C’est sans doute la fin, car que reste-t-il ? Car lui et moi sommes comme deux oiseaux de nuit nerveux, enflés, aux yeux rouges, et c’est à qui aura le plus peur, c’est ce qui sera déterminant ici, sachant que Hilmi est devenu complètement fou, il tremble, pleure, me raconte des histoires que je ne comprends plus, me révèle sur moi des choses que je ne sais pas, parce que ce n’est pas à moi qu’elles sont arrivées, et les âcres effluves de son odeur tourbillonnent maintenant autour de nous dans un mouvement rapide et suffocant, à tel point que l’on pourrait croire que sa puanteur est elle aussi une arme qu’il braque sur moi, et sachant que je m’endors à tout moment, je sais pas pourquoi, et me réveille effaré, le vois devant moi qui piaille avec son transistor, ricane, et on ne peut rien entendre parce qu’en bas, à Andal, quelqu’un est devenu cinglé, ça fait presque une heure qu’il écoute Oum Kalsoum à fond, et je ne comprends pas pourquoi Katzman ne le fait pas taire, il déteste cette musique, et sachant que et sachant et sachant que, comme dans une démonstration de géométrie, et il en résulte que Hilmi est le vainqueur dans ce combat de faibles, car c’est une espèce de despote cousu de peur, et c’est lui qui se penche sur moi à chaque instant avec inquiétude, pour voir comment je vais, et il m’assène encore une histoire, m’appelle Yazdi, et dit – mon fils, mon fils, mon fils, avec tant d’amour qu’il me convient bien mieux d’être Yazdi plutôt qu’Ouri.
Car qui était Ouri ? Ce n’était qu’une fiction imaginée par d’autres, et parfois seulement, quand les fictions se touchaient, une étincelle de vie se formait en lui pour un instant, mais d’après ça, on ne peut pas encore savoir qui était Ouri, à qui était-il fidèle ? et pourquoi a-t-il fait ce qu’il a fait ? et s’il lui est arrivé d’être unique (comme il aurait terriblement aimé l’être) ; et à présent Ouri n’est que fatigue, que tête creuse, qu’une boîte pour les mensonges des autres, pour la folie de Hilmi, et pour lui je suis Yazdi, et Darios aussi, son sauveur et bienfaiteur, et je suis même le chasseur, et bientôt, sous le clair de lune, il va sûrement me prendre par la main et me faire descendre jusqu’à l’eau du fleuve, jusqu’à la brousse.
Il est très actif. J’arrive à peine à suivre toutes ses excursions dans la cour. Il allume le réchaud, apporte de la grotte une jarra pleine d’eau, avec de petits mouvements de danse permanents, avec une joie maladive, et le pistolet ne quitte pas sa main.
Et il vient se poster près de moi, tous les muscles du visage contractés, et à la lumière du réchaud je vois aussi son œil, rouge et blanc, et il m’adresse un sourire terrible, dit qu’il y a une histoire qu’il n’a pas encore racontée, c’est l’histoire de Laïla Sallach et de la nappe en soie brodée, et entre-temps sa main fouille dans sa tunique, cherche quelque chose, cent poches secrètes y sont cousues, et dans chacune une surprise, ou une plante écrasée, et on dirait maintenant qu’il y cherche l’histoire de Laïla Sallach, mais non, non, il en sort seulement une petite boîte en tôle, et quand il l’ouvre, une odeur d’amandes se répand dans l’air, combat les autres odeurs qui embuent l’atmosphère, et cette odeur me rappelle ma dernière visite chez Hilmi, je sais déjà qu’il va se raser, et cette solennité me rend malade.
Il y a de la poudre de cyanide dans la boîte, Hilmi s’en enduit le visage, et une idée folle me vient à l’esprit, qu’il va peut-être essayer de l’avaler, et tout sera fini, mais ce n’est pas du tout dans ses projets, il veut vraiment se raser avec cette poudre, comme tous les vieux ici. Il étale avec précaution le poison près de ses lèvres, puis enfouit de nouveau la main dans sa tunique, la main se tortille un peu là-bas, le pistolet ne quitte pas l’autre main, il est si vite devenu une partie de son corps, et voici qu’il a trouvé ce qu’il cherchait, il tire de là un morceau de carton, l’ouvre avec précaution, et en sort un fil. Seulement un fil. Pas pour broder, ni pour attacher, seulement pour se raser. Je le regarde, fasciné, recroquevillé sur le sol, incapable de me lever. Je le vois fourrer le pistolet entre ses genoux, tremper le fil dans l’eau chaude sur le réchaud, le tendre devant son visage, et des deux mains, il le fait glisser sur ses joues, sur son menton, miracle.
– Ouri ?
– Quoi ? J’entends pas, crie !
– Tu n’es toujours pas fatigué ?
– Non. Tu m’as déjà demandé.
– Dors, dors. Tu seras mieux.
– Non.
– Si tu disais à ton ami de venir ?
– Pourquoi veux-tu qu’il vienne ?
– Pour que t’aies pas peur comme ça.
– On lui a dit de venir.
– On lui a dit ? J’oublie. J’oublie tout.
Je ne le comprends pas. Il y a là sûrement un piège pour Katzman. Et c’est moi qui l’attire dedans. On pourrait croire que je veux me venger de lui. Mais on ne sait pas à quel point je n’ai pas la force de résister. Ni me venger ni pardonner. Seulement dormir. Ne pas être. Me réveiller dans une semaine et voir que tout est en ordre. Alors je mets les mains sur les oreilles, à cause de cet épouvantable vacarme, et me replie autant que possible sur moi-même, et y a pas d’Ouri. Hallas.
Moi, j’étais prêt à tout lui pardonner, sauf l’âne. Ce n’était vraiment pas grand-chose, mais c’est ce qui m’a enfin ouvert les yeux. Parce que quoi ? ce n’était rien qu’une charogne d’âne. Dans le quartier d’Al Saadia, on a jeté une pierre sur une patrouille motorisée, un réserviste a été blessé à la tête, les soldats ont tiré sur celui qui a jeté la pierre, et il s’est enfui. Mais les coups de feu ont tué un âne.
Kan-ya-ma-kan, un grand âne splendide. Le ventre blanc, les pattes grises et solides. Même à l’internat de Kfar Hayarok, nous n’avions pas d’aussi beaux ânes. Je le connaissais très bien. Il est mort il y a dix jours, et il gisait là dans la ruelle, jusqu’à ce que j’apprenne trois jours plus tard que Katzman avait interdit aux habitants de le dégager de là tant qu’ils n’auraient pas dénoncé celui qui avait jeté la pierre.
Et ils sont venus me trouver, trois représentants des habitants d’Al Saadia. Trois vieux vêtus de costumes en laine chauds et cérémonieusement drapés de kaffiyeh et d’akal, qui m’ont prié de faire quelque chose. Bon, je les ai accompagnés en Jeep à la ruelle, et de loin j’étais déjà asphyxié par la puanteur presque au point de vomir, mais je me suis retenu, à cause d’eux. Il gisait là, tout enflé, mais encore beau et fier, ses pattes grises un peu soulevées en l’air, la tête tendue en arrière, dans ma direction, un œil vidé.
Autour de moi se tenaient déjà tous les gens du quartier, conversant entre eux, me demandant de faire quelque chose et vite, et les femmes me montraient les bébés, criaient, et on ne pouvait rien entendre. Et on ne pouvait pas respirer l’odeur, et j’étais à bout, je me suis mis un mouchoir sur le nez et j’ai dit – bon, vous pouvez le sortir de là. Je me fichais bien d’avoir promis à Katzman en venant à Djuni de ne rien faire dans la ville sans le consulter, parce qu’il avait lui aussi violé les promesses qu’il m’avait faites, je leur ai donc dit d’une voix étouffée qu’ils sortent l’âne de la ruelle, et que j’étais responsable de ce qui adviendrait.
Alors, d’un trait, le silence s’est fait. Puis ils se sont mis à pouffer d’embarras sans me regarder dans les yeux, et dans les derniers rangs, des marmonnements et des questions se sont élevés, et je me tenais là sans comprendre ce qui se passait, jusqu’à ce qu’un des vieux se mette à bredouiller, m’expliquant que hawaja n’a pas compris, ce n’est pas ce que nous lui avons demandé, il suffit qu’il demande au colonel de nous autoriser à nous débarrasser de l’âne, et s’il nous autorise, nous ferons alors comme hawaja le dit.
Inquiets, ils attendaient ma réponse. Les femmes brunes avec des amulettes sur le front, les beaux enfants sauvages, et plus loin, l’âne avec son œil vidé qui me fixait, et ma première pensée a été de retourner à la Jeep, et qu’ils restent à suffoquer. Mais ensuite je me suis souvenu que ce n’était pas contre eux que je luttais, et j’ai profondément aspiré la puanteur et la colère, je suis monté dans la Jeep, j’ai regardé ce groupe bariolé, confus, et les deux rangées de maisons brunes des deux côtés de la ruelle, et j’ai pris ma décision.
Et la période de l’âne a commencé.
Qui aurait cru que c’était moi ? Que c’est le même qui est maintenant couché là, joue contre terre, qui renifle les herbes les plus fines, ressemble à une carapace d’insecte desséchée au soleil ? J’étais plein de force à cette époque ; il y a une semaine environ, il y a un million d’années, dans le Kan-ya-ma-kan, je cavalais alors de la ruelle à l’administration et vice-versa, m’élançais le long de la boucle de la rue principale, contournais – en faisant hurler les pneus – le puits d’eau fermé, la petite tribune d’Abou Marouan le policier, écrasant des caisses de pommes de terre sur le pas des commerces, faisant fuir chèvres et coqs, effrayant les garçons qui portaient sur la tête des plateaux avec des verres de thé, comme les mouches vertes attiré par la ruelle où j’échouais, éteignais le moteur et regardais.
L’atmosphère lourde et liquide de tant de puanteur ; au début, je m’asseyais là-bas avec un morceau de savon dans un mouchoir sur mon nez. L’âne s’était entièrement ouvert, des chapelets d’intestins se répandaient à terre, et je me forçais à regarder. Des oiseaux volaient lentement dans le ciel au-dessus de moi, décrivant des cercles avec une sage patience, et j’attendais de voir quand ils se décideraient à descendre ; et même quand ils sont descendus, je n’ai pas cessé de regarder.
Jour après jour. Les habitants du quartier et de la ruelle s’étaient accoutumés à moi, ils avaient cessé de s’agglutiner près de la Jeep à chaque fois que je venais et ils n’essayaient plus de me parler, voyant que je ne répondais pas. Mais ils s’étaient habitués à l’âne aussi. Les femmes passaient tout près de lui avec des bébés dans les bras, et parfois elles couvraient le nez du bébé avec un bout du kaffiyeh, mais parfois elles ne le faisaient pas, et les enfants s’étaient remis à jouer au bâton le long de la ruelle, et leurs cris assourdissaient un peu la puanteur, et je regardais, puisque j’avais décidé de rester là jusqu’à ce que je comprenne. J’avais cessé de parler de ce sujet avec Katzman, parce qu’il ne voulait rien entendre, et par conséquent je ne parlais pas avec lui d’autre chose non plus. Je n’étais pas rentré à la maison depuis quelques jours, et je n’avais même pas appelé Shosh. C’était une espèce de frénésie qui s’était emparée de moi. Voir l’âne. Un jour, avant le coucher du soleil, est venu un homme en maillot qui tenait un sac à la main. Il s’est mis à tamiser de la farine à côté de l’âne. De la farine pour faire du pain pita. Puis une femme a sorti d’une maison un vieil homme et l’a installé sur un tabouret, et quelques minutes plus tard trois autres vieux l’ont rejoint. L’un d’eux fumait le narguilé, et j’ai même entendu l’eau bouillonner dans la pipe. Dans la brise légère du soir, la farine blanche s’envolait du tamis que tenait l’homme au maillot et atterrissait délicatement sur la tête de la charogne. Un vieillard se roulait une cigarette avec du tabac et du papier. Il la collait avec de la salive, par des mouvements de la langue lents. Deux fillettes en uniforme d’écolière ont passé tout près de l’âne dans une espèce de jeu de danse. J’ai démarré la Jeep et j’ai foncé, sans rien voir devant moi pendant tout le chemin du retour, et je me suis précipité dans les quartiers de l’administration, où est Katzman ? ai-je hurlé depuis le couloir, où es-tu foutu salaud qui m’a amené ici ? Qu’est-ce que tu fais, dis-moi un peu, qu’est-ce que tu fais ?
Même maintenant je sens monter en moi un écho de colère. Même maintenant, alors que ça n’a plus aucune importance. Alors que nous sommes en fait tous morts. Je suis entré dans son bureau sans frapper, et je me suis posté devant lui, tremblant de rage, rouge et couvert de sueur : l’âne, Katzman, sors l’âne de là.
De derrière son bureau, Katzman est venu à ma rencontre et s’est tenu devant moi les épaules un peu haussées, comme s’il pensait que je voulais le frapper ou quelque chose comme ça, et il m’a dit – l’âne reste là. Un de mes soldats a été blessé dans la ruelle, et il y a deux mois un incident semblable s’est produit exactement au même endroit, et ils refusent de dénoncer le garçon qui a jeté la pierre, bien que nous soyons persuadés qu’ils savent de qui il s’agit, par conséquent – ils n’ont qu’à suffoquer un peu.
Je me suis contraint à parler posément quoiqu’il me fût insupportable à force de haine et d’humiliation, et j’ai dit lentement que la sanction collective n’existait plus, et je lui ai rappelé que c’était une consigne de Dayan, qu’il estimait tant, que de ne pas punir tout le monde pour ce qu’une personne a fait, je l’ai même imploré de le sortir de là ne serait-ce que parce que moi, Ouri, je le lui demandais, et que je ne lui demanderais plus rien.
Et Katzman s’est mis à tourner autour de moi dans la pièce en parlant, et déjà je savais que je n’avais aucune chance, parce que ce qu’il me disait était logique, c’est toujours ça le malheur, il parlait de la carotte et du bâton, de donner-et-prendre, et je me disais tout le temps dans mon for intérieur – la puanteur, la puanteur, et Katzman sentait que j’essayais de sombrer au-dedans pour me dérober à lui, et c’est pour ça qu’il parlait, parlait, et il a presque réussi.
Mais c’est alors que, dans un dernier effort désespéré, j’ai réussi à vraiment raviver l’odeur dans mes narines, et j’ai échappé à Katzman, j’ai soudain suffoqué, dans une colère noire, je l’ai engueulé, j’ai crié oh Katzman, en prononçant Katzman comme une insulte, c’est tout simplement de la torture, ça ne te suffit pas qu’ils soient tout le temps obligés de nous voir, de nous entendre, de travailler pour nous, de toucher leur paye avec notre argent, de nous obéir en toute chose, est-ce qu’ils doivent aussi nous respirer à chaque instant, à chaque bouffée d’air qu’ils aspirent ? Il faut que tu saches, Katzman, c’est l’expérience d’une semaine, qu’il y a dans la puanteur une vérité imprenable qui lui appartient, et parfois elle est plus puissante que toute justice ou logique.
Katzman se tenait blême devant moi et il m’a dit ça : « L’âne reste, et toi sors d’ici, sors. » Et brusquement il a crié d’une voix blessée et terrible : « Dégage de ma vue, fiche le camp ! »
Je me suis retourné, tout glacé, et je suis allé comme ça, sans rien sentir, même pas l’insulte, jusqu’au parking dans la cour, et là j’ai attendu tranquillement la première voiture qui partait en direction de Tel-Aviv, et durant tout le chemin je me suis dit avec pondération, avec maturité, c’est fini, je quitte Djuni et Katzman, je retourne à Shosh, j’essaie de nous retrouver tous les deux ensemble, comme j’étais heureux de la trouver vraiment à la maison en train de m’attendre, je voulais la prendre dans mes bras, lui demander pardon si je l’avais blessée en quoi que ce soit au cours de cette dernière année, parce que je n’avais pas tellement été avec elle, mais elle a tendu une main pour m’arrêter, et m’a dit d’une voix étrangère que je vienne avec elle dans sa chambre parce qu’elle voulait me parler, et qu’il était vraiment temps qu’on discute ouvertement et sincèrement, et nous sommes entrés dans la chambre, et j’attendais qu’elle se mette à parler, parce que je voulais que tout ça soit déjà fini et que nous puissions commencer à vivre comme nous l’avions voulu autrefois, et elle a croisé les jambes, et ses doigts se sont mis à trembler, écoute, Ouri, a-t-elle dit, il y a certaines choses qu’il faut que tu saches, et touta touta khelset elkhaduta.