Le matin.
La journée commence. La nuit se termine.
Les rêves sont oubliés ou abandonnés, ou traînés jusqu’au réveil.
Les temps modernes : un épilogue
Les temps modernes, tels que nous les connaissons, ont commencé le vendredi 8 juin 2001.
Ce n’est pas une date choisie au hasard pour ses connotations futuristes à la Clarke/Kubrick, et elle n’est pas non plus encore officiellement reconnue comme telle. C’était le lendemain des élections générales.
Le gouvernement du New Labour de Tony Blair avait été reconduit au pouvoir pour un deuxième mandat par un raz-de-marée apathique. Les gens avaient voté pour eux faute d’alternative crédible.
Dans le pays que dirigeait dorénavant le gouvernement de Blair, le gouffre entre les riches et les pauvres n’avait jamais été aussi profond. Des infrastructures ferroviaires dans un état de délabrement irréversible. La crise de l’éducation. Du logement. De la santé. Des aides sociales. Les financements coupés. Jamais rétablis.
L’héritage de Thatcher : des bombes à retardement qui explosaient partout dans le pays.
Dix-sept ans de sous-financement délibéré par les conservateurs.
Cinq ans d’inertie du New Labour.
Une combinaison…
Voilà. »
Une tasse de thé fut déposée à côté de l’ordinateur portable de Larkin.
Merci.
J’ai probablement tout rangé à la mauvaise place.
Impossible, dit-il, relisant ce qu’il venait d’écrire. Rien ici n’a de place déterminée.
C’est vrai, dit Claire, mais on va y arriver. »
Larkin s’arrêta d’écrire, s’étira.
La pièce était mieux rangée. Les étagères contenaient des livres, des CD. La chaîne hi-fi était branchée. Les vêtements étaient dans les placards. Il y avait toujours des cartons par terre, mais ils n’étaient plus si nombreux.
On y arrivait.
Il s’approcha de Claire, lui passa le bras autour des épaules. Elle se blottit contre lui.
Tu devrais mettre quelques meubles ici, dit-elle. On a l’impression d’attendre le bus.
C’est la prochaine étape. Tu veux l’attendre avec moi ? »
Claire portait la robe de chambre de Larkin. Lui, un T-shirt et un caleçon. Ils s’enlacèrent.
Est-ce que ça te fait bizarre d’avoir une femme chez toi ?
Ça me fait bizarre d’avoir une femme dans ma vie. Mais je m’y habitue.
Tu sais, lorsque je me suis réveillée avec toi, j’ai cru que tu étais…
Parti ? »
Claire acquiesça.
Alors que je suis chez moi ? » Larkin sourit. « Non. Je suis toujours là.
C’est bien. »
Elle l’embrassa.
C’était profond, sincère. Ils finirent par se détacher l’un de l’autre.
Larkin regarda par-dessus l’épaule de Claire, aux quatre coins de la pièce.
Les fantômes apparaissaient rarement à la lumière du matin. Ils se cachaient dans l’obscurité, s’accrochaient aux ombres. La présence de Claire, il le savait, aidait à éclairer ces ombres.
Claire regarda sa montre.
Tu devrais te préparer. Ça va être l’heure d’y aller.
D’accord.
C’est un des inconvénients de cet endroit. De devoir se lever si tôt pour aller au travail.
Il y a des aspects positifs.
Je sais. Ça t’embête si je prends une douche ?
Pas du tout. Ça t’embête si je viens avec toi ? »
Louise se réveilla lentement, s’étira. Elle regarda de l’autre côté du lit. Tony dormait encore.
Cela faisait des années qu’elle ne s’était pas sentie aussi détendue.
Suzanne dormait dans une autre chambre. Elle n’avait fait que ça depuis des jours. Après ce qu’elle venait de vivre, c’était une bonne chose.
Suzanne avait tout raconté à Louise. Brisée. Louise l’aidait à se remettre. Lentement, mais elles allaient y arriver.
Tony avait insisté pour qu’elles emménagent avec lui. Cela aurait pu être une excellente recette pour un désastre, trois personnes aussi abîmées vivant aussi proches les unes des autres. Mais cela faisait une semaine maintenant, depuis cette nuit au Wills Building, où tout avait changé pour eux. Ils se donnaient un peu d’espace, les uns aux autres. Ils faisaient attention les uns aux autres. Ils s’autorisaient à guérir.
Tony avait accepté de suivre un traitement contre son addiction. Louise avait accepté de l’aider.
Louise le regardait, allongé là, les yeux fermés, paisible. Elle l’aimait. Elle l’avait toujours aimé. Même après cette nuit dans son appartement avec Tommy Jobson. Elle avait été furieuse contre lui, avait voulu ne plus le revoir, mais elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Elle l’avait aimé pendant toutes ces années passées avec Keith, soutenue par les coups de téléphone, et finalement allongée dans son lit près de lui. Et elle l’aimait toujours.
Le réveil sonna.
Louise sursauta, choquée, puis comprit ce que c’était. Elle se rallongea.
Tony ouvrit les yeux, lui sourit.
Bonjour, toi, dit-il, la voix encore toute endormie. Bien dormi ? demanda-t-il.
Comme une pierre. Ça va de mieux en mieux. Et toi ?
Pas mal du tout. » Il se mit sur le dos, regarda le plafond. « C’est l’heure de se lever. Allez. »
Mick commença de marcher en direction de la ville.
Il n’avait pas dormi. Ou alors, il ne s’en souvenait pas.
Le jour et la nuit, c’était la même chose pour lui, maintenant. Il était dans le noir, que ses yeux soient ouverts ou fermés. Éveillé ou endormi, il avait tout le temps l’impression d’être dans un cauchemar.
La police lui avait rendu visite deux fois la semaine précédente. La première, pour l’informer de l’arrestation de son fils, et pour leur demander, à Angela et lui, de venir au commissariat.
Ils avaient suivi les policiers et avaient trouvé leur fils dans un état épouvantable, pleurant tellement qu’ils ne comprenaient rien à ce qu’il disait. L’avocat commis d’office leur avait expliqué.
Trafic de drogue. Sexe avec une mineure. Kidnapping. Coups et blessures. Meurtre.
Mick était pétrifié. Angela s’était mise à engueuler Davva. Avait hurlé, crié, lui avait dit à quel point il avait été stupide. Mick s’était interposé, l’avait calmée. Davva s’était remis à pleurer. Il avait besoin que sa mère le prenne dans ses bras. Elle ne le fit pas.
Davva fut interrogé, inculpé, enfermé. Lui et son ami, leur avait-on dit, seraient envoyés dans une unité sécurisée.
Mick et Angela étaient rentrés chez eux.
Deux jours plus tard, un autre policier avait appelé. Le corps en état de décomposition avancée d’une adolescente avait été retrouvé dans le Wyn Davies House. Ils pensaient que c’était celui de leur fille, Tanya. Morte d’une overdose d’héroïne.
Mick était tombé en état de choc, qui avait ensuite laissé la place aux larmes. Angela était restée silencieuse.
Il y avait un bébé, avait dit Mick. Carly.
Aucun bébé n’avait été retrouvé dans l’appartement, mais ils enquêteraient.
Il fallait qu’ils identifient le corps. Le cadavre gonflé et corrompu qu’ils virent n’avait pour eux aucune relation avec la fille qu’ils avaient connue.
Quand il était rentré chez lui, Mick avait pleuré. Angela avait dit :
Ben, c’était pas notre fille.
Non, avait dit Mick tristement.
Elle avait cessé d’être notre fille il y a des années. »
Mick l’avait regardée, trop étonné pour répondre.
Et pour notre fils, je m’en lave les mains. »
Mick n’avait pas pu rester silencieux plus longtemps.
Tu t’en laves les mains ? Tu t’es lavé les mains de Tanya, et regarde ce qui lui est arrivé ! »
Angela se tourna vers lui, les joues rouges et tremblantes de colère.
Tu dis que c’est ma faute, c’est ça ? C’est ça, les remerciements que je reçois pour tout ce que j’ai fait pendant toutes ces années ? Et toi, tu étais où ?
J’étais ici. Ici même. À te laisser faire tout ce que tu voulais sans rien dire.
C’est ça, c’est ma faute.
Regarde-toi ! Non, mais regarde-toi, seulement ! Tu n’as aucun amour en toi, pas vrai ? Aucun amour. »
Mick attrapa son manteau. Il tremblait.
Où tu vas ?
Ailleurs. »
Il claqua la porte derrière lui.
Il était sorti, et il était resté dehors.
Maintenant, il arrivait dans le centre-ville. Il regarda l’heure à l’horloge. Le supermarché serait ouvert, mais pas pour ce qu’il voulait.
Il trouva un mur derrière une rangée de chariots, regarda par terre pour voir s’il n’y aurait pas des pièces d’une livre, n’en trouva pas. Il s’assit et attendit.
En face de lui, il y avait une vieille affiche, qui datait des élections. Du parti Travailliste :
ALLEZ VOTER, OU BIEN ILS NE S’EN IRONT JAMAIS
On y voyait les cheveux de Thatcher sur la tête de Hague
1.
Mick fixa l’affiche, plissa les yeux. Plus il regardait, et plus il voyait le visage de Blair au-dessous des cheveux, et non pas celui de Hague. Il rigola.
Trop tard, mon pote, dit-il à haute voix. Ils sont repassés. »
Mick attendit.
Tony était assis à son bureau dans le Centre, nerveux maintenant que c’était le moment. Il savait parler aux autres de leurs problèmes, de leurs addictions. C’était son métier, son talent. Ce qu’il ne savait pas faire, c’était parler des siens.
Merci d’être venus. »
Il parcourut la pièce du regard. Larkin, Claire et Louise. La porte était hermétiquement fermée.
Merci d’avoir proposé d’aider. Je vous en suis reconnaissant. J’ai pris conseil, à la fois médical et juridique, pour savoir où j’en étais. Il y a un docteur avec qui nous travaillons ici. On va mettre un traitement au point ensemble. Faut bien faire quelque chose pour continuer à avoir de la meilleure qualité. »
Il sourit faiblement. Les autres répondirent avec gentillesse.
Est-ce que tu veux toujours l’annoncer publiquement ?
Stephen pense que c’est la meilleure chose à faire. Après tout ce qui s’est passé ces derniers temps, beaucoup de gens vont s’intéresser à nous. Et je dois dire, je crois qu’il a raison.
C’est préventif, dit Larkin. Si on ne joue pas la transparence, alors des rumeurs concernant Tony risquent de se propager. De cette façon, nous pouvons contrôler les interviews, la presse. Nous faisons en sorte que Tony soit présenté sous le jour le plus favorable possible.
Et que le Centre puisse continuer de fonctionner, dit Claire.
C’est le plus important, dit Tony. Il faut que le Centre continue. Même si quelqu’un d’autre doit me remplacer.
Peut-être n’en arrivera-t-on pas là », dit Louise.
La police avait traité Tony, Suzanne et elle de manière assez bienveillante, pensa-t-elle. La seule chose qui avait suscité quelque suspicion de leur part était la présence de Tommy. Tony avait expliqué qu’il ne pouvait pas refuser les dons quand il en trouvait. Il avait également utilisé ses relations dans la police locale et parmi les politiciens, pour minimiser l’impact.
Malgré tout, ils savaient qu’il y aurait des fuites. C’était là que Louise avait suggéré de demander à son frère de gérer cet aspect des choses.
Les funérailles de Tommy avaient été une foire médiatique. Les cameramen des journaux télévisés s’étaient battus pour obtenir des plans de célébrités, de criminels et de criminels célèbres ; des caméras de la police avaient discrètement filmé les participants, les flics avaient noté qui riait le plus fort, qui souriait le plus largement, sachant qu’ils allaient faire la queue pour prendre la succession de Tommy.
Tony avait été invité aux funérailles de Tommy. Louise avait insisté pour qu’il décline.
Karl était à l’hôpital, dans le coma. Louise avait essayé de s’inquiéter pour lui, mais elle n’y était pas arrivée. Elle ne ressentait rien, à part de la colère et du soulagement.
C’était merveilleux de se sentir libérée de Keith, de ne pas voir ses idées, ses pensées, constamment dénigrées. Elle était triste pour Ben, cependant. Elle lui avait donné le choix, et il avait décidé de rester avec son père. Elle l’avait accepté en espérant qu’avec le temps, il la comprendrait mieux.
Keith ne s’opposa pas à sa demande de divorce. Elle aurait une très confortable pension alimentaire, aussi. Il savait exactement tout ce qu’il avait à perdre.
Elle était contente que Suzanne soit avec elle. Elles essayaient vraiment de s’entendre, toutes les deux. Ce n’était pas facile, mais elles allaient y arriver. Parce qu’elles le voulaient toutes les deux.
Et Tony. Eux aussi, ils y arriveraient. Ils avaient bien survécu jusque-là.
Elle regarda par la fenêtre. Coldwell.
Un poivrot était assis sur le mur en face des toilettes publiques. Il souriait tout seul.
Même lui était de bonne humeur, comme elle.
Ils y arriveraient.
Mick, qui entendait le « clink » satisfaisant à l’intérieur de son sac à provisions, s’assit sur le muret en face des toilettes publiques de la place principale de Coldwell. Il décapsula sa première cannette de Carlsberg Special, saliva en entendant le pop caractéristique, la porta à ses lèvres et la but d’un trait.
Excellent. La première de la matinée, c’était toujours la meilleure.
Il était seul. Ses amis le rejoindraient bientôt. Il serait content de les voir. Il avait fini par trouver un endroit où il se sentait bien, des gens dont il aimait la compagnie. Ils ne le jugeaient pas, ils n’attendaient rien de lui. Et lui n’attendait rien d’eux en retour.
C’était un endroit où il pouvait aller pour tout oublier, pour être lui-même.
Il jeta un coup d’œil aux fenêtres du Centre. Sentit une pointe de culpabilité. Tony avait essayé de l’aider. Il avait vraiment essayé. Mais c’était trop difficile. Cela, d’un autre côté, était tellement plus facile.
Et tellement plus rassurant.
Il y avait quelqu’un à la fenêtre de Tony. Une femme. Mick ne savait pas qui c’était, mais elle souriait.
Mick regarda la place. La journée s’animait lentement.
Se mettait en route.
Il prit une autre cannette.
Excellent.
Une inquiétude flotta dans son esprit : que se passerait-il lorsqu’il n’aurait plus de cannettes ? Il se dit de se calmer. Il verrait bien quand il en serait là. Pour le moment, il avait ce qu’il voulait.
Il but encore un coup.
Attendit.