On disait que le grand-père, André Assière, était épileptique. On disait que son fils aîné, mort jeune, avait hérité de cette maladie. On disait aussi que c’était un homme capable, avec de l’instruction, des relations, qu’il était dans les douanes et qu’il fit même une certaine carrière. Descendant d’émigrés français, il mourut vers 1830, laissant des enfants de deux lits.
Sa seconde fille, Alexandra, était une jeune fille instruite, avec de grands yeux et une très belle voix. Peu de temps avant la mort de son père elle avait fini l’école des Orphelines, où l’on enseignait la rhétorique, l’arithmétique, la géographie, la littérature et les langues étrangères. Pletnev, à qui Pouchkine dédia son Eugène Onéguine, avait été son professeur de russe. Lorsqu’elle quitta l’école, tout le monde, professeurs et élèves, pleura beaucoup. Ce fut un jour de larmes, de rêves, d’espoirs. Les harpes jouèrent, on chanta en chœur des prières et un Adieu, et on échangea des souvenirs…
Quand Ilya Pétrovitch Tchaïkovski demanda la main de Mlle Assière, il avait quarante ans. Fils cadet et vingtième enfant d’un bourgmestre du département de Viatka, anobli au début du siècle, il avait fini l’école des cadets des Mines et était fonctionnaire. Peu brillant, il n’avait pu faire une carrière. La bonhomie et l’honnêteté remplaçaient chez lui l’esprit et le talent. En 1833, il était resté veuf, avec une fille, Zinaïde.
Ce n’est ni par sa dot, ni par sa position sociale qu’Alexandra le séduisit ; il l’épousa par amour. Plus jeune que lui de vingt ans, la taille fine, les mains belles, elle chantait avec expression des romances à la mode. Ilya Pétrovitch n’avait aucun penchant marqué pour la musique ; pas plus d’ailleurs que pour les sciences. Dans sa jeunesse, il avait bien quelque peu joué de la flûte, mais cela était oublié…
Des enfants naquirent ; une fillette mourut à Pétersbourg. En 1837, on proposa à Ilya Pétrovitch la direction des grandes usines métallurgiques de Votkinsk, dans l’Oural. Le couple partit, laissant Zinaïde pensionnaire dans un couvent. Et, subitement, Ilya Pétrovitch devint le souverain absolu d’un immense domaine : d’importantes usines, une vaste demeure confortable, une foule de domestiques, une petite armée personnelle composée d’une centaine de cosaques à son service. La petite noblesse locale, employée dans les usines, formait autour de lui une “cour” en miniature. La vie s’écoulait, calme, facile, hospitalière. On recevait de jeunes stagiaires de Pétersbourg, des ingénieurs anglais qui depuis quelque temps s’installaient là, un peu en colons.
Rapidement, la famille s’agrandit. En 1838, naquit Nicolas ; deux ans plus tard, le 25 avril 1840, Piotr puis Alexandra et Hippolyte. Une tante âgée et une parente célibataire arrivèrent de Pétersbourg afin d’aider la mère dans ses travaux. La maison chaude, aux plafonds bas, avec de grands poêles et des odeurs de cèpes et de pains d’épice, entourée de hauts bâtiments, était située au bord d’un lac. Nuit et jour, on fondait l’acier dans les usines : on construisait des navires, des machines agricoles, et même, les dernières années, des locomotives, des wagons-citernes, des rails. A douze kilomètres coulait le grand fleuve, la Kama.
La maison bourdonnait, pleine d’enfants, de domestiques, de visiteurs. Mme Tchaïkovski ne chantait plus de romances, elle ne copiait plus, dans son album, des poèmes sur l’amour et le clair de lune. Elle accouchait, s’occupait des petits, préparait des conserves de concombres, des confitures, recevait, dirigeait la maison : elle portait les culottes.
Six mois par an, la maison était enfouie sous la neige. Les chambres d’enfants étaient à l’entresol. Il y avait là Nicolas, son ami Vénia, et Lida, une petite nièce orpheline. Parfois, ils acceptaient Pierre dans leurs jeux bruyants ; à travers toute la maison, la cour, le jardin, ils couraient jusqu’à la grande grille. Le crépuscule enveloppait la neige et le silence. La nounou et la nourrice s’occupaient des deux petits ; Nicolas et Vénia mesuraient leurs forces ; Pierre recevait leurs coups et Lida les bombardait tous avec des boules de neige.
Mais assez des jeux, des soins des nounous, des courses folles à travers toute la maison. Emmenant avec elle Nicolas, Mme Tchaïkovski part pour Pétersbourg, à la recherche d’une gouvernante. Trois semaines de voyage de Votkinsk jusqu’à la capitale. Après deux mois d’absence, la mère revient. On entend le tintement des clochettes, le bruit des sabots des chevaux et le grand traîneau s’arrête devant la porte. On accourt de toutes parts : Ilya Pétrovitch, Pierre, qui a maintenant quatre ans, la tante qui sent la menthe, le chat, les chiens, les domestiques, une foule s’avance pour accueillir Mme Tchaïkovski, Nicolas, et une personne inconnue, petite, frêle et l’air fort effrayé.
— C’est Fanny, dit Mme Tchaïkovski.
Alors Ilya Pétrovitch, grand amateur de gestes touchants, la voix tremblotante, les yeux humides, baise le front de Fanny et prononce un petit discours ému, l’assurant qu’il l’aime déjà comme sa propre fille, qu’elle sera ici chez elle et non dans un pays d’ours et de loups. Et Fanny le remercie chaleureusement, parce qu’elle est très jeune, toute seule, qu’elle est née à des milliers de kilomètres d’ici, à Belfort, et aussi parce qu’elle ne peut prononcer ni Votkinsk, ni Tchaïkovski.
Une même classe réunit Nicolas, Vénia et Lida. Mais ce n’est pas sur eux que Fanny porta son attention. Dès le premier jour, elle remarqua Pierre, cet enfant silencieux, bizarre, peu soigneux, trop jeune pour suivre les cours, qui suppliait qu’on l’admît dans la classe et ne voulait pas en démordre. Pierre était comme tous les enfants, craignant l’obscurité, aimant les bonbons ; mais il était volontaire et opiniâtre. Mme Tchaïkovski ne savait pas si on pouvait lui accorder cette permission, mais Fanny la décida, et Pierre, avec les autres enfants, apprit le français et les prières.
Il était calme, trop calme, et Fanny souvent s’en inquiétait. Son intelligence était vive ; il avait beaucoup de charme quoique toujours rebelle à l’éponge et au savon. Fanny lui porta une grande affection, et à cause de cela M. et Mme Tchaïkovski se mirent à l’aimer. Et la tante, un jour, le déclara extraordinaire et commença à le gâter. Même la vieille parente, dont la bêtise grandissante donnait de sérieuses inquiétudes, faisait des exceptions en sa faveur.
Les cours avaient lieu le matin et, en peu de temps, Fanny apprit le français aux enfants. En récréation, elle organisait des jeux ; les veilles de fêtes, rassemblant ses élèves autour d’elle, sur le grand divan, elle lisait ou leur faisait raconter des histoires à tour de rôle. Pierre montrait de l’imagination et de la volonté. En vers et en prose, il brodait sur des thèmes patriotiques et religieux. Son cœur était bourré de sentiments multiples et violents : extase, pitié, adoration. Un jour, tout en larmes, il déclarait son amour à son père ; un autre jour, c’était à Fanny. Il adorait sa mère. L’objet de ses passions était tantôt Vénia, tantôt Jeanne d’Arc, le chat ou encore Louis XVII, dont on venait de lui conter l’histoire. Il s’exprimait avec emphase et, dans son cahier, usait abondamment de points d’exclamation. Il aimait regarder la carte d’Europe ; fougueusement, il embrassait la grande tache verte entre Varsovie et Votkinsk, et crachait sur le reste. Fanny lui dit un jour :
— Mais est-ce qu’ailleurs, là où tu craches, les gens ne croient pas aussi en Dieu, tout comme toi ? Tu craches sur l’Europe, tu craches sur la France…
Il leva son visage pâle, au nez retroussé :
— Ne me gronde pas, chère Fanny. J’ai fermé la France avec ma main.
Les poèmes qu’il écrivait, en russe et en français, étaient médiocres. Ce ne serait décidément pas un Pouchkine !
O toi, Père immortel
Tu me sauveras…
Il se traduisait en français :
Eternel, Notre Dieu, c’est toi qui as fait tout cela !
Ce n’étaient que des tentatives d’exprimer son étonnement, son émerveillement devant le monde, devant le Créateur, et, surtout, ses sentiments personnels. Parfois, il débordait d’amour et, la nuit, fondait en larmes. Mais ce désir de s’extérioriser, cette adoration qu’il portait au monde, ces larmes, apportaient à l’enfant un étrange bonheur. La vie à Votkinsk, l’atmosphère paisible et douce de cette maison où tout le monde l’aimait et où il aimait tout le monde, contribuaient aussi à le rendre heureux. A l’entresol, dans les grandes pièces aux plafonds bas, Fanny et les enfants menaient une vie à eux, faite d’amusements et de travail. En été, après le dîner très tôt servi, on attelait le cabriolet des enfants et Fanny emmenait Nicolas et Pierre en promenade. En hiver, les leçons commençaient le matin à six heures. A la tombée du jour, dans les petits traîneaux, on se laissait glisser du haut des montagnes, au bord du lac gelé.
Imbue des méthodes pédagogiques nouvelles, Fanny exigeait que les enfants fassent de la gymnastique tous les matins. Mais Pierre n’aimait pas cela et Nicolas était paresseux. Déjà à cette époque il était beau, svelte ; devant le miroir, il arrangeait les boucles de ses cheveux et rêvait d’apprendre à danser.
Quand Zinaïde, à la sortie du couvent, arriva à Votkinsk, Fanny, très fière, lui présenta ses demi-frères qu’elle n’avait jamais vus. Nicolas avait huit ans et promettait de devenir un beau jeune homme ; à côté de lui, Pierre, accroché à la jupe de sa mère, passait inaperçu. C’était la veille de Noël ; Zinaïde venait de Pétersbourg, et avec elle entra dans la maison une bouffée de gel et de froid dans laquelle elle resta. Gracieuse, la démarche aérienne, elle apportait des nouvelles de la capitale, des secrets, des petits cris, des jupes à la mode, des jeux pour grandes personnes, ce qui était très apprécié des jeunes gens en visite. Tout cela était merveilleux, et aussi les amies de Zinaïde, les belles demoiselles sorties d’un conte de fées.
Mais Pierre ne pensait qu’à une chose : inventer, rimer, écrire, exprimer ses sentiments au monde entier, ces sentiments qui l’étouffaient et auxquels il cherchait une issue.
Et, en russe :
Mon Dieu, donnez-moi d’être bon, sage,
Et de ne pas pécher…
Fanny regardait sa petite main courir sur le papier, et ne savait pas s’il fallait corriger ses fautes ou le laisser tranquille, car elle sentait en lui quelque chose qui aurait pu facilement se briser, s’échapper, si on ne le maniait pas avec précaution. Et à cause de cela, elle commença à l’appeler “petit garçon de verre”. En lisant ces lignes écrites de travers, elle se sentait pleine de tendresse et d’intérêt, et aussi d’inquiétude. Elle ne pouvait se résoudre à faire part à Mme Tchaïkovski des pressentiments qui l’agitaient et dont elle ne connaissait pas elle-même la cause.
Il y avait aussi le piano mécanique qu’Ilya Pétrovitch avait apporté de Pétersbourg. Pierre l’écoutait jouer, en pressant sa main contre sa poitrine, comme si les battements de son cœur avaient été trop violents. C’était dans la maison la seule musique, et Pierre l’avait entendue.