18

En bas, au village, on sent déjà un mouvement plus important. Il y a des nuages de poussière sur le chemin qui mène de la route principale à Andal, et j’entends aussi le nasillement des émetteurs. Quand je me lève pour aller au bout du rocher, je peux voir qu’on dresse là-bas des tentes, et qu’il y a une citerne et de hautes antennes frémissantes. Tout ça en mon honneur.

Qu’est-ce qui s’est passé là ? Comme un mauvais rêve erroné. Je ne veux pas mourir ici. Tout ça a commencé par une fiction. Un peu de protestation puérile, un peu de stupidité. Un soupçon de désespoir aussi. Tu es distrait un instant et te voilà encerclé. Je reviens en arrière, au citronnier. Hilmi me surveille de près. Ce n’est plus le même Hilmi. Il est devenu rigide, tendu comme un ressort. Il fredonne tout seul d’une voix terriblement aiguë et sans aucun rythme avec l’orchestre pendu à son cou, nous prépare le café, mélange les grains marrons avec une antique cuillère noire de suie, le pistolet reposant sur la tunique entre ses jambes. Il se dorlote un peu.

– Ouri ?

– Quoi ?

– Beaucoup de soldats là-bas ?

– Pas tellement.

– Tu vas bientôt leur parler de nouveau. Ils n’ont peut-être pas compris ?

– Ils ne te prennent pas au sérieux. Moi non plus, ils ne me prennent pas au sérieux.

Il me scrute longuement du regard. Sa tête remue de haut en bas à un rythme lent. Je vois maintenant que ses deux yeux sont très rouges. Comme s’il avait pleuré.

– Mais qu’est-ce que je pouvais faire, Ouri ?

– Demander quelque chose de plus raisonnable. Demander que des journalistes viennent, ou le général commandant de la place.

– Je ne veux pas de journalistes, je ne sais pas lire.

Cette fois, il s’emporte vraiment. Le tout petit corps tremble des pieds à la tête. Son visage se tord complètement, et toutes les rainures qui le sillonnent s’entrecroisent :

– Je veux seulement que l’armée d’occupation s’en aille. Je veux vous oublier. Ne rien savoir de vous. Je croyais que toi au moins tu me comprenais.

Je le regarde et le vois tel qu’il était sans doute dans le temps, au début du siècle – un enfant susceptible, intelligent, recroquevillé dans sa bosse, et décomposant tout le monde en points et en taches, et si on l’avait laissé là-bas, dans son secret, il aurait pu mourir heureux, mais à présent des événements s’étaient produits qui le contraignaient à revenir aux hommes ; et là, je n’avais plus aucune chance.

Et le pire c’est que je n’ai pas encore décidé moi-même avec qui je suis. C’est toujours comme ça avec moi. Jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose qui décide pour moi. Et Hilmi se tortille devant moi, une main remuant nerveusement la cuillère dans le mahmaseh, l’autre fouillant sous sa tunique, qu’est-ce qu’il cherche là-dessous ? Il sort le mendil, son mouchoir froissé, crasseux, qu’est-ce qui lui prend ? Je ne peux pas le voir souffrir comme ça. À présent il déploie le tissu jaune couvert de taches horribles, et ses doigts dansent sur ce qui est caché là, une sorte de petite boîte où il y a peut-être eu du tabac à priser, et maintenant il y a dedans quelques lames de rasoir, et du papier transparent bien plié, et voilà, il a trouvé :

– Regarde, Ouri : la carte d’identité que vous m’avez donnée. Huwiya. Huwiya. Ce papier bleu vaut plus que moi. Et il est là dans mon mendil, près du cœur, depuis cinq ans. Si un de vos soldats m’attrape sans huwiya, il m’emmènera immédiatement en prison. Shoukri Ibn Labiv est allé une fois à Al Quds sans huwiya, et une femme est venue, une soldate, et l’a humilié devant toute la foule dans la rue, puis elle l’a emmené à la police. Et il y avait un vieux à Djuni, Saïf A-Din A-Shaabi, qui a dit une fois qu’il n’y avait plus d’hommes parmi nous, il ne restait que des papiers, et regarde, Ouri, ce que je fais, bouge pas.

Et il met sa carte d’identité sur la petite flamme du réchaud, sous le finj’an, et l’enveloppe bleue et souple commence à se déformer, à crépiter, et il en émane un relent de caoutchouc brûlé, et je ne bouge pas. Hilmi est assis, droit et apeuré, mais s’efforce de feindre l’indifférence. Comme la fois où je suis venu et que j’ai vu qu’il avait peint l’inscription. Pourquoi est-ce que je l’ai laissé la brûler ? Et finalement – qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant ? Ce ne sont que mes maudits instincts après trois mois en Cisjordanie, et c’est précisément à cause d’eux que ce qu’il vient de faire m’effraie par-dessus tout, comme si dès cet instant on ne pouvait plus revenir en arrière ; parce que la huwiya est en fait une sorte de reçu qu’ils gardent sur eux pour prouver leur existence. Prouver qu’ils sont réels. Et c’est plus que ça – c’est la frontière très fine, aussi fine qu’une feuille de papier, entre la tolérance militaire, nos lois écrites, notre règlement, et les coups de pied dans les couilles. Mais pour Hilmi ça ne changera plus grand-chose. Qu’est-ce qu’il en a à faire ? Il est déjà au-delà de tout ça. Il verse avec précaution les grains grillés dans le mortier et se met à les écraser.

– Tu m’apportes un peu d’eau du seau, Ouri ?

– D’accord.

Je me lève pour lui apporter. L’eau est sale. Toute noire. Naj’ah lui en ramène du puits d’en bas une fois tous les deux ou trois jours. Elle n’a pas la force d’en faire plus.

– Aide-moi à la verser dans le finj’an. Comme ça – fais attention au feu.

Je me rassieds, me prends la tête entre les mains, et ne sais plus s’il faut rire ou pleurer. Je ne me connais pas. Ne sais pas ce que je veux. Comment peut-on arriver à l’âge de vingt-huit ans sans rien savoir de la vie ? Aucune expérience, aucune sagesse ou courage. Exactement comme me l’a dit Shosh lors de la fameuse querelle à Rome. Et même maintenant, aujourd’hui, quand je me force à me concentrer un instant, à réfléchir rationnellement, à oublier que je ne suis qu’un élément du Kan-ya-ma-kan, la seule chose à laquelle j’arrive à croire et à adhérer avec force c’est Santa-Anarella. C’est le sentiment distinct de ma vérité, celle que j’ai connue là-bas. Et je ne cesse de m’orienter vers cette volupté, de même que mon grand-père s’orientait vers sa pure frayeur lorsqu’il se couchait sous le lit et priait, de même que Hilmi s’orientait d’après le signe vivant dans le visage de Yazdi, et il ne faut pas que j’abandonne cette volupté un seul instant, je dois ressasser encore et encore ce que j’ai vécu là-bas, et reconstituer également à partir de morceaux brisés et épars le Katzman que j’ai connu là, cet étranger qui me laisse mourir ici tout seul, et qui ne s’est même pas encore donné la peine de venir de Djuni pour essayer de me sauver de moi-même.

Quoi ? Il me doit beaucoup, il l’a dit lui-même une fois ; et comme il m’a blessé profondément ; et comment aurons-nous la force de surmonter tout ça ? Comment nous sommes-nous tous défaits en morceaux ?

Katzman, Katzman. Je ne le connais que depuis un an et déjà il se reflète dans chacune de mes pensées et dans chaque cellule de mon corps. Et il est attirant, provocateur, dangereux, et si malheureux. Je plains les gens comme lui. Il est si sensible, en vérité. Toute chose peut le blesser. Il n’a aucune défense.

Un an seulement. Il est arrivé lui aussi en Italie à la fin d’un voyage qu’il faisait en Europe. Il devait prendre ses fonctions à Djuni et avait voulu, auparavant, se promener un peu dans le monde. Et, comme il l’a lui-même raconté, il avait erré dans différentes rues d’Europe, ennuyé, agressif, plein de venin, et s’était pourtant forcé à rester à l’étranger jusqu’à la date qu’il s’était fixée d’avance pour ne pas avouer qu’il se sentait mal dans sa peau (il est comme ça), et pendant son séjour à Lugano, au sud de la Suisse, il avait appris la catastrophe et y avait couru avec soulagement.

Quand il m’a dit « avec soulagement », je lui ai parlé de la nouvelle joie que je ne connaissais pas, d’une sorte de créativité que j’avais commencé à éprouver en arrivant dans le Sud. Mais il a dit que ces sensations lui étaient étrangères. Il travaillait comme un forcené avec mon équipe et s’exposait constamment à des dangers avec entrain, avec un étrange mépris de soi, et je ne comprenais pas ce qui le poussait comme ça. La voilà, la terre promise, c’est ce qu’il m’a dit une fois en riant, ici il n’y a pas de Dieu. C’était une remarque singulière, parce que Katzman n’était pas du tout religieux, ni antireligieux non plus, comment se faisait-il qu’il parlât de Dieu ? Il m’a expliqué que ce n’était pas du tout lié à la religion, mais à une forme de croyance personnelle : « Quand tout est au plus mal, comme ici, parmi les ruines, les fosses communes, je ne me sens pas trompé, tu comprends ? »

Pas tellement. Ce n’est que longtemps après que nous avons quitté l’Italie que j’ai commencé à le deviner. À savoir que partout où il allait, il s’empressait d’apposer une marque invisible, comme un homme qui accroche la photo de sa bien-aimée dans des chambres d’hôtel pour dissiper un peu le sentiment d’aliénation. Cette marque de Katzman n’était pas du tout concrète, c’était une ambiance. Ou un sentiment. Il s’efforçait d’écarter ce qu’il appelait la « croyance » de chaque endroit où il passait. La terre qui lui était promise était toujours nette de promesses, d’attentes réciproques entre les gens, ou d’amitié illusoire. J’ai ressenti ça le plus cruellement à Djuni. Ici nous ne sommes pas amis, m’a-t-il dit dès le début. Et aussi : s’il se passe quelque chose de bien, si la vie fait un geste pour l’homme – ce n’est pas naturel. La déception est naturelle, mais celui qui connaît le jeu ne sera jamais déçu.

Et sur une terre promise comme celle-là, il se sentait bien. Si bien que c’en était réellement dangereux pour lui, parce qu’il risquait parfois de perdre sa vigilance, d’oublier le nom du jeu auquel il jouait. C’est ainsi que je l’ai vu une fois galoper à grands bonds autour de notre point de ravitaillement, un bébé italien crasseux juché sur le dos, qui riait jusqu’au ciel. C’est aussi comme ça, je crois, qu’il m’a soudain raconté l’histoire de la fosse.

C’est à cause de ce bébé, il me semble, que j’ai commencé à le suspecter. Il se réjouissait tellement de toutes sortes d’actes de méchanceté et de cruauté entre les réfugiés italiens que, pendant un certain temps, il a réussi à me tromper là-dessus. Il avait des blagues macabres atroces, et il riait même sur le compte des morts. Mais ensuite, quelques nuits après avoir compris qu’il y avait en chacun ce noyau d’amour, je me suis mis à penser que Katzman luttait peut-être contre son propre noyau, qui lui pesait comme une excroissance. Je déteste parler comme Shosh, mais je pense que c’est la vérité. Je ne peux pas dire de Katzman que c’est un homme bon, parce que ça ne lui va pas du tout, et aussi parce que ce mot « bon » a beaucoup perdu de sa signification depuis le temps que je le connais, mais il y a en Katzman une détresse de nature, et une lutte enfantine, et peut-être même une crainte de laisser cet aspect de son caractère se révéler à lui. Peut-être que j’exagère un peu.

Mais quand même : je me souviens de lui là-bas, un soir, peu après l’enterrement quotidien, se tenant avec moi dans un cercle autour de deux Italiens qui se querellaient. Ils se battaient pour une fille débile qui se tenait de côté et riait sans arrêt. Ça m’était vraiment insupportable, mais j’étais fasciné par l’expression du visage de Katzman. Il souriait presque. Ses yeux, qui sont en général à moitié morts, brillaient. Je me souviens du mouvement de ses mâchoires : elles se resserraient par moments, comme les branchies d’un poisson dangereux. Tout d’un coup, il a senti que je le regardais et son visage s’est figé. Il était irrité contre moi. Il a aussitôt décampé. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il a bien voulu dégeler et que nous avons pu aussi parler de cet incident. Alors, pour la première fois, je l’ai entendu parler des « tréfonds ». Voilà, c’est ça la terre dont il se languit constamment, et je ne crois pas à tous ses propos sur le fait qu’il cherche un lieu sans promesse et sans amitié. Il m’a expliqué : ces hommes-là qui se sont battus près de nous, qui à peine quelques instants plus tôt nous avaient aidé à enterrer leurs morts, se trouvaient déjà au plus bas de la déchéance de l’homme. On aurait pu supposer, espérer qu’ils avaient déjà touché du doigt les tréfonds, et que dès lors ils ne pourraient que décoller pour remonter. Et que font-ils ? Ils se disputent comme des bêtes pour une fille débile. Il se trouve qu’ils n’ont même pas approché nos véritables tréfonds. Combien long est le chemin que nous devons parcourir, Ouri ?

Alors j’ai brusquement compris : il ne faut pas prendre à cœur les propos tordus qu’il tient ; il cherche en fait de l’espoir. Comme c’est simple et surprenant. Un petit espoir pour lui-même. Et il va tout nier. Comme toujours.

– Ouri !

– Hein ? Quoi ?

– L’eau bout, tu n’entends pas ?

– Je… je rêvais.

J’éteins avec précaution le réchaud et, comme d’habitude, me brûle un peu les doigts. Hilmi verse lentement la poudre de grains de café dans le finj’an. Une ou deux feuilles de plante qui s’étaient accrochées à sa main sont aussi tombées dedans. Maalesh. De toute façon, tout est si sale là-dedans. À présent s’élève un antique murmure que j’aime entendre. Hilmi mélange lentement, avec une branche sèche, comme s’il jouait d’un instrument.

– On est jeudi aujourd’hui, Ouri.

– Et alors ?

– Tu as oublié. Tout à l’heure, un peu après le coucher du soleil, on passe Oum Kalsoum à la radio du Caire. On pourra l’écouter toute la nuit.

Ça me fait une belle jambe.

– Bon, si tu veux.

– Une seule fois par mois, le jeudi, elle passe pendant toute la nuit. Tout le monde écoute. Tout-le-monde. Min elmukhit ila elkhalij. De l’océan jusqu’au Golfe arabe.

Et il m’adresse un sourire étrange, déplacé, et me chante doucement, en se balançant un peu :

– Rajauni einek li’ayam illi rakhu ; allamuni el’ayam illi fattet. Tes yeux m’ont ramenée aux temps révolus ; m’ont rappelé les jours d’antan. C’est beau, non ?

– C’est beau. Oui. Je n’ai pas le cœur à ça, Hilmi.

– Tu as peur ?

– Oui.

– Mais pourquoi, Ouri ? Nous serons bien. Tout sera très bien. Fais-moi confiance, Ouri.

Et il verse du café dans de grands verres en tôle, et s’assure que chacun de nous ait exactement la même part de crème faite de mousse épaisse, et nous buvons avec fierté. C’est-à-dire – je bois, et il m’observe avec un drôle de regard, soucieux. Qu’est-ce que ça peut me faire ?

Le soleil est déjà à l’extrémité du ciel, et l’inscription sur le mur, derrière le dos de Hilmi, brille dans ma direction en vert joyeux – traître, traître. En haut volent des oiseaux joliment rangés en formation de flèche, qui poussent de petits cris. Un jour ordinaire, à l’heure du crépuscule. On boit quelque chose, on discute un peu, on se tait un peu, puis on se dit au revoir, passez un de ces jours, et on s’en va.

Katzman est rentré en Israël une semaine avant moi, parce que son congé avait pris fin et qu’on l’attendait à Djuni. La dernière nuit, il était nerveux et parlait beaucoup. Pour la première fois il m’a raconté qu’à un très jeune âge il avait été marié pendant quelques mois avec une femme qu’il n’aimait pas. Il appelait ça un « mariage de curiosité ». Il était presque devenu bavard cette nuit-là, ma parole. Je veux que tu saches que j’ai eu plein de femmes, a-t-il dit. Il n’y avait aucune vantardise dans sa voix. Il lui importait vraiment que je sache. C’était comme un indice qu’il me donnait sur lui-même. Il a dit : « Je ne peux pas comprendre comment ça leur arrive à chaque fois. Je suis moche, non, n’essaie pas de me réconforter, que tu es bête, je vis avec ça depuis quarante ans. Et je ne leur montre jamais que je les désire, et pourtant, c’est toujours la même histoire. Elles essaient de me sauver. Certaines me l’ont même carrément dit. Et il y a toujours en elles de l’anxiété et de la compassion. Et ce sont des femmes mariées, de très jeunes filles, et d’autres qui pourraient être ma mère. Elles ne me promettent pas de l’amour, c’est ce qui me rend fou. Elles me promettent le pardon. Tu saisis ? Elles sont toujours tellement ravies de me pardonner. De quoi donc ? Et beaucoup me promettent aussi l’équilibre. La sérénité. C’est ce qu’elles disent. Les femmes ont un sens trop développé de la symétrie. Fais attention à ça, Ouri. »

Il m’a alors interrogé sur moi-même. Est-ce que j’avais connu des femmes avant Shosh ? Je lui ai parlé sans rien lui cacher. J’ai dit que, jusqu’à Shosh, je n’avais jamais réellement été avec une fille. J’ai raconté aussi que quand j’étais à l’armée, j’avais correspondu pendant un an et demi avec une fille que je n’avais jamais vue. C’était elle qui avait commencé à m’écrire. Elle m’a dit qu’elle m’avait vu en auto-stop et avait trouvé mon nom sur une enveloppe que j’avais perdue. C’est comme ça que nous avons commencé. Elle avait un ami, mais il lui permettait de correspondre avec moi. J’étais très amoureux d’elle, mais je ne lui pas demandé, bien sûr, de le quitter. Tous les soldats de la compagnie étaient au courant. Quand une lettre d’elle arrivait, ils m’acclamaient, tous alignés, et lorsque je répondais, ils m’accompagnaient de leurs rires et applaudissements à la boîte aux lettres de la base, mais ça m’était égal.

Et au bout d’un an et demi j’ai découvert par hasard que Ruthi, cette jeune fille, n’était autre que deux camarades de la compagnie, dont l’un avait donné son adresse, et qui m’écrivaient ensemble. Tout le monde le savait, sauf moi. J’ai tout raconté à Katzman. Le pire était que je n’ai pas cessé de l’aimer. C’était tout à fait irrationnel. Même après avoir achevé mon service militaire, quand je rencontrais de temps à autre une fille, je ne pouvais pas m’empêcher de faire une comparaison entre elle et mon premier amour. Il m’est resté depuis une sorte de réticence. Un peu de méfiance à l’égard des filles. Il m’a fallu quatre ans pour m’en débarrasser. C’est Shosh qui m’a sorti de ça.

Nous avons beaucoup parlé, cette nuit-là. Katzman causait et riait d’un rire différent, libre. Nous savions déjà tous les deux que nous n’allions plus nous quitter. C’est étrange, mais je me sentais aussi un peu responsable à son égard. Moi, je dis toujours qu’il m’a montré le chemin à prendre mais, cette nuit-là, j’ai pensé qu’un petit quelque chose de moi s’était peut-être aussi inséré en lui. Nous avons parlé alors de la justice des impuissants et de la vérité imprenable. C’est à cause de ce qu’il m’a dit là-bas que j’ai accepté de le suivre à Djuni. Seulement, là-bas, je le croyais encore. Je me rappelle presque tout ce qu’il m’a dit, et je me souviens du lever du soleil, si étrange. Katzman parlait et parlait, il était tendu comme un ressort. Je pouvais à peine supporter cette tension. Toutes les nouvelles sensations, tout le poids pesant de ses paroles m’assaillaient. Avec lui, j’étais prêt à me départir d’un grand nombre de mes secrets et à lui dire de vive voix certaines choses que j’avais toujours tues, et lui aussi – c’est ce que je voyais – se faisait violence et acceptait de m’accorder sa confiance.

Et c’est en fait comme ça que je suis arrivé là. Tout droit de cette nuit-là. A conduit à B, et B me conduira à la mort. Et il n’y a aucun rapport logique entre eux. Quand Katzman m’a dit ces choses là-bas, je n’ai presque rien compris ; ce n’est que neuf mois plus tard, à Djuni, qu’elles ont percé en moi et se sont mises à crier. Il avait parlé de justice. Il pensait beaucoup à la justice, parce qu’il savait que dans ses nouvelles fonctions, à Djuni, il devrait commettre beaucoup d’injustices. Il a dit que la justice ne pouvait pas être seulement une convention sociale ou morale, qu’elle est aussi une sorte d’hormone sécrétée à un degré d’intensité variable selon les personnes. Quelque chose qu’un cerveau sensible produit devant l’iniquité, exactement comme il réagit face à des stimuli sexuels. Quand il a dit ça, il m’a semblé qu’il pétrissait toute la pâte de ma vie. Le jour pointait déjà, et je savais que c’était maintenant que Katzman se mettrait vraiment à me parler. Que jusqu’à présent, pendant les deux semaines que nous avions passées ensemble, il m’avait seulement testé avec prudence. Il m’avait préparé.

La bonté et l’honnêteté, m’a-t-il dit, faire le bien et le juste est le plus astucieux moyen de protestation moderne auquel je puisse penser. Mais seuls des gens très forts – et peut-être très désespérés – ont le droit d’en faire usage. C’est une arme dangereuse pour ses propriétaires, Ouri. Il faut être prudent. Et je me souviens : la braise fumait et crépitait, et nous nous sommes emmitouflés encore plus dans les couvertures, à cause de la fumée et des moucherons, et seuls nos visages émergeaient de là. Katzman a parlé des gens qui sont attirés par la détresse, l’injustice et le malheur, comme ceux qui étaient venus ici avec moi dans l’avion. Il a dit : ils sont réellement contraints de le faire, de même qu’un artiste, par exemple, est contraint de créer. Il y a là une sorte d’instinct de réparation. Un sens fin, profond et réel de la symétrie. C’est tout simplement une création artistique, Ouri.

Et je me souviens encore : il n’y avait aucune nuance dans sa voix. Son visage était blanc et figé dans la pénombre comme une lampe fluorescente lointaine. Je lui ai demandé comment il avait l’intention d’agir à Djuni, et il a dit qu’il aurait bien aimé le savoir. Qu’il avait un souvenir lointain mais très vivant de ce qu’il aurait aimé éprouver là-bas. Une fois dans sa vie il avait déjà ressenti cet instinct artistique de réparation d’une injustice qu’il avait lui-même commise. C’est ce qu’il essaierait de reproduire dans sa nouvelle fonction. Je n’ai pas osé lui demander quel mal il avait fait. Je craignais sa réponse. Il m’a dit lentement, comme pour élucider ses propos : « Celui qui recherche aujourd’hui la justice absolue se leurre. Il paie tribut à l’inaction, à la dérobade lâche et criminelle devant la décision. Car les situations dans le monde sont tellement complexes, et nous, les gens, tellement compliqués et pleins de contradictions, que le concept de justice a perdu toute signification, parce que nous avons tous raison, et nous faisons tous le mal au même titre. Et en même temps. » Je me suis alors souvenu que Shosh avait dit une fois quelque chose de très semblable quand elle avait parlé de la simultanéité. Elle aimait ce mot : quelque part dans ta personnalité tu mens tout le temps, et ailleurs tu es authentique. À tout instant, l’homme doit décider de nouveau de l’endroit où il préfère exister. Je n’ai pas pu m’empêcher de le dire à Katzman. Il m’a regardé un peu surpris, a demandé : « C’est ce qu’elle a dit ? », et j’ai perçu de la considération dans sa voix. C’est alors qu’il m’a dit cette chose sur l’unicité de l’homme ; celui qui prend réellement à tout moment ces décisions difficiles est l’homme unique. Mais la plupart des gens ne font même pas l’effort. Ils ont peur. Et toi ? lui ai-je demandé, qu’est-ce que tu es dans tout ça ? Il a souri subtilement : « Moi ? Je me contente d’observer. Je suis un chasseur de pareils changements, en moi et chez les autres. Je sais repérer immédiatement le lieu où une prise de décision s’impose, qu’elle ait trait à ce qui se passe en moi ou en dehors de moi. Je peux sentir l’instant précis à partir duquel quelqu’un est pris de paresse et se met à mentir. En général, il n’y a pas de retour d’un tel instant de lassitude et de distraction. » Il s’est tu, a baissé la tête, et j’ai cru alors pendant une fraction de seconde, à cause de l’obscurité, qu’il avait disparu. Puis il est revenu : « Mais écoute bien, Ouri, je ne fais qu’observer, que témoigner des cas où sont effectués de tels actes de négligence, de duperie de soi et de brouillage de la vérité. Pour ce qui est de faire vraiment quelque chose, lutter, je n’en ai pas la force. »

Je ne l’ai pas cru, alors. J’étais persuadé qu’il disait ça par modestie. Un homme comme lui lutte certainement de toutes ses forces. Pas comme moi, qui renonce toujours. Quoi, j’étais complètement grisé, cette nuit-là. Katzman ne me laissait pas un instant de répit entre ses paroles. Je sentais qu’il vidait en moi une détresse de très longue date.

Je le plaignais et l’aimais, et savais que si je le comprenais, même un peu, je le débarrasserais déjà d’une partie de cette oppression. Il a dit : les réservoirs logiques, Ouri, sont pleins d’arguments justes de part et d’autre. Tout le monde a raison ; tous les hommes ont raison à un certain degré, en quelque endroit d’eux-mêmes, de leur histoire personnelle, de leur signification. Les racines de chaque homme au monde touchent à leur extrémité la vérité universelle et dernière. Cela découle de la nature humaine même ; l’existence de l’homme est déjà sa propre justice. Tu me comprends ?

Qu’est-ce que ça peut bien faire, Katzman ? Je me suis laissé absorber dans ma couverture. Ne pas être. Ne pas déranger. Il arrivait parfois à Shosh de se livrer à une agitation pareille et de se remplir d’idées et d’émoi. Je savais donc qu’il ne me restait plus qu’à me faire tout petit. Parce qu’il m’accorde toute sa confiance.

Il a dit : « C’est pourquoi celui qui préconise la justice absolue n’accomplira aucune action. La justice absolue est une invention d’impuissants, elle n’est bonne que pour les philosophes, et de toute façon il n’y a pas moyen de juger qui a raison, qui cause le mal ; par conséquent, Ouri, la justice ne peut être qu’un sentiment personnel, entièrement privé, et comme je l’ai dit : une hormone que mon cerveau sécrète dans des situations où je dois choisir entre deux formes de justice. » Il s’est alors un peu penché vers moi, et son visage oblong a véritablement brillé dans l’obscurité quand il m’a dit que la justice qui découle d’une plus grande détresse est celle qui vaincra en dernière instance.

C’est alors qu’a eu lieu le plus étrange lever de soleil que j’aie vu dans ma vie : une lueur tendre et penaude s’est allumée en différents points du ciel. De grosses gouttes lumineuses se sont répandues dans l’air au-dessus de nos têtes, aspirant à s’associer pour former un jour clair. Nous nous sommes tous les deux tus et avons contemplé le ciel. Il y avait là une petite guerre insolite. Pendant dix minutes, quelqu’un là-haut a mélangé des couleurs et a essayé des formes d’ombre et de lumière. Nous avons fini par gagner. Pour la première fois, cette nuit-là, nous nous sommes regardés droit dans les yeux sans honte. Nous avons souri.

Et maintenant, à peine une année est passée et autour de moi il y a un cercle qui se resserre lentement et avec force. Ce café a un drôle de goût. Bois le tien, Hilmi, pourquoi tu ne bois pas, voilà, je bois tout, le ventre presque vide, et pourtant je bois, pour être éveillé, pour reprendre la situation en main, comme on dit, parce que bientôt le soleil va se coucher, et une nuit longue et difficile va commencer, vivement que tout soit fini, que je revienne à Shosh, et que nous apprenions à vivre ensemble d’une manière ou d’une autre, elle n’est peut-être pas si coupable que ça, et Katzman non plus n’est pas si coupable, personne n’est en fait coupable, sauf moi, peut-être. Et moi aussi, j’en finis maintenant avec mes guerres. Parce que je ne suis sans doute pas doué pour les guerres, et même mon art inné, comme dit Katzman, ne sait pas y faire, parce que je… – avec un cri enragé, dans un horrible sursaut, j’ai soudain bondi, sans rien prévoir, sur Hilmi, sur ce démon coiffé d’un béret noir écrasé, et son cou remue comme celui d’une tortue rusée, parce que c’est ma seule et dernière chance de sortir de là vivant, lui sauter dessus avant de commencer à avoir des remords, mais non, mais non, parce que, d’un mouvement leste, il s’est esquivé, il s’est aussitôt redressé sur ses courtes jambes, et a attrapé le pistolet, ma parole ! comme il est agile, et déjà il me domine, et je ne vois que ses maigres jambes nues dans ses chaussures de gymnastique, je lève les yeux en l’air, vers cet étranger haletant qui braque le pistolet sur moi de ses deux mains tremblantes, pourvu qu’une balle ne lui échappe pas, vas-y ! tire ! tire ! je lui crie en hébreu, que j’te voie un peu me descendre ! Ça suffit, je n’ai pas la force d’attendre comme ça toute la nuit, j’ai peur, Hilmi, peur, et comme un petit enfant je me couche sur le dos à ses pieds, sanglotant sans larmes, d’une voix singulière qui m’est étrangère, très fatigué, et je vois comment dans le ciel quelqu’un mélange une fois de plus les couleurs, en vue d’un nouveau tableau.

Et Hilmi ? Quoi, Hilmi ? Il ne tire pas. Il ne me donne pas de coups de pied. Il me surplombe seulement, tendu, ému, visant directement ma tête avec le pistolet, et ses lèvres marmonnent sans arrêt, la veine bleue se gonfle furieusement, ça ressemble à une prière, comme un serment ou une sorcellerie, il me ramène au lieu d’où je me suis enfui, renoue en hâte autour de moi tous les fils qui se sont déchirés dans mon stupide sursaut, Kan-ya-ma-kan, comme une grande araignée il me tisse de nouveau, raccommode les toiles endommagées, et je n’essaie plus de dire un mot, ni d’agir, je me blottis seulement là où je suis tombé ; ce café avait un drôle de goût, un peu aigre, je vais peut-être essayer de dormir un brin. Je vais peut-être un peu réfléchir sur moi-même et sur ce qui s’est passé. Elle a dit que tout être humain a une clé avec laquelle il essaie en permanence de s’ouvrir. Où est-ce que j’ai perdu la mienne ? Oublie ça. Dors.

J’avais, ma parole, un gros trousseau de clés à Djuni. Et il y avait là plein de cadenas. Katzman m’avait confié la tâche très appropriée de faire correspondre les clés aux cadenas, et retrouvant ma volupté italienne, je me suis senti bien là-bas pendant un certain temps. J’avais plein de projets. Partout où je regardais, un changement s’imposait. Il y a là un régime d’occupation. Ce sont des mots que les gens prononcent sans plus rien comprendre ni sentir. C’est comme une histoire dont on n’est plus sûr, si on la raconte trop souvent, qu’elle ait vraiment eu lieu. Pour moi aussi, avant d’arriver à Djuni, ce n’était qu’un assemblage de mots : régime d’occupation. Mais il y a là-bas des barrages sur les routes, des fouilles d’hommes et de femmes à même le corps, des convocations à un interrogatoire au milieu de la nuit, des arrestations administratives, des détentions à domicile, des dispersions de manifestations par la force, au gaz lacrymogène, des maisons qu’on fait sauter la nuit, des perquisitions de foyer en foyer, et il n’y a pas un seul moment d’amitié. Comme si les deux peuples ne se montraient que leur face la plus noire. Et le pire est que tous ces actes avaient des justifications rationnelles. Les réservoirs regorgeaient d’arguments justes de part et d’autre : les Arabes manifestaient, c’est pourquoi ils étaient dispersés par la force ; quelqu’un jetait une grenade, et à cause de lui on décrétait le couvre-feu dans tout un quartier, et on effectuait des perquisitions de maison en maison ; et quand il y a perquisition, on cogne un peu, et un poste de télévision se casse par-ci, par-là, et des enfants en pyjama vous regardent en silence, et des couples nus tremblent de peur dans le lit, et nous avions raison, et ils avaient raison, et nous sommes vraiment un régime d’occupation assez éclairé, comme Katzman me l’explique toujours, et c’est précisément parce que nous sommes un peuple éclairé et moral, plein d’idéaux, que je ne comprends pas ce qui se passe ici depuis cinq ans.

Et les habitants venaient me voir à mon bureau dans les quartiers de l’administration pour déposer leurs plaintes, et ils regardaient anxieusement autour d’eux, et ça a mis pas mal de temps jusqu’à ce qu’ils apprennent que personne ne leur ferait rien s’ils venaient chez moi, et qu’on pouvait compter sur moi, parce que je remuerais ciel et terre pour que l’armée paie des indemnités à un marchand dont la voiture a été heurtée par une de nos Jeeps qui fonçait dans les rues à une allure folle pendant une poursuite, et ça a mis très peu de temps jusqu’à ce qu’ils apprennent qu’en fait je ne pouvais rien faire, à part crier, m’emporter et me ronger, parce que personne à l’administration ne me prenait au sérieux, et même Katzman m’a expliqué dès la première semaine que copains-copains, mais ici nous sommes en fonction, et par conséquent, durant les heures de travail, nous nous conformerons aux normes de travail, ce qui signifie – aucun égard particulier pour moi de sa part. Si mes revendications étaient justifiées, il s’en occuperait. Sinon – non. J’étais d’accord, parce que ça me semblait logique et équitable, et ce n’est que longtemps plus tard que j’ai compris qu’il m’avait amené à Djuni pour que je lui serve d’alibi, relativement à lui-même, et peut-être même pour me punir de quelque faute que j’aurais commise sans le savoir.

Je venais le trouver à son bureau et lui disais – écoute, Katzman, j’ai vu de mes propres yeux les marques bleues sur le ventre du jeune homme, et ça ne lui a sûrement pas été fait uniquement avec des réprimandes, et il me répondait – une cellule organisée et importante d’Ahmed Jibril est active ici depuis déjà deux mois, et si on ne la trouve pas, c’est elle qui nous trouvera, et alors ça ne sera bien ni pour nous ni pour les habitants, celui qui vit dans une maison en verre n’a qu’à pas jeter de grenades sur une patrouille de Tsahal, et il avait raison, et ils avaient raison, et je me prenais la tête entre les mains, me sentais sur le point d’exploser, percevais que quelque chose en moi me cognait de l’intérieur, voulait sortir, et je savais déjà quelle était cette détresse, me souvenant que Katzman avait dit lui-même que la vérité imprenable dans son désir de se matérialiser peut fendre l’homme en deux, et c’est comme ça que, à un des pires moments de désespoir, à un moment où je donnais raison avec rage à toutes les parties, j’ai décidé, que j’aille me faire foutre, que désormais je n’écouterais plus que la voix distincte de mon hormone cervicale qui me dit qu’un grand préjudice a été porté ici aux gens, et je m’en fiche que tout ait commencé par leur agressivité, par leur haine continuelle, et je m’en fiche que nous soyons une occupation éclairée, qu’il n’y ait quasiment pas de traces visibles de violence, tous ces arguments ont assez de parents des deux côtés, c’est pourquoi dès maintenant j’adhère uniquement à cette voix, calme et distincte, et j’évolue avec elle dans une cécité totale à l’égard des autres choses, parce qu’il faut être parfois un peu aveugle pour faire quelque chose, Avner est réputé pour ce genre d’impassibilité obtuse, et dès l’instant où j’ai décidé d’agir comme ça, les mots sont venus et j’ai su exactement ce que je voulais, et je me suis reconnu.

Là-bas, à Djuni, j’ai compris pour la première fois que le mouvement de l’injustice ressemble un peu à celui d’une roue. On ne peut le comprendre que par les plaies d’usure de la roue. C’est comme une partie d’attrape-mensonge : si tu portes préjudice à quelqu’un, tu es déjà piégé dans le mouvement de la roue. Comme si tu avais vendu ainsi une part de toi-même à l’injustice, et dès maintenant, partout où tu iras – tu en seras le messager. C’est une affaire qui te handicape pour la vie, même si le plus souvent elle ne laisse pas de marques extérieures. Voilà, c’est pour cette raison que j’ai décidé de partir en guerre seul, et de toutes mes forces.

Je me joignais donc à chaque groupe d’arrestation et de perquisition, passais des nuits entières dans les barrages, j’avais même soutiré à Katzman l’autorisation d’assister à chaque interrogatoire d’un enfant mineur, et d’envoyer une soldate quand il s’agissait d’une fille. Je ne m’étais encore jamais obstiné comme ça. Tout m’était égal : l’hostilité des soldats à l’administration, la rossée que Schaeffer m’a flanquée une fois, et même les railleries de Katzman qui a dit que je circulais dans le monde comme un électron positif et que je perdais ma charge dans tous les sens sans distinction. L’essentiel était d’essayer de changer quelque chose. Des succès infimes. Un regard d’étonnement chez un vieil homme dont j’ai libéré le fils souffrant de diabète de la chambre de détention ; un commerce pour lequel j’ai obtenu l’autorisation de réouverture. Un permis de visite pour un cousin de Jordanie. La révocation d’un ordre d’exterminer un troupeau de chèvres contaminé, et en contrepartie, leur mise en quarantaine pour un mois. Chacune de ces mesures m’a coûté un frottement continuel de la roue et beaucoup de plaies. Mais je me sentais bien, parce que je luttais.

C’est peut-être pour ça que j’ai perdu Shosh. J’étais tellement absorbé par moi-même que je me suis éloigné d’elle. Quand je suis allé travailler à Djuni, elle était entièrement plongée dans le traitement du quatrième garçon, dont je n’ai rien su jusqu’à il y a trois jours. Elle avait complètement cessé de me parler de ses traitements. Je savais seulement qu’après une longue période sans aucun résultat, il y avait eu soudain un grand progrès, puis une dégradation totale. Elle avait quasiment cessé d’évoquer son nom à la maison, et ça m’arrangeait plutôt, parce que je réprouvais toutes ces méthodes modernes qu’ils employaient à l’Institut, mais je ne lui en avais rien dit, bien sûr. De quel droit ?

Imbécile. Imbécile. Un bonnet d’âne. Ouri Al Tartur. Je leur exposais, à elle et à Katzman, mes projets, leur décrivais le nouveau bonheur, le sentiment distinct de cette fameuse vérité. Ils étaient tous les deux assis en face de moi, me regardant avec une espèce de tristesse, sans presque rien dire. Et je ne savais pas que son enfant était déjà mort d’amour. Comment a-t-elle réussi à le cacher ? J’aurais dû mieux écouter les fissures qui rampaient sur son visage. À cette époque, une fièvre d’embellissement s’était brusquement emparée d’elle. Elle avait repeint notre chambre dans un blanc presque éblouissant que je n’aimais pas, mais je me suis tu, et elle s’était mise à dépenser beaucoup d’argent pour s’acheter de nouveaux vêtements et toutes sortes d’objets décoratifs pour la maison ; même Léa me demandait ce qui arrivait à Shosh qui n’avait jamais été aussi coquette, et elle ne savait pas de qui elle tenait cet intérêt excessif pour les apparences, et Shosh continuait à parler constamment de beauté, de mariage de couleurs et de mouvements, et Katzman se moquait un peu d’elle à ce sujet, et je ne comprenais pas, ne sentais pas que je devenais un grain de sable dans son œil assoiffé de beauté pure.

C’était toujours comme si elle était ailleurs. Loin de nous. En plein milieu de mes histoires sur Djuni, sur cette fameuse vérité, et sur le bien-être que celle-ci me procurait, elle se levait brusquement, comme effrayée, et excusez-moi de vous quitter comme ça mais j’ai eu une journée terrible et demain m’attend une journée encore pire, et bonne nuit Ouri ; Katzi, je te verrai sans doute la semaine prochaine, quand tu viendras chez nous ; et moi – j’étais sur le point de me vexer du fait qu’elle parte au milieu, mais elle s’arrêtait soudain près de la porte de notre chambre, m’adressant le vieux sourire de ma Shosh à moi, s’approchait de moi lentement, et devant Katzman, sans se gêner le moins du monde, elle venait me donner un baiser, en plein sur le nez.