La vie de Camille Pissarro commença dans un monde exotique, sur l’île rocheuse de Saint-Thomas non loin de Porto Rico. Le juif Pissarro, père du peintre, avait une quincaillerie et voulait que ses enfants reprennent son affaire. C’est pourquoi, il envoya son fils, Camille, faire ses études en France, dans un collège respectable de Passy, où Camille resta six ans. C’est là qu’il se mit à dessiner, le directeur du collège encourageant les penchants artistiques de ses élèves. À son retour dans l’île, Camille s’occupa tranquillement pendant cinq ans de la quincaillerie, mais continua à dessiner. Un jour où, tout en surveillant le chargement des marchandises dans le port, il faisait des croquis des matelots en train de travailler, il fut remarqué par le peintre Melby, de passage à Saint-Thomas. C’est lui qui persuada Camille que lui aussi pouvait devenir peintre. Par la suite, Pissarro se souvenait qu’il aurait été incapable de supporter longtemps sa vie tranquille à la maison, quoiqu’il fût un employé bien payé. Camille dessinait sans cesse, représentant tout ce qu’il voyait autour de lui. Il avait entièrement conscience qu’il devait devenir un professionnel, et c’est pourquoi il faisait un nombre incalculable de croquis et d’études. Déjà à cette époque, le paysage était au centre de son attention, il s’efforçait de rendre la profondeur de l’espace et d’élaborer la composition du tableau. En constatant le sérieux de ses intentions, son père lui-même l’envoya à Paris étudier à l’École des beaux-arts.
L’Exposition universelle de 1855 lui fournit les orientations qu’il pouvait suivre. Il y avait là des œuvres de Delacroix, des paysages de Daubigny, Jongkind, Millet. Il était impossible de passer à côté du « Pavillon du réalisme » de Courbet. Cependant, l’attention du jeune peintre de Saint-Thomas fut particulièrement attirée par la peinture de Corot. Il se décida même à aller voir Corot et à lui demander la permission de devenir son élève. Corot ne prenait pas d’élèves, mais il accepta de donner des conseils à Pissarro. En 1859, les parents de Pissarro emménagèrent eux aussi à Paris. La femme de chambre de sa mère était une jeune paysanne bourguignonne, Julie Velay. Camille tomba amoureux d’elle, mais son père refusa de reconnaître leur union et priva son fils de son allocation mensuelle. C’est à partir de ce moment que commencèrent les difficultés matérielles de Pissarro, qui se poursuivirent jusqu’à la fin de sa vie. Camille et Julie se marièrent seulement en 1870, en Angleterre, et elle resta toujours une compagne fidèle dans l’existence peu facile du peintre.
Une fois installé à Paris, Pissarro essaya apparemment d’étudier dans différents ateliers de l’École des beaux-arts, mais ne tarda pas à être déçu et préféra l’Académie Suisse. C’est là qu’il fit la connaissance de Claude Monet et de Paul Cézanne. Pissarro ne prit jamais de leçons chez Gleyre. Bazille, qui l’avait rencontré un jour chez Édouard Manet, l’amena à la Closerie des Lilas où ils aimaient se retrouver. Il avait dix ans de plus que les futurs impressionnistes et deux ans de plus qu’Édouard Manet. Ses jeunes amis le surnommèrent aussitôt « le père Pissarro ». Il était fougueux, intelligent et bon, et devint véritablement le « père » des impressionnistes. Tel qu’il apparaît dans son Autoportrait : en blouse de travail, sur un fond d’études accrochées au mur, ce Pissarro de quarante-trois ans, avec sa barbe en éventail et son regard droit et sérieux, a tout l’air d’un patriarche.
Le premier des critiques à parler de Pissarro fut Zola, en 1866 : « M. Pissarro, (…) Vous devez savoir que vous ne plaisez à personne, et qu’on trouve votre tableau trop nu, trop noir (…) Une peinture austère et grave, un souci extrême de la vérité et de la justesse, une volonté âpre et forte, vous êtes un grand maladroit, monsieur – vous êtes un artiste que j’aime » (L. Venturi, op. cit., vol. 1, p. 25). Le paysage Bords de la Marne en hiver (Chicago, The Art Institute of Chicago) fut accepté au Salon de 1866. Cette même année 1866, Pissarro s’installa dans la petite ville de Pontoise. Mais les peintres paysagistes sont souvent en proie à une certaine instabilité. Pissarro n’échappait pas à la règle et ressentait le besoin de changer d’endroit, toujours à la recherche du paysage où il pourrait s’exprimer pleinement. En 1868, il s’établit tout près de Paris, à Louveciennes, où habitaient Sisley et les parents de Renoir.
Pendant la guerre franco-allemande, Pissarro, en tant que ressortissant danois, ne fut pas mobilisé. Quand les armées prussiennes se rapprochèrent de Louveciennes, Pissarro se réfugia en Bretagne avec sa famille, dans la ferme de son ami Piette. Ils partirent précipitamment sans qu’il pût prendre ses tableaux avec lui.
À Louveciennes, restèrent non seulement ses propres œuvres, mais aussi les toiles de Monet que celui-ci avait entreposées chez lui. Les soldats prussiens qui occupèrent la maison de Pissarro détruisirent près de cent cinquante de ses tableaux ; ils les jetaient sur les chemins boueux, détrempés par la pluie, du jardin, pour qu’il leur fût plus facile d’aller et venir. Pendant ce temps-là, Pissarro était passé à Londres, où vivait sa cousine et où était partie sa mère. Pissarro continua à travailler aussi à Londres, quoique de façon moins intensive. Il y retrouva Claude Monet et le marchand Paul Durand-Ruel. Mais il n’avait qu’une hâte, c’était de rentrer en France.