12

Je pense que mon appétit est le meilleur symptôme. C’est toujours comme ça, avec moi. Maintenant, je peux de nouveau manger. C’est Hilmi qui n’a pas d’appétit. Il pousse vers moi les deux pains pita chauds et m’observe avec un regard étrange. Naj’ah était là tout à l’heure, mais quand elle m’a vu, elle s’est enfuie. Dommage. Quand j’étais ici la dernière fois, elle s’était presque habituée à moi. Il faudra tout recommencer. Hilmi goûte la bouillie qu’elle lui a apportée. Il y mêle une cuiller de la terre de la cour. Il mélange bien. Moi, ça m’émeut, cette histoire de terre. Il mange sans appétit. Sa tête est ailleurs. Je ne lui demande rien. Bien que je sente qu’il a déjà pris des décisions pour nous deux. Je prends plaisir à prolonger un peu le suspense.

Comme je me sens bien à présent. Avec l’appétit, tout mon corps commence à s’éveiller. Je sais maintenant que tout ira bien. Qu’il faut que nous soyons au mieux. Du village s’élèvent des voix de femmes et des braiments d’âne. Le soleil est net, le ciel est bleu. L’année dernière, à la même époque, il pleuvait déjà. Et maintenant – on est en plein été. Hilmi continue à se taire. Seul le transistor à son cou chante. J’essaie :

– C’est Fairuz qui chante, n’est-ce pas ?

– Oui.

Il augmente un peu le volume. Ah, Fairuz, du Liban. Comme mon grand-père Amram aimait t’entendre. Comme il faisait des trilles avec toi. Hilmi dit :

– Je n’aime que sa musique. Tu entends ce qu’elle chante ?

J’écoute. Zah’rat el-madaen, elle chante : fleur des villes. Al jaras wal’awda fallatukra ! Je regarde Hilmi en souriant. « Sonnez, cloches du retour ! » Hilmi penche la tête sur sa poitrine et écoute. À la fin de chaque phrase, il lève la tête et répète les paroles du bout des lèvres : « Je ne t’oublierai pas, Palestine ; le chagrin déborde de mon cœur. Je suis un aigle dans tes ombres. Je suis pour toi la fleur, la rose. »

Il dit :

– Les gens des troupes ambulantes l’admirent. C’est d’elle qu’ils apprennent à réciter comme des poètes. Cette belle voix, Ouri, a déjà envoyé des centaines de jeunes garçons à la mort. Quand Abd El-Nasser était président d’Égypte, elle lui a chanté : « Demande-nous un fedai, ya Nasser, et tu auras trente millions de fedayin. »

Et Hilmi éteint le transistor d’un mouvement exercé du menton. Puis il écarte son assiette encore pleine de bouillie. Il s’adosse au citronnier.

– Ouri ?

– Oui.

– J’ai un peu réfléchi.

Quoi, j’ai ressenti tout d’un coup une espèce de solennité, d’émotion, comme avant une cérémonie. Je sais pas pourquoi. Peut-être à cause de sa voix. Peut-être à cause de ses mains qui se tordaient l’une dans l’autre. Il a baissé la tête et ne m’a pas regardé. La veine bleue sur son œil droit, celui qui est aveugle, a commencé soudain à enfler. Quand il était adolescent, il y a eu une explosion à Andal. Sur la place des Hommes. Hilmi raconte toujours que tous les hommes qui vivaient alors au village ont été tués, lui seul est resté en vie, et il a plané comme un oiseau au-dessus du village à cause du souffle de l’explosion. J’aime cette histoire plus que toutes les autres. Il dit qu’alors, quand il a volé, il a respiré le véritable air des roses, son souffle de liberté. Quand il me l’a racontée pour la première fois et qu’il a dit : air des roses, je me suis souvenu bien entendu des histoires du père de Katzman. De l’épopée de l’Arioste, où un sot avait été envoyé sur la Lune pour retrouver l’esprit perdu du héros, et avait lui aussi respiré un air de roses étoilé. Hilmi raconte que pendant qu’il planait, toutes les images qu’il avait perçues dans sa vie ont été effacées de son œil droit, et la prunelle a été d’un seul trait engloutie dans son crâne, peut-être dans sa bosse, et qu’il continue à la sentir là-bas et à s’en servir. Ma parole, si j’avais son imagination, j’écrirais des contes pour enfants, parce que du talent, j’en ai. Zinder, à l’internat, m’a dit que si je persévérais, j’avais des chances de réussir, et Shosh était extrêmement émue par les lettres que je lui écrivais. Pourquoi est-ce que je me souviens maintenant de toutes ces sottises ? Je suis joyeux, tout d’un coup.

Je ne vois plus le visage de Hilmi. Sa tête est entre ses épaules, et le béret cache le tout. Ses mains seules ne cessent de remuer sans retrouver le calme. Comme si elles cherchaient des mots sur le sol. Elles sont vieilles, ses mains, couvertes de longues rainures, et elles ont la couleur de la poussière. Seuls les doigts sont tendres et clairs à l’intérieur, comme chez un bébé. Il m’a révélé que quand je suis venu ici pour la première fois et que j’ai touché sa main, un frisson l’a parcouru. C’est alors qu’il a su qu’il m’attendait depuis longtemps. Il a dit que je me suis matérialisé pour lui comme la vapeur transparente se transforme en eau. Il cherchait toujours quelque information importante au-delà de moi. Derrière ce que je disais. Et maintenant, de nouveau, après deux heures passées avec lui, je recommence à éprouver exactement la même sensation étrange, comme si moi-même, Ouri Laniado, n’avais aucune réalité, et que seules étaient réelles les forces qui m’avaient conduit jusqu’ici, jusqu’à lui, les intentions qui me visaient de loin, et dans l’avenir ; la dernière fois que j’étais ici, je n’avais pas aimé cette sensation. Elle m’avait troublé, et je ne l’avais pas comprise comme maintenant. Qu’est-ce qui, en lui, me fait fondre comme ça ? Shosh dira sûrement : il te sort des rubans multicolores des oreilles, et toi tu restes là à sourire. Et moi je ne fais que penser : comme il est merveilleux, Hilmi. Si on m’avait raconté qu’il existe chez eux un tel homme, je ne l’aurais pas cru. Nous ne les connaissons vraiment pas. Nous les avons ensevelis sous notre mépris.

Il dit :

– J’ai beaucoup pensé à ça, Ouri. Ça ne date pas d’aujourd’hui, non. Ça remonte peut-être au jour où mon Yazdi m’a été volé. Mais maintenant, tout est devenu urgent. Oui.

J’ai dit « Oui », bien que je n’aie pas tout à fait compris de quoi il parlait. Un morceau de tôle sur l’une des collines m’a terriblement ébloui, mais je ne voulais pas me couvrir les yeux. Il m’importait de voir Hilmi.

Il a dit :

– Je suis un vieillard. On peut dire que je me trouve déjà bien au-delà de ma vie. Au-delà aussi de la honte et de l’insolence. Très au-delà.

Et je ne comprenais toujours rien. Il a tendu la main en l’air pour cueillir quelques feuilles du citronnier, qu’il a bien écrasées. Un corbeau a volé bas tout près de nous en poussant des cris, et Hilmi a dit avec précipitation, comme toujours quand passe un corbeau, « Kazab, kazab, kazab » (menteur menteur). Il a poursuivi :

– J’ai donc le droit de demander ce que je veux au monde. Même si je sais que c’est une requête impossible.

D’instant en instant, je sentais que je le perdais dans toutes ces énigmes.

Maintenant, ses paroles résonnaient tout à fait comme les histoires de l’épopée de l’Arioste. Là aussi, il y avait des souhaits qu’on ne pouvait exécuter, et ils finissaient tout de même par se réaliser. C’est comme ça, par exemple, que Don Quichotte a réussi une fois à vaincre les moulins à vent. Mais je ne pouvais pas parler de ça à Hilmi.

– Moi, a dit Hilmi, j’ai une idée.

Il s’était mis à frotter vigoureusement son bras de haut en bas. Une odeur fraîche de citron a soudain fait irruption dans l’air. J’ai dit que je ne comprenais pas ce qu’il me disait. Il a cessé de se frictionner et m’a regardé, terriblement surpris. Comme si, avec ce qu’il avait dit, j’aurais déjà dû tout comprendre. C’est exactement comme ça qu’il m’avait regardé quand je lui avais demandé pourquoi il avait peint l’inscription en vert. Tout d’un coup, j’ai vu que la paupière droite commençait à trembler. Hilmi a légèrement relevé le béret de sur son front et a dit rapidement, d’une voix sourde et solennelle :

– Ne te fâche pas, Ouri. Je demande seulement que jusqu’à demain, au lever du soleil, toutes vos forces militaires quittent nos terres qu’elles ont conquises pendant la guerre.

Et il a baissé la tête et s’est remis à se frotter avec une telle vigueur que j’ai cru qu’il allait se brûler à force de friction.

Je me suis un petit peu rapproché de lui, en m’efforçant de dissimuler un sourire pour ne pas le blesser. J’ai dit de ma voix la plus sérieuse :

– Et que se passera-t-il s’ils ne le font pas ?

– Alors, je te tuerai.

Nous nous sommes tus. Il a allumé le transistor avec un mouvement nerveux du menton, et Fairuz est revenue. Il a éteint aussitôt. J’ai été extrêmement surpris. Pas effrayé. Je ne m’offensais même pas du fait que c’était ça qu’il voulait me faire. Au contraire. J’étais presque content. Shosh dit toujours que je souffre d’une dyslexie des sentiments, c’est-à-dire qu’il y a un défaut de correspondance entre ce que je ressens et la situation. Peut-être.

Je lui ai demandé d’une voix tranquille s’il avait une arme.

Il a dit :

– Oui. Hier j’ai pris l’un des pistolets de Yazdi.

– Et tu sais l’utiliser, Hilmi ?

– Oui. J’ai vu le chasseur Shaaban tirer.

C’est alors que je me suis senti un peu peiné pour lui. Jusqu’à ce qu’il évoque le chasseur, j’avais le sentiment insensé qu’il me proposait vraiment là une solution. Je voulais tellement croire qu’il avait une réponse pour moi. Mais Shaaban n’était qu’une fiction. Le pistolet aussi. Une sorte de chagrin m’a envahi. Comme si nous avions tous les deux manqué une grande occasion. Qu’est-ce qu’il m’arrive.

Hilmi a demandé :

– Tu veux bien me l’apporter ?

Je lui ai demandé, comme on interroge un enfant sur le lieu de son trésor :

– Et où est-ce que tu l’as caché, Hilmi ?

– Il est caché dans la taaka. Près de mon matelas.

Je me suis levé lentement et, sans me presser, je me suis dirigé vers la grotte. Elle était obscure et fraîche, et, en pénétrant dans son espace d’ombre, j’ai senti que quelque chose en moi se refermait et se scellait. Comme si je m’étais séparé de quelqu’un. Une sorte de sérénité m’a gagné, mais elle était accompagnée d’un sentiment pesant de vide et de lassitude. Beaucoup de choses changeaient en moi en un seul instant, et le plus étrange était que je pouvais les ressentir toutes à la fois et chacune séparément. J’ai cherché dans la niche à côté de son matelas. Il y avait des chaussettes puantes, une abaya roulée, et le tout était terriblement humide ; j’ai touché aussi un chapelet de prières, masbakha, que je n’avais jamais vu dans la main de Hilmi, et j’ai pensé pourquoi diable n’ai-je pas pu rencontrer un homme plus simple et moins excentrique que lui ? Pourquoi je me fourre toujours dans le pétrin ? Et puis j’ai regretté, parce que je l’aime. J’ai fouillé dans le tas roulé en boule ; je reconnais qu’il y avait en moi une immense attente, même s’il n’y avait pas là de pistolet, il devait tout simplement se matérialiser à partir de toute cette nostalgie concentrée au bout de mes doigts. Mais il y avait un pistolet. J’ai touché le métal froid, et pendant un instant, j’ai paniqué. Avner a dit une fois qu’au cœur de toute fiction il y avait un noyau de fer qu’on ne pouvait pas chasser. La vérité imprenable. J’ai tiré du tas un petit pistolet noir. Comme celui qui se trouve dans la chambre de Katzman, dans l’exposition du butin d’armes.

Je l’ai soupesé. Je pensais à autre chose. Je pensais surtout aux déceptions. Le garçon de Shosh, par exemple, que la déception a tellement touché qu’il a préféré mourir. Ou Katzman qui m’a dit qu’il ne s’attendait jamais à rien, comme on dit, et qu’il n’était donc jamais déçu. Et Hilmi lui-même avait toujours cru au combat sans violence et sans arme, et à présent, il s’en était découragé. Toutes ces pensées m’ont attristé et m’ont laissé sans forces. J’ai cru en Hilmi, j’ai cru en Katzman et aussi en Shosh. J’ai cru en tout le monde. Ça suffit, assez pensé à tout ça. Vas-y, sors.

Je lui ai donné le pistolet. Il ne m’a pas regardé. L’odeur du citron était à présent très âpre et auréolait littéralement son corps. J’ai remarqué que les couleurs et les odeurs m’étaient soudain devenues vives et limpides. Je me suis assis près de lui. Lentement, il a glissé un doigt sur la crosse du pistolet. Je pouvais même distinguer le dessin délicat que formaient les rides infimes à l’extrémité de ses doigts. Tout était agrandi, accentué. Hilmi m’a jeté un regard. Hilmi ne regarde jamais droit dans les yeux. Il ne fait que projeter son œil comme ça, en l’air. Mais parfois il te toise, et c’est alors comme le flash d’un appareil photo. Ou un vigoureux coup de fouet.

Il a dit :

– J’en ai vraiment l’intention, Ouri.

J’ai dit :

– Et c’est moi que tu tueras ? Moi ?

Il a réfléchi. Avec sa langue rose, il a léché ses lèvres desséchées qui ressemblent à la fente de son arbre, puis il a dit :

– Ce n’est pas contre toi que je suis en guerre, mais c’est toi que je vais tuer. Pardonne-moi, Ouri.

J’ai dit :

– Mais tu sais bien que moi, que des gens comme moi, c’est la seule chance que quelque chose change un jour ici.

– Tu n’es qu’un prétexte, Ouri.

Sa voix était soudain devenue sonore et vibrante :

– Tu n’es qu’une plante aux vertus dormitives pour tous les autres.

Il a écrasé ses doigts avec force, sans toutefois lâcher le pistolet un instant :

– Tu es dangereux pour moi, Ouri, parce que tu empêches le mensonge de croître.

– Je pensais que c’est une bonne chose, non ? Tu l’as dit toi-même, alors.

– Je me suis trompé. Maintenant, je comprends. Le mensonge se sert de toi, Ouri. Les gens se servent de toi. Il ne faut pas entraver ce mensonge, il ne faut pas l’arrêter. Il doit croître. Chez nous on dit : il y a trois choses qu’on ne peut pas cacher : l’amour, la grossesse, et un mort. Mais le mensonge est le plus grand expert en dissimulation. Et pour que tout le monde le voie, il faut le laisser croître. Jusqu’à ce qu’il se trouve partout où l’œil se réfugiera. Tu comprends, maintenant ?

Le morceau de tôle sur la colline d’en face m’éblouissait au point de me faire monter les larmes aux yeux. Mais je continuais de regarder Hilmi. Ses propos me rappelaient terriblement autre chose, dont je ne pouvais pas me souvenir. D’instant en instant je sentais mes forces s’écouler de moi comme du sang. Tout d’un coup, j’ai eu la certitude que je n’avais aucune chance. Et au même moment une idée m’est venue, trop tard comme d’habitude : j’aurais dû attacher la charogne à la Jeep et la traîner jusqu’à l’administration. Katzman aurait tout de suite compris cette odeur. La puanteur, par exemple, ne peut pas être dissimulée non plus.

J’ai dit à Hilmi :

– Personne ne prendra au sérieux ce que tu dis.

Je ne voulais pas dire « ta menace », ou « l’ultimatum », parce que ça aurait compliqué l’affaire plus qu’elle ne l’était. Alors il m’a fouetté comme ça du regard et a dit :

– Mais tu vas les convaincre, Ouri, n’est-ce pas que tu le feras ?

Je ne lui ai pas répondu. Il est tout simplement devenu fou. Pour qui se prend-il, pense-t-il que je doive mourir à cause de ses idées ? Mais dans ma colère, j’ai quand même entendu quelque chose : comme un faible martèlement sur la coquille de mon œuf, celle dont Katzman a parlé une fois. Quelque chose essayait de se frayer un chemin. J’ai fermé les yeux très fort, m’efforçant de ne rien entendre. Car je craignais terriblement ce bruit. Mais il insistait. Alors j’ai dit à haute voix, avec emphase :

– Tu devras demander autre chose, Hilmi, sinon personne ne t’écoutera.

Hilmi a dit :

– J’ai un peu réfléchi à ça. Mais peut-être qu’on n’a pas le choix. Je ne veux pas que tu meures, bien sûr, bien sûr.

Il m’a regardé dans les yeux pour voir si je le croyais.

– Le ciel m’en préserve, tu sais bien que tu es comme mon fils. Non, pas que tu meures, mais qu’une fois pour toutes quelqu’un entende un cri d’ici, de ce village de moutons.

– Qui veux-tu qui entende ?

– Peu importe. Peu importe. Mes gens et les tiens.

Sa paupière tremblait à présent comme une feuille dans le vent, il a dit :

– Je demande peut-être quelque chose qu’on ne peut pas réaliser. Mais ce n’est pas important. S’il te plaît, n’essaie pas de me convaincre, Ouri.

Il s’est tu un instant. Puis il a souri malicieusement :

– De plus, tu es entre mes mains, et ils ne t’abandonneront pas comme ça.

Alors j’ai ri :

– Au contraire. Il y en a beaucoup qui seraient heureux de se débarrasser de moi.

Ma voix me paraissait plus aiguë qu’à l’ordinaire. J’ai cru un moment que la solution que Hilmi proposait était la plus appropriée à cette situation insensée. Puis je me suis raisonné :

– Ça ne marchera pas, Hilmi. On ne fait pas des choses pareilles de cette façon. Ils te croiront fou. Moi-même, je commence à penser que tu es fou. Il faut que tu songes à une requête plus réaliste, par exemple… et si tu demandais à rencontrer quelqu’un, un journaliste ou un officier israélien ? ou…

Ma voix avait un accent si peu convaincant que je l’ai bouclée.

Hilmi ne m’a même pas répondu. Il était à présent exactement tel que je l’avais vu ce matin, après lui avoir annoncé pour Yazdi : le même effort immense et concentré, et la veine bleue haletant rapidement sur la paupière. Je voulais le secouer, car il m’importait qu’il m’écoute, mais alors j’ai compris et j’ai pris peur. Parce que maintenant, c’est moi qui le préoccupe. C’est moi qu’il décompose rapidement en taches de couleurs et en points de souvenirs. C’est Ouri Laniado qui se dissout maintenant dans les âcres sucs gastriques du Kan-ya-ma-kan.

Que j’aille me faire foutre. J’ai ressenti de la peur et un désir de résister et de fuir juste pour un moment. Un instant plus tard me démangeait déjà à l’intérieur une sorte de petite joie traîtresse, cette nostalgie que j’avais éprouvée tout à l’heure en cherchant le pistolet ; je n’avais déjà plus peur du tout, j’étais seulement tendu, jamais encore je ne m’étais senti comme ça, quand soudain Hilmi a violemment tressailli, puis, une fois calmé, il m’a dit avec étonnement, comme si ce n’était que maintenant qu’il commençait à comprendre : « Je serais obligé de te tuer, Ouri », et à ce moment j’ai compris qu’il avait raison, qu’il était vraiment obligé de le faire, que cette idée à lui couvait en moi depuis longtemps, comment ne l’avais-je pas senti jusqu’à présent ? C’était l’unique mobile de ma venue ici ce matin, et de même que j’avais été projeté à Santa-Anarella comme un oiseau-malgré-lui, j’étais arrivé ici aussi à cause de ce que Hilmi cherche constamment derrière moi.

Katzman, ai-je pensé avec lassitude, je vais raconter ça à Katzman. Un moment pareil, un sentiment pareil l’intéresseront sûrement, parce qu’il est chasseur de changements, de moments où une réalité s’écoule dans une autre. Comme ça me fatigue d’être aussi clairvoyant. Il n’y a pas un moment de répit. Il n’y a pas un seul moment où tu peux te nommer « je ». Quoi ! tout d’un coup me sont venus les mots et les idées et la volupté ; je commençais à comprendre : j’avais erré dans le monde les yeux fermés ou peut-être trop grands ouverts, comme on dit. Je n’ai vu que ce que je voulais voir. C’est aussi un art du mensonge. C’est comme ça que j’ai aimé Shosh, et que j’ai cru Katzman, et c’est pour ça que je suis allé avec lui à Djuni. En vérité, moi aussi, j’ai tout le temps menti sans m’en rendre compte. Mais ce n’est pas la même chose que ce qui m’arrive ici avec Hilmi. Parce que là-bas, tout le monde m’a trompé ; et ici, comment dire ? il y a un mensonge auquel nous sommes deux à croire, alors ce n’est plus vraiment un mensonge, mais une sorte de vérité plus tolérante. Plus clémente. Parce qu’un mensonge auquel croit une seule personne et pas l’autre est un mensonge cruel et meurtrier, mais dans un Kan-ya-ma-kan comme le mien et celui de Hilmi, il y a beaucoup de force et de vitalité, et il a déjà revêtu les couches épidermiques de la vie et de l’environnement, il a déjà une odeur vive de citron, et des rainures comme sur les mains de Hilmi qui tiennent le pistolet, et il est si distinct et débordant de vie que je commence à me sentir un peu étiolé, estompé à ses côtés, c’est assez agréable, en fait, et ça tranquillise. On peut se reposer un moment, et lui laisser le soin de faire le travail.

Tout d’un coup me sont vraiment venus les mots. Quelque chose en moi s’est mis prudemment à pousser. Peut-être est-ce le début du chemin de la guérison. Je sentais tout le temps de minuscules piqûres de connaissance véridique, et de faibles frissons de joie et d’émotion. Entre-temps, il me faut rassembler des forces. Les puiser dans les feuilles et dans l’humidité de l’air, dans la terre et dans les rainures de ses mains, et il faut aussi que j’oublie vite ; il y a des gens qui peuvent se servir de leurs souvenirs pour se ressaisir et reprendre le dessus, mais moi, je ne dois pas penser à ce qui s’est passé, je dois seulement effacer de manière efficace, me décomposer vite-vite.

C’est alors que Hilmi soupire avec une telle tristesse que j’en suis ébranlé, et déjà je change de couleur. Déjà, la joie éphémère s’est éclipsée. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Qu’est-ce qu’il t’arrive, Hilmi ? il faut que je t’encourage, que je t’aide, que je te dise que nous sommes tous les deux le plus beau Kan-ya-ma-kan jamais conté à Andal, je ne suis pas du tout fâché contre toi à cause de ce que tu veux me faire, pas du tout. C’est pas de la colère. C’est peut-être une légère tristesse passagère. Une sorte de pincement au cœur. Et j’aimerais beaucoup te toucher encore une fois la main, mais ce sera sûrement difficile pour toi ; pense, Hilmi, que nous ne sommes pas du tout coupables de ce qui va arriver, ni toi ni moi, parce que nous sommes en fait – écoute-moi bien – comme, mettons, deux esclaves amis qu’on force à se tuer l’un l’autre dans le Colisée de Rome, aux yeux d’une foule sauvage et cruelle, comme dans Ben Hur, et nous nous serrons la main, comme ça, avec amour, avant l’inéluctable lutte, et nous nous apitoyons même un peu sur ces cruels qui hurlent tout autour, réclamant du sang ; mais je ne toucherai pas Hilmi. Je ne le ferai pas.

Nous nous sommes sondés un instant l’un l’autre. Puis il a serré douloureusement les paupières. C’était exactement pareil avec Katzman. Pourquoi est-ce que les gens que j’aime me combattent toujours ? Katzman a dit une fois que nous sommes comme deux scaphandriers empotés qui luttent au fond de la mer. On a le droit de tuer par tous les moyens, mais il est interdit de détacher le tuyau d’oxygène de l’autre. Parce qu’un tel acte peut être plus cruel que le meurtre. Et notre tuyau d’oxygène à Katzman et à moi – et à Hilmi aussi, il me semble – est, peut-être, cet amour que nous avons l’un pour l’autre.

Je me suis souvenu alors de Shosh, de ce qu’elle m’a raconté, et j’ai pensé que même si Hilmi me tire dessus, ce sera moins cruel que ce qui m’est déjà arrivé. Parce que mon tuyau a été entaillé par Shosh il y a trois jours, et en fait depuis très longtemps ; et comment expliquer que pendant tout ce temps je n’ai rien senti et que j’ai continué à respirer des bulles de mensonges ?

Hilmi a posé le pistolet sur le sol, entre nous. Je n’avais pas la force de tendre la main. Je voulais le faire, pourtant. Parce que je n’ai pas le droit de toucher Hilmi, mais le pistolet est comme un nouvel enfant que nous avons mis au monde. Pourtant je n’ai pas bougé. Quelques grosses fourmis rouges sont venues et ont entrepris de l’escalader. La main de Hilmi reposait tranquillement près de lui. Des feuilles de citronnier froissées pointaient sous la crosse. Tout ça faisait déjà partie de ma vie.

J’ai dit alors :

– Je dois descendre à ma voiture pour ramener un émetteur.

Hilmi m’a longuement dévisagé. Il y avait, à présent, une immense faiblesse dans son visage. Il a dit d’une voix brisée :

– Pourquoi ? Pourquoi tu t’en vas maintenant ?

J’ai dit :

– Il faut prévenir quelqu’un que je suis entre tes mains.

Il a dit :

– Pourquoi est-ce que nous devons les mêler à cette affaire ?

Je comprenais ce qu’il voulait dire, mais je me suis obstiné. Parce que autrement, tout ça n’avait aucun intérêt. J’ai dit :

– Non. Non. Il faut leur dire ton… ton ultimatum.

Parce que j’étais déjà capable de prononcer ce mot.

Hilmi a levé la tête vers moi :

– Et tu vas revenir ? Tu va revenir ?

J’ai dit :

– Tu dois me croire, Hilmi. Qui me croira sinon toi ?

Et je me suis vaguement souvenu de quelque chose que Katzman avait dit une fois à un autre sujet, que dans le lieu où nous nous trouvons, en plein milieu du mensonge, nous avons au moins le droit de jouir de la grâce de la sincérité et de la confiance absolues, parce que là, il n’y a pas de place pour des mises en scène.

Hilmi a réfléchi un moment. Puis il a hoché la tête énergiquement.

– Reviens vite, a-t-il dit, je vais t’attendre.