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Voilà. Maintenant il sait. Le monde a cassé sa coquille ; et je ne comprends pas pourquoi tout d’un coup je m’irrite contre lui. C’est peut-être parce qu’il refuse de recevoir la douleur que je lui ai transmise. Peut-être parce que tel qu’il est, assis là, dans sa posture rigide, avec son béret écrasé qui lui cache la moitié du visage, je le devine déjà en train de se raconter toute l’histoire différemment. Je devine l’acidité des sucs gastriques du Kan-ya-ma-kan dissolvant de manière efficace son enfant mort en taches de couleur et en points de souvenirs, et il va bientôt se mettre à les recomposer d’une autre façon, indolore, car Yazdi n’est pas mort, car la mort n’existe pas, ce n’est qu’une fiction parmi d’autres qui faiblit soudain.

Et il me dit encore une fois : il était là hier. Il est passé dire bonjour. Je l’ai pressenti en lui ; il y a ensuite un long silence, sa tête est sur le point de tomber, puis brusquement il se secoue, me regarde sans me voir, et dit : je lui ai parlé de toi, Ouri. Je lui ai dit que tu as habité ici pendant quelques jours. Que je ne peux plus te haïr. Il a pu aussi lire l’inscription, là, c’est comme ça que j’ai su que je l’avais perdu. D’un mouvement las de la tête, Hilmi désigne l’entrée de la grotte. Là, sur le coteau de la butte, quelqu’un a inscrit en lettres rouges et ruisselantes le mot « traître ». C’était quand j’habitais chez lui dans sa grotte. Un matin, nous nous sommes levés et nous avons constaté que quelqu’un avait gribouillé ça pendant la nuit. Hilmi m’a demandé de lui lire ce qui était écrit. J’ai dit : Khayen, traître. Il n’a pas bronché. Le soir, quand je suis rentré après avoir arpenté les champs et fait mes visites au village, j’ai vu du bout du sentier que l’inscription était devenue verte. Hilmi était assis, comme toujours, à côté du citronnier, les mains tachées de vert, s’efforçant de feindre l’indifférence. Alors bon, je lui ai demandé ce qu’il avait fait et pourquoi il n’avait pas complètement effacé l’inscription au lieu de lui donner une autre couleur. Il m’a regardé avec stupéfaction. Avec dépit. Comme de toute façon il ne déchiffre pas les caractères, il s’est contenté de recouvrir la bêtise et la haine contenues dans le rouge, et maintenant c’est même agréable à regarder. Comme un ornement. Est-ce possible que je ne comprenne pas ça ?

Mais Yazdi a vu le mot, et il a su le lire. Et sur le visage de Hilmi s’inscrivent à présent le désespoir et une grande douleur. Je lui demande prudemment ce que Yazdi a dit quand il a entendu parler de moi. Hilmi se tait. Il réfléchit, cherche : il était troublé, Yazdi. Vexé. J’ai cru d’abord qu’il était fâché parce que tu es un ennemi. Mais ensuite il m’a redemandé encore et encore ce que je t’avais raconté exactement. Si je t’avais parlé de Darios, des beuveries de Shaaban, du village invisible, et de lui-même. Et quand j’ai dit que je t’avais un peu parlé de tout cela, il s’est mis dans une colère terrible, son visage s’est empourpré, s’est enflé, ses étranges sourcils tressaillaient. Il a perdu, pendant un instant, les mots que la troupe de récitants avait fourrés en lui. Il s’est brusquement mis à geindre dans notre langage de bébés, et nous avons été tous deux pris d’une grande frayeur, et il s’est tu immédiatement. Mais j’avais compris ce qu’il me disait, Ouri : il était jaloux de toi, Ouri.

Quand Hilmi me parle comme ça, avec sa voix cassée, avec sa puérilité de vieux, toute ma colère s’épuise. De quel droit est-ce que je m’irrite contre lui ? Il panse ses malheurs par le seul moyen qu’il connaisse. Si seulement j’avais moi-même de tels recours. Quel gâchis, lui dis-je, je voulais transformer Andal en un lieu où il est agréable de vivre. J’avais des projets. Une nouvelle distribution d’eau pour irriguer les champs – tu te souviens ? Ici, au pied de l’arbre, tu m’as dessiné avec un bâton les cultures de tabac et la petite source – et je voulais construire une petite clinique, et payer une route, et envoyer des jeunes filles d’ici suivre une formation de sages-femmes pour empêcher que tant de bébés meurent chez vous à cause de la malpropreté de la vieille Dahaisheh, et surtout je voulais triompher de toi, de ton incrédulité railleuse à l’égard de la réussite de mon projet ; de ta décision résolue de vous renfermer contre nous. Ah, comme nous avons discuté, alors. Nous passions des nuits entières à crier.

Oh, Hilmi, lui dis-je en retirant mes lunettes pour ne pas le voir, je n’arrête pas de penser à tout ce que tu m’as dit, et quand je suis parti d’ici pour rentrer chez eux, chez nous, je me sentais déjà comme un traître là-bas. Comme un menteur. Vivant avec eux et discutant avec toi. T’emmenant partout avec moi. Chez moi aussi, à Tel-Aviv, dans mes disputes avec Shosh ; et quelque chose en moi – c’est ce qu’il me semble – a pris forme d’un seul trait, a trouvé des mots, de l’assurance, quand j’ai enfin cédé, près de la charogne de l’âne, et alors je me suis mis à t’écouter autrement, comme brisé, un peu épris, mais je ne suis pas venu chez toi, Hilmi, j’ai fui.

Il est tout voûté. Terriblement crispé. Son cou ressemble à celui d’une tortue. On dirait que ses plis bruissent. Seules ses mains sont écartées, perplexes, les paumes roses, comme s’il avait oublié de les rentrer à la maison : « Dis-moi comment mon fils est mort. »

Je lui ai répété ce que m’avait raconté Katzman. Sans lui révéler que Katzman avait également pris part à l’incursion dans la maison, car comment pouvais-je lui dire une chose pareille ?

Hilmi a rencontré Katzman quand nous sommes venus ensemble à Andal pour la première fois. Il ne l’a pas vu plus d’une demi-heure, mais ça lui a suffi pour le connaître. Et une fois, au cours de l’une de nos incohérentes discussions nocturnes, quand je lui ai dit que Katzman était le seul ami que j’avais, Hilmi a dit que Katzman avait besoin de moi, beaucoup plus que je n’en avais de lui. Comme j’ai pris peur quand il a dit ça. Shosh pensait la même chose, et lorsque j’ai dit qu’elle se trompait, elle a répliqué avec obstination qu’il avait besoin de moi comme d’un paratonnerre, c’est comme ça qu’elle l’a dit, pour conduire à travers moi la détresse, la peur et la cruauté.

Il faisait déjà jour. Huit heures et demie, au moins. Hilmi se taisait, et je ne parlais pas non plus. Qu’est-ce qu’on peut bien dire ? Subitement m’est venue l’idée un peu saugrenue qu’en fait, selon l’article 119 du règlement des mesures de défense établi du temps des Anglais, Tsahal fait sauter les habitations des familles des terroristes, et qu’il était donc tout à fait possible qu’en ce moment même, les hommes du génie militaire soient en route pour venir ici.

Quoi !… je n’avais même pas la force de sourire. Ils vont faire sauter la grotte de Hilmi ? Et peut-être la fente de l’arbre dans l’oued, qui a été son véritable domicile pendant le séjour de Yazdi au Liban ? Et la grande barrique d’eau qui est là, le lac divin où tous les matins il se plonge et médite, immergé dans l’eau ? Où est sa maison ? Avner dirait sans doute que sa maison se trouve dans l’espace entre le bout du stylo et le papier. Et Katzman dirait que lui n’a pas de maison, et si je le poussais un peu il dirait peut-être que le corps d’une femme est une maison provisoire ; et moi, qu’est-ce que je dirais ? La cabane de mon grand-père Amram ? Ou notre petit appartement, à Shosh et à moi, ou la maison de ses parents, Avner et Léa ?

Qu’est-ce qu’on peut faire sauter de tout ça sans me faire trop de mal ? Qu’est-ce que j’ai à rêvasser ces stupidités ? Il faut être un peu réaliste.

Mais Hilmi dit : tu es fatigué, ya Ouri, tu ferais bien de dormir un peu.

Cela fait trois nuits en effet que je n’ai pas fermé l’œil. Qui aurait cru ça de moi ? Moi qui m’endormais toujours comme un oiseau et dont Shosh considérait la faculté de dormir comme une provocation à son égard. Hilmi se lève avec peine et me prend par la main. Il a oublié qu’il n’a pas le droit de me toucher la main. Comme il est petit, à côté de moi, tout fripé et jaune. Son odeur commence maintenant à devenir très âcre. Il va bientôt cueillir des feuilles du citronnier et se frotter avec de longs mouvements lents. En entendant décrire son odeur fétide, le médecin de la région a dit que Hilmi souffrait d’une maladie glandulaire qui affecte les vieux, mais Hilmi prétend qu’à la naissance, déjà, il puait tellement que la sage-femme l’a laissé choir de ses mains.

Il me conduit dans la grotte. Dans la fraîcheur et l’obscurité. Me mène à sa paillasse. Dors, maintenant, me dit-il avec douceur, dors. Je me laisse faire et m’affale dans une bonne odeur de paille, l’odeur qui se dégageait du matelas de mon grand-père. Il y fourrait des petits billets, me regardant avec malice, comme si je partageais ses secrets. Quand il est mort, ils ont tout de suite brûlé ses affaires, le matelas aussi, et je n’ai pas eu le temps de découvrir ce qu’il avait écrit.

C’est très calme ici. J’ouvre un œil. Hilmi se tient encore à mes côtés. Je vois ses maigres jambes nues dans ses chaussures de gymnastique déchirées. Il commence à s’éloigner. Je distingue à peine les claires parois du rocher, le trépied de bâtons où est suspendue l’outre de lait. Un peu plus à l’intérieur, je devine l’amoncellement de ferrailles que Hilmi a achetées et amassées toute sa vie, les réchauds à pétrole, les soufflets, les chalumeaux, les petits leviers, les chaînes en fer, les roues dentées, et toutes les outres en peau, jarres, écuelles en terre cuite qu’il voulait emplir de vapeur chaude, il avait un projet de ce genre ; je suis déjà tout à fait calme. Sans aucune peur de ce que j’ai fait ce matin. De Katzman que j’ai trompé comme ça, de tous les points d’exclamation qui s’accumulent à présent contre moi dans les salles de réunions et dans les documents officiels. Je m’en fiche.

Parce qu’il y avait aussi cette odeur de paille écrasée dans la niche de la chienne aux yeux rouges, par exemple, et mes propres yeux y devenaient également rouges et larmoyants à force de lire dans le noir. Et la chienne n’avait pas de nom, je ne lui en avais pas donné. Elle se serrait contre moi, et lorsque je déployais ses longues oreilles délicates sous les fines rainures de lumière, j’y voyais de jolies veines, comme les nervures d’une feuille. Je crois qu’elle me considérait comme un grand chiot un peu étrange. Un jour, un voisin m’a vu entrer dans la niche et a couru appeler mon père. Et voilà, mon père aussi pensait que je pouvais être un merveilleux idiot, mais il ne s’en réjouissait pas exactement. Il m’a exilé à l’internat agricole, et m’a autorisé à venir à la maison trois fois par an : pour le Nouvel An, pour Yom Kippour et pour la fête de l’Indépendance. Il s’était mis en tête que tout homme ne doit compter que sur lui-même, et ne dépendre de personne d’autre. Il y avait encore trois enfants à la maison : il nous a tous dispersés, et tout de suite après il s’est tué dans un accident de voiture. Je ne l’aimais pas, à cause de ce qu’il avait fait à mon grand-père.

Peux pas m’endormir. Quand j’essaie de m’asseoir ou de m’adosser au mur, j’ai la tête qui tourne. Quand je suis couché, les pensées affluent et je suis mal. Ces trois derniers jours, j’ai tout fait pour qu’on me haïsse. Mais personne n’a coopéré. Même Schaeffer ne m’a pas vraiment frappé, il m’a seulement attrapé en courant et m’a conduit à Katzman. Je pense que Katzman a peut-être averti tout le monde de ne pas faire attention à moi et de ne pas me toucher. Pauvre Katzman – qu’est-ce que je ne lui ai pas fait ? Je faisais irruption dans son bureau en plein milieu des réunions, et je fulminais, l’offensais sans égards, et je parcourais cette boucle stupide entre l’administration et le quartier d’Al Saadia, et je venais trois fois par jour lui rendre méticuleusement compte de la progression de la pourriture là-bas, et je lui parlais avec un mépris et une haine qui ne lui étaient peut-être pas du tout destinés. Il m’écoutait avec sérénité, me proposant de prendre des vacances, me recommandant de ne pas commettre d’actes irréfléchis. Il était soudain vraiment très délicat. Il a dit qu’il ne comprenait pas comment je pouvais quitter Shosh dans des moments si difficiles. Elle a besoin de toi, maintenant, vas-y, vas-y. Elle n’a personne d’autre qui lui tende la main, en ce moment. Vas-y, Ouri.

Et je faisais défiler ses paroles à toute allure le long de la boucle stupide, manquant d’écraser des poules, des nonnes en noir, des enfants avec un plateau de cafés sur la tête, faisant gicler la boue des flaques droit sur l’uniforme astiqué d’Abou Marouan, et échouant dans la petite ruelle comme une fusée consumée.

Les habitants, là-bas, me connaissaient déjà et ne prêtaient pas attention à moi. Seuls les enfants venaient encore s’attrouper autour de ma Jeep en s’esclaffant. Mais cette fois, je ne redoutais plus ce rire. J’avais seulement pitié. Comme dit Hilmi : ce n’était pas avec eux que j’étais en guerre. Et je mettais le menton comme ça sur le volant, respirais la pestilence avec une véritable avidité, voyais dans le pare-brise de la Jeep mes lunettes se refléter dans les côtes à nu de la charogne, et soudain, sans explication, je m’enflamme, je suis déchiré, et les roues hurlent en chœur avec moi, et les enfants s’écartent sur le côté à grands cris et rires, et je vole le long de la ligne tortueuse, fonce, me précipite dans l’administration, où est Katzman, je rugis déjà dans le couloir, où es-tu, foutu menteur, toi qui m’as amené ici pour t’empêcher de faire des choses pareilles, qui t’a donné le droit ? Qui…

Tout est gâché, Shosh. Je suis vautré au fond d’une grotte dans un village qui n’a quasiment pas de nom tellement il est petit. Et toi, où en es-tu ? Tu prétends rester chez nous, tu prétends continuer à travailler à l’Institut. Tu prétends tout cela. Et moi seul sais comme tu es perdue. Mais je n’ai pas pitié de toi. Tu m’as pris tant de choses. À chacune de tes paroles, dans tes discussions sincères et sérieuses, tu m’as coupé un fil et en as noué trois autour de moi. Si bien que j’ai maintenant du mal à distinguer ce qui m’appartient et ce qui s’est glissé en moi et a appris à parler avec ma propre voix.

Essaie de m’expliquer patiemment, Shosh. Tu sais que je suis un peu lent. Mais comme ça, calmement, sans agitation, peut-être m’expliqueras-tu comment se sont rejoints les mensonges ? Comment un tel feu a pu s’embraser avec des allumettes brûlées, et nous avons regardé toi et moi cette lumière et nous avons dit « nous ».

Sans colère et sans rancune, Shosh. Je ferai moi aussi un effort. Parle-moi doucement, comme si j’étais l’un de tes patients. Je peux mobiliser à cette fin le souvenir que j’ai de ta voix et des mots que tu prononçais quand tu me préparais au baccalauréat externe en mathématiques. Pas à pas, Ouri. Bien sûr – il y a des gens qui peuvent réfléchir en brûlant des étapes ; mais nous ne sommes pas pressés, Ouri. Nous ne sommes en compétition avec personne. A conduit à B, et B à C. Et comme ça il n’y a pas lieu de mystère entre eux. Il n’y a pas d’espace vide où les choses risquent de disparaître, ou – pire – de prendre une autre forme.

C’est pourquoi j’avance maintenant avec précaution. À petits pas, comme on dit, sans laisser d’espace vide entre chacun d’eux. Moi et toi. Amour. Mariage. Quoi ?… regarde ces espaces vides. Même dans un seul mot il y en a beaucoup. Et si je continue à y penser, je risque de ne plus vouloir parler du tout.

L’amour, par exemple. Qu’est-ce qu’on entend par là au juste ? L’amour intimidé du misérable soldat de réserve négligé que j’étais, parmi deux mille jumeaux identiques, dans une manœuvre au Sinaï ? Ou alors ton amour à toi, subit, enflammé, qui t’a réellement forcée à me désigner entre tous là-bas, avec une sorte de despotisme de moineau ; ou peut-être ton amour pour le jeune garçon mort, Shosh, le jet bref et précis au moyen duquel tu l’as anéanti ?

Tu vois ? Le mystère se cache entre chaque lettre. Dans les mots les plus simples. Et il faut un œil très pénétrant pour percevoir où ça se passe, où se dénaturent les intentions et où s’introduisent les chuchotements entre les lettres. Je serais prêt à faire cette expérience avec toi, maintenant, parce que quand tu es venue, cette semaine, me raconter ta vérité, quand tu m’as arraché d’un trait tous les pansements, je ne pouvais pas te répondre comme il faut ; tu sais bien que je mets du temps à m’organiser, à formuler tout ça, mais maintenant, dans ce songe étrange, blotti dans la grotte, le visage au mur, je suis prêt à commencer.

Amour, nous avons dit. A-m-o-u-r.

Tu sais, on peut essayer de le considérer comme ça : cinq lettres imprimées sur cinq petits carrés en bois très fins. Comme votre jeu de lettres, à la maison, le Scrabble. Et ça peut être un bon exemple, parce que les carrés de bois sont collés les uns aux autres. Et il n’y a, entre eux, aucune pénombre. Au contraire – il y a de l’agrément. Il y a le vendredi soir, chez Avner et Léa, et vous trois, tête contre tête au-dessus du tableau quadrillé, fredonnant, plaisantant un peu, et l’odeur de la pipe d’Avner, et les bonbons à la menthe de Léa, et Zussia qui s’endort la bouche ouverte devant la télévision.

Comme je suis bien, avec vous. Comme ça me fait du bien de lever les yeux vers toi pour voir ton visage soigneusement repassé. Qui me sourit. Comme il est facile de t’aimer dès maintenant dans les traits nets et assurés de Léa.

Bon, nous avons donc « amour ». À ce mot d’autres peuvent être associés, tout aussi extraordinairement simples, évidemment. On peut inscrire : brusques regards avec un petit sourire ; et on peut dire aussi : notre développement parallèle, en lignes distantes en apparence ; et voilà, les phrases se construisent d’elles-mêmes, affluent promptement, nous nous apprendrons l’un à l’autre à ne pas avoir trop d’ambitions, à vivre une vie qui ait un sens, à comprendre tout d’abord ce qui est, à ne jouer qu’avec les lettres que nous avons en main. C’est ce que nous avions dit, pas vrai ? Vrai. Et voilà pourquoi, Shosh, dans cette brume où je navigue, je peux à présent placer avec grande précaution sur le tableau quadrillé le mot « bonheur ». Perpendiculairement au mot « amour ». Puis le prolonger sur les côtés avec la sécurité et la tranquillité, l’amour de paysans, ces petits principes tellement sérieux que nous avions – ne pas prendre un sou de tes parents, nous construire nos meubles nous-mêmes même si ça devait nous prendre dix ans, ne pas avoir un livre dans la bibliothèque que nous n’ayons vraiment lu, et ne jamais – c’est ce que nous nous étions promis l’un à l’autre – ne jamais abriter une dispute pendant toute une nuit. Toujours parler.

Tu sais – en Italie, j’avais parlé de nous, de toi et moi, à Katzman, et il m’a demandé si Dieu n’en avait pas assez de mettre en scène à chaque fois la même histoire. J’étais assez fâché contre lui, à cause de ça. Je voulais lui répondre quelque chose de blessant, d’incisif. Mais je n’ai rien trouvé. Quelques jours plus tard, il m’a lui-même fourni la réplique quand il m’a dit que tout homme est unique, et que c’est une responsabilité que la plupart des gens ne peuvent pas assumer. Il a même dit que c’est un crime-de-la-part-de-la-direction que de leur assigner une telle responsabilité. Mais quand il m’a dit ça, il était déjà trop tard pour lui rappeler ce qu’il avait dit de nous, et me mettre tout d’un coup à en discuter. De manière générale – avec ce que j’ai entendu et appris de vous trois, de toi, d’Avner, et de Katzman, je peux entretenir en moi des discussions et des débats pendant toute une vie. Peut-être que tu ne comprends pas du tout de quoi je parle. Dis, est-ce que tu peux comprendre que toutes les affirmations et les contre-propositions, toutes les contradictions terribles, les leurres et les malentendus, et les courants contradictoires qui passent entre vous tous, toutes ces choses que vous avez semées en moi, sans me prendre en pitié, m’ont rendu très heureux et très malheureux ? Ont fait de moi un autre homme ?

Mais nous nous sommes un peu écartés de l’essentiel, Shosh, car c’est de nous que je veux parler à présent. De l’enthousiasme : des deux taches rondes qui rougissent sur tes joues. Une tache à moi et une tache à toi. Avec elle, je pourrai ; avec toi, tout est possible. Ensemble, comment dire, ça va s’épanouir. Dans la journée, pendant la manœuvre à Kseimé, tu passais à côté de moi comme une étrangère. Comme si tu ne me connaissais pas du tout. Menue et propre et soignée même dans le sable et la sueur. Et tu n’étais, soi-disant, qu’une secrétaire de commandant d’unité, mais il s’est aussitôt avéré que c’était toi qui dirigeais la remorque du quartier général et toute la manœuvre avec une efficacité pleine de sérieux et d’entrain. Tu nous réprimandais dans les réseaux de communication quand nous devenions un peu grossiers, ou quand nous retardions la manœuvre, et nous, Shosh, je t’ai déjà raconté, nous, soldats de réserve éreintés, t’obéissions avec soumission, raillant un peu ta rigueur, et nous savions exactement ce que tu pensais de nous et de quoi nous avions l’air derrière tes lunettes rondes.

Et devant ta distance feinte, une frayeur s’emparait de moi. Peut-être avais-je encore rêvé tout ça. N’avais-je pas une fois déjà aimé une jeune fille imaginaire ? Et je ne voulais pas croire qu’une fois de plus : toi, et la nuit de la veille qui avait été pleine de murmures et de paroles très prudentes, et ton lit de camp, où pour la première fois de ma vie…

Tu parlais. Comme la similitude est grande, disais-tu. Et – des gens de notre espèce, disais-tu. Et aussi : comme je suis douée d’avoir su te trouver derrière toi-même. Et tu me parlais de tes parents, de Zussia, de tes amis de classe, comme par hypnose, tu m’as introduit dans une famille et une vie telles que je n’en avais jamais connues. Et je ne me sentais pas étranger.

Tu parlais. Assis, je me taisais et flambais. Car je n’ai pas le droit de parler, je vais tout gâcher. Il est impossible qu’une chose pareille m’arrive. Assurément, elle se méprend. Me prend pour un autre. Comment est-elle en mesure de me dire des choses si justes sur moi-même alors qu’elle ne m’a quasiment pas entendu parler. Et même si tout n’est pas vrai, je ferai un effort pour être ainsi. Pour elle. Pour cet engouement qu’elle a, et pour les taches toutes rondes sur ses joues. Et je me tais de toutes mes forces. Mais la nuit prochaine, je t’apporterai de nouveau une lettre où je te dirai presque tout, et ton doigt courra sur les lettres, et tu lèveras les yeux, et il y aura en eux une première douleur, et j’en serai bouleversé, et toi, et moi.

Qu’est-ce qui conduit à quoi ? Au terme de cette simple succession, entre A, B et C, je suis arrivé au bout du parcours. À ce mur qui est devant moi. À Katzman qui m’a trahi comme ça. Et, pas à pas, je vais remonter en arrière pour découvrir comment tout ça nous est arrivé, et je me bâtirai une nouvelle vie par voie de destruction et de suppression. Je ne connais pas tous les détails importants. Il y a trois jours à peine, c’était lundi après-midi, quand tu es revenue de l’Institut, de l’entretien avec l’enquêteur, tu m’as appelé dans ton bureau, tu as croisé les jambes, ton visage s’est soudain rembruni, et tu t’es mise à parler.

Et je suis sûr que tu n’as pas tout dit. Que je continue à marcher sur toutes les mines que tu n’as pas eu le courage de faire exploser. Mais dans le langage simple que nous avons essayé de nous forger, pour nous seuls, les espaces vides que tu as glissés forment à présent eux aussi des caractères pleins de sens. Et peut-être que quand je sortirai d’ici, quand j’aurai assez de forces pour affronter ce que j’ai fait à Djuni, et surtout – quand j’aurai assez de forces pour dire à Katzman tout ce que je dois lui dire, alors peut-être que je serai à même de lire les lettres vides que tu as introduites entre nous, les mots blancs, les phrases secrètes, et tout le verso de l’histoire.