.
Hé », dit Charlotte.
Larkin se retourna.
Dépêche-toi. » Elle laissa sa serviette tomber par terre. « Je t’attends.
J’arrive. »
Charlotte s’assit sur le bord de la baignoire, pensa à leur récente dispute, celle qui avait été résolue par la douche. Elle soupira.
Parfois, je me demande pourquoi on reste ensemble, pensa-t-elle. Pourquoi je reste avec lui. On est complètement opposés, presque des ennemis, par moments. Mais il y a quelque chose…
Ils étaient comme des jumeaux sexuels ; le sexe avec Larkin avait quelque chose d’électrisant, même si leur relation était dorénavant plus conventionnelle.
Elle entendit Larkin raccrocher et ses mains se glissèrent entre ses jambes, pour ressusciter son excitation antérieure. Il entra dans la pièce, elle se tourna vers lui, elle écarta les jambes pour qu’il puisse voir ce que ses mains faisaient, où ses doigts furetaient. Elle vit son érection à moitié dégonflée, sourit.
On dirait que tu as besoin d’un remontant, dit-elle. Viens ici. »
Larkin ne bougea pas.
C’était Dougie Howden, le meneur de la grève de Coldwell. Il sait quand les bus de jaunes vont arriver.
Et alors ? Tu t’en occuperas demain matin. »
Les yeux de Larkin étaient maintenant habités par une passion d’une autre nature.
Je ne peux pas. Il faut que je le fasse ce soir. Il faut que j’écrive tout de suite, que je prévienne le plus de monde possible, que je prenne les autres de vitesse. Dans mon métier, c’est ce qu’on appelle un scoop. Désolé.
Désolé ? Bon, ben, d’accord, fais comme tu veux ! Vas-y, sauve le monde ! Pour qui tu te prends ? Un putain de Superman ? »
Larkin sentit sa colère renaître.
Écoute, c’est mon boulot ! Si ça avait été pour ta carrière, tu serais déjà partie ! » Il se mit en face d’elle et lui agita le doigt sous le nez. « Et de toute façon, si tu avais tellement envie, tu n’avais qu’à ne pas répondre à ce putain de téléphone ! »
Les yeux de Charlotte rétrécirent jusqu’à devenir de petits charbons ardents.
Va te faire foutre. » Sa voix était basse, calme, menaçante. « Je vais sortir maintenant pour aller voir mes amis. Pas parce que ma carrière en dépend, mais parce que j’aime leur compagnie. Fais ce que tu veux. »
Elle passa devant lui, sortit de la salle de bains. Larkin soupira, s’assit sur le bord de la baignoire. Il entendit Charlotte marcher, fâchée, jusqu’à la chambre, dont la porte claqua. Il fixa son reflet dans le miroir un instant, son cerveau incapable de formuler ses pensées de manière claire.
Puis il soupira à nouveau, repoussa sa mèche mouillée en arrière, se mit debout, noua une serviette autour de sa taille et alla dans le salon.
L’appartement était maintenant sous une chape de silence, le ronronnement électrostatique de la chaîne hi-fi encore allumée ajoutant une tension supplémentaire.
Le silence fut bientôt rompu par le bruit de la porte d’entrée qui se refermait, puis par le crépitement de la machine à écrire de Larkin.
La dispute était terminée.