Claire observait. Immobile. Pétrifiée.
La veine de Tony était piquée. Yeux fermés, tête renversée en arrière. Inconscient de sa présence, inconscient de tout en dehors de l’obscurité feutrée, profonde et sensuelle, qui courait dans ses veines et apaisait son système nerveux.
En dépit de l’assourdissant bruit blanc dans sa tête, elle retrouva sa voix.
« Tony… »
Mais elle s’arrêta. Elle ne parvint pas à trouver les mots justes.
Il s’était abandonné, avait embarqué pour un voyage de ravissement personnel, d’extase quasi religieuse. Si intérieur, si exclusif, si étranger à son trivial environnement : le bureau, le fauteuil, le bureau. Elle.
Elle ne parvenait pas à exprimer ses émotions, trop nombreuses, qui s’entrechoquaient en elle, dans sa tête, un peu comme la drogue courait dans le corps de Tony.
Elle alla vers lui, prit son visage dans ses mains, lui tourna la tête d’un côté et de l’autre.
« Tony… »
Il ouvrit lentement les yeux, regarda tout d’abord à travers elle, puis, en commençant à revenir à lui, la vit.
« Claire… »
Il dit son nom comme dans un soupir postorgasmique. Qui disparut comme une traînée de vapeur à quinze kilomètres d’altitude dans un ciel bleu.
Tony sourit. Claire ne reconnut pas l’homme qu’elle connaissait. Elle repartit vers la porte.
Claire… Ne pars pas… »
Elle posa une main tremblante sur la poignée. Les mots sortirent de sa bouche avant qu’elle ne puisse les arrêter.
Camé. Putain d’héroïnomane. »
Tony secoua lentement la tête.
Tu ne comprends pas… »
Elle sortit, claqua la porte du bureau derrière elle. Dans le couloir, elle s’adossa au mur pour se remettre, prit une grande inspiration, avala autant d’air qu’elle le put, le retint, le relâcha en une longue exhalaison contrôlée.
D’en bas, le bruit de la sonnette.
Ses yeux s’ouvrirent d’un coup, son cœur bondit. Puis elle se souvint qui c’était.
Stephen Larkin. Venu la chercher pour passer la soirée avec elle.
Elle se décolla du mur, essaya de respirer normalement. Cessa de trembler. Bien. Une autre respiration. Mieux.
Avec un coup d’œil en arrière vers le bureau de Tony, elle descendit, ouvrit la porte d’entrée.
Salut, dit Stephen Larkin.
Salut. »
Il l’attira à lui, l’embrassa. Elle lui rendit son baiser mais sans partager son enthousiasme. Il s’arrêta, fit un pas en arrière.
Ça va ?
Ouais, dit-elle, distraite.
Quoi de neuf ?
Rien.
Dure journée au boulot ?
Ça, tu peux le dire.
Allez, je t’emmène loin de tout ça. »
Elle ferma la porte. Ils allèrent vers la voiture de Larkin.
Alors, dit-il, un bras autour de ses épaules, où as-tu envie d’aller ?
N’importe où. Aussi loin d’ici que possible. »
Ils montèrent dans la Saab et s’en allèrent.
Les lumières clignotaient, la musique résonnait. Des balles virtuelles atteignaient leurs cibles. Des corps d’hommes bodybuildés se faisaient déchiqueter, aussitôt ressuscités avec l’insertion d’une pièce d’une livre. L’obscure salle d’arcade, seulement éclairée par des néons épars et les machines électroniques, avec en bande sonore des petits bruits de musique techno, des pétarades rapides et des gémissements d’agonisants, était un endroit dédié à la mort, à l’argent et aux chauffards.
Skegs vit Karl tout au bout d’une rangée de violence ludique. Quake. Nom de code : Assassin. Metal Gear Solid
1. Des frissons par procuration, pour des vies vides. Mort irréelle et blessures indolores. Des modèles ultraviolents pour une génération abandonnée et insensibilisée.
Karl jouait à autre chose. Il était un rebelle, dans une galaxie très, très lointaine, il pilotait son X-Wing à l’attaque de l’étoile de la Mort, se battait pour une noble cause contre la tyrannie et le fascisme.
Skegs approcha de lui, se tint à côté de lui.
Sa-salut, Karl. »
Karl l’ignora, pilota son X-Wing à travers des canyons, esquiva les vaisseaux de l’Empire lancés à sa poursuite.
Il pirouetta et tourna, maîtrisa son engin, surprit son ennemi avec une accélération furieuse, agita son joystick comme un vrai pilote de guerre.
Mais pas assez rapide pour le Tie-Fighter impérial qui surgit de nulle part sur l’écran. Il ouvrit le feu. Trop tard. Mort.
La musique de fin retentit, le tableau des records des joueurs apparut. Liste des meilleurs scores : Karl se vit offrir la quatrième position. Il entra son nom, Han S., puis se tourna vers Skegs.
Ces vieux trucs sont meilleurs que les nouveaux. Salut Skegs. »
Skegs s’éclaircit la voix, lui rendit son bonjour.
Qu’est-ce qui t’amène ? » Le noble rebelle avait disparu, remplacé par un Karl dur et froid. « T’as du fric pour moi ? »
Skegs plongea la main dans sa poche, en sortit quelques billets. Karl s’éloigna de Skegs, des autres clients et des caméras de surveillance qui auraient pu regarder, compta.
Bien, dit-il. T’as besoin de quelque chose ? »
Skegs secoua la tête. Elle dodelinait comme si elle était détachée de son cou.
Bon. »
Le regard de Karl indiquait que leur entrevue touchait à sa fin. Mais Skegs ne bougea pas.
Il y a autre chose, Skegs ? »
Karl avait l’air irrité, sa voix était montée dans les aigus.
J’ai be… besoin de te parler, Karl. »
Skegs se mit à trembler.
Karl leva la main, haussa les épaules.
Vas-y, parle. »
Skegs vérifia que personne ne pouvait entendre, comme Karl lui avait appris à le faire. Il marmonna quelque chose.
Plus fort.
J’ai dit, je-je veux laisser tomber, Karl. » Skegs se balança d’un pied sur l’autre. « Je ne peux plus continuer à faire ça. »
Karl le scruta, les yeux vides, morts. Puis il se retourna vers son jeu vidéo, y mit des pièces.
D’accord. »
Skegs ne parvint pas à cacher sa surprise.
Vraiment ? »
Karl appuya sur des boutons, montra le joystick.
Tiens, dit-il. Essaie. »
La musique démarra et Skegs était maintenant le noble rebelle, qui combattait contre la tyrannie. Le jeu commença.
Tu veux laisser tomber, Skegs, pas de problème pour moi. »
Karl regardait l’écran, observait l’évolution du score.
Tu… tu es sûr ? » La voix de Skegs était distraite par le jeu.
Rends juste ce que tu n’as pas encore vendu et va-t’en. » La voix de Karl était concentrée, maîtrisée.
Je croyais que tu le prendrais mal.
Non. C’est toi qui décides, pas vrai ? Je me souviens quand j’avais ton âge. » Karl parla avec la sagesse de celui qui connaît bien la vie, avec la voix de quelqu’un qui aurait eu quarante ans de plus que Skegs, et non quatre. « On m’a offert la chance de gagner de l’argent. Comme toi. Alors j’ai pesé le pour et le contre. Les risques et les profits. Et je l’ai fait. »
Ils grimacèrent tous les deux lorsque Skegs évita de peu l’assaut d’un Tie-Fighter impérial embusqué.
Et me voilà. Riche et heureux. Abats-le. »
Skegs tira. Le vaisseau impérial explosa.
Si tu ne veux pas de ça, continua Karl, très bien. Tu vas retourner dans la rue et c’est tout. À gauche. »
Une autre attaque, une autre contre-attaque réussie.
Ouais ? dit Skegs.
Ouais. Mais ce sera dur. Tu as eu de l’argent. Tu n’en auras plus du tout. Tu avais un boulot. Tu n’en auras plus non plus. Tu as goûté à ma came. Ce ne sera plus gratuit. T’auras plus rien à faire. » Karl mit sa bouche contre l’oreille de Skegs. « La rue te reprendra. »
Skegs eut du mal à repousser une attaque surprise.
Tu auras sûrement besoin de quelque chose pour t’aider à faire face. Alors tu viendras me voir. Et tu devras payer. »
Un coup de laser et Skegs mourut.
Game over.
Skegs regarda l’écran. La musique démarra. Pas de tableau des meilleurs scores. Skegs ne parvint pas à cacher sa déception. Il resta immobile, tête baissée.
Comment tu le sais ? marmonna Skegs. Comment tu sais que je vais me droguer ?
Parce que je le sais. »
Skegs leva les yeux, regarda Karl. Ses yeux qui ne cillaient pas ou presque. La menace et l’autorité qui se dégageaient de lui. Son effrayante assurance. Et Skegs eut peur. Il sut alors qu’il finirait dans un caniveau quelque part, plein d’héroïne ou de crack, à la merci de Karl. Parce qu’il savait que Karl y veillerait.
Va-t’en, si tu veux partir.
Je vais rester. »
La voix de Skegs était posée, stupidement obéissante.
Bien. »
Karl parvenait à peine à dissimuler le triomphe dans sa voix.
Skegs se retourna et, les épaules basses, s’éloigna.
Ah ! Skegs. »
Il se retourna. Karl lui fit signe de revenir. Karl le prit par l’épaule, soudain très amical.
Je viens d’avoir une idée. Pour montrer qu’on est tous en affaire ensemble, pour montrer qu’on est solidaires, pourquoi Davva et toi vous viendriez pas chez moi demain soir ?
Ouais ?
Ouais. Il y aura de l’alcool, de la poudre, de l’herbe. Ce sera une bonne soirée.
Ouais, Karl, ça va être super.
Et je vais te dire quoi. » La voix de Karl se fit conspiratrice. « J’ai cette fille que je travaille au corps en ce moment. Je la forme, je la prépare. Tu vois, je pense à me diversifier. À avoir quelques filles qui tapinent pour moi. Je l’amènerai, et tout. Je vous laisserai vous la taper, tous les deux. Pour voir si elle est prête à se lancer. Qu’est-ce que t’en penses ? T’es partant ? »
Skegs sentit un début d’érection dans son jean.
Ouais, à fond.
Alors tire-toi. »
Karl le regarda s’éloigner, fier de la manière dont il l’avait manipulé. Conscient qu’il l’avait pris au piège pour toujours.
Ou tout du moins pour aussi longtemps qu’il aurait besoin de lui.
Il retourna à sa machine. Il n’avait plus envie d’être un noble rebelle. Il voulait quelque chose de plus viscéral, de plus violemment festif.
Il trouva ce qu’il cherchait, introduisit ses pièces, dégaina ses armes et se mit au boulot.
Le nombre des cadavres augmentait, le sang et le gore sur l’écran s’accumulaient, et il sentait qu’il commençait à bander.
Il se mit à penser à Suzanne et à ce qu’il avait prévu pour elle. Ce qui le fit bander encore plus.
Il esquiva les balles. Il sema la mort sans la laisser le toucher.
Ni noble, ni rebelle.
Immortel.
La sonnette retentit. Claire alla à la porte, l’ouvrit.
Malgré l’heure tardive, elle n’était pas couchée. Elle l’avait attendu.
Je crois que je te dois une explication. »
Tony Woodhouse, sur le seuil.
Elle laissa la porte ouverte, s’éloigna. Tony entra, la ferma derrière lui. Il boita jusqu’au salon, la trouva assise sur le canapé. Bras croisés, jambes serrées. Il resta debout, la regarda.
Alors ? dit-elle.
Je suppose qu’il fallait bien que tu le découvres, tôt ou tard. »
Elle ne dit rien, attendit qu’il continue.
C’est de l’héroïne. Tu avais raison. J’en prends depuis des années. Depuis… (il eut un geste vers sa jambe brisée) ça. Je suis accro.
Mais comment se fait-il que personne… Pourquoi personne ne l’a jamais découvert ?
Parce que c’est de la pure. L’héroïne, la diamorphine, ce sont des analgésiques, rien de plus. Ça répand la morphine dans le corps. Et ça annule la douleur. Comme j’ai toujours dit, c’est la merde avec laquelle on la coupe qui te fout en l’air. Malheureusement, c’est extrêmement addictif.
Tu dois bien le savoir. Tu diriges un centre de traitement contre ça.
Je sais. On pourrait dire que je ne mets pas en pratique ce que je prêche.
Pourquoi tu n’essaies pas de t’en sortir ?
Comment je pourrais ? Que deviendrait le Centre, si ça se savait ? Et si j’arrivais à m’en sortir ? Il faudrait que je la remplace par autre chose. La douleur ne va pas s’en aller, tu sais. Non, il y a des choses dont il est impossible de se défaire. Je suis coincé. »
Elle le dévisagea.
C’est sans risque. C’est de la pure.
D’où vient-elle ? Aucun docteur ne te prescrirait ça.
Un ami. Qui bosse là-dedans. »
Claire le fixa, sans ciller.
Le gangster, là ? Tommy Jobson ? »
Tony eut l’air surpris.
Où as-tu entendu parler de lui ?
Stephen. Stephen Larkin. Le journaliste. Je sors avec lui, maintenant. J’étais avec lui ce soir.
Il est ici ?
Non. Je lui ai dit que je ne me sentais pas bien. Que je voulais rentrer tôt. Je pensais que tu allais passer.
Comme au bon vieux temps.
Ouais. » Claire se rendit compte qu’elle tremblait à cause de l’émotion. « Le bon vieux temps. Tu veux dire quand tu te sentais seul et que tu avais envie de baiser, et que tu te pointais ici.
C’était pas comme ça.
Pas au début, non. Mais après, je t’ai dit que je t’aimais. Et tu as fais machine arrière, tu m’as dit qu’il y avait quelqu’un d’autre. Et qu’à cause d’elle tu ne pouvais pas t’engager, avec qui que ce soit.
C’était vrai. C’est vrai.
Ça ne t’empêchait pas de venir ici pour baiser, quand même. Et de filer avant le matin. De me laisser me réveiller seule.
Désolé.
Et c’est tout ?
Cette autre femme. C’est… compliqué. C’est quelqu’un que je connais depuis des années. Nous étions très proches jusqu’à ce que je l’entraîne dans quelque chose que je n’aurais pas dû faire. Et je l’ai toujours regretté. On a essayé de garder nos distances, mais on n’a pas pu. Nous sommes toujours proches. Mais elle a des responsabilités. Alors on se contente de… se parler au téléphone. Ou l’un de nous parle. L’autre écoute. Mais ça ne suffit pas.
Et pour le reste, il y a moi ? Merci beaucoup. »
Il voulut parler, mais referma la bouche. Les mots justes n’étaient pas là.
Ils demeurèrent ainsi, Claire, assise, recroquevillée ; Tony, debout, mal à l’aise.
Alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? finit-il par dire.
Je ne sais pas. Il va falloir que j’y réfléchisse. »
Tony acquiesça.
Je le comprendrais, si tu voulais en parler à des gens. Mais je te demanderais de ne pas le faire. Pas pour moi, mais pour le Centre. »
Claire regarda droit devant elle, par-dessus l’épaule de Tony, l’image sur le mur. Le fusain sur papier.
Noir sur blanc.
Je veux que tu partes, maintenant. Tu en as assez dit. »
Tony ouvrit la bouche pour dire quelque chose qui résoudrait tout. Mais Claire ne le regardait pas. Ne l’écoutait pas. Il marcha lentement vers la porte d’entrée, sortit. Elle se referma sur lui avec un clic qui ressemblait à un ultime petit soupir de soulagement.
Claire resta sur le canapé, immobile.
Une silhouette se détacha de l’obscurité de la chambre, s’approcha du canapé, s’assit à côté d’elle.
Ça va ? » demanda Larkin.
Les yeux de Claire se remplirent de larmes, sa lèvre inférieure trembla. Il passa gentiment le bras autour de ses épaules et elle se laissa faire, enfouissant son visage dans sa poitrine.
Elle sanglota sans bruit. Il la serra contre lui.
Emmène-moi au lit, finit-elle par dire. Emmène-moi au lit et ne me quitte pas demain matin.
D’accord. »
Larkin se mit debout, l’entraîna vers la chambre, sans jamais la lâcher.
Tanya avait faim.
Elle s’agenouilla sur le sol dégueulasse de son appartement, nu et bordélique, sous l’ampoule sale. Elle tremblait. Chaud. Froid. Elle se tint le ventre à deux mains, la douleur lui parcourut tout le corps.
Son ventre était un espace creux et agité de convulsions, bordé de dents de requin qui mordaient furieusement ses entrailles. Il était enragé, il criait famine.
Il avait envie de davantage que de nourriture.
Dans le passé, elle avait eu des désirs à satisfaire, comme tout le monde. Les gens normaux. Une maison. Une famille. De l’amour. Du bonheur. Du respect. Tout ça était bien loin derrière elle, désormais. Mangé, digéré : il n’en restait plus que le fantôme d’un souvenir. Une image pleine de poussière.
À leur place, il y avait la famine, un gouffre noir sans fond, cerné de murs couverts de sang. Pas juste le manque, mais un vide féroce qui réclamait d’être comblé, physiquement, spirituellement, mentalement.
Elle avait de l’argent. Elle avait travaillé dur pour en avoir. Dur. Mais les garçons n’étaient pas venus. Ils n’avaient pas laissé assez de came. Ce n’était jamais assez. Elle ne lui avait pas fait longtemps.
Ça n’allait pas.
Elle avait regardé partout par terre, sur la moquette, à la recherche de miettes à ramasser, de gouttes à sucer. Rien. Seulement de la poussière. Et encore de la poussière. Partout, de la poussière. Tout autour d’elle. De la poussière elle venait, pleine de poussière elle était.
Ça n’allait pas. Il allait falloir qu’elle sorte.
Elle se mit debout, marcha lentement jusqu’à sa chambre, attrapa un sweat-shirt, un jean, des baskets – plus rien n’était jamais propre –, rassembla l’argent que des hommes lui avaient donné pour se servir de son corps, quitta l’appartement, descendit les étages jusque dans la nuit.
Elle savait où elle allait. Quel appartement. Elle s’était juré de ne jamais y retourner après que les hommes qui s’y trouvaient lui avaient fait mal à l’intérieur d’elle, l’avaient fait saigner, pour son héroïne. Avaient accepté sa douleur comme paiement. Mais cette fois, elle avait de l’argent. Ce serait différent.
Elle traversa les rues, en se tenant le ventre, aveugle et sourde à tous et à tout ce qui n’était pas son manque.
Elle arriva à l’appartement. La porte, en acier de bateau de guerre et cadenassée, avait une fente renforcée par laquelle l’argent entrait, la came sortait. Elle sonna. La fente s’ouvrit.
’lut. Tu veux quoi ? »
Tanya sortit les billets de sa poche, les passa par la fente. Son visage se tordait de douleur, ses yeux se remplissaient de larmes.
Donnez-moi de la came. »
Sa voix raclait et craquait.
Combien ?
Pour le tout ! Pour le tout ! Juste… S’il vous plaît… »
L’argent fut pris, la fente refermée. Elle entendit des voix, des rires qui transpirèrent par les bords de l’épaisse porte en acier.
Elle tremblait, dansa d’un pied sur l’autre. Pas bon. La douleur se déplaçait en même temps qu’elle.
La fente se rouvrit. Un petit paquet emballé dans du papier d’aluminium apparut.
Voilà, petite. C’est un bon mélange, ça. De la spéciale, rien que pour toi. »
Des rires derrière la voix, bientôt rejoints par celui qui parlait.
Hé, petite, tu veux entrer ? On pourrait faire une petite fête ? On te donnerait du bon temps. »
Les rires redoublèrent. Tanya les ignora, prit le paquet, le mit dans sa poche. La fente se ferma. Elle se dépêcha de retourner à son appartement.
La douleur était encore plus intense, mais atténuée par la certitude qu’elle serait bientôt soulagée.
J’y suis presque, j’y suis presque, j’y suis presque… »
Elle se répétait la phrase encore et encore. Comme un mantra.
Elle arriva à l’appartement, entra.
Directement dans la chambre, le matériel prêt. Le paquet déballé. À la recherche d’une veine exploitable. Elle en trouva une entre ses doigts. Mains tremblantes, presque trop instables pour tenir la cuiller au-dessus du briquet.
Le sifflement et l’ébullition familière.
L’odeur.
Elle sourit presque, par anticipation.
Respirant profondément, s’empêchant de trembler, se concentrant.
L’aspirant dans la seringue.
La regardant à travers le plastique.
Son amour. Sa vie.
La couleur était différente, mais elle ne pouvait pas se préoccuper de cela maintenant. Elle devait en prendre.
Devait.
La veine fut attrapée, tapotée, rendue accessible.
L’aiguille introduite.
Dedans. En arrière. Dedans. Jusqu’au fond.
Et dehors.
Elle s’allongea sur le matelas, attendit. Que ce merveilleux engourdissement vienne prendre possession de son corps, l’entraîne ailleurs.
Elle attendit.
Mais il ne vint jamais.
À la place, son cœur se changea en une vieille batterie rouillée qui pompait de l’acide dans ses veines.
Ses os se faisaient récurer par du fil de fer barbelé.
Des danseuses avec des orteils en lame de rasoir dansaient furieusement dans ses muscles.
Elle roula sur elle-même, hurla. Mais ce n’était guère qu’un halètement étouffé, un gargouillis d’eau de javel.
De la spéciale, rien que pour toi. »
Les rires derrière la voix.
Elle se griffa le corps, essaya d’en extirper le poison.
Impossible.
Pleura des larmes de métal fondu.
S’il vous plaît… S’il vous plaît… »
Les mots, plus dans sa tête que dans sa bouche.
Aidez-moi… Je suis désolée, je suis désolée, s’il vous plaît… Aidez-moi… »
Carly, c’était son nom, Carly.
Je suis désolée… Oh, mon Dieu, je suis désolée… »
Rampant de droite et de gauche, vomissant et chiant ses entrailles.
Une bombe nucléaire explosa dans sa tête, son cœur. Les retombées empoisonnèrent son corps. Ultime corruption.
Elle hurla. Mais ce fut avorté, à peine un gargouillis.
Et Tanya cessa de se battre.
Elle resta allongée, immobile. La douleur, la vie, chassées de son corps.
Des yeux vides fixaient l’ampoule nue.
Plus de tristesse. Plus de bonheur.
Juste l’oubli.
Et de la poussière.