Une lumière très douce. Les bouffées d’air chaud et d’air froid s’enlacent à présent comme des serpents. S’enroulent et se rétractent. C’est l’aube. Heure de grâce, la seule où le monde ne nous méprise pas complètement ; et je peux le laisser me pénétrer, flairer.
En bas, au village, tout le monde dort encore. Sur le toit du café d’Aiech resplendit l’orgueilleuse crête – l’enseigne rouge, énorme, de Coca-Cola. Mais les maisons brunes ne se sont pas encore éveillées au cri pourpre du coq américain, et les murs de glaise s’adossent encore l’un contre l’autre, dégageant une légère vapeur matinale, comme le souffle des chevaux qui dorment ensemble.
Et moi, je ne dors pas. Il y a des années déjà que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Pourtant, ma petite-fille Naj’ah, l’enfant secrète, ne me croit pas quand je lui raconte cela, elle me rit au nez de son rire fin, ténu ; mais le ciel et la lune sont témoins.
Peut-être une somnolence de temps à autre. La vieille citrouille creuse glisse pour un instant sur la poitrine et se balance un peu, là, pendue au fil du cou. Il y a un moment de repos. Puis les démons se mettent à danser sur la soucoupe de mon œil vide, celui qui s’est révulsé vers l’intérieur tandis que je volais au-dessus du village, au-dessus de la place des Hommes, tel un oiseau-malgré-lui, et eux, les démons, de leurs mouvements de jambes qui ressemblent à des éclairs, me brouillent la mémoire, soulèvent une poussière brillante dans l’espace de ma tête de courge ; ce n’est pas ainsi que cela s’est produit, me chantent-ils, c’est toi qui as imaginé telle et telle chose, ceci et cela ne t’est pas arrivé à toi, mais peut-être à Shoukri Ibn Labiv qui est parti pour les grandes villes, et c’est de sa bouche que tu l’as entendu, et ce malheur, il n’est pas des tiens, c’est Nouri Al Nawar, le bohémien, qui te l’a vendu avec la tunique en soie chypriote, les plumes d’autruche, et le chapeau de liège anglais.
Je m’éveille en sursaut, j’écrase la soucoupe de mon œil blanc pour essuyer les traces de leurs pieds, et je recommence, sans broncher, à nouer les cordes qui se sont défaites – les marques de la petite vérole sur le visage de mon sombre frère aîné, Nimer, lorsqu’il m’apportait le repas au fond de la cour ; mon père, Shafik Abou Shaaban, que l’on appelait du nom d’un fils qui n’était pas de lui, et la vision de son énorme ventre lorsqu’il errait tristement de pièce en pièce, franchissant l’embrasure des portes en oblique, et son bras lisse, éléphantesque, pendant à ses côtés comme un immense tuyau en caoutchouc ; les fèves cuites que Darios, mon sauveur et bienfaiteur, enfonçait entre mes doigts de pied pour guérir les plaies purulentes, et la vue de sa petite calvitie ronde qui se révélait alors à moi. Il y a tant à se remémorer en permanence. Les visions tombent et meurent et il faut, à tout moment, leur insuffler une vie nouvelle. Attiser l’étincelle vive qui réside en elles, et en éclairer, le temps d’un clin d’œil, la pénombre de la mémoire. C’est une guerre têtue et sournoise, je dois être sur mes gardes, savoir qui sont mes soldats et qui sont les espions, qui je poste en sentinelles pour faire diversion loin de l’entrée de ma grotte, et qui panse mes plaies dans un de ses creux.
Hier, Yazdi est venu. Le plus jeune de mes bâtards. Le seul que je n’aie pas tué par ma futilité lorsqu’il eut atteint l’adolescence. Je lui insufflais également une vie nouvelle à chaque moment, et j’attisais l’étincelle vivante dont il était marqué comme une brûlure de vérité, et malgré tout il m’est revenu hier étranger, le corps rigide, comme une dépouille d’amour. Il est venu à une de ces heures qui devancent l’aube, les membres tout tendus, et la mort couvant déjà dans son visage d’enfant, auquel s’accrochait une moustache étrangère. Il est venu alors que je ne l’attendais pas. Il s’est soudain matérialisé de mes pensées. Il y avait un an que je ne l’avais vu. Un an depuis qu’il avait suivi ces acteurs ambulants, cette troupe de récitants. Pendant les trois premiers mois, je n’ai pas su s’il était vivant ou mort. Mon corps était alors comme un four qui explose. Je marchais, pleurais, grinçais des dents, me frappais la tête et la plaque de mon cœur comme l’un de ces aveugles qui se lamentent, et je dormais dans les champs, et aux pieds du térébinthe sur la pente de l’oued, n’ayant que son nom à la bouche, Yazdi Yazdi.
Trois mois plus tard ont commencé d’arriver des lettres de lui. Ses messages et ses souhaits étaient introduits par le vent dans la fente du térébinthe, à l’endroit où m’a trouvé Darios, mon sauveur et bienfaiteur, chez lequel j’avais conduit Yazdi pour lui enseigner la langue que nous parlerions. Je ne sais comment le vent avait trouvé la fente de l’arbre, et je n’ai pas découvert d’empreintes humaines autour du tronc. Je traînais mes pieds secs jusqu’à la pente de l’oued, fourrais ma main dans la fente étroite, fouillais dans la cachette pour en retirer le plus souvent une poignée de paille ou un nid d’insectes noirs, mais il arrivait que je touche une lettre, et mon cœur cessait de battre.
Ce n’étaient pas des missives de papier qu’il m’envoyait. Il ne savait pas écrire, et moi, je ne connais pas les caractères. Mais il connaissait le langage des plantes, car je le lui avais enseigné, et il m’expédiait par son envoyé secret des feuilles écrasées ou des tiges froissées, ou une ronce cassée, et moi, de mes doigts tremblants, j’étalais le contenu du paquet humide, compact, et le triais selon les espèces, les nouvelles, les maux, et je lisais ; voici le fruit sec du garsawa, qui chasse la nostalgie du cœur, et là les fleurs jaunes, écrasées, du gaisoum, la plus amère des plantes, et je posais une de ces fleurs sur ma langue, et lisais de ma salive la voix de mon fils disant que la séparation était plus amère encore que le gaisoum, et de temps à autre je trouvais aussi dans la pâte humide les feuilles dentées de la khashishat-el-nakhl, qui ont la vertu de guérir la mélancolie.
Et je décryptais fiévreusement les paroles de mon fils dans la plante, son amour, son inquiétude, sa nostalgie, et j’étais fier de lui, du fait que même de loin il se souvînt de la science des plantes que je lui avais inculquée, et cependant ma fierté était trouble, et la paume de ma main froissait ses lettres vertes, car il avait mal agi en les suivant, en les laissant s’introduire entre nous et en nous, et il aurait été mieux inspiré de faire bouillir les feuilles de la khashishat-el-nakhl et d’enduire son front du liquide, de s’en frotter les tempes avant de me les envoyer, car cette plante ne guérit pas seulement du chagrin, mais aussi de l’étourderie.
Et Yazdi n’a pas entendu mes méditations et il n’est pas revenu. D’autres plantes ont commencé d’être introduites dans la fente de l’arbre, et mon doigt gelait en les touchant. Je ne voulais pas les sortir à la lumière du jour. Je connaissais parfaitement le contact rigide, cassant, des feuilles de l’azak, l’arbre des pleurs qui verse des larmes de résine dès qu’on le heurte. Mon fils me contait des paraboles. Il disait aussi des choses claires : je rencontrais là aux mois du printemps les feuilles de Shakik Al Naaman, plaies du défunt Naaman qui se relève toujours de la mort. Yazdi chuchotait à mes doigts une nouvelle renaissance. Une guerre contre la tyrannie qui nous avait enveloppée. Il parlait d’un affront déversé dans une larme.
Et un jour, j’ai trouvé dans la fente du térébinthe un bout de papier et j’ai su aussitôt que je l’avais perdu. Il y avait inscrit de grosses lettres épaisses, et je pouvais m’imaginer sa langue tirée par l’effort pendant qu’il écrivait. Ses étranges sourcils frémissant au-dessus du crayon. Mieux eût valu qu’il n’écrivît pas.
Il me fallait alors me rendre à la grotte de Shoukri Ibn Labiv et attendre dehors que la leçon de Coran qu’il donnait aux enfants du village prenne fin, et pendant ce temps ses abeilles jaunes bourdonnaient au-dessus de ma tête, essayant d’absorber le miel des fleurs dessinées sur ma tunique de soie, et je les frappais avec mon chapeau, criant, jurant, et le bruit de leur bourdonnement avec les voix d’enfants répétant en chœur les paroles de Shoukri tourbillonnaient dans mon oreille, et les traits grossiers et tordus de Yazdi rampaient dans la paume de ma main, brûlants comme les torches de Pâques.
Ensuite les enfants se chaussaient, ôtaient la lafa rouge de sur leurs têtes, baisaient la main de leur maître, échangeaient des clins d’œil, émergeaient dans la lumière du jour, et se mettaient aussitôt à lancer des pierres de toutes parts, sans me manquer non plus.
Et dans la fraîcheur de la grotte Shoukri se lavait les mains dans sa cuve métallique, rangeait paisiblement les trois livres du Coran dans la petite armoire en bois, et ensuite seulement il se tournait vers moi, les lèvres pincées comme toujours, et la main tendue. Et il déroulait le papier, regardait, hochait son énorme tête chevaline avec étonnement, puis rugissait à mon endroit avec colère : ce sont des traits morts, Hilmi, de l’encre versée sur du papier, et en s’accouplant ils mettront au monde encore la mort.
Shoukri est presque mon seul ami parmi les gens du village – du reste c’est le seul qui me surpasse en années. Je me rappelle encore les temps où il allait lui-même à la koutab, à l’école du cheikh Fah’er, avec les jeunes garçons rieurs, il traversait la cour où j’étais ligoté à un arbre, et il faisait des farces à mes dépens, m’attachant les pieds à un âne et lui enfonçant une cigarette allumée dans le postérieur, ou me mettant plein la bouche des criquets vivants, ou me forçant à boire une bouteille entière de pisse de chien. Maintenant, il ne commet plus d’enfantillages, et même le sourire, le ricanement et le rire lui sont interdits, car, encore enfant, il était allé à la zawiya du cheikh Salah Hamis, le plus illustre des derviches d’Al Quds, qui avait appris le Coran de la bouche d’une vieille shikhiyat, et là-bas, à la zawiya, dans le coin de la mosquée, Shoukri Ibn Labiv a fait le vœu de toutes sortes de pénitences et de mortifications qui ne sont d’aucune utilité, comme par exemple se priver de rire, et même de sourire, mais il n’a pas rapporté de là que des idées futiles, il a ramené aussi une grande sagesse, et c’est le seul habitant d’Andal à qui je n’ai pas honte de demander conseil.
C’étaient des mots durs que Shoukri formait avec ses lèvres à partir des vilains traits. Du sang, une guerre sacrée, un soulèvement populaire. Les propos de Yazdi sur le papier sont enthousiastes, il ne voit pas de qui le sang se répand dans l’encre, et Shoukri continue à me becqueter avec des mots, révolte organisée, actes de terrorisme et de destruction, redressement du dos rompu et restitution de l’honneur souillé. Et je me crispe de stupeur, de souffrance. Comme le monde m’a frappé. Comme il m’a berné et m’a dérobé mon fils unique, ce charmant idiot que je m’étais réservé pour l’aimer. Comme il s’est infiltré dans mon rêve.
Une fois est arrivée une photographie. Froissée et fissurée. Il y avait là mon fils Yazdi, sur le crâne oblong duquel jamais n’avait poussé un cheveu, vêtu en karakoz, l’uniforme militaire moucheté, un fusil en papier à la main, et sur sa lèvre serpentait la moustache.
Il n’y avait là que son image, et des deux côtés de son corps le papier de la photographie était découpé aux ciseaux, pour que je ne voie pas ses amis qui l’entouraient, mais une main, amputée, était restée posée sur son épaule, en manière de camaraderie. Et en le voyant ainsi, des lunettes noires couvrant la moitié de son visage, et son menton d’enfant saillant, en dirigeant mon doigt le long de son corps découpé, déjà je sentais en lui l’infinie solitude de celui qui a été retranché de sa vie et auquel ne reste que la coquille de son corps, pleine de bouts de mots cotonneux que des étrangers ont fourrés en elle, et mon fils m’est apparu, à ce moment-là, comme l’un de ces animaux empaillés pendus par la queue dans la tente de Shaaban Ibn Shaaban, le plus amer des chasseurs.
Il était si fier et si sot lorsqu’il s’est détaché de mes pensées et du flanc de la butte pour venir se tenir là, devant moi, un homme à ses propres yeux ; ya ba, m’a-t-il dit de sa voix aiguë d’enfant, ya ba, me voici, et il s’est approché pour me baiser la main, et moi je la lui ai vivement écartée de la bouche, car jamais je n’ai supporté cela, ce n’est pas moi qui lui ai appris à lécher la main d’un homme, et Yazdi, confus, s’est redressé, a enfoncé sa tête entre ses épaules étroites et a dit en gazouillant, tu es encore comme ça, ya ba, et je lui ai répondu : un homme de soixante-dix ans ne va pas à la koutab, tu me connais, pourtant.
Il a dit : Tu es encore fâché contre moi, ya ba.
J’ai dit : Fâché, mais n’en parlons pas. Il est vain d’en parler, comme l’appel d’un muezzin à Malte, où il n’y a pas de musulmans.
Il a dit : Et mes lettres, tu les as reçues ?
J’ai dit : J’ai reçu. Et qui donc t’a si bien appris à écrire ?
Il a dit : Là-bas, ils nous enseignent tout. J’ai aussi des amis là-bas.
Je me suis souvenu soudain de la main amputée posée sur son épaule et je l’ai observé, et j’ai vu qu’en effet il était déjà lui-même découpé des deux côtés, que la lumière du matin était déjà dentelée sur ses contours, et que le ciel s’écartait légèrement de lui. Il avait vu mon regard, parce qu’il m’a dit avec colère, avec un bégaiement qui le prenait toujours dans les moments d’embarras, que qu’est-ce que j’aurais dû faire, ya ba, rester pourrir à Andal ?
Alors je lui ai pris la main, je l’ai conduit dans la grotte, et je l’ai assis sur la paillasse. J’ai sorti les grains de café de la boîte que m’a donnée Nouri Al Nawar, et je me suis mis à les piler, et pendant tout ce temps je ne l’ai pas quitté des yeux. Shoukri Ibn Labiv m’avait appris le secret. Que tout comme les caractères écrits qui ne sont que des signes morts, dépourvus de vie en tant que tels, n’engendrant joie ou souffrance que lorsqu’ils se touchent, il en va de même pour nous, pour les hommes et les chiens et les livres du Coran et les raisins et les abeilles qui habitent les jarres fêlées, et les soldats et le moukhtar et le térébinthe et le bohémien et le chasseur, et mon Darios, il en va de même pour lui aussi, et moi je dis aussi – ma petite-fille Naj’ah et le soldat israélien égaré qui est venu et m’a touché la main, et qui ensuite a séjourné chez moi pendant cinq jours et a converti mon cœur en amour pour lui, et de même pour les plantes médicinales et les plantes vénéneuses et les chants de mariage et les lamentations et les corbeaux et les vautours et les jeux d’ombre de mes doigts sur la roche crayeuse, qu’est-ce que tout cela, sinon des signes morts ? Nous ne sommes que l’écriture d’une main invisible, messages et vœux introduits dans une fente entre ciel et terre ; nous ne sommes qu’une missive, m’enseignait Shoukri, et les poils blancs sur le roc de son nez remuaient un peu au vent comme la crinière d’un cheval, que des signes morts, et la douleur et le bonheur que nous engendrons l’un avec l’autre, jamais nous ne les comprendrons. Peut-être le fou, m’explique-t-il les yeux fermés comme pour une sombre incantation, comprend-il ces enfants à nous, qui naissent de nous sans plaisir. Seul le muet pourrait peut-être s’en mortifier, s’en réjouir, les sentir comme des éclats de verre dans ses entrailles ; peut-être l’aveugle les lit-il dans les sept tons du blanc de son œil.
Je ne pouvais rien dire de tout cela au jeune garçon qui était assis en face de moi, frisant sa moustache rare et ricanant doucement. Et comme je m’étais tu, il s’est mis à parler. Il m’a parlé de ses amis. De la ville de Beyrouth où il vivait. Il a parlé des camps d’entraînement. Des poupées en papier qu’il criblait de balles. De ses vaillants chefs. Et moi, j’écoutais, étonné. D’où lui venaient ces mots ? Jusqu’à l’âge de douze ans, il avait pourtant été comme muet, il ne savait parler qu’avec moi, dans notre langage de bébés.
Par surprise et supplication, je me suis mis à lui parler sans mots. De mon œil vide, uniquement. Je lui ai rappelé de petites choses. Comment, alors qu’il venait à peine de naître, je l’avais arraché des bras des femmes, et j’avais salé sa chair de mes propres mains, et n’avais pas laissé la daya, la sage-femme, le regarder et lui murmurer sa bénédiction désuète, parce qu’il serait différent des autres enfants. Puis j’avais brodé de mes mains tordues le tob et la takiya, où j’avais incrusté les amulettes que m’avait données Shoukri Ibn Labiv, et les pierres colorées que Nouri Al Nawar avait achetées à un marchand venu d’Aqaba, et j’avais oint tout son menu corps de jus de basilic, parce qu’il serait différent des autres enfants.
Et j’ai continué à lui raconter comment je le nourrissais avec une outre en peau de bélier, le balançais pendant de longues heures dans le grand berceau en bois, comme si je le barattais. Et comment je le portais sur mon dos, à la manière d’un cheval, à l’aide d’un vieux corset jaune que m’avait rapporté Nouri d’Al Quds, galopant avec lui dans toute la cour, lui chuchotant à l’oreille. Parce qu’il serait différent des autres enfants.
Et je lui ai encore parlé, sans mots, avec le scintillement de mon œil et les palpitations de mon cœur, de notre village, que nous avions édifié avec tant de peine pendant nos brèves années d’amour, comment nous y avions introduit prudemment tout ce que nous trouvions autour de nous, hommes et femmes, charrues et selles, chacals et tabac, coups de fouet et pleurs de nourrissons, et l’écoulement du lait dans le pis, et les étuves où on brûle la chaux, et le karami épais avec lequel on alimente les fours, et nous donnions à chaque chose un nom ou une plainte, ou un soupir, tout étonnés de lire dans le cœur de l’autre, moi de savoir interpréter ses faibles balbutiements, lui de parvenir à assembler mes mots dans sa cervelle-d’œuf-de-huppe, et nous continuions à intégrer au village nos délices, les airs du rababa et le chant des meuniers, et le bourdonnement de la conversation des hommes au maq’ad, et le scintillement des amulettes des femmes, et l’éclat de la lame de rasoir qui fait couler le sang, et tous les caractères. C’était pour nous comme un jeu. Un jeu parmi tant d’autres : notre village invisible. Il ressemblait par sa structure à Andal, peut-être parce que nous ne connaissions pas d’autres villages, mais il était à nous seuls. Et nous lui donnions une vie, étendus sur le dos dans le champ parmi les ronces ou dans l’oued, nous réchauffant au soleil comme des lézards, et nous suggérions sans mots d’y introduire peut-être aussi le vieux Naffi, et nous dirions de lui qu’il est une sorte de Katzman, que si les noms avaient un prix, et il aurait appelé ses fils « excrément » ou « boue », pourvu que ce soit un nom bon marché. Et nous pourrions y mettre Nouri Al Az, cette vermine visqueuse devenue moukhtar, et si nous n’en voulions pas – pas de femmes. Et nous pourrions y placer la vieille Dahaisheh qui prédirait l’avenir à tout le monde selon les lunules des ongles, et nous amènerions Shoukri Ibn Labiv qui déambulerait dans les ruelles, des épingles fichées entre les lèvres et les doigts pour ne pas rire, que Dieu l’en garde, et encore des vieillards et des jeunes filles, comme tout ce que nous avions vu à Andal, à cette différence près que chez nous ils étaient plus légers, évanescents, comme faits d’une fine fumée, comme perçus au travers d’une larme, et ils ne risquaient pas de rire à voix haute et de dévoiler ainsi leurs dents.
Yazdi était un enfant. Un enfant sans cheveux, au crâne reluisant et pointu, dont les yeux écarquillés s’accrochaient à mes lèvres, et un fin filet de salive dégoulinait au coin de sa bouche. Je fuyais avec lui dans les champs les railleries des femmes et des gens. Sur la pente de l’oued et dans les tanières des chacals. Là-bas nous sculptions dans l’air et taillions dans le vent. Nous nous grognions l’un à l’autre les mots les plus profonds, gémissant comme les petits de l’homme, comme je grognais dans mon enfance lorsque le monde ne s’était pas encore refroidi et coagulé en lettres et en personnes et qu’il chavirait encore en moi comme une houle d’éclats de verre multicolore.
Nous parlions si peu. Je lui avais peut-être raconté trois histoires pendant toutes les années de notre amour. Peut-être quatre. Je ne pense pas que plus de cent mots se soient interposés entre nous. Mais c’étaient les plus beaux, les plus désirés des mots, dans chacun de leurs plis fluctuait la vie. Et à présent nous avons tant de mots, et nous ne disons rien.
– Toi, papa – me dit-il –, tu rêves éveillé. Maintenant, il faut faire des choses. Il faut lutter.
– Ils sont très forts – je lui réponds – et il n’y a pas moyen de les vaincre par la force.
– Et par quoi donc ? Par le silence ? Par des rêves dans des barriques ?
Comme il parlait. Comme le mot « barrique » sonnait de façon rebutante dans sa bouche.
– Non, par le silence ; en étant plus faible qu’une plume. Plus fragile qu’un œuf.
– Ça ne servira à rien, ya ba. Ils ne comprennent que le langage de la force.
– Ce sera une autre guerre. Longue et difficile. Et les armes en seront la ténacité, la patience, et la faiblesse infinie. Ils ne résisteront pas à cela.
Il hoche la tête en signe de négation. Ses sourcils épais, étranges, s’agitent comme deux bestioles poilues et effarouchées. Il connaît mes pensées et les méprise. Je ne le reverrai pas. Je le sais déjà. Si nombreux sont les jeunes gens qui de nos jours courent à leur mort, et un vieil homme comme moi reste là. Si seulement j’étais parvenu à le préserver idiot.
– Et quelles nouvelles ici, ya ba, comment va le village ?
Je me tais. Que lui dire ? Que depuis qu’il est parti, je n’ai presque plus personne avec qui parler, à l’exception de Naj’ah, qui est muette ? Que cela fait quelques semaines que ne suis pas descendu au village, et que lorsque le gouverneur et le jeune soldat sont venus, je n’ai pas pu me retenir et que je me suis ridiculisé ?
Que dire à un étranger ? Que ce n’est qu’aux heures d’insoutenable chagrin que je remue mes vieux os pour retourner sur la pente de l’oued, au temps de mon enfance, à Hilmi-le-maudit-Mal’un-Alla, et Hilmi- va-t’en-Rukh-Min-Hun, et prenez-le-noyez-le-dans- le-puits-ou-ramenez-le-au-nid-du-coucou-qui-l’a-perfidement-pondu-dans-ma-matrice ; que dire à un étranger ?
Et je me tais. Il entendra sans doute les mêmes propos, et de plus durs encore, de la bouche de sa mère qui vit au village, s’il descend lui rendre visite. Elle qui est montée un matin jusque-là pour entraîner ma Naj’ah par les cheveux, et quand j’ai sorti la tête de la barrique où je m’étais plongé et lui ai demandé ce qui la mettait dans une telle colère, elle a lâché un moment les cheveux de Naj’ah, m’a regardé avec horreur, et dit : Ah, il sait encore parler, et elle a aussitôt tourné le dos pour s’enfuir.
Les paroles de cette femme sotte étaient pour moi comme le signe que, pour la quatrième ou cinquième fois de ma vie, je m’en retournais une fois encore par le même chemin désolé au temps de ma prime enfance, recroquevillé et absorbé par ma bosse, par la douleur qui vacillait là dans la pénombre et qui éclairait ainsi, dans une lumière de crépuscule, tout ce que mon œil aveugle avait vu, les infortunés, les battus, les exclus, et même mon père Shafik Abou Shaaban qui était venu une fois jusqu’au térébinthe sur la pente de l’oued dans un sanglot amer et qui, m’ayant trouvé là ligoté, avait dit lui aussi avec une grande surprise : mais tu sais donc parler, ya Hilmi, tu parles donc.
Je ne peux plus lui raconter tout cela. Il y a longtemps que je suis de ce monde, et j’ai trop souvent vu la roue tourner sur son axe. Le visage des vieux réapparaît dans celui des nourrissons, et les nourrissons aussi sont vieux. Aucun d’eux n’a jamais échappé à l’ironie de la chair. J’aimais à contempler le visage des nouveau-nés comme si j’avais été une femme. La cour a toujours été pleine d’enfants qui n’étaient pas de moi ; les enfants de femmes malheureuses, que l’on conduisait ici, sur la butte, au plus profond de la nuit, et que l’on me vendait contre une liasse de billets humides, tirés d’une poche secrète. Et moi, je feignais la niaiserie, aveugle devant leurs ventres gonflés, sourd aux surnoms moqueurs dont on m’affublait au village – Hilmi Abou Ziad, et Hilmi Abou Saad, et Hilmi Abou Hamdan, d’après le nom du dernier-né dans ma cour, de même que l’on avait appelé mon père « Abou Shaaban », d’après le nom, précisément, du fils que ma mère avait donné à un chasseur.
Mais moi, j’aimais le visage des nourrissons, je me glissais près des femmes lorsqu’elles les allaitaient, regardant à la dérobée par-dessous leurs bras, sondant la petite face avide, inspectant les yeux, le front, les joues. Elles me chassaient d’un geste agacé et d’une insulte cinglante, ou appelaient à la rescousse leurs fils, les plus âgés de mes bâtards, pour me poursuivre à coups de bâton à travers la cour, pour me lancer leurs pierres tranchantes, comme me l’avaient fait les jeunes garçons depuis toujours.
Pourtant, au bout de quelques mois, le charme se rompait. La vie se coagulait sur la figure des nourrissons et devenait des signes morts, des missives inertes expédiées avec négligence. Aucun d’eux n’avait échappé à cela, et l’idée vivante que j’avais perçue en eux de prime abord, l’idée vivante qui les avait engendrés allait s’estompant rapidement, puis disparaissait complètement lorsqu’ils apprenaient à dire leurs premiers mots.
Seul mon Yazdi, kan-ya-ma-kan, bâtard de mes vieux jours, le raisin de la pointe de la grappe, celui qui est le plus sucré, m’a procuré la grâce alors que j’avais renoncé à la rechercher.
Car c’était un enfant chétif, au crâne énorme, dont le visage n’avait pas perdu sa luminosité même à l’âge de cinq et dix ans. C’était un enfant plaisant, baveux, qui dans les bras de sa mère rayonnait délicatement d’amour à mon égard, et je me suis enhardi, et le lui ai ravi, à elle et à toute la tribu de femmes, je l’ai abrité en mon sein, leur montrant les dents et les insultant, jurant que si elles osaient me le reprendre, je révélerais leur déshonneur en public ; et je dormais avec le grand couteau d’acier dissimulé dans mes vêtements, et elles se tenaient là en face de moi, criaillant de rage, me traitant d’Oum Yazdi, pondant des œufs pourris sur moi et sur lui, puis peu à peu elles se sont lassées de nous deux et nous ont laissés en paix.
Je l’ai porté depuis sa plus tendre enfance, alors qu’il hurlait les yeux fermés. Je le baignais dans une bassine d’eau salée, j’enduisais sa chair d’huile d’olive, enveloppais ses mains et ses pieds dans des langes pour le préserver d’un mouvement trop précoce, et tous les sept jours, rituellement, je défaisais le linge et frottais son corps rougi avec une huile neuve, jusqu’à ce qu’il ait atteint son quarantième jour.
J’étais heureux et honteux. Je comptais ses respirations, et de mon souffle dessinais des rêves sur les folioles de ses paupières. Je le portais sur mon dos dans un corset jaune, l’emmenais dans mes lieux et lui murmurais à l’oreille les choses telles qu’elles s’étaient produites et telles qu’elles auraient pu se produire, et par moments je le retournais, le visage vers moi, et j’y trouvais l’éclair incisif, la vérité imprenable, et il me souriait tandis que ses deux vermines des sourcils palpitaient d’émotion.
Comme j’ai été ravi, ya rab, comme la joie m’a submergé, quand je me suis aperçu qu’il n’était pas comme tous les autres. Qu’il serait différent des autres enfants. Que c’était un parfait idiot, et que sa cervelle n’était pas plus grosse qu’un œuf de huppe. Aucun cheveu n’avait poussé sur son crâne, ses yeux étaient à jamais écarquillés d’étonnement, ses bras et ses jambes en déroute, et sa voix aiguë comme celle d’un chardonneret.
Et il me souriait, me caressait le visage de ses petites mains, posait un doigt perplexe sur la soucoupe de mon œil vide, le dirigeant sur le labyrinthe des veinules rouges, et les visions qui y dormaient décollaient alors, s’arrachant des tréfonds de ma vie, recueillies par le geste de sa main, à l’instar des clous qui convoitent le morceau d’aimant dans la boutique de Nouri Al Nawar.
Kan-ya-ma-kan. C’était le seul de mes bâtards que je n’avais pas tué par ma futilité, que je n’avais pas effacé de la plaque de mon cœur après qu’il avait été sevré, et je conversais avec lui dans notre langage de bébés que je n’ai jamais oublié, car jusqu’à l’âge de quinze ans je n’ai pas du tout parlé le langage des hommes, et le monde était en moi comme des éclats de verre multicolore, un grand plaisir obscur, et nous étions, Yazdi et moi – ah, je le raconterai encore mille fois – étendus parmi les herbes et les ronces, beuglant, nous ébrouant, nous heurtant l’un l’autre, et les papillons venaient se laisser piéger dans nos mains, pour que nous lisions dans les traces de poussière colorée qu’ils y laissaient la tristesse et la beauté éphémère, et nous avions appris, ainsi, à connaître l’autre temps, le temps de la douleur qui mûrit lentement, le temps qui s’écoule entre le moment où l’on brûle les feuilles d’awarwad avec un bout de cigarette et le tremblement qui s’empare de toute la plante, de son cœur qui prend soudain, et la mort de ses feuilles qui l’abandonnent et s’amassent par terre. Tout cela, je ne pouvais le lui raconter une fois de plus quand il est venu me voir à l’aube, vêtu de ses vêtements de karakoz, et proférant des propos que les acteurs récitants lui avaient fourrés dans la bouche, touta touta khelset elkhaduta1.
1. Formule de conclusion des contes : « Touta touta, ainsi finit notre histoire. »