À présent avec prudence, avec circonspection, comme une broderie diaphane, les fils-invisibles-de-l’œil s’entrelacent rapidement ; on dirait que je n’ai plus besoin de m’appliquer à les tirer douloureusement de mon ventre, de la soucoupe de mon œil vide, les matériaux de la vie se défont en fils très fins, en veinules de mémoire et en rides de nostalgie, ainsi l’auvent de la vigne et Oum Kalsoum à mon cou, et les rayons du soleil rouge, las, qui s’effilent maintenant sur toute la voûte des cieux, et ainsi le jeune Ouri qui s’évapore lentement, par faiblesse, par peur, et par l’effet soporifique des feuilles du sakran que j’ai pilées dans son café, et les lambeaux de mon huwiya qui n’ont pas entièrement brûlé, et l’inscription verte qui fleurit sur le mur, et le bourdonnement des antennes qui s’élève d’Andal ; qu’est-ce que tout cela ? sinon la substance qui s’est aplatie, laminée, écrasée sous le poids de sa propre détresse, jusqu’à devenir fine, faible et précaire, existant sans exister, Kan-ya-ma-kan, et Ouri et moi la respirerons avec avidité comme une espèce d’élixir à songes, et nous la parcourrons, brûlant et nous consumant, pour gagner en nous les crevasses où souffle le vent des roses et de la liberté, et où le temps ne se mesure pas avec des montres, car c’est le temps des cœurs, et c’est le signe rayonnant sur le visage transparent d’Ouri, cette plaie béante, morsure de vérité dans sa jeune chair, qui comme cette lanterne éclairera le chemin obscur ; et qui donc pourra nous arrêter ?
Avec la ruse seule. Avec la sagesse de l’angoissé. Yazdi m’a brusquement été ravi ainsi qu’à lui-même. Je ne laisserai pas Ouri être ainsi ravi. Celui qu’un serpent a mordu en craint aussi la queue. Aussi l’ai-je plongé dans le sommeil, et tandis qu’il dort je vaincrai le misérable remords qui a commencé à se tisser hors de son corps, dans la pénombre, et je lui ferai, à l’heure qui devance l’aube, ce que depuis ce matin il m’a demandé sans mots, et il sera le plus heureux des hommes, foudroyé dans son rêve, et c’est bon.
Je lui montrerai le chemin. Comme il s’est acharné à lutter contre moi. Il voulait enfouir les germes de sa pensée dans le sol rocailleux de mon vieux corps. Un ingénu, un bonnet d’âne. Il me parlait durant des nuits entières : il nous faut combattre la haine et la guerre, ne serait-ce que dans notre cercle étroit. Le cercle de l’individu singulier. C’est ce qu’il m’a dit. Il a également promis : ensemble, nous pourrons faire revenir en arrière la grande roue de l’injustice ou, du moins, émousser ses pointes dans notre chair. Il récitait alors comme mon idiot à moi, à cette différence près que ses propos étaient le contraire de ceux de Yazdi. Ses yeux emplissaient brusquement le verre de ses lunettes, sa main triturait sa barbe rare, et sa pomme d’Adam rebondissait de haut en bas. Je lui disais encore et encore que ses propos étaient vains. Que nous ne blesserons que notre chair, et que la roue tournera. Que ses hallucinations ne sont que de l’huile à graisser la roue. Toi aussi, lui ai-je ainsi chuchoté dans un cri du cœur, toi et Yazdi aussi contribuez au mensonge et à l’injustice. Il ne faut pas les combattre à ta manière, Ouri, ni à la manière des bandes de récitants ambulants, car en y touchant, on est contaminé. Moi, je te dis – fuis ! Ouri, pose tes mains sur la marque de fouet incandescente de ton visage, et va-t’en ainsi, tel un aveugle pris dans un jet de soleil, au pays que je te choisirai, et laisse cette roue tourner inlassablement sur son axe, sans frein et sans but, jusqu’à ce que ses rayons se rompent à force de misère, et qu’elle s’élance comme une forcenée sur la dernière pente pour s’écraser en broyant ceux qui la conduisent.
Viens avec moi à présent, mon enfant de lune, le plus beau de mes bâtards, toi qui es si bon, qui si je te dépose sur une plaie la guéris aussitôt, laisse ta tête s’affaisser sur ta poitrine, ne me regarde pas de la sorte, avec des yeux déchirés de peur, fais-moi confiance, Ouri : je t’enseignerai la démarche légère, toucher sans toucher, et je te montrerai comment – selon le mot des humains – marcher sur la pâte sans laisser d’empreintes, jusqu’à ce que tu comprennes, jusqu’à ce que tu cesses de lutter contre moi, et te laisses coudre comme un fil transparent à mon étoffe, car tu es fait de la même matière que les songes, mon fils.
Viens, mon enfant à moi, que tu sois Ouri ou Yazdi, peu m’importe qui tu es, peu importe qui je suis, aussi longtemps qu’entre nous deux palpite, comme les battements de cœur d’un moineau, ce spasme d’amour ; aussi longtemps que tes yeux sont rivés à moi, qu’une ironie lasse affaisse tes lèvres, qu’un mince filet de bave scintille dans ta bouche à la lumière du couchant, et il est comme la toile d’un vieux souvenir, il est la substance la plus vive et la plus solide qui se trouve à cet instant dans la fente entre ciel et terre, et qu’avons-nous besoin de parler, alors qu’Oum Kalsoum nous chante les chansons des amoureux et celles des vignerons, et qu’elle tire de nos cœurs des fils de chagrin avec l’archet du kanun, et alors que le soleil se couche, en notre seul honneur, Ouri, et que le ciel étrécit lentement au-dessus de nous comme un papier dévoré par le feu, et que ta main est dans la mienne, et c’est bon.
Kan-ya-ma-kan, fi kadim elzaman, ousalef elaasar walawan, tout un peuple ne peut pas s’engager dans ces crevasses, voilà pourquoi personne ne m’entend, pas même dans mon village de moutons. Et voilà pourquoi personne ne t’écoute dans ton pays, dans le muscle militaire toujours contracté où tu vis. Ce chemin, trois personnes ne peuvent l’emprunter ensemble, Ouri. Un homme seul peut s’y engager, et peut-être un ami l’accompagnera-t-il. Car les actes de vérité s’accomplissent là où l’homme n’est qu’en présence de lui-même ; plus rarement en présence de deux hommes. Quand ils sont trois, l’un se met déjà à mentir et à fermer un œil pour ne pas voir le troisième. Mais nous, Ouri, nous trois, il nous est facile de marcher ensemble parmi les crevasses, car l’un est mort, l’autre est sur le point de mourir, et il se peut que le troisième ne soit jamais né, qu’il se soit seulement rêvé.
Je serai résolu, Ouri, je n’écouterai pas les voix de la peur et de la compassion qui m’interpellent de l’intérieur, je ne regarderai pas tes yeux qui halètent comme deux bêtes épouvantées ; chez nous, Ouri, on dit que celui qui désire s’enivrer ne compte pas les verres, je te transfuserai donc en moi comme un remède, car Kan-ya-ma-kan, Ouri, Kan-ya-ma-kan, il ne voulait plus m’entendre, moi et mes histoires, et il refusait de venir avec moi sur la pente de l’oued pour y brûler des feuilles d’awarwad et compter les battements de nos cœurs, et projeter les ombres de nos doigts sur le rocher : voici un lapin et voici un chien, et voilà un pigeon qui vole, et il s’esquivait quand je sortais de ma barrique, ruisselant d’eau, et ne me présentait pas ma tunique, mais restait assis au pied du citronnier, collant à son oreille mon collier, et y écoutant – non pas les chansons de miel et de beurre de nos amours d’antan, mais les voix hachées, froides, des présentateurs d’informations, et ses yeux se voilaient alors, songeurs, et ses lèvres façonnaient pour lui les mots glacés que les récitants du transistor lui avaient fourrés dans l’oreille, de même que dans le temps il répétait mes paroles dans les histoires qu’il aimait. Il ressemblait alors à mes yeux au muezzin en métal que les gens de Djuni ont installé dans leur mosquée après que les Juifs ont apporté en ville l’électricité qui court dans les fils ; c’est Nouri Al Nawar qui me l’a raconté, et il a dit qu’à présent on n’avait presque plus besoin d’Abou Amaad pour rassembler les fidèles cinq fois par jour en vue de la prière, car cet épouvantail de muezzin en métal le fait mieux que lui, et il ne s’enroue pas au milieu d’« Alfaatekha » comme il arrive à Abou Amaad. Mais il se peut que Nouri mente.
Yazdi me regardait les yeux vides. M’enlaçait dans des étreintes trompeuses. Disparaissait pendant plusieurs jours, revenant enthousiaste, agité ; de son corps se dégageait comme une odeur de brûlé, et que restait-il de la senteur de sauge que j’aimais ? Un jour, alors que nous dînions, qu’un vent de sérénité soufflait sur nous deux, il me dit une fois de plus – ya ba, comme tu prépares bien la semoule –, une étrange nostalgie de lui, de moi-même, s’est emparée de moi, et j’ai eu envie de l’amuser avec une histoire qu’il aimait, que je lui racontais à chaque fois que nous devions nous contenter d’un oignon et d’un pain pita, l’histoire des beuveries de tristesse de Shaaban Ibn Shaaban, mais il est brusquement sorti de sa coquille et a explosé contre moi dans un cri rauque : jusqu’à quand, ya ba, continueras-tu à rêver ainsi ? Et sa main tremblante a renversé le plat de semoule, et celle-ci s’est répandue sur ses pieds : parce que nous avons été frappés, ya ba, d’un très grand malheur, les étrangers nous dérobent l’air que nous respirons, et subtilisent par leurs regards la beauté de nos paysages, les champs mûrs et les oliviers, et ils font à présent ce que nous faisions lorsque nous nous étendions sur la pente de l’oued tous les deux, sur le dos comme deux tortues renversées, rêvant à notre village désert, et maintenant ils nous sucent notre vie, notre volonté, notre fierté, et nous transforment, dans leur arrogance, en une espèce de pensée importune, en une coquille d’homme vide, et je vais te raconter, ya ba, qu’hier, au barrage de Djuni, quand les gens sont partis à l’aube travailler dans les maisons des Juifs, dans leurs champs, dans leurs immeubles en chantier, leurs hôpitaux, leurs usines, leurs restaurants, leurs vergers, dans les rues des villes, les jardins publics, les kibboutzim, les stations-service, les épiceries, les ateliers de couture, les abattoirs, les ports, les entrepôts, tu m’écoutes, ya ba, hier à l’aube, quand tous les gens sont partis dans un autobus conduit par un Arabe israélien, c’est ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes, ces chiens devenus esclaves-du-chat, et qui ont appris eux aussi à haïr les souris, et qui nous toisent eux aussi avec une arrogance meurtrière, et qui nous appellent Yalla etla, et qui ne nous regardent pas dans les yeux quand ils nous rendent la monnaie avec de petits billets roses, tu m’entends, ya ba, hier à l’aube, au barrage de Djuni, leurs soldats sont montés dans l’autobus, comme tous les jours, et ils ont ordonné à tous les hommes de descendre pour contrôler la huwiya de chacun, et il y en avait un, Saïf A-Din A-Shaabi, un vieil homme comme toi, ya ba, un vénérable monsieur, dont on ne compte plus la progéniture issue de ses entrailles, et qui n’a pas quitté Djuni depuis l’occupation, et personne ne savait pourquoi il voyageait ce matin-là avec les ouvriers, et quand le jeune officier s’est adressé à lui et lui a grommelé que yalla enzil, Saïf A-Din a dit d’une voix sonore et limpide, et le chauffeur arabe israélien et les soldats et l’officier l’ont entendu, et toutes nos sœurs, les femmes de l’autobus, l’ont entendu, ainsi que tous les hommes qui en descendaient, que moi, khadrat eldabet, moi, monsieur l’officier, je ne bougerai pas d’ici, parce que vous nous avez dit, khadrat eldabet, que les hommes doivent descendre, seulement chez nous, monsieur l’honorable officier, il ne reste plus d’hommes, seules leurs coquilles vides subsistent, et je me souviens encore des hommes de mon temps, ils étaient de chair et d’os, et non pas de papier fin dans une enveloppe bleu ciel ; et tandis qu’il parlait avec l’officier, il a dirigé le pistolet qu’il avait en main contre sa propre tête, et avant que quiconque ait pu l’arrêter, il s’est tiré une balle et en est mort. Et toi, ya ba, comment n’as-tu pas honte de me parler de liberté absolue, de l’air des roses que tu as respiré une fois pendant que tu volais comme un oiseau au-dessus d’Andal, alors même que tu es un esclave parmi des esclaves, qui appelle « mon père » celui qui a violé ta mère, et à mes yeux, ya ba, l’acte de Saïf A-Din A-Shaabi surpasse toutes tes histoires sur Shaaban Ibn Shaaban, dont personne n’a entendu parler au village.
Il a grandi entre mes mains et s’est écoulé entre mes doigts. La nuit il s’éclipsait de la paillasse à mes côtés et le jour il s’associait aux jeunes garçons et aux hommes, et à son retour, son haleine répandait une odeur de brûlé, qui n’était pas celle des cigarettes qu’il avait appris à fumer, qu’il allumait devant moi, l’une-à-la-croupe-de-l’autre, et je ne savais pas ni ne voulais savoir, et une fois Shoukri Ibn Labiv, l’ennemi de ma jeunesse et ami de mes vieux jours, est venu me trouver, traînant son sac d’os jusqu’à ma butte, et il s’est assis avec moi sous le citronnier, a bu avec moi une tasse de café, a soupiré aux quatre vents du ciel, et il a dit que ce n’est pas bien, ya Hilmi.
Shoukri est un éleveur d’abeilles, et son miel est meilleur que le miel de Hébron, ses mains ont toujours l’aspect d’une pâte pétrie et blessée à cause des piqûres, ses doigts sont enflés et ensanglantés à cause des aiguilles qu’il y enfonce pour ne pas rire, et selon ses propos il ne lui reste plus que trois ans à se contenir pour s’élever au niveau d’ascétisme de Hassan Al Basri qui pendant trente ans a privé son âme du rire. « Les garçons que j’éduque à la koutab, me dit-il, échappent déjà à l’emprise de ma baguette. Ce sont des temps d’insoumission, Hilmi. Tu aurais dû les voir à présent : la haine faite corps. Ils sont tous comme contaminés. » Et il hoche sa tête chevaline, et caresse ses longues joues aspirées par sa bouche, puis il me fixe d’un regard pénétrant et dit : « Ton Yazdi aussi en fait partie. Il les suit et ils font de lui tout ce qu’ils veulent. Tu sais bien que quiconque suit les hiboux finit par s’égarer dans les ruines. »
Shoukri parlait sans colère et sans blâme, mais avec une lassitude que je ne lui connaissais pas. J’ai observé son visage, ses mains, et j’ai songé à son grand âge. Je le vois encore devant moi enfant, rieur, avec les chats qui regardaient au travers de ses yeux. Je me souviens encore comme il me fourrait dans la bouche des criquets, puis quand il est rentré de la zawiva du cheikh Salah Hamis, comme tout le monde s’est moqué de lui, et j’étais le seul à réconforter son esprit. Et à présent, nous voilà tous deux des vieillards.
Et il m’a raconté tout ce que je ne demandais pas à savoir. Ce que j’avais évité toute ma vie. Qu’un de nos garçons, le fils d’Araf, le marchand d’huile, avait été blessé dans une manifestation à Al Khalil. Sa tête s’était fendue sous un coup de matraque et, depuis lors, il n’avait pas retrouvé la raison. Et une jeune fille de treize ans, d’une école de filles à Djuni, avait été arrêtée et interrogée par des hommes pendant une nuit entière, et on n’avait pas autorisé sa mère à rester avec elle dans la pièce. Et des maisons avaient sauté à Naplouse, à Ariha1, à Beit Sahor, et des terres de pâturage et des champs de blé avaient été confisqués – ce qui signifie qu’ils ont été saisis contre paiement –, et des familles avaient été coupées en deux, et des gens avaient été exilés sur l’autre rive du fleuve, et à d’autres on avait interdit de quitter leur domicile.
C’est ainsi qu’il m’a parlé, jusqu’à ce que je ne puisse plus l’écouter, et je l’ai sermonné : voilà qu’il retombait en enfance, et bientôt je l’entendrais aussi parler vengeance et fierté, et tout va s’achever rapidement, lui ai-je expliqué, car les Juifs ne sont pas un peuple d’imbéciles, ils ont sans doute déjà compris que le conquérant est lui aussi conquis, et que l’injustice a aussi des dents à la queue ; et Shoukri a répliqué qu’en effet ils souffraient peut-être aussi, mais que nous souffrions plus, parce que – comme dit le proverbe – celui qui reçoit les coups n’est pas semblable à celui qui les compte, et nous argumentions ainsi, adossés au citronnier, deux vieillards de ce monde ; je lui crie que les Juifs ne résisteront pas à notre patience qui peut fendre des montagnes, et que si seulement nous savons agir avec sagesse, nous tenir à l’écart d’eux, de l’électricité qu’ils nous amènent, des médicaments qu’ils nous prescrivent, de leurs légumes que nous achetons sur nos marchés, de leur argent qu’ils nous donnent en échange des terres confisquées, et de chaque tasse de café qu’ils boivent chez Aiech, de toute cette probité enrobée de lois et de règlements, toutes les toiles venimeuses qu’ils tendent autour de nous, et qui nous tuent encore plus que la haine affichée, mais Shoukri a alors gémi avec stupeur et il a élevé les mains au ciel en disant que j’étais devenu comme une jarre fêlée, que les vents soufflaient dans mes fentes, et que ce qu’on racontait de moi au village était vrai, à savoir que je n’entendais même plus ce que racontait ma propre bouche : ils ont tous été dépossédés, enfants, hommes et vieillards, et moi seul continuais à me tisser des rêves de guerres brodées de fil fin, des guerres comme les ombres des doigts qui dansent sur les rochers, et même si lui-même n’aurait jamais recours à la violence, parce qu’il n’était pas fait pour cela, il ne pouvait que mépriser ma lâcheté, ma bêtise, et je lui ai chuchoté : voilà, par exemple, mon fils à moi, Yazdi – et il a été pris d’une rage subite et a henni en criant que cela faisait longtemps que Yazdi n’était plus mon fils, car ils étaient tous les fils de la haine et de la guerre, et nous les avions perdus, et étions restés seuls, oh Hilmi, seuls.
Kan-ya-ma-kan, comme toute la lumière du jour s’est recueillie en moi pour s’y déposer comme de la cendre chaude et scintiller toute la nuit dans les crevasses tortueuses, dans le ventre de la montagne que j’ai sur le dos ; regarde, Ouri, cette dernière lumière, car comme j’ai coutume de le faire chaque nuit avant l’aube, lorsque toutes les obscurités suspendues à mes branches comme de lourdes gouttes, lorsque toutes les horreurs de mes rêves, et la main coupée amicalement posée sur l’épaule de mon fils sur la photo dentée, et le fruit mélancolique, trop mûr, lorsque tous ceux-ci pèsent trop sur ma vieille citrouille, affaissée sur ma poitrine au point que le fil de mon cou fin manque de se briser, alors, ya Ouri, lorsque la carte soyeuse, dessinée, est déroulée une fois de plus par quatre jeunes garçons aux quatre coins du monde, et que la main en question marche sur ses doigts et me poursuit à tâtons dans la pénombre, je me jette à nouveau, avec une force nouvelle, sur l’unique étincelle de grâce qui subsiste en moi, sur le souvenir du jour d’antan, qui a sombré dans le ventre de ma montagne, a empourpré les lambeaux d’images de ma mémoire, et a teinté les joues de tous mes morts d’un fard juvénile nocturne, et dans un sanglot je souffle sur cette braise de toute mon âme, de toute ma chaleur et ma colère, et elle est alors comme un fœtus né avant terme dont Dahaisheh frotte le front avec de l’huile, jusqu’à ce que son visage bleu rosisse, jusqu’à ce qu’une nouvelle flamme s’anime en lui ; et je continue à cracher dessus comme un chat, à beugler comme un taureau en chaleur, jusqu’à ce que brusquement mes forces me quittent, mon ventre se creuse, des gouttes de sueur ruissellent sur mes yeux, et c’est alors que monte le jour nouveau jailli de moi, mon fils, issu de mes entrailles qui va rayonner sur moi, sur l’auvent de la vigne, sur mon village de moutons et sur tout ce brouillon de pays dessiné par une main indolente, et c’est bon.
Regarde cette lumière mourante, ya Ouri, concentre encore un peu ton regard avant que les fleurs de la plante du sakran ne brillent d’un éclat jaune dans tes crevasses pour éclairer la face des rêves. N’aie pas peur : il n’y a qu’agrément dans le sakran. Et si nous avions tout notre temps, je préparerais à présent de la farine, la pétrirais bien, y moudrais des feuilles de sakran, envelopperais la pâte dans mon mouchoir, la poserais sur ton front, et tu connaîtrais alors le goût d’un songe réellement paisible.
Mais laisse-moi t’endormir. Je ne sais pas chanter de berceuses et ma voix est plus laide que celle d’un âne. Je ne pourrai que fredonner, avec mes bien-aimés suspendus à mon cou, mais maintenant c’est la vieille mère qui chante là, et si je chante avec elle, je pleurerai, laisse-moi donc te bercer avec une histoire, comme autrefois, du temps de ton enfance.
Reste couché là, replié sur toi, mon enfant de lune, il y a un instant à peine, tout ton corps tressaillait à cause d’un spasme de frayeur qui t’a traversé, et tu as voulu sauter sur moi et m’arracher le jouet reluisant que j’ai ramassé hier dans le monticule d’excréments du cheval en fer qui a chié sur le seuil de ma grotte, et autrefois – je me souviens – la détresse déposait à cet endroit même des enfants d’âge tendre, ou des mères apeurées, enflées du ventre du péché, et maintenant on s’est mis à déposer ici des jouets en fer comme celui-ci, et même toi, mon fils, tu es devenu pour un moment ferreux et très rigide, quand tu as voulu couper les cordons de mon amour, que j’avais noués autour de ton corps, repose donc tranquille maintenant, et laisse-moi te border avec mes couvertures transparentes, avec la carte soyeuse qui se déroule toujours aux quatre ailes du monde, déjà s’y dessine faiblement ton image, et bientôt la carte te touchera, un dessin embrassera l’autre, et tu ne connaîtras pas la douleur.
Reste couché. Je vais te border. Je vais raconter. Kan-ya-ma-kan. Il est si difficile à présent de se souvenir, les vieux réapparaissent dans le visage des bébés, et finalement tous se ressemblent beaucoup. Pas par l’aspect, sans doute, ni par les mots, mais par un fil douloureux qui enchaîne leurs mouvements, hommes femmes et enfants, et seul celui qui a toujours été rejeté hors du tumulte, celui qui a été chassé de la mémoire, lui seul a conservé son visage, et j’essaie maintenant, Ouri, de me remémorer les traits de la femme des femmes, de Laïla Sallach, qui a eu le plus intrépide et fougueux des amants, et vois – je ne parviens pas à me les rappeler.
Que m’arrive-t-il, Ouri ? Je peux prononcer les mots, comme je l’ai toujours fait, mais leur acuité s’est dissipée. Ils ne se répandent plus, brûlants, sur mes doigts. Est-ce un signe ? Écoute, ne dors pas, il faut que tu écoutes :
Car c’était la plus belle, la plus sale, la plus insolente des femmes qui eût jamais erré sur les sentiers d’Andal, et elle ne se matérialisait qu’à travers les rêves des hommes, et se cristallisait la nuit sur leurs paupières, et ne prenait vie que dans des moments passagers d’hallucination jaillie d’un spasme, tandis qu’ils étreignaient dans leurs bras la rulla, le monstre moustachu qu’ils appelaient « ma femme », non, non, Ouri, ce n’est pas ce que je veux te dire, c’est un mirage que j’ai là, car ce n’était pas Laïla Sallach, mais peut-être… Mais non, comment donc ? Une telle femme doit avoir existé ici, et elle m’aimait, tu sais, j’étais le meilleur des amants qui l’avaient forgée dans leur imagination, c’était une femme au teint ambré, aux yeux félins, à qui Dieu avait envoyé un petit ange de feu pour embraser sa matrice, aussi y jetait-elle tous les arbres qu’elle trouvait sur son chemin, afin d’entretenir la combustion qui mordait ses entrailles, et nos hommes se jetaient à ses pieds, la suppliaient de les consumer enfin de sa flamme, de les faire fondre comme ces bougies, et celui qui obtenait ses faveurs était dès lors comme une membrane de cire fondue et refroidie, et sa mèche fine, calcinée, noircissait jusqu’à la fin de ses jours, et il n’avait plus d’intérêt et de désir pour les femmes, m’écoutes-tu, Ouri ? me crois-tu ? Et voilà que Shoukri Ibn Labiv me dit que c’est encore une fiction, qu’il n’y a jamais eu dans notre village pareille femme, et la seule femme qui lui ressemble peut-être est ta folle de mère, ya Hilmi, qui s’est prostituée ici à Andal jusqu’à disparaître un jour pour ne plus revenir, et je ne m’offense même pas de ses propos, je lui explique qu’il y a eu parmi nous une telle Laïla Sallach, qu’il est impossible qu’elle n’ait pas existé, car nous n’avons pas d’espoir si dans nos sables arides n’a pas jailli une fois une telle gerbe de désir trouble ; et d’aucuns disent, Ouri, que c’est son appétence à elle qui a conduit Shaaban Ibn Shaaban à la mort, et non pas une inflammation du foie, ni les hyènes qui l’ont déchiqueté vivant, et si nombreux, te dis-je, si nombreux étaient les hommes à qui elle a fait perdre la raison, qui ont été dévorés vivants par les dents du désir et de la folie, et telle est l’histoire de mon père, Shafik Abou Shaaban, et le chagrin qu’elle lui causait avait fait enfler son corps et ses bras, et avait fini par l’empailler en forme de poisson épais, en forme de fruit trop mûr et mélancolique ; et qu’avais-je donc pour cracher de telles sottises comme des pépins de pastèque ? Car c’est la peur, Ouri, et l’émotion, qui avec les pointes de leurs couteaux coupent à présent les cordes de la mémoire et le fil ténu qui retient encore la vieille citrouille ; tout chavire en moi maintenant, s’enroule dans mon ventre comme une pelote de fil épineux, comme des éclats de verre multicolore qui se cristallisent ; peut-être est-ce le signe, Ouri, que je retombe pour la cinquième ou sixième fois de ma vie dans mon enfance muette ? Et j’ai à nouveau devant moi ce chemin difficile et tenace, où trouverai-je la force pour le frayer une fois de plus, pour tuer mon père, pour me faire naître à moi-même et à ma mère, pour concevoir mes fils, mon jour, te concevoir ? Repose tranquille, mon fils ; dans cette fièvre me parviennent également des souffles frais grâce auxquels je pourrai verser encore quelques paroles distinctes et te raconter une histoire :
Kan-ya-ma-kan, un jour est arrivé dans notre village de moutons une camionnette peinte en gris, et deux soldats en sont descendus, ont escaladé ma butte, ont demandé si j’étais Hilmi, si j’étais le père de Yazdi, puis m’ont prié poliment de les accompagner. Je n’ai pas ôté ma tunique ni enroulé une kaffiyeh sur ma tête, je me suis levé et j’ai marché entre eux comme un mort, et pour la première fois de ma vie j’ai roulé en voiture, pour la première fois de ma vie j’ai quitté Andal où je suis né, et ils m’ont conduit à la ville de Djuni, dont je n’avais entendu parler que par les histoires de Nouri Al Nawar et de Shoukri Ibn Labiv, mais je n’ai rien vu, parce que la peur aveuglait mon unique œil ; Yazdi-Yazdi chantaient les roues de la voiture, mon-fils-mon-fils claquaient les semelles des soldats sur la route, de partout me parvenaient des exhalations calcinées, et je n’y trouvai pas la senteur de la sauge, et les soldats ont emmené ma coquille aux quartiers du gouverneur militaire de Djuni, et l’ont introduite dans une grande pièce, et là se trouvaient déjà de nombreuses coquilles humaines, vieilles comme moi, et plus jeunes que moi, hommes et femmes, et le poids du malheur oppressait leurs paupières.
Un des soldats a donné alors le signal, et dans la pièce sont entrés des garçons et des filles. Ils marchaient alignés, comme des fourmis lasses, le visage vide. Ils étaient comme des poupées en chiffon. Et mon Yazdi était parmi eux. Une vague de joie m’a transporté : il est vivant. Ils ne l’ont pas tué. Il était le dernier d’entre eux à entrer dans la pièce, plus petit que les autres, trébuchant derrière eux de sa démarche chancelante, et il s’est adossé au mur avec eux. J’ai voleté autour de lui, tournant en rond, m’agitant comme un oiseau blessé, et déjà je voyais, déjà je sombrais comme une pierre dans les cercles que je décrivais, car tous ses traits étaient là, le mouvement de sa main, et le mince filet de bave, mais je ne le reconnaissais plus, car il n’y avait pas dans son visage le signe vivant, comment pouvais-je savoir que c’était bien Yazdi alors que son odeur était celle de la haine ? Et par-delà la compassion qui me gagnait à son égard, à l’égard de son isolement sans fin, je sentais naître en moi une répulsion nouvelle, de même que la chatte éloigne d’elle son chaton imprégné de l’odeur des étrangers.
C’est alors qu’un militaire âgé au visage gris et las est entré dans la pièce. C’était il y a deux ans et demi, et je bégaye encore les propos qu’il nous a tenus là-bas. L’armée avait surpris ces garçons et filles en train de comploter contre l’ordre et la sécurité. L’homme parlait d’explosifs, et d’un journal. Je n’écoutais plus ses propos. La tête de Yazdi était enfoncée entre ses épaules, et ses jambes minces se convulsaient sous son pantalon. Toute autre armée d’occupation, a dit l’officier âgé, les aurait tous exécutés sur place, mais nous ne sommes pas une armée d’occupation ordinaire. Il a fait une petite pause et nous a dévisagés. Je songeais à part moi – ne sont-ils pas déjà tous morts ? Shoukri avait raison : la haine les avait déjà ravagés. Ils étaient tous empaillés à son image. Soudain, l’un des garçons a gémi et est tombé à terre. Son père et sa mère ont voulu se précipiter vers lui, mais un soldat armé les en a empêchés. Deux soldats se sont approchés et l’ont transporté dans l’autre pièce. J’ai observé ses parents. Ils étaient là comme des pierres tombales vivantes sur leurs propres sépultures. Une couche de givre transparent s’était cristallisée sur eux, bien qu’il fît très chaud dans la pièce. L’officier las a essuyé la sueur de son front avec un mouchoir. Ses gestes étaient furtifs et précis. Puis il a plié le mouchoir en quatre et l’a fourré dans la poche de sa chemise. Nous suivions tous ses mouvements avec anxiété.
Yazdi s’était adossé au mur et semblait dormir. L’officier a dit – c’est le premier et dernier avertissement. Nous vous rendons à présent vos enfants, parce qu’à notre avis c’est à vous que revient le devoir de les éduquer. Nous ne le ferons pas à votre place. Ils n’auront pas de deuxième chance. Maintenant, emmenez-les.
Et nous sommes partis en autobus à Andal. Mon corps était comme un four sur le point d’exploser, mais je portais un masque sur le visage. Nous nous sommes tus pendant tout le trajet. Que pouvais-je lui dire ? J’avais tué tous mes autres enfants par ma futilité au terme de leur sevrage. Il était le seul que je m’étais réservé, et c’était lui qui m’avait fait cela. Sur le chemin, j’ai vu pour la première fois les camps militaires, et les soldats aux barrages, et les filles soldates, et les tanks sur le bord de la route, et les grandes enseignes jaunes. Sur la banquette devant nous était assis un des garçons qui avaient été relâchés et il parlait à son père. Les mots jaillissaient de sa bouche, ressassés et creux ; il a dit : vengeance, et il a dit : le devoir de rébellion. Il a parlé de résistance armée, d’actes symboliques qu’il faut accomplir, et je l’écoutais, et Yazdi écoutait aussi : le père du garçon se taisait. Il venait à peine de se séparer de son fils que déjà ce n’était plus son fils. Et le garçon a dit que nos jeunes en avaient assez de l’humiliation, qu’ils étaient dégoûtés aussi du sumud – l’inlassable souffrance qui n’est autre que la lâcheté bien argumentée, et sur ce point j’acquiesçais dans mon for intérieur, et il a raconté qu’il y avait des organisations et des projets clandestins, de l’armement qui parvenait de l’autre rive du fleuve, et des combattants entraînés qui s’infiltraient à travers tous les barrages et s’insinuaient secrètement parmi nous ; il parlait, et les lèvres de Yazdi remuaient, comme s’il rabâchait les mots avec lui. Au despotisme il faut répondre par la force. Le poing de fer frappera le poing d’acier. Une lumière s’est allumée dans les yeux de Yazdi. Une lumière blanche et lépreuse. Cela s’est produit il y a deux ans et demi, et je l’ai perdu. Et donc à présent, avec prudence, avec circonspection, avec la sagesse de l’angoissé.
1. Jéricho (NdT).