La voix avait été lancée vers l’étage supérieur, comme une grenade sonore dégoupillée. Elle retomba durement, explosa dans des oreilles indifférentes.
« Descends tout de suite. Je ne le répéterai pas.
– Eh ben, le répète pas », marmonna Suzanne pour elle-même.
Elle tira la couette au-dessus de sa tête, se blottit dedans. Elle se sentait en sécurité, là, comme dans un cocon, au chaud. Trop chaud, en fait. Mais c’était mieux que d’avoir froid. Mieux que d’être dehors, à trembloter à un coin de rue anonyme. Ou d’être allongée à poil et menottée à un lit en fer dans une pièce froide et aseptisée.
Elle entendit les pas dans l’escalier, une démarche énervée. Elle resta immobile, à attendre la suite.
La couette fut arrachée brutalement de son corps.
« Lève-toi. Tout de suite. Et prépare-toi pour aller à l’école. »
La voix de sa mère : fatiguée, à force de se battre, mais qui n’abandonnait pas le combat.
« Je n’y vais pas. Je ne veux pas. »
La voix de Suzanne : plate même à ses propres oreilles, atone, morte.
« Tu vas te lever.
– Je me sens mal. Je n’y vais pas.
– Tu n’as rien du tout. Lève-toi.
– Je n’y vais pas. »
Sa mère jeta la couette par terre. Face à face, très près.
« Tu es en dernière année de lycée. Il faut que tu y ailles. Et tant que tu vivras sous mon toit, jeune fille, et que tu feras partie de cette famille, tu feras ce que je te dirai. »
Les yeux dans les yeux. Louise soutint son regard. Suzanne finit par céder.
Son corps lui semblait être de plomb lorsqu’elle balança ses jambes hors du lit et posa les pieds par terre.
« Allez, descends. Je vais te préparer ton petit déjeuner. »
La voix de Louise s’était radoucie, réchauffée. Une trêve dans la bataille.
Suzanne acquiesça.
« C’est quoi, ça ? »
La voix de Louise était de nouveau coupante. Elle attrapa la main droite de Suzanne, examina son poignet.
« Et ça ? » Elle attrapa l’autre poignet. « Qu’est-ce que c’est ? Comment tu t’es fait ça ? »
Suzanne savait ce que sa mère regardait. Les bleus circulaires, les nouveaux par-dessus les anciens, qui faisaient un dégradé allant du pourpre au jaune, tout autour de ses poignets.
Les baisers des chaînes de l’amour, comme les avait appelés Karl. Et il avait ri.
Elle glissa ses pieds sous le lit, espéra que sa mère ne verrait pas les autres marques.
« Je sais pas, dit Suzanne.
– Tu dois savoir, dit sa mère, avec la colère, la panique et l’inquiétude qui transparaissaient sous ses mots.
– Ce sont… Laisse-moi tranquille. Faut que je me prépare.
– Mais… »
Suzanne se mit debout.
« Laisse-moi tranquille ! Sors de ma chambre. Laisse-moi tranquille ! »
Elle poussa sa mère jusqu’à la faire sortir de sa chambre.
Louise, trop surprise pour riposter, se retrouva sur le palier. La porte de la chambre lui claqua à la figure. Elle redescendit, bouleversée.
Elle arriva en bas. Se retint. Ne laissa rien perturber la surface.
Dans la salle à manger où se trouvait son fils Ben, assis à table, habillé pour l’école, qui mangeait en silence des céréales à la cannelle avec du lait.
Il leva la tête quand elle entra, nerveux, puis retourna à ses céréales.
Ben. Le contraire de sa sœur. Aussi renfermé qu’elle était expansive. Aussi silencieux qu’elle était bruyante. Aussi calme qu’elle était agitée. Le contraire, mais tout aussi difficile, pour ce qui était de communiquer.
Elle se força à sourire. Une façade dure et brillante, qui cachait les fissures.
Ça va ? »
Ben, la bouche pleine, acquiesça.
Bien. » Elle parlait d’une voix calme et mesurée. « Quand tu auras terminé, tu iras faire ta toilette. »
Ben acquiesça de nouveau.
Louise comprit qu’elle n’obtiendrait rien de plus de lui et quitta la pièce. Elle alla dans la cuisine.
Parfois, elle avait du mal à croire que tout cela était à elle. Cette maison, cette famille. Cette vie. Elle tendit les bras devant elle, plia les doigts. Serra, ouvrit. Serra, ouvrit. Même sa peau, ses os, tout son corps. Comme si elle ne faisait que les entretenir, en attendant que leur vrai propriétaire revienne.
Elle sentit une présence dans la pièce, se retourna. Ben était là, bol et cuiller à la main, qui la fixait.
Elle baissa les bras. Rougit. Ben passa devant elle, les yeux baissés, rangea ses affaires dans le lave-vaisselle, sortit de la cuisine.
Pourquoi s’était-elle sentie mal à l’aise ? Pas seulement cette fois-ci, mais à chaque fois. Elle savait pourquoi. Parce que la façon dont il l’avait regardée, la façon dont il se tenait, sa bouche, ses yeux, c’était du pur Keith. De l’essence distillée versée dans une bouteille miniature.
Ben fit ses ablutions, prit son cartable, quitta la maison.
Louise se sentit soulagée.
Elle alla en bas des escaliers.
Allez, Suzanne, tu vas être en retard. »
Un bruit étouffé sur les marches lui répondit. Suzanne descendait lentement.
Tu ne vas pas y aller dans cette tenue.
Je sors directement après l’école.
Pas habillée comme ça. »
Suzanne arriva en bas de l’escalier, prit son sac.
J’ai dit… »
Suzanne se retourna.
Laisse-moi tranquille. Tu es tout le temps après moi ! Laisse-moi tranquille !
Suzanne…
Ne me touche pas ! Éloigne-toi de moi ! »
La sonnette retentit.
Elles regardèrent toutes les deux la porte, virent la silhouette qui se découpait de l’autre côté de la vitre.
Suzanne ouvrit et sortit. La silhouette entra.
Suzanne ! » dit Louise.
Suzanne ne se retourna pas, ne ralentit pas. Louise secoua la tête. Elle regarda qui était son visiteur : son frère.
Salut, dit-il. Je ne tombe pas à un mauvais moment, non ?
On dirait que c’est toujours le mauvais moment. Entre. »
Louise marcha d’un pas lourd jusque dans la cuisine. Larkin l’y suivit.
Thé ? Café ? »
N’importe. Du café, c’est parfait. »
Louise restait debout, immobile, le regard perdu par la fenêtre.
Louise ? Ça va ? »
Larkin s’approcha d’elle. Les larmes s’accumulaient dans ses yeux, commençaient à couler sur ses joues.
Larkin la prit dans ses bras, lui blottit le visage contre sa poitrine. La tint contre lui.
C’était une chose étrange pour tous les deux. Ils étaient frère et sœur, mais ils n’étaient pas intimes. Proches, mais distants. Étrangers l’un à l’autre, mais présents l’un pour l’autre. Et à chaque larme qui échappait à Louise, ils se serraient de plus en plus fort, et la distance qui les séparait diminuait.
Les larmes de Louise atteignirent leur point culminant et refluèrent.
Pourquoi tu ne t’assieds pas un peu ? » La voix de Larkin était calme, apaisante. « Je pourrais nous faire un peu de thé ? »
Louise acquiesça et, prenant quelques mouchoirs en papier dans une boîte, alla vers le salon.
Larkin fit bouillir de l’eau, se débrouilla dans cette cuisine qu’il ne connaissait pas, remplit une théière. Il trouva un plateau, l’emporta au salon, le posa.
Je l’ai probablement complètement raté et utilisé ce qu’il ne fallait pas, dit-il.
Pas grave. » Sa voix, calme, craquait.
Il lui remplit une tasse, la lui tendit. S’en servit une pour lui-même. Ils attendirent qu’elles refroidissent, en silence, puis burent.
Ça va mieux ? »
Louise opina.
Tu te sens mieux, maintenant ? »
Elle opina de nouveau, puis s’arrêta.
Non, dit-elle. Non, ça ne va pas mieux. »
Tu veux qu’on en parle ? » La voix de Larkin était de nouveau très calme, encourageante.
Elle émit un bruit qui, en exagérant un tout petit peu, aurait pu passer pour un rire, mais qui sonnait plutôt comme un aboiement.
Tu m’as surprise à un mauvais moment, c’est tout. » Elle renifla, se redressa. « Je me sens vulnérable. On traverse tous des phases comme ça. »
Ses mots étaient comme du Perspex
1 : de mauvaise qualité, transparent et facile à casser.
Être en pleurs à 9 heures du matin, ça n’a pas l’air d’être une phase. »
Louise observa le fond de sa tasse comme si elle s’attendait à y trouver des réponses.
Je suppose que tu as… Je ne sais pas… Par où je commence ? dit-elle à son thé.
Par où tu veux. Prends toute la journée s’il le faut. »
Elle but une gorgée de thé, soupira encore.
Je ne suis pas… Oh, je ne sais pas. Je ne crois pas que tu aies envie d’entendre ça.
Louise, je suis ton frère. »
Elle le regarda.
Ouais, je sais, dit-il. On a été plutôt merdiques, pour ce qui est de se conduire en frère et sœur. Peut-être est-ce le moment que ça change. Et je suis là, maintenant. Parle-moi. »
Elle sembla savourer l’idée nouvelle d’avoir une famille qui la soutiendrait. Elle chercha les mots qui lui permettraient de cerner et de formuler ses émotions. Elle ne trouva rien de satisfaisant, alors elle fit comme elle put.
Je ne suis pas… heureuse. »
Elle releva la tête. Le simple fait d’entendre sa propre voix admettre cet état de fait, c’était déjà quelque chose. Larkin écoutait, immobile. Enhardie, elle poursuivit.
Ce n’est pas récent. Ça fait longtemps que je ne suis pas heureuse, maintenant que j’y pense.
Aucune raison précise ?
Tu as vu comme Suzanne se conduit. À crier et à partir comme ça. Je ne peux rien lui dire. Je ne peux pas communiquer avec elle.
Ce n’est pas comme ça que sont supposés se comporter les adolescents avec leurs parents ?
Oui, je sais, mais là, ça va trop loin. Elle est comme une étrangère pour moi. Je ne sais pas où elle va, qui sont ses amis, ni ce qu’elle fait. Elle ne veut rien me dire. Elle ne me laisse rien partager. »
Larkin repensa à la voiture qu’il avait vue lors de sa précédente visite. La boîte de nuit de course.
Elle a un petit ami, non ?
Oui, mais je ne le sais que parce qu’il vient la chercher et qu’il la dépose. Je ne sais pas qui c’est, quel âge il a, ce qu’il fait, rien. Je lui demande, mais elle ne veut rien me dire. Et puis ce matin, j’ai vu ces bleus, qu’elle a aux poignets. »
Larkin se pencha en avant.
Quel genre de bleus ?
Comme… » Louise fit un geste. « Comme des cercles autour de ses poignets. Certains anciens, certains récents.
Comme des marques de liens ?
Oui. Oh, je ne sais pas.
Si c’est ça, elle est un peu jeune pour jouer à ça.
Je sais. » Louise posa son thé. « On essaie de les protéger de choses comme ça, on leur donne un foyer aimant, des bases pour le futur… Oh, je ne sais pas.
Et… (Larkin chercha son nom) Keith ? Il ne peut pas lui parler ?
Non, il ne peut pas.
Pourquoi pas ? »
Louise reprit sa tasse, remua le liquide.
Pourquoi ne peut-il pas ? demanda de nouveau Larkin.
Parce que… » Louise scruta son thé, comme si cela allait l’aider à savoir s’il fallait qu’elle réponde ou pas. « Parce que Keith n’a jamais cru que Suzanne était sa fille. »
Larkin recula dans son fauteuil comme si on l’avait poussé.
Quoi ? »
Louise gardait les yeux fixés sur son thé.
Qui d’autre pourrait…
C’est… Je ne veux pas en parler maintenant.
Alors il croit que c’est qui, le père ? Tony ? »
Elle le regarda droit dans les yeux.
Si seulement. »
Et cela résumait tout. Toute une vie à se languir, la durée de la vie d’une jeune fille de quinze ans, et l’envie de changement, de renouvellement.
Imagine ce que ça peut te faire, dit Louise, avec un intérêt renouvelé pour sa tasse de thé. De grandir avec ton père qui fait des blagues narquoises sur qui est ton vrai père. Imagine ce que ça peut faire. »
Imagine dans les bras de qui cela peut pousser, pensa Larkin.
Et c’est lui, le père ? »
Louise soupira.
Il ne veut pas accepter ses responsabilités, c’est tout. » Sa voix exhalait l’amertume.
Tu en as parlé avec elle ?
Bien sûr. Mais plus je lui disais une chose, et plus Keith lui en disait une autre. Pauvre petite fille.
Et ton fils ? Ben, c’est ça ?
Oui, Ben. Oh lui, c’est bien le fils de son père, aucun doute là-dessus. Parfois, c’est comme avoir une version miniature de Keith à la maison.
Minimoi. »
Ils rirent tous les deux, mais pas longtemps.
Et Keith ? demanda Larkin.
Je le hais. »
Louise avait répondu sans réfléchir. Sans le faire exprès, sans chercher les mots justes pour exprimer ses sentiments, elle les avait trouvés.
C’est fort, dit Larkin. Tu ne mâches pas tes mots. »
Elle pensa à ce qu’elle venait de dire, scruta ses émotions à la recherche de signes de culpabilité ou de honte. N’en trouva pas. Ces mots-là étaient les bons. Et en les reconnaissant comme tels, elle se rendit compte qu’elle ne les regrettait pas du tout. Elle sourit faiblement.
Non, dit-elle, ce sont les mots justes. C’est ce que je ressens. Je le hais. »
Elle se redressa dans son fauteuil, enhardie par ce qu’elle venait de dire.
Si c’est ce que tu ressens, tu devrais t’en aller.
Oui, je devrais. » Une pointe d’incertitude taquina sa conviction. « Mais je ne peux pas. Pas avant que les enfants ne soient un peu plus grands. Qu’ils aient moins besoin de moi.
Tu devrais penser à toi, Louise.
Je sais, dit-elle, comme si elle y avait pensé maintes et maintes fois. Mais je me demande toujours ce que diraient nos parents s’ils étaient encore vivants.
Ils voudraient sûrement que tu sois heureuse.
Ou bien ils voudraient que je termine ce que j’ai commencé. Que je fasse mon devoir.
J’en doute. »
Louise haussa les épaules.
Je ne sais pas.
Ce ne sera jamais le bon moment, tu sais.
Je sais. J’essaie juste de choisir le moins mauvais.
Et moi qui croyais que tu avais tout ce que tu voulais, tu sais ?
Vraiment ?
Ouais. Le petit mariage parfait. La petite famille parfaite. C’était tout ce que tu avais toujours voulu. »
Louise eut un rire vide.
Tu ne m’as jamais très bien connue, hein ? Je ne crois pas que ça existe, une famille parfaite. Il n’y a que des gens, et ils ne sont jamais parfaits. Certains savent mieux cacher des choses aux autres, c’est tout. »
Larkin but un peu de thé. Il avait refroidi.
Alors, dit-il, tu as quelqu’un d’autre en vue ? »
Elle grimaça.
Quoi ?
Tu vois quelqu’un d’autre ? »
Elle ouvrit la bouche pour répondre mais s’en empêcha.
Non. Bon, oui. Plus ou moins. » Elle se sentit rougir. « C’est difficile à expliquer.
Et ce n’est pas mes oignons.
Quelque chose comme ça. Peut-être une autre fois. »
Larkin posa sa tasse.
Le thé est froid, dit Louise. Tu en veux un autre ?
Ce serait parfait, merci. »
Louise regarda sa montre.
Ça va bientôt être l’heure de déjeuner. Tu veux manger quelque chose ?
Pourquoi est-ce qu’on n’irait pas quelque part ? Je t’invite. »
Louise eut un sourire rayonnant. Il illumina ses yeux.
Ça me plairait beaucoup. Merci. Tu sais, je pense qu’on a beaucoup à rattraper.
C’est vrai. »
Ils se levèrent.
Merci de m’écouter.
Pas de problème. C’est à ça que servent les frères. Ou sont supposés servir.
C’est sympa de se revoir.
Se revoir ? On pourrait aussi bien dire que c’est sympa de faire connaissance. »
Ils rirent tous les deux.
Puis ils se préparèrent et sortirent déjeuner.
***
L’entrepôt était plein à craquer : des cartons et des caisses, fermés et scellés, s’entassaient du sol au plafond, sur plusieurs rangées, jusqu’aux murs.
Tommy était debout au milieu de cet espace. Un empereur surveillant son empire.
Dans le glauque jusqu’au cou.
Les cartons étaient pleins de magazines, de vidéos, de livres, de CD-ROM, de DVD. De la pornographie. Il y en avait pour tous les goûts.
L’entrepôt était à la croisée des chemins : là où se rencontraient l’offre et la demande, là où le sexe devenait de l’argent.
Ce qui emplissait les cartons était à l’origine peu coûteux à fabriquer. Des films faits avec des caméscopes bon marché, avec des actrices payées en cash ou en drogue, gravés sur des disques ou transférés sur des cassettes. Les photos étaient traitées de la même manière, tirées sur du papier de couleur et mal reliées. Principalement en provenance d’Europe. Parfois local, parfois cela venait d’Amérique. Les coûts étaient délibérément maintenus au plus bas.
Puis Tommy s’en était mêlé. Distributeur. Les chargements étaient débités à la pièce et le matériel livré aux magasins qui – c’était visible si on se donnait la peine d’éplucher la paperasse – appartenaient aussi à sa société.
Le consommateur se faisait ratisser, heureux, et en redemandait. Et tout était parfaitement légal. Tommy était un vrai homme d’affaires. Il avait enfilé la tenue de Clive Fairbairn : le Roi des intermédiaires. Monsieur mille pour cent. Respecté. Mais pas au grand jour.
J’ai entendu dire que tu te ramollissais. Les mots de Fairbairn.
Et Tommy avait apaisé ses craintes du mieux qu’il avait pu.
Mais la vérité : devenir légal, cela coûtait cher. Surtout dans le porno. Les profits périclitaient.
Internet. Les DIY
2. Suppression des intermédiaires. N’importe qui avec un caméscope et un ordinateur pouvait lui faire concurrence. Les sites avec des abonnements mensuels. Ceux en accès gratuit avec les forfaits téléphoniques premium. Et puis il y avait les enthousiastes, les amateurs qui éjectaient les pros du marché. Et les consommateurs étaient au paradis. Pourquoi payer quand on peut l’avoir gratuit ?
Mais Tommy ne pouvait pas dire cela à M. Fairbairn. Ne pouvait pas le lui faire comprendre. Ce n’était plus le bon vieux temps. Ce n’étaient pas des rivaux en affaires, qui comprenaient bien mieux les choses après une visite d’un artiste du marteau ou un génie de la tenaille.
Ces barons du e-porno n’étaient pas dans la même ville, peut-être même pas dans le même pays. Et ils le faisaient pour s’amuser. Pas pour l’argent. Pour s’amuser.
Et Tommy ne savait pas comment se battre contre cela.
Tommy trouva une caisse, s’assit, soupira. Ses voyages à l’entrepôt se faisaient de plus en plus fréquents. C’était le seul endroit où il trouvait un peu de tranquillité. Il pouvait rester debout, s’asseoir, réfléchir. Examiner sa vie, ce qu’elle était, ce qu’elle était devenue.
Où elle allait.
Il parcourut l’entrepôt du regard une nouvelle fois. Il était vaste, comme une cathédrale. Mais une cathédrale dédiée aux sacrifices humains, à la vénération de fausses idoles, d’images gravées.
Cet entrepôt savait tout des sacrifices humains : le sol en avait été une rivière rouge, lorsque la concurrence avait été écartée par la force. Et Tommy, nu, les mains et le corps couverts du sang d’autres hommes, bandant à cause de la douleur et non pas du porno, en avait été le grand prêtre.
Et il savait tout de l’adoration des fausses idoles. Il savait ce que c’était que d’avoir la foi et de se fourvoyer. Comme ses premières idoles : Frank. Dino. Même le borgne noir et juif, jusqu’à un certain point. Des hommes qui savaient qui ils étaient. Ce qu’ils représentaient. Ses premiers modèles. Des hommes qui avaient laissé des traces dans lesquelles il pouvait mettre ses pas. Des modes de vie qu’il pouvait copier. Des mots dont il pouvait se servir comme points de repère.
Et il avait essayé. En grandissant, il s’était accroché à eux, il s’était façonné à leur image.
Mais maintenant ils avaient disparu. Frank et ses apôtres avaient terminé leur Dernière Cène à Las Vegas, avaient quitté le Sands pour la dernière fois. Et aucune résurrection ne pourrait jamais les ramener. Leur monde aussi avait disparu. Ils étaient morts en s’accrochant au mythe qu’ils avaient construit autour d’eux-mêmes et qui s’effritait : des hommes hors du temps. Simplement des hommes. Rien que des hommes.
Et Tommy voulait davantage.
Comme un fils. Les mots de Fairbairn. Son idole suivante. Son modèle suivant.
Et comme un fils il avait été. Il y avait travaillé dur, à être un bon fils, un héritier méritant, et pendant un temps, il avait pensé qu’il y était arrivé, il avait pensé qu’être de la même famille, cela pouvait ne pas être que biologique.
Avec le mariage, il avait cru qu’il était tiré d’affaire.
Et puis Caroline lui avait remis les idées en place sur plusieurs points. L’avait remis à sa place, lui. Et lui avait expliqué quelle était la sienne, à elle.
En tout cas à l’horizontale.
Il était rentré chez lui un jour et l’avait trouvée au lit avec un autre homme. Dans sa maison, dans sa chambre.
Avec Clive Fairbairn.
Tommy se souvenait de ce jour-là, il le revoyait aussi clairement que s’il avait la scène devant les yeux. Il était entré dans la pièce et était resté prostré. Rien dit. Rien fait. Juste resté debout, se sentant comme si on lui avait arraché le cœur, coupé les couilles.
Fairbairn s’était assis, l’avait regardé. Avait souri.
Salut, Tommy, il avait dit. Me voilà, espèce de connard cocu. Qu’est-ce que tu vas faire ? Est-ce que tu vas te conduire comme un homme ?
Et Tommy n’avait rien fait. Il n’avait rien pu faire.
Il était allé ailleurs, dans la maison. Avait écouté Frank : « In the Wee Small Hours of the Morning. » Il avait espéré que cela l’aiderait, mais cela ne l’avait pas touché, ne l’avait pas ému. Il avait entendu la voix, mais les paroles étaient vides.
Plus tard, lorsque Fairbairn eut terminé et fut parti, Caroline était venue voir Tommy. Elle s’était assise et l’avait regardé, en fumant. Sa robe de soirée s’était ouverte. Il n’avait pas regardé. Il s’en foutait.
Je t’avais dit que je voulais voir d’autres hommes, avait-elle dit. Je suis désolée que tu l’aies découvert de cette façon, si ça t’a fait de la peine. Mais Clive et moi, ça fait longtemps que ça dure. Moi, ça m’est égal. Lui, ça lui fait plaisir. Et ça fait plaisir à mon père. Tu devrais voir quelqu’un d’autre, toi aussi.
Tommy n’avait rien dit. Avait attendu qu’elle sorte de la pièce.
Puis, après un long moment, il avait appelé Cathy.
Fairbairn et Tommy n’avaient jamais reparlé de cet incident. Caroline et Tommy ne se parlaient jamais.
Tommy avait adhéré au club de golf. Repris le cours normal de son existence, sans foi, ses croyances évanouies.
Il avait commencé à voir sa situation telle qu’elle était. Sa dextérité au couteau ne lui procurait plus aucune joie. L’euphorie s’était transformée en ennui, puis en révulsion. Ses affaires le laissaient indifférent. Il avait besoin de changement. Et plus que tout cela, il voulait se racheter. Il voulait davantage que la foi. Il voulait la rédemption.
Puis, sortie de nulle part, il eut une révélation. Une nuit, alors qu’il travaillait tard, au casino. Tony Woodhouse.
Tu as une dette envers moi, avait-il dit, en boitant et en grimaçant à cause de la douleur. Tu as une dette, putain. Va falloir commencer à payer.
Tommy ne s’était même pas fatigué à se confronter à lui. Le simple fait que Tony était venu suffisait à montrer qu’il avait des couilles.
J’ai un boulot à faire, avait dit Tony, et j’ai besoin d’un associé. Du genre discret. Et j’ai pensé à toi. Viens avec moi, je vais te faire l’article.
Dans l’Astra automatique de Tony, sur la route côtière.
Où on va ?
À la maison, avait dit Tony. Ma maison.
Coldwell. Version 1992. La mine « non profitable » avait fermé en 1986. Elle avait été le cœur de la ville, et maintenant il ne battait plus. Le reste de la ville avait été bichonné, sa santé entretenue artificiellement, mais un cœur de substitution n’était jamais arrivé. La ville se mourait.
Ils avaient roulé dans les rues, lentement. Tony avait laissé les images prendre possession de l’esprit de Tommy.
Tu es loin de Ponteland, là, hein ? Pas de clubs de golf, par ici.
Tony avait mis une cassette.
Bruce Springsteen. « Lucky Town
3. »
Elle n’a pas du tout de chance, avait-il dit.
Ils avaient conduit jusqu’à un quartier résidentiel, s’étaient rangés, s’étaient arrêtés. S’étaient regardés.
Je pourrais passer un appel sur mon téléphone portable et tu disparaîtrais tellement vite que ce serait comme si tu n’avais jamais vécu sur cette planète.
Ouais, je sais. Tony n’avait pas eu l’air impressionné. Mais tu ne le feras pas.
Pourquoi pas ?
Parce que si tu avais dû le faire, tu l’aurais déjà fait. Regarde par la portière.
Tommy avait regardé.
Qu’est-ce que tu vois ?
Une résidence.
Décris-la.
Ça fait partie de ton argumentaire de vente ?
Décris-la.
Tommy avait soupiré, joué le jeu. Délabrée. Murée. Fenêtres cassées.
Tony avait acquiescé. Bien. Fenêtres brisées. Il y a une théorie, à leur sujet. Tu veux la connaître ?
Tommy avait haussé les épaules.
Alors d’accord. Tony avait regardé par le pare-brise. Une fenêtre est cassée. On ne la répare pas. Et puis une autre se fait aussi casser. Et une autre encore. Puis on commence à les condamner avec des planches. Et les mauvaises herbes commencent à pousser. Et les gens cessent de se battre. Certains déménagent. D’autres restent. Et ceux qui restent cessent d’essayer. Ils ne contrôlent plus leurs enfants. Puis on jette les choses dans la rue. Ensuite on gare des voitures et on les désosse. Et après il n’y a plus du tout de loi.
Tony avait regardé Tommy.
Les fenêtres cassées.
Pourquoi ils ne les font pas réparer ?
Oh, je suis sûr qu’ils voudraient bien. Mais peut-être qu’ils ne savent pas comment. Ou qu’ils n’en ont pas les moyens. Ou qu’ils ne sont pas physiquement capables de le faire. Et ceux qui devraient les réparer, qui ont l’argent et le savoir-faire, ne le font pas. Ils pensent que c’est aux gens qui vivent ici de prendre leurs responsabilités. Et ils ne feront rien tant qu’eux ne feront rien. Et en attendant, il y a davantage de fenêtres brisées. Toujours plus.
Tony avait soupiré.
J’ai grandi par ici. Et ce n’était pas comme ça, avant.
Il s’était tourné pour regarder Tommy en face.
Je vais monter un truc. Et je veux que tu me finances.
Tommy avait rigolé. Tu te lances dans le double-vitrage ?
Tony avait souri. Non. Je monte un centre de traitement pour drogués. On m’a déjà promis de l’argent, mais j’ai besoin de plus. Et c’est là que tu interviens.
Tommy avait rigolé.
Sans blague ?
Oui, sans blague. Fairbairn contrôle toute la zone côtière. Ce qui veut dire que toi aussi. Et ça (il avait montré la résidence du doigt) c’est de là que tu tires ton fric.
Tommy avait rigolé encore un coup. Moins fort, cette fois. Alors tu veux que moi, qui fais ce que je fais dans la vie, je finance un centre pour camés ?
Oui. Je suis sûr que l’ironie de l’affaire ne t’échappe pas.
Et donc je vais juste te donner du fric, c’est ça ?
La voix de Tony se fit plus grave, plus basse et plus dangereuse. Oui, c’est ça, putain. Parce que j’ai travaillé pour toi, dans le temps. Je t’ai aidé à devenir riche. Et regarde où j’en suis. On pourrait dire que c’est grâce à moi que tu en es là aujourd’hui. Donc, oui, tu m’es redevable.
Tommy avait regardé la résidence. Vu ce que Tony voyait. Et autre chose, aussi : au-delà des nuages, une petite lumière blanche. Un rayon de soleil à travers de lourds nuages. Une petite, fragile, révélation.
Les prémices d’une rédemption.
Tony parlait toujours. Et bien entendu, c’est déductible des impôts. Une donation à une association caritative, de la part d’un homme d’affaires local respecté.
D’accord.
Bien. Il y a une autre chose que j’attends de toi.
Et il lui avait dit.
Et Tommy avait rigolé. Et cette ironie avait relégué tout le reste à l’arrière-plan.
Et il était de retour dans l’entrepôt. De retour dans le présent.
L’homme d’affaires avec pignon sur rue, qui continuait de payer sa rédemption. Par mensualités.
Un autre coup d’œil autour de lui. Du stock qui semblait entrer plus vite, et sortir plus lentement.
La cathédrale, vénérant de fausses divinités, des idoles bandantes. Les sacrifices humains appartenaient au passé.
Frank et Dino : des saints inutiles. Qui lui avaient fait défaut lorsqu’il avait eu besoin d’eux.
Fairbairn : j’ai entendu dire que tu te ramollissais.
J’aimerais bien ne pas m’en foutre, pensa-t-il. J’aimerais vraiment.
Il éteignit les lumières, enclencha l’alarme, cadenassa la porte.
Il monta dans sa Mercedes, s’en alla.
Il le dit à haute voix :
J’aimerais bien ne pas m’en foutre. »
L’heure du déjeuner. Suzanne était toute seule.
Assise dans le café pas loin de son école, avec un café au lait. C’était un tout petit café, coincé au fond de la tasse. Ça lui allait très bien. C’était exactement comme cela qu’elle se sentait. Coincée. De tous les côtés.
Ses amies : elle ne pouvait plus leur parler. Elle trouvait que leurs préoccupations étaient puériles et sans importance, leurs vies et leurs centres d’intérêt ennuyeux. Elle n’avait plus rien en commun avec elles, et elle savait qu’elles n’avaient pas beaucoup de temps à lui accorder.
Ses profs : tout ce qu’ils savaient faire, c’était l’engueuler. Comment pouvait-elle espérer réussir ses examens si elle ne s’appliquait pas ? Comment voulait-elle avoir des bonnes notes et aller à l’université si elle ne travaillait pas ? Que lui était-il arrivé ? Elle était une tellement bonne élève, avant.
Elle voulait hurler et crier : Allez vous faire foutre, tous autant que vous êtes ! Laissez-moi tranquille ! Vous êtes tous après moi ! Lâchez-moi !
Mais elle ne le faisait pas. Elle gardait tout à l’intérieur.
Enfermé.
Et puis il y avait Karl. Cela devenait trop. Il lui faisait peur. Elle voulait arrêter. Mais ce qui lui faisait peur chez lui avait un côté pile. Cela lui donnait des frissons, mais d’un autre genre. C’était ce qui l’avait attirée, au début. L’inconnu. L’aventure. C’était ce qui faisait qu’elle y retournait.
Ça, et la peur de ce qui se passerait si elle ne le faisait pas.
Elle voulait crier, elle voulait pleurer, supplier qu’on l’aide, elle voulait laisser les larmes couler sur ses joues, laisser sa voix résonner dans la pièce. Elle aurait voulu que quelqu’un la prenne dans ses bras et lui dise je t’aime. Qu’on lui dise qu’on n’allait pas la laisser toute seule.
Mais elle savait que cela n’arriverait pas.
Alors elle restait assise là, et elle gardait tout cela en elle.
Enfermé.
Son portable sonna. Elle le regarda. Un message de Karl, qui lui disait où et quand. Elle remit le téléphone dans son sac. Elle y serait.
Elle regarda sa montre. C’était l’heure de retourner à l’école.
Elle prit sa tasse, la vida, la reposa.
Sa main tremblait.
Elle ne pouvait pas l’en empêcher.
Le temps filait.
Larkin et Louise n’avaient pas cessé de parler, pour combler les années avec des mots, déverser leurs souvenirs dans les interstices.
Le temps s’améliorait. Les nuages s’éloignaient, le soleil brillait. Ils se promenèrent dans les rues de Tynemouth, profitèrent du soleil, de la mer, et d’être ensemble.
Ils avaient trouvé un café : joli, agréable, avec vue sur l’abbaye en ruines, ce qui justifiait quelques livres supplémentaires sur l’addition.
Ils avaient mangé : des sandwiches au pain complet et du café. Et une bonne part de gâteau chacun.
Ils avaient parlé.
Et à toi, que t’est-il arrivé ? » Louise avait posé la question après que leurs assiettes avaient été vidées et qu’on leur avait resservi du café. « Londres, et tout ça. Tu étais ici, et puis la minute suivante, tu as disparu. Et puis tu es revenu. »
Larkin but un peu de son café.
C’est une longue histoire. On s’était séparés, avec Charlotte. Tu te souviens d’elle ? »
Louise hocha la tête.
Il reposa sa tasse dans la soucoupe. Il la tenait devant son visage, comme un bouclier, comme s’il pouvait se cacher derrière.
J’ai reçu une offre pour un bon boulot, et j’y suis allé. Pendant un temps c’était bien, et puis ça a mal tourné. Et plein de gens ont eu à en souffrir. » Il eut un rire lugubre. « Un peu comme se sont terminées les années 80. »
Il finit sa tasse, fit signe pour qu’on la lui remplisse.
Soif ?
Pas l’habitude de parler, dit Larkin. De moi, en tout cas.
Quand est-ce que tu es revenu ?
Il y a quatre ans. Je suis venu couvrir une histoire pour le tabloïd pour lequel je travaillais à l’époque. Un truc sur la guerre des gangs de la drogue. Et j’ai décidé de ne pas retourner à Londres. De rester ici. Et je me suis installé en free-lance.
Et qu’est-ce qui est arrivé à… » Louise rougit, avala ses mots. « Charlotte ? »
Larkin regarda son café, le liquide qui tourbillonnait, noir et, semblait-il, sans fond.
Ça s’est très mal terminé, dit-il. Je l’ai revue. Mauvaise idée. D’abord parce qu’elle était mariée, et ensuite parce qu’elle n’était plus celle qu’elle avait été.
Comment ça ?
Eh ben… » Il soupira, essaya de trouver les mots justes. « Elle avait… poursuivi ses rêves avec un peu trop d’énergie. Dans ses rêves, il était question d’argent. Elle s’était retrouvée mêlée à des affaires de drogue. Jusqu’au cou. Et avec de grosses pointures. Et ça l’a… tuée. »
Son rêve lui revint en mémoire : Charlotte sur le Swing Bridge ; un coup de fusil ; lui-même, incapable de l’empêcher. Et Charlotte, morte.
Tu as dû lire tout ça, d’ailleurs. C’était dans les journaux.
Je m’en souviens. J’ai voulu te contacter, mais je ne savais pas comment.
Ne t’en fais pas. Je n’étais pas d’une compagnie très agréable, à cette époque-là. »
Louise rougit de nouveau.
Mais non, idiot. C’était pour que tu saches que j’étais là si tu avais besoin de moi, tu comprends.
Merci. Mais ne t’en fais pas. Tout va bien. »
Elle le regarda d’un air peu convaincu.
C’est vrai. Sincèrement. Je travaille et je fréquente quelqu’un, maintenant.
Vraiment ? Parle-moi d’elle.
Pas grand-chose à en dire. Elle s’appelle Claire, elle a fait des études d’art et elle vit près d’ici. C’est pour ça que je suis venu chez toi si tôt ce matin.
Âge ?
C’est l’Inquisition ! Plus jeune que moi.
Sérieuse ?
Je ne sais pas. Je viens juste de la rencontrer.
Et comment tu l’as rencontrée ? »
Larkin rigola.
Tu vas continuer comme ça longtemps ? Je l’ai rencontrée par Tony Woodhouse. Elle travaille avec lui. »
L’expression de Louise changea. Son sourire disparut d’un coup.
Ah ! Claire…
Tu la connais ?
Non, répondit-elle très vite. Non. » Elle regarda sa montre. « Si on marchait un peu ? »
Larkin régla l’addition et ils allèrent se promener sur le bord de mer. Des maisons en pierre de style édouardien aux couleurs vives d’un côté, le sable et la mer du Nord de l’autre. Des mouettes planaient et tournoyaient. Des gens se baladaient sur la plage. C’était une belle journée pour être vivant et sous le soleil.
Et ça avance, ton livre ? demanda Louise.
Bien, je crois.
Tu crois ?
Ouais, c’est juste… tu sais. Tu entreprends quelque chose, et tu te mets à te poser des questions sur les raisons. Est-ce que j’essaie vraiment d’étudier la grève des mineurs et ses conséquences, ou bien est-ce que j’essaie de ressusciter le passé ? De simplifier le présent ? Je ne sais pas. Si on prenait une glace ? »
Ils s’arrêtèrent au camion d’un marchand de glaces, prirent deux Natriani 99.
Tu crois que c’est à cause de Charlotte ? demanda Louise.
Je ne sais pas. Peut-être que oui, mais peut-être qu’il y a autre chose. Tout semblait plus facile, à l’époque. Le monde avait l’air plus simple. En noir et blanc. Pas de gris.
Ne m’en veux pas de te dire ça, mais c’est toi qui étais plus simple, pas le monde. Je me souviens de toi, à l’époque. Tu savais ce qui était bien et ce qui était mal. Tu savais qui était ton ennemi.
C’est vrai. Peut-être que c’était la dernière fois, pour moi. La dernière fois que tout avait du sens. Parce que, après, je suis allé à Londres, et je me suis perdu dans tout ce qu’il y avait là-bas…
Sexe et drogues et rock’n’roll ?
Exactement.
Alors tu reviens ici et tu essaies de revivre le passé. Ton passé. Ou tout du moins d’y comprendre quelque chose. »
Larkin rit.
Comment se fait-il que tu ne m’aies pas vu pendant des années et que tu me comprennes si bien ?
L’intuition féminine. En plus, je suis ta sœur. Je te connais mieux que tu ne crois.
Visiblement. »
Ils marchèrent encore. Des couples de retraités étaient assis sur les bancs, mangeaient des glaces, regardaient la mer. Un couple en particulier se tenait par la main, parlait et riait. Le plaisir qu’ils prenaient à la compagnie de l’autre donnait l’impression qu’ils venaient tout juste de se rencontrer, mais la familiarité avec laquelle ils se conduisaient indiquait qu’ils étaient ensemble depuis longtemps.
Comment est-ce qu’ils font ? demanda Louise. Comment font-ils pour avoir cet âge-là et être toujours amoureux l’un de l’autre ?
On va leur demander ?
Je ne crois pas qu’ils sauraient répondre. »
Ils passèrent leur chemin.
En tout cas, dit Louise, en croquant la dernière bouchée de son cornet, l’époque sur laquelle tu écris n’était pas si formidable. » Elle frissonna en dépit de la chaleur. « La mémoire est trompeuse. Peu fiable. Moi, je n’ai jamais enjolivé le passé. »
Larkin acquiesça.
À propos de Tony, dit-il, quelque chose d’autre m’est revenu, au sujet du livre. Tu connais Tommy Jobson ? »
Louise s’arrêta net.
Quoi ?
C’est juste pour savoir, en relation avec Tony, c’est tout. Tu le connais, alors ?
Disons simplement que Tony et lui, ça remonte à loin. J’ai dit que les temps étaient durs, à l’époque. Et c’était pour beaucoup à cause de lui.
Comment ça ? »
Louise cessa de marcher, trouva une rambarde, s’y appuya, regarda la mer. Elle ouvrit la bouche, hésita. Se demanda jusqu’où elle pouvait aller.
Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur Keith ? finit-elle par dire, d’une voix mesurée. Qu’il ne croyait pas être le père de Suzanne ? »
Larkin hocha la tête.
Eh bien, c’est un peu plus compliqué que ça. Je me suis fait violer.
Quoi ? »
Elle continua de fixer la mer.
On a forcé la porte de mon appartement. On l’a saccagé. J’étais à l’intérieur. C’est comme ça que Tony a été blessé à la jambe. C’est comme ça que moi j’ai eu… » Elle s’arrêta, le regard perdu sur la ligne de l’horizon. « Suzanne. »
Larkin était abasourdi.
Mais… Personne ne m’a rien dit. Maman et papa ne m’en ont jamais parlé…
Parce que tu étais parti à Londres. On ne savait pas comment te contacter. Ni où te trouver.
Tu sais qui c’était ? Il s’est fait arrêter ? »
Louise secoua la tête. Ne dit rien.
Louise, je suis désolé… Je n’avais pas la moindre idée…
Ça va. C’est le passé. Tony et moi, nous nous sommes séparés, après ça. Je ne pouvais plus supporter de le voir. Ça me rappelait… cette nuit-là. Puis Keith est revenu. Et il était tellement gentil avec moi, tu sais ? Fleurs, chocolats, il me rendait tout le temps visite. Ils ont essayé de me faire avorter, mais je n’ai pas pu aller jusqu’au bout. Je ne pouvais pas tuer ce qu’il y avait en moi. Keith a dit que ça lui était égal. Que si je le reprenais, il m’épouserait. Qu’il élèverait l’enfant comme s’il était le sien.
Alors pourquoi dit-il tout le temps à Suzanne qu’il n’est pas son vrai père ?
Parce que c’est un salaud triste et amer. » Elle regarda sa montre, soupira. « Je ferais mieux d’y aller. Les enfants vont bientôt rentrer de l’école. Keith va vouloir prendre son thé. »
À la façon dont elle avait prononcé le nom de son mari, Larkin n’aurait pas aimé être à sa place.
Ils marchèrent jusqu’à la voiture, des nuages commençaient à obscurcir le soleil.
Ils retournèrent chez Louise. Les nuages s’accumulaient, à l’image de l’humeur de Louise.
Il t’embrasse, au fait.
Qui ça ? demanda-t-elle.
Tony. Tu veux que je lui dise que toi aussi ? »
Elle regarda par la fenêtre, détourna la tête.
Si tu veux. »
Il se rangea devant chez elle, coupa le moteur.
Et voilà, dit Louise. Je suis sortie m’amuser un peu, et maintenant, c’est retour à la vie de mère et d’épouse.
Si tu n’es pas heureuse, quitte-le, dit Larkin. Pars, c’est tout. »
Louise soupira.
Je le ferai. J’attends juste le bon moment.
Ce ne sera jamais le bon moment. »
Elle ouvrit la portière.
Ça m’a vraiment fait très plaisir, cette journée. N’attendons pas aussi longtemps jusqu’à la prochaine fois. »
Ils échangèrent un baiser chaste, fraternel, et Larkin partit retrouver Claire.
Louise ouvrit la porte de chez elle, entra, la referma derrière elle. Elle claqua ; le bruit résonna, on aurait dit une porte de prison.
C’est l’impression que cela lui faisait, pensa-t-elle. Une prison. Et moi je suis assise là, incarcérée.
Condamnée.
Elle repensa à sa journée dehors. Soleil et rires. Une autre vie.
Elle pensait toujours à cela lorsque Ben rentra. Elle lui dit bonjour, lui demanda s’il avait passé une bonne journée à l’école. Il hocha la tête et marmonna, puis monta sans un mot à l’étage. Elle savait qu’il resterait dans sa chambre, assis à son ordinateur ou devant sa console de jeux, à faire ce que font les adolescents avec leurs jouets.
Elle pensa au soleil. Elle pensa à cette autre vie.
Elle y pensait encore lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. Keith entra dans le salon, posa son attaché-case, s’arrêta.
Pourquoi es-tu assise dans mon fauteuil ? dit-il en guise de salutations.
C’est ton fauteuil ? » Sa voix était légère, lointaine. « Il y a ton nom dessus ? »
Keith s’approcha d’elle.
Attention, ne le prends pas sur ce ton avec moi, ou je… »
Elle le regarda, droit dans les yeux.
Ou quoi, Keith ? Ou tu feras quoi ? »
Sa voix était comme du métal dur, prêt à frapper, prêt à le transpercer.
Il battit en retraite.
Qu’y a-t-il pour le dîner ? » demanda-t-il timidement.
Louise étira ses bras au-dessus de sa tête, ses jambes au-dessus du tapis. Comme un chat qui se déplie.
Rien. J’ai pris ma journée.
Comment ça, tu as pris ta journée ? Tu ne peux pas. On doit manger.
Tu n’as qu’à t’en occuper.
Mais tu ne peux pas… »
Elle se mit debout. Keith sursauta. Louise sourit.
Je t’ai fait peur ? »
Elle marcha vers la porte.
Où vas-tu ? »
Louise haussa les épaules.
Je sais pas. Mais j’ai passé une bonne journée aujourd’hui. La meilleure depuis longtemps. Et je ne vais pas te laisser me la gâcher. »
Elle quitta la pièce, monta à l’étage. Elle ouvrit sa penderie, regarda ses vêtements. Des vêtements élégants pour sortir, légèrement passés de mode peut-être, mais quand même mieux que les frusques qu’elle avait portées ces derniers temps. Elle en sortit quelques-uns, commença à se changer.
Commença à s’admirer.
Elle pensa au soleil et aux rires. À vivre une autre vie.
Un nuage passa devant le soleil. Et sur son moral.
Elle tint une robe devant elle, regarda dans le miroir, sourit.
Mais pas très longtemps.
Le Centre était silencieux, le dernier client était parti une demi-heure plus tôt.
Claire Duffy était dans l’atelier, nettoyait des pinceaux, suspendait les travaux sur des chevalets pour qu’ils sèchent, rangeait. Tuait le temps en attendant d’aller rejoindre Stephen Larkin.
Stephen Larkin. Il lui plaisait, il était complexe. Cela lui plaisait, chez un homme. Compliqué, non ; complexe, oui. Il avait de nombreuses facettes, beaucoup de portes qu’il gardait fermées. Peut-être avec le temps les lui ouvrirait-il. Un jour.
Elle se lava les mains, rassembla ses affaires.
Et entendit un bruit.
Son cœur s’emballa. Elle était persuadée d’être toute seule dans le bâtiment. Elle déglutit. Sa gorge était sèche. Elle alla dans le couloir, aux aguets. Le bruit venait du bout du couloir. Du bureau de Tony. Elle s’en approcha doucement.
Et elle entendit un autre bruit.
Il y avait quelqu’un, dedans. Il y avait quelqu’un dans le bureau de Tony.
Elle chercha une arme. Quelque chose – n’importe quoi – dont elle pourrait se servir en cas de besoin.
Ne trouva rien.
Le cœur sur le point d’éclater et le sang cavalant à toute vitesse à travers son corps, elle ouvrit la porte.
Précautionneusement, elle entra.
Et elle vit Tony, assis derrière son bureau.
Claire soulagée, rougit de sa propre nervosité.
Mais elle se figea. Le regarda de nouveau.
Sa mâchoire se décrocha, ses pieds se pétrifièrent. Elle ne pouvait que regarder fixement.
Parce que Tony était derrière son bureau, les manches relevées, le bras garroté, son matériel étalé devant lui.
Une aiguille dans la veine.
À s’injecter de l’héroïne.