À la cour, seul dans ses somptueux appartements, Douglas Campbell, avachi dans son fauteuil préféré, les yeux dans le vide, tenait un verre de cognac qu’il avait terminé depuis un moment sans s’en rendre compte. On venait de lui apprendre que Louis Traquemort avait libéré Jésamine Florale de la tour du Sang et qu’ils se trouvaient en cavale quelque part dans la cité. À cette nouvelle, il avait feint de se mettre en fureur, il avait crié, juré, jeté à travers la pièce ce qui lui tombait sous la main, parce qu’on attendait de lui cette réaction ; mais, en son for intérieur, il éprouvait du soulagement. Il avait fait enfermer exprès Jésamine dans le quartier des Traîtres plutôt que dans une prison classique pour permettre à Louis de lui porter secours ; il avait même pris ses dispositions pour qu’on prévienne les fan-clubs de la diva du lieu où on la détenait, pour qu’ils protestent en masse devant la tour et fassent diversion. Douglas ne voulait pas la mort de Louis ni de Jésamine ; malgré leur forfaiture, il tenait toujours à eux. Il ne souhaitait pas non plus la mort de ses gardes, mais beaucoup avaient péri néanmoins, apparemment, en défendant la tour. En outre, des rapports signalaient que Louis avait bénéficié d’une aide inattendue, celle du vieil ami et conseiller du précédent souverain, Samuel Chevron. Que fallait-il en penser ? Pourquoi Chevron, aussi invraisemblable que cela parût, prenait-il part à une trahison déclarée ? Douglas avait essayé de contacter son père à ce sujet, mais Guillaume n’avait toujours pas répondu.

Le roi leva son verre et s’aperçut enfin qu’il était vide. Il le posa sur le splendide tapis près de son fauteuil, le regarda se renverser puis il parcourut lentement des yeux le décor qui l’entourait. Sur les deux grandes tables d’acajou s’entassaient des présents emballés dans du papier de couleur vive et arrivés des quatre coins de l’Empire pour le mariage royal. Douglas se demanda vaguement s’il devait tous les renvoyer ; encore fallait-il espérer que les expéditeurs avaient conservé les accusés de réception. Cela l’aurait étonné. La plupart des gens les jetaient. On avait passé tous les paquets au détecteur au cas où ils contiendraient des bombes, des denrées périssables et autres surprises malheureuses, et Douglas avait parcouru la liste de ce qu’on y avait trouvé – rien que de très prévisible, à vrai dire : tout un tas de saletés minables, sans une once de bon goût, que ni lui ni Jésamine n’auraient jamais acceptées sous leur toit dans des circonstances normales ; quant aux cadeaux les plus somptueux, ils se réduisaient en réalité à des pots-de-vin de la part de politiciens obscurs et d’autres de la même engeance qui cherchaient à se faire bien voir dans l’espoir d’une protection future. Mais il y avait aussi quantité de petits envois de la part de petites gens qui voulaient seulement exprimer leur bonheur à la perspective du mariage prochain, et, ceux-là, Douglas avait des remords de les décevoir.

Avec lassitude, il se demanda quelle nouvelle épouse le Parlement allait lui trouver. Les députés devraient très vite choisir quelqu’un, une personnalité populaire, digne et sans risque ; le public attendait le mariage royal avec impatience, ainsi que les festivités qui allaient de pair, et il n’accepterait pas qu’on l’ajourne trop longtemps. En outre, la Chambre avait besoin d’un événement grandiose, émouvant et spectaculaire pour empêcher le peuple de trop songer à la Terreur. Par conséquent, Douglas allait bientôt se marier, il en avait la certitude. On laisserait un peu de place à ses desiderata s’il insistait vraiment, mais la question ne l’intéressait pas : il venait de perdre son unique véritable amour et son unique véritable ami, et, au mieux, il ne pouvait qu’espérer ne jamais les revoir ; pourvu qu’ils aient le bon sens de se trouver une bonne cachette et surtout de ne jamais en sortir ! Les gens pouvaient avoir la mémoire et la rancune très longues quand on les avait déçus, et se montrer extrêmement vindicatifs quand l’occasion d’une revanche se présentait. Douglas aurait beau tirer toutes les ficelles à sa disposition, il n’y aurait jamais de pardon pour Louis ni pour Jésamine.

On frappa poliment à la porte, ce qui l’étonna : il avait clairement fait comprendre à tous ceux qui passaient à portée de voix qu’il souhaitait rester seul. On frappa de nouveau, un peu moins poliment, mais il ne répondit toujours pas. En tant que roi, s’il avait envie de broyer du noir, de bouder et de se flageller, il ne laisserait personne l’en empêcher. Restait-il du cognac ? La porte s’ouvrit sans sa permission, et il bondit de son siège en cherchant des yeux un objet lourd et contondant à lancer à la tête de l’intrus. C’était Anne Barclay, naturellement. Il poussa un soupir et se laissa retomber dans son fauteuil. Il aurait dû s’en douter ; même des gardes en armes n’auraient pu lui interdire l’entrée. Il détourna le visage tandis qu’elle s’approchait de lui d’un pas décidé.

« Que voulez-vous ? grogna-t-il enfin en constatant qu’il ne se débarrassait pas d’elle en ne lui accordant pas son attention.

— Je viens vous demander pardon, dit Anne d’un ton qui, chez elle, pouvait passer pour doux. Dans un sens, je porte une grande responsabilité dans ce qui s’est passé. Je n’aurais jamais dû proposer Jésamine ; j’aurais dû savoir qu’elle trouverait le moyen de tout faire échouer : elle a passé toute sa carrière à briser le cœur de ses amants. Mais elle tenait tant à devenir reine, et je n’ai pas eu le courage de refuser… »

Enfin Douglas la regarda, et son expression s’adoucit. « Je comprends. Vous avez perdu votre meilleure amie vous aussi. Allons, asseyez-vous, Anne ; nous avons à parler. C’est nous qui allons devoir recoller les morceaux, même si nous ne nous jugeons pas à la hauteur de la tâche. »

Elle tira une chaise et prit place en face de lui. « Comment allez-vous, Douglas ? Non, question ridicule. Écoutez, ne vous inquiétez de rien. Mes subordonnés s’occupent des affaires courantes en attendant que vous vous sentiez prêt à reprendre le harnais. On sait qu’on ne vous verra pas tout de suite en public.

— Tout le monde rit de moi, non ? Le roi qui s’est fait faucher sa femme par son meilleur ami sous son nez !

— Non ! Non, Douglas ; les gens sont trop furieux pour ça ; ils en veulent trop à Louis de les avoir laissés tomber, d’avoir montré qu’il était un homme et rien de plus.

— Mais il finira par y avoir un mariage royal, n’est-ce pas ?

— Oui. On a déjà lancé trop de préparatifs, prévu trop d’événements pour tout annuler. Le Parlement choisira quelqu’un d’autre – quelqu’un de parfaitement consensuel.

— Comment puis-je me présenter à mon peuple désormais ? fit Douglas d’un ton accablé. Comment pourrait-il me respecter après tout ça ?

— Vous n’y avez aucune responsabilité, répondit Anne vivement. La victime, c’est vous, tout le monde le sait ou le saura ; vous avez été trahi par les deux êtres en qui vous aviez le plus confiance. Le peuple comprendra. Les médias nous apportent un soutien inattendu, et tout le monde s’efforce de présenter l’affaire sous son meilleur jour. »

Elle omettait de lui dire que les médias coopéraient uniquement parce qu’elle et tous ceux qui occupaient des postes influents les avaient suppliés, avaient usé de menaces ou de pots-de-vin pour obtenir leur collaboration. Anne avait personnellement pris contact avec tous les rédacteurs en chef inscrits dans son petit carnet noir et les avait obligés à s’en tenir à la ligne de conduite prescrite par toute sorte de moyens, depuis les promesses d’interviews exclusives jusqu’au chantage discret à propos d’affaires dont elle n’aurait rien dû savoir. Elle avait un travail à effectuer, et elle n’avait ni le temps ni l’envie de prendre des gants ; elle employait les moyens nécessaires, comme toujours.

Douglas n’avait pas à être au courant de ces détails, aussi ne lui en révéla-t-elle rien ; d’ailleurs, une grande partie de cette cuisine interne ne le regardait pas.

« Je ne leur en veux pas, vous savez, murmura-t-il. Ce n’était pas vraiment leur faute ; ils sont tombés amoureux, voilà tout, et, jusqu’ici, ça n’avait rien d’un crime. J’aimerais qu’ils trouvent le bonheur ensemble, là où ils débarqueront au bout de leur fuite ; je ne voudrais pas avoir perdu pour rien les deux êtres auxquels je tiens le plus…

— Bravo ; c’est très noble et très chevaleresque de votre part, mais je ne crois pas que nous devions présenter l’histoire aux médias sous cet angle, fit Anne avec circonspection. Ils veulent un roi, non un saint ; vous ne pouvez pas vous permettre de paraître faible. Mieux vaut que vous vous taisiez pour le moment. Finn et moi en avons discuté ; nous pouvons gérer les affaires de l’Empire en votre nom en attendant que vous vous sentiez prêt à vous montrer en public. Rien ne presse ; prenez votre temps, reposez-vous, reprenez vos repères et ne vous inquiétez de rien. Finn et moi dominons la situation.

— Finn et vous… Je ne mesurais pas la valeur de votre amitié. Que deviendrais-je sans vous ? »

Anne attendit qu’il poursuive mais il n’ajouta rien ; avachi dans son fauteuil, il avait les yeux dans le vide – mais un vide peut-être trop plein. Elle se leva et sortit, soulagée de laisser derrière elle ce silence insupportable. Elle adressa un signe de tête aux gardes armés et ils reprirent leur faction devant la porte. Plus loin dans le couloir, elle rencontra Finn Durendal ; ils se saluèrent avec respect, comme deux vieux adversaires que le hasard a placés dans le même camp. De la tête, Finn désigna les appartements du roi.

« Alors, comment va-t-il ?

— À peu près comme on peut s’y attendre ; épuisé, surtout, je pense.

— Dois-je aller le voir ?

— Je ne crois pas que ce soit utile ; il a encore pas mal de tri à faire dans ses idées.

— Et il risquerait de punir le messager à cause du message ?

— Il vous a nommé champion, Finn ; contentez-vous-en pour l’instant. » Elle leva un regard songeur vers le Durendal. « Le cuir noir de l’armure de champion vous sied assurément beaucoup mieux qu’à Louis. »

Il eut un bref sourire. « Louis n’a jamais eu le sens de l’élégance ; et puis j’ai toujours pensé que le noir m’irait bien. Pourrions-nous nous isoler quelques instants, Anne ? Il faut que nous parlions, vous et moi.

— Naturellement. » Elle le conduisit jusqu’à un petit salon dont elle ferma la porte à clé derrière eux. Finn avait l’air de désirer une conversation très privée. Ils s’assirent en vis à vis, et Anne fixa sur Finn un regard froid et pénétrant. « De quoi devons-nous parler précisément, Finn ? Nous n’avons jamais été alliés ni même amis. Qu’avons-nous en commun hormis le fait que nous avons tous deux trahi des gens dont nous nous prétendions les amis ? »

Il sourit d’un air désinvolte, apparemment très détendu. « En effet, Anne, pourquoi avoir agi ainsi ? Pourquoi être venue me fournir la preuve qui condamnait Louis et Jésamine ?

— Parce que… parce qu’ils m’avaient trahie, tous les trois. J’aurais pu les ériger en héros, en légendes vivantes : le roi, la reine et le champion les plus grands qu’ait jamais connus l’Empire. J’aurais pu y arriver. Et puis tout s’est écroulé parce que Louis et Jésamine n’ont pas été capables de rester à l’écart l’un de l’autre. Je leur ai tendu toutes les perches, j’ai tiré toutes les sonnettes d’alarme, j’ai renoncé à toutes mes aspirations, à tous mes besoins pour créer ce mythe, ce rêve… J’ai tout donné pour eux ! Mais ils n’étaient pas prêts à en faire autant ; ils ont tout rejeté en bloc, leur avenir, leurs exploits, mon travail acharné, parce qu’ils préféraient préserver leurs petites faiblesses, satisfaire leurs petits désirs personnels. Alors j’ai compris que je perdais mon temps, que je passais à côté de ma vie pour des gens qui ne me méritaient pas. Je me suis donc adressée à vous, Finn : vous avez de l’ambition et vous ne vous laissez pas distraire par des peccadilles. Collaborez avec moi et je ferai de vous un homme illustre ; je vous ai déjà donné le titre de champion ; je peux vous offrir celui de roi, si vous voulez.

— Ils ne vous estimaient pas, n’est-ce pas ? Du moins, pas vraiment ; vous vous mettiez en quatre pour eux et ils ne vous le rendaient pas.

— Ils ne m’appréciaient pas à ma juste valeur. Ils me devaient tout, mais ils ne me voyaient même pas.

— Je veillerai à ce que vos désirs soient tous comblés, dit Finn avec douceur ; j’en ai le pouvoir, j’ai des relations. Vous pourrez réaliser tous vos rêves. Je ne suis pas votre ami comme eux, mais je paie toujours mes dettes.

— Très bien ; nous nous comprenons. Nous allons former une excellente association, faire de grandes choses. Quand avez-vous pris conscience que rien ne vous obligeait à devenir celui que les autres voulaient ? Quand avez-vous compris qu’on ne peut pas compter sur les autres pour atteindre au bonheur ? Qu’il faut y parvenir seul ? »

Finn réfléchit. « Il m’a fallu longtemps. Le métier de parangon suffisait à mon bonheur, mais, peu à peu, j’ai observé qu’à cause de mon nom, de mon titre, de mon poste, on me passait certains faux pas qu’on n’aurait jamais dû me pardonner. Alors j’ai voulu savoir jusqu’où je pouvais pousser le bouchon. Néanmoins, j’aurais pu continuer sur ma lancée initiale, à jouer les héros, si Douglas m’avait donné ce qui me revenait, ce que je méritais. C’est moi qu’il aurait dû nommer champion ; ce rôle m’appartenait.

— Et, à présent, vous l’avez.

— Bah, je n’en veux plus. Il est trop tard. Je veux bien davantage, et je l’aurai. Je montrerai à tous que je suis le meilleur, et de la seule façon qui compte : en piétinant les autres.

— Je vois : pourquoi vous satisfaire du titre de champion quand vous pourriez devenir roi ?

— Je n’aurais pas mieux dit, répondit Finn en souriant. Vos actes passés ne vous inspirent aucun remords, vos actes futurs aucun scrupule, n’est-ce pas ?

— Pas un seul. J’ai passé ma vie à œuvrer au service des autres, tout ça pour des prunes. Aujourd’hui, je veux penser à moi seule ; je veux… être heureuse, pour une fois, et peu importe ce que ça coûtera.

— Bien, très bien, dit Finn. Nous aurions dû nous rencontrer beaucoup plus tôt. Travaillons ensemble, Anne, et je vous promets de vous offrir tout ce que vous voulez, tout ce qui vous manque – non parce que je suis votre ami mais parce que c’est mon intérêt. Vous pouvez réaliser vos rêves, Anne, même ceux dont vous n’avez jamais osé parler, et je ne vous jugerai jamais, parce que je m’en moque. Et, au bout de quelque temps… vous ne penserez même plus à vos amis.

— L’amitié… un concept dont on fait beaucoup trop de cas. Vous êtes bien placé pour le savoir ; j’ai effectué quelques recherches sur vous, Finn : vous menez une existence à peu près aussi monacale que la mienne. Vous n’avez jamais eu d’amis, de maîtresses, d’amours ? Personne à qui vous teniez ?

— Non. Je n’ai pas le coup de main pour ça. Je connais les mots amour, compassion, affection, mais ils ne veulent rien dire pour moi. Longtemps, j’ai cru les autres semblables à moi, incapables de rien ressentir et jouant la comédie comme moi. Mais non : ils éprouvent vraiment des sentiments, et ça les rend très faciles à manipuler pour des gens de ma trempe. Voilà pourquoi nous allons détruire leur monde, Anne : parce qu’il n’y a pas de raison qu’ils profitent du bonheur si nous-mêmes n’y avons pas droit.

— Je n’aurais pas mieux dit, Finn.

— J’ai eu amplement le temps d’y réfléchir.

— Ils m’ont fait souffrir ; ils ne se souciaient pas de moi, ils ne me remarquaient même pas. Nous allons leur faire payer, n’est-ce pas, Finn ?

— Quel qu’en soit le prix ?

— Quel qu’en soit le prix.

— Ah ! Je sens qu’on va bien s’amuser », dit Finn Durendal.

 

*

 

Louis n’avait encore jamais volé de vaisseau stellaire mais, à ce qu’il en savait, cela n’avait rien de compliqué ; il s’en fauchait tout le temps à l’époque où il était parangon, et il avait fini par apprendre toutes les ficelles, tous les trucs pour échapper aux systèmes de sécurité du bord. (Il existait toute sorte de précautions que les propriétaires pouvaient prendre pour éviter cela, mais la plupart préféraient les omettre à cause de leur coût. Mieux valait se faire dépouiller d’un vaisseau accompagné de sa cargaison et toucher l’assurance.) Louis ne prévoyait donc pas de problème quand Jésamine et lui entrèrent d’un pas assuré dans le terminal de l’astroport.

Contourner les employés de la sécurité ne présentait aucune difficulté ; Louis connaissait tous les angles morts, toutes les faiblesses du système pour avoir tâché pendant des années d’y porter remède. Il soupçonnait qu’on laissait ces brèches ouvertes exprès afin de permettre à certains criminels de mener leurs opérations de contrebande et autres activités illégales, mais il n’avait jamais pu le prouver, faute de temps. Comme il l’avait dit à Emma Dacier le jour de son débarquement, on ne pouvait pas s’occuper du menu fretin, ou alors on n’arrivait à rien. Et voici qu’aujourd’hui il profitait des failles qu’il s’efforçait naguère de combler, et il prouvait qu’il avait raison depuis le début. Il y a des situations comme ça dans la vie où l’on patauge dans l’ironie jusqu’aux oreilles.

Jésamine et lui se débrouillaient parfaitement jusqu’au moment où ils durent franchir le dernier point de contrôle, à l’entrée des plots d’atterrissage. Louis, qui faisait la queue sous la lumière des projecteurs comme n’importe quel touriste qui attend de se faire vider les poches, voyait les vaisseaux de là où il se tenait et ne prévoyait aucune embrouille : il n’y avait qu’un homme de la sécurité assis derrière un bureau, en train de regarder un feuilleton à la télé, l’air de s’ennuyer ferme. Les holomasques que sa compagne et lui-même affichaient correspondaient aux faux papiers qu’il avait pris dans son casier, et il avait ôté les sceaux de sécurité de son disrupteur afin de ne pas déclencher d’alarme (il s’agissait d’une vieille prérogative accordée aux parangons pour les cas où ils devaient travailler en sous-marin).

Mais, quand ils passèrent d’un air dégagé sous le portique de détection des métaux, leurs déguisements holo crépitèrent puis s’éteignirent, et on aurait cru que toutes les sirènes de l’astroport se mettaient à hurler en même temps. Louis se traita de tous les noms : occupé à dissimuler ses armes et son matériel, il avait complètement oublié les colliers de métal que Jésamine et lui portaient et qui généraient leurs holomasques. Derrière son bureau, le garde reconnut les traits disgracieux du Traquemort, frôla la crise cardiaque et bondit de son siège ; sans envisager un seul instant d’affronter le célèbre ex-Paragon, il se sauva à toutes jambes en direction du bâtiment central du terminal en hurlant à tue-tête. Louis saisit Jésamine par le poignet et l’entraîna vers les plots d’atterrissage.

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Que s’est-il passé ?

— J’ai merdé, répondit-il sèchement. Maintenant, dépêchons-nous ! On peut encore parvenir aux vaisseaux ! »

Ils traversèrent la dernière section du terminal au pas de course, et les gens s’écartèrent précipitamment de leur passage. Louis tenait son pistolet à la main et s’efforçait d’avoir l’air prêt à s’en servir. Certains les reconnurent et crièrent leurs noms, mais nul ne tenta d’entraver leur fuite. Louis déboucha en trombe sur les plots d’atterrissage, Jésamine à sa remorque, puis il poussa un juron et s’arrêta net : des centaines d’hommes armés arrivaient en courant de toutes parts et formaient un cordon devant les vaisseaux. Une grande clameur monta de leur foule quand ils repérèrent les fugitifs, et Louis fit faire demi-tour à sa compagne pour l’entraîner derrière les portes du terminal dont le verracier leur fournirait une certaine protection. Elle se dégagea soudain de sa poigne.

« Cesse de me tirer dans tous les sens ! Je ne suis plus une enfant ; dis-moi ce qui se passe ! »

Louis activa le bouclier de force fixé à son bras, et l’écran luminescent se déploya. « Désolé ; j’ai quelques soucis pour l’instant.

— Bon sang, mais qui sont ces hommes ? Ils ont tous des armes mais aucun ne porte d’uniforme. Ah, zut ! J’aurais dû suivre mon idée et me munir d’un disrupteur. Ou de deux.

— Il ne s’agit pas de la police, dit Louis d’un air sombre, ni de la sécurité de l’astroport ; et ils ont trop l’air de pros pour des chasseurs de primes du coin. Donc on a sûrement affaire à des fanatiques de l’Humanité pure, les mêmes salauds qui ont exterminé les extatiques. Pendant les émeutes des Hommes Nouveaux, ils ont déjà démontré qu’ils n’hésitaient pas à tuer des parangons ; un ex-champion ne devrait pas leur poser de problème de conscience. Je devrais sans doute considérer comme un compliment qu’on envoie autant d’hommes contre moi…

» Ça se présente très mal, Jésamine, et je ne parle pas seulement de leur nombre, qui n’a déjà rien de réjouissant. Des policiers ou des agents de la sécurité auraient peut-être accepté de nous prendre vivants, mais certainement pas ces malades. On veut notre mort. » Il la regarda d’un air triste. « Il faut t’enfuir, Jésamine. Moi, je les retiendrai pour te donner le temps de te sauver. Mourir tous les deux ici ne servirait à rien.

— Ne dis pas des choses pareilles ! répliqua Jésamine durement. Nous nous en sortirons. Tu es le Traquemort, n’oublie pas. Et puis… je préfère mourir avec toi que vivre sans toi. Je ne me croyais pas de nature sentimentale, mais on en apprend tous les jours, apparemment. Et maintenant laisse tomber l’esprit chevaleresque et trouve un moyen de nous débarrasser de ces fumiers ! »

Un sourire ravi illumina le visage de Louis, qui tira deux de ses dagues de jet de leur cachette et les tendit à Jésamine. « Tu sais te battre, Jésamine ? »

Elle eut un grognement méprisant, s’empara des armes et les fit tournoyer d’une main experte. « Tu parles ! Dans certaines des bauges à cochons où je jouais à mes débuts, quand on quittait sa loge pour aller aux toilettes, il fallait s’armer jusqu’aux dents et ne pas hésiter à recourir aux coups bas. J’ai toujours su me défendre.

— Eh bien, c’est bon à savoir. Surveille mes arrières, Jésamine, et pas de quartier : eux n’auront aucune pitié. D’ici, j’aperçois cinq ou six vaisseaux que mon passe devrait pouvoir ouvrir, mais il va falloir traverser les rangs de ces salauds pour y parvenir. Ils sont nombreux mais ils ne s’attendront pas à une attaque frontale, donc l’élément de surprise jouera pour nous. Je te préviens quand même, Jésamine : une fois lancés, nous ne pourrons plus revenir en arrière. On fonce vers les vaisseaux et on ne s’arrête pas, quoi qu’il arrive ; soit on passe, soit on meurt sur place.

— Tu sais que tu es un vrai boute-en-train, quand tu t’y mets ? Tu auras intérêt à te montrer moins sinistre le matin au petit-déjeuner. » Elle se tourna vers la petite armée d’assassins qui avançait vers eux et assura sa prise sur ses dagues. « On va vraiment les affronter ? Rien que nous deux ?

— Bien sûr. » Louis lui adressa un sourire rassurant. « À la Traquemort.

— Dans ce cas, je m’étonne que ta famille existe encore, maugréa Jésamine. D’accord, allons-y avant que je ne retrouve ma santé mentale. »

Ils respirèrent à fond puis s’élancèrent sur les plots en hurlant à tue-tête. Les assassins entendirent le fier cri de guerre de « Shandrakor ! Shandrakor ! », et nombre d’entre eux pilèrent net tandis que leur cœur manquait un battement ; plusieurs tournèrent carrément les talons. Tuer un traître en fuite, c’était une chose, devoir faire face à celui qui poussait le plus fameux cri de guerre de toute l’histoire de l’Empire, c’en était une autre. Beaucoup, parmi les Hommes Nouveaux, avaient un passé militaire, dont ils tenaient expérience et formation ; pourtant, ils sentirent leur sang se glacer en songeant qu’ils avaient affaire à un parangon, à un champion et à un Traquemort tout à la fois. L’espace d’un instant, l’ombre du bienheureux Owen plana sur eux et ils faillirent abandonner la partie ; puis ils se rappelèrent qu’ils avaient Louis et non Owen devant eux, et leur foi rageuse reprit le dessus. Ils se campèrent solidement sur leurs jambes, visèrent et ouvrirent le feu.

Louis avait profité de leur hésitation pour accélérer et il se trouvait quasiment sur eux, Jésamine sur ses talons. Les traits d’énergie le frôlèrent, certains ricochèrent sur son bouclier de force, puis il heurta les premiers rangs des assassins avec la force d’un bélier. Il tira lui-même à bout portant, et le rayon de son disrupteur perfora la poitrine de l’homme devant lui, poursuivit son trajet en hurlant et tua deux autres adversaires. Louis abattit sauvagement son épée de droite et de gauche, et les assassins tombèrent à ses pieds, morts ou mourants, incapables de résister à la fureur, à la technique et à l’expérience du Traquemort. Son pistolet se rechargea, et il tira de nouveau dans la masse ; l’épée tournoyante, il se servait en même temps des bords tranchants de son bouclier de force pour tailler torses et membres, et ses adversaires succombaient avec des exclamations d’horreur, et il criait toujours « Shandrakor ! Shandrakor ! » d’une voix empreinte de rage tout droit sortie des légendes.

Jésamine ne le quittait pas et gardait ses arrières avec ses dagues acérées et sa connaissance du combat de rue qui lui revenait de sa jeunesse. Les Hommes Nouveaux tournaient autour d’eux, l’air surpris, voire craintif, et elle se moquait d’eux en les frappant de ses armes.

Mais, trop nombreux, les fanatiques freinèrent peu à peu Louis et finirent par l’arrêter à l’écart des vaisseaux convoités. Il était de loin le meilleur combattant, mais ils avaient la masse pour eux. Ils ne voulaient pas employer leurs disrupteurs dans une telle presse, et ils n’en avaient pas besoin : les épées s’abattaient sur Louis de toutes parts, et il ne pouvait pas se protéger de tous les côtés à la fois ; les entailles se succédaient, rien de grave pour le moment, mais déjà son sang coulait. Il serrait les dents pour ne pas donner à ses ennemis le plaisir d’un gémissement ni d’un cri de douleur. Il tuait tous ceux qui l’approchaient avec une efficacité désinvolte, voire méprisante, mais même un parangon, un champion, un Traquemort ne pouvait résister à un pareil déferlement ; il était Louis et seulement un héros, non une légende.

Il y eut une soudaine agitation dans la foule à l’écart de la mêlée, accompagnée d’exclamations, de cris perçants et d’un affolement général. Les assassins se déconcentrèrent en voyant des corps voler dans les airs, décapités, suivis de leurs intestins en train de se dérouler comme un serpentin, tandis que Samedi, le reptiloïde d’Écharde, s’enfonçait dans leur armée et la mettait en pièces avec une férocité réjouie. Deux mètres cinquante de muscles sous une carapace d’écailles vert bouteille, devenus par la grâce de l’évolution la machine à tuer la plus perfectionnée de son monde, Samedi riait à gorge déployée en étripant tous ceux qui passaient à sa portée. Les épées se brisaient sur son cuir blindé, du sang d’humain ruisselait de ses terribles mâchoires et dégouttait de ses grandes mains griffues. Par-dessus la mer des assassins paniqués, il appela Louis et Jésamine.

« Il y a un vaisseau à votre droite, le Hereward ! Allez-y, les sas sont ouverts et il est paré au départ. Embarquez et allumez les moteurs ; je vous rejoins dès que j’aurai montré à ces racailles d’Homme Nouveaux ce qui arrive quand on énerve un extraterrestre ! Du sang ! Du sang et des âmes pour Écharde ! Vous allez voir qui représente la véritable espèce supérieure ici, petits étrons ! »

Et il se déchaîna dans la foule des tueurs fanatiques, les déchiqueta et projeta joyeusement leurs membres dans tous les sens. La plupart de ses adversaires tournèrent les talons, mais la fuite ne les sauva pas. Louis et Jésamine laissèrent Samedi s’amuser et se dirigèrent vers le vaisseau, luxueux yacht de course aux lignes luisantes et à la propulsion volumineuse. Le Traquemort ignorait pourquoi il les attendait et, trop fatigué, endolori et couvert de sang, il s’en moquait royalement. Il eut un pâle sourire : à peine deux batailles dans la journée contre des adversaires en nombre écrasant et il était déjà épuisé ! D’après le mythe, Owen regardait ce genre d’activités comme un petit échauffement.

Louis arrivait au vaisseau quand il s’arrêta en chancelant : une silhouette venait de lui barrer la route. Il pointa son disrupteur sur le nouveau venu et l’étudia tout en s’efforçant de reprendre son souffle. Jésamine se plaça discrètement en renfort à ses côtés et regarda leur nouvel ennemi d’un œil noir. Grand, fier et bien découplé dans son armure et sa cape pourpre de parangon, l’homme avait déjà le disrupteur et l’épée au poing ; ses traits jeunes et empreints de sévérité paraissaient familiers à Louis.

« J’ai l’impression de vous connaître, dit-il enfin.

— Naturellement, répondit l’autre d’une voix sèche et atone. Je suis Stuart Lennox, le nouveau parangon de Virimonde. Lâchez vos armes et rendez-vous, sire Traquemort ; ne m’obligez pas à vous tuer.

— Lennox… Grands dieux, évidemment que je te connais, Stuart ! Ton père, Adrien, a participé à ma formation sur Brumonde. Tu lui apportais son déjeuner et tu nous regardais nous entraîner quand tu étais gamin. C’est donc toi qui me remplaces ; du Bois n’a pas perdu de temps. Il ne sert à rien de tenter de te convaincre de mon innocence, j’imagine ?

— Ça ne me regarde pas ; j’accomplis mon devoir. C’est le tribunal qui vous jugera coupable ou non. Et n’essayez pas d’en appeler à notre passé commun : j’ai vu l’enregistrement où vous êtes avec cette femme. Vous avez déshonoré votre monde autant que votre roi.

— Tout apparaît si simple quand on est jeune, dit Louis avec lassitude. Tous les services que j’ai rendus au cours de ma carrière à ma planète et à mon souverain n’ont donc plus d’importance ? Ils ne comptent plus ?

— Non. Ils soulignent seulement votre déchéance.

— Tu ne peux pas me battre, dit Louis.

— Pourquoi ça ? Nous avons eu le même professeur, vous et moi. Certes, vous avez l’avantage de l’expérience, mais j’ai le droit et le devoir pour moi. »

Il avait à peine terminé sa phrase qu’un long bras couvert d’écailles jaillit soudain et que des griffes argentées et affûtées lui ouvrirent le flanc. Le choc l’envoya culbuter en l’air en projetant du sang partout ; il heurta durement le sol, lança une plainte de souffrance et resta immobile au milieu d’une mare de sang qui allait s’élargissant. Samedi sortit de l’ombre de la coque du Hereward et poussa un grognement méprisant.

« Quand on veut se battre, on se bat. On cause après, si on est encore vivant. Traquemort, qu’est-ce que vous faites ? Le vaisseau n’attend plus que nous ! »

Mais Louis ne l’écoutait pas. Il courut jusqu’au jeune homme étendu par terre dans son armure brisée et s’agenouilla près de lui. Il découpa une bande de tissu dans la cape pourpre, la roula en boule et l’enfonça fermement dans la plaie béante pour arrêter l’hémorragie. Stuart se raidit mais ne cria pas, même si son visage se couvrit de sueur. Louis se servit d’une autre bande de tissu pour lui faire un oreiller et lui soutenir la tête. Le parangon était blême, et des postillons rouges giclaient de sa bouche à chacune de ses respirations rauques.

Louis accéda à son implant com et ouvrit le canal d’urgence des parangons. « Parangon blessé ! Stuart Lennox, à l’astroport principal ! Il est salement amoché, alors amenez du monde en vitesse. Il va lui falloir une cuve régène. » Il coupa la communication avant qu’on pût lui poser des questions et regarda son remplaçant. « Accroche-toi, Stuart, les secours arrivent. Ne t’inquiète pas ; ce n’est pas joli à voir et ça doit faire un mal de chien, mais tu n’en mourras pas. Une heure de régène et tu sortiras remis à neuf.

— Pourquoi m’aidez-vous ? demanda le jeune homme dans un gargouillis sanglant.

— Parce que je ne suis pas celui qu’on t’a décrit.

— Toujours eu l’impression que du Bois ne valait pas un clou ; mais je devais suivre mon devoir.

— Naturellement.

— Si je ne m’en tire pas… dites à mon père que j’ai fait de mon mieux.

— Tu le lui diras toi-même ; chez les Lennox, on ne meurt pas si facilement.

— Louis ! cria Jésamine d’une voix pressante par le sas du Hereward. La sécurité de l’astroport va se pointer d’une seconde à l’autre. Il faut partir !

— Je dois m’en aller, dit Louis sans faire mine de bouger.

— Bien sûr, répondit Stuart. Papa vous transmet son bon souvenir. Maintenant barrez-vous avant que je ne doive vous arrêter. Et… faites-leur-en baver, Traquemort. »

Louis se redressa et s’éloigna de lui ; de toute la journée, ce fut le moment le plus pénible pour lui. Les sirènes d’alarme beuglaient partout sur les plots d’atterrissage ; Samedi et Jésamine l’attendaient à l’entrée du Hereward. Louis posa un regard dépourvu d’émotion vers les griffes encore dégouttantes de sang du reptiloïde.

« Vous auriez dû me laisser l’achever, dit ce dernier.

— Inutile. Que faites-vous ici, Samedi ? Et d’où sortez-vous ce vaisseau ?

— Je me joins à vous, répondit le reptiloïde d’un ton enjoué. Je veux de l’action, je veux me mesurer à de vrais défis ; après tout, c’est pour ça que j’ai quitté Écharde. Et puis je ne me plais plus sur Logres. Tout le monde a perdu la tête, et il n’y a rien d’honorable à combattre des fous. Donc je vous accompagne pour affronter avec vous des adversaires impossibles à vaincre. C’est la tradition des Traquemort, oui ? Alors en avant, pour la gloire ou la mort ! »

Louis en resta pantois. Il cherchait une réponse qui n’entraînait ni hurlements, ni grossièretés ni éclats de rire hystériques quand une nouvelle tête s’encadra dans le sas, l’œil hésitant et l’expression un peu nerveuse. L’homme adressa un salut respectueux à Louis puis à Jésamine, et enfin il tenta de sourire, sans grand succès.

« Bonjour ! Je m’appelle Brett Hasard ; votre ancêtre connaissait le mien, sire Traquemort, et apparemment on est condamnés à collaborer aussi, vous et moi. Je déposerais plainte si je savais à qui m’adresser, et vous aussi si vous me connaissiez. Vous n’aurez pas de mal à identifier ma compagne, je pense.

— Doux Jésus ! fit Jésamine en voyant une silhouette féminine en tenue de cuir rouge apparaître à côté de Brett. Qui ne connaît pas la Rose Sauvage des Arènes ? Je crois que je me sentais moins en danger auprès du reptiloïde. Faut-il comprendre que vous deux souhaitez aussi vous joindre à nous ?

— Oh oui ! répondit Brett en s’efforçant de prendre un ton enthousiaste. Nous avons confiance en vous, et nous avons des ennemis communs, dont ce salaud de Finn Durendal. Puissent les burnes lui tomber de l’entrejambe, rouler à bas de son lit et prendre feu. J’ai obtenu les codes d’accès de ce mignon petit vaisseau auprès de quelqu’un qui ignore me les avoir donnés, mais, comme je ne sais pas combien de temps ça va durer, je propose qu’on prenne du champ, et vite. L’appareil est paré, on peut partir – enfin, à condition que vous ayez une destination en tête.

— Brett Hasard… dit Louis. J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ce nom…

— Peut-être, mais il faut vraiment qu’on décolle, fit Brett précipitamment. Toute la ville ne parle que de vous, de Jésamine et de votre évasion de la tour du Sang ; le Parlement a ordonné qu’on vous empêche de quitter la planète, et je vous fiche mon billet que tout ce qui respire et porte une arme se dirige droit vers l’astroport en ce moment même ! »

À cet instant, le monde parut exploser : un trait d’énergie tombé du ciel avait ricoché sur le bouclier de force de Louis et creusé un cratère à côté du vaisseau. Rose empoigna Brett et le tira à l’intérieur du sas pendant que Louis, Jésamine et Samedi s’égaillaient pour ne pas offrir une cible unie à Finn Durendal qui fondait sur eux sur son traîneau antigrav. Il ouvrit le feu avec ses disrupteurs de bord qui pilonnèrent le plot d’atterrissage autour du Hereward. Trop pressé, trop avide de tuer, il avait tiré sur Louis sans vérifier ses détecteurs et sans voir que le Traquemort avait gardé son bouclier allumé ; et maintenant ses proies se déplaçaient trop vite et de manière trop imprévisible pour ses ordinateurs de tir. Peut-être, au fond de lui-même, ne tenait-il pas à éliminer le Traquemort de loin ; peut-être voulait-il l’affronter face à face, épée contre épée, pour donner la seule preuve vraiment décisive de sa supériorité.

Louis, comme toujours, aborda la situation avec un esprit plus pratique. Il vira pour suivre le traîneau de Finn lorsqu’il passa au-dessus de lui et, calmement, il tira un seul coup dans le moteur de l’engin, sans protection à l’arrière. Avec une détonation réjouissante, le système de propulsion explosa, et le traîneau tomba comme une pierre ; par malheur, il se trouvait assez bas pour permettre à Finn de sauter sans dommage alors que le plancher de l’appareil se désintégrait dans une gerbe de feu et de fumée ; il chut à travers les flammes, enveloppé dans sa cape, toucha le sol dans un superbe roulé-boulé puis se redressa tandis que l’épave heurtait le plot trois mètres plus loin et disparaissait dans une énorme déflagration. Il se dirigea vers Louis, le disrupteur et l’épée au poing, un large sourire sur les lèvres et une lueur de folie dans le regard. Le Traquemort fit signe à Samedi et Jésamine de rester à distance. Finn s’arrêta à quelques pas de lui, et les deux hommes s’étudièrent un moment.

« Tu es à la base de tout, n’est-ce pas ? fit Louis. Depuis le début, tout ce qui se passe, tout ce qui va de travers, tu en es responsable.

— Eh oui ! Je t’ai détruit comme, en temps voulu, je détruirai Douglas, et enfin l’Empire. Pourquoi ? Parce que j’en ai envie ; parce que j’en ai les moyens.

— Je te croyais mon ami, Finn.

— Tu as toujours été d’une grande naïveté, Louis.

— Que fais-tu ici, aujourd’hui ? Pourquoi sortir de l’ombre ?

— C’était inévitable, répondit l’autre d’un ton enjoué. Le héros affronte toujours le méchant dans un ultime face-à-face ; mais, en l’occurrence, pour tout le monde, c’est moi le héros et toi le méchant. Je porte même l’armure qui l’atteste, et permets-moi de te dire qu’elle me va beaucoup mieux qu’à toi.

— Parce que tu n’as pas le sens de l’ironie. Mais tu as raison : il y a un côté inévitable dans cette situation. Je ne pouvais pas quitter Logres sans boucler les affaires en suspens, sans m’occuper de toi – un dernier devoir à accomplir pour sauver Douglas et l’Empire de la vipère qu’ils ont réchauffée en leur sein.

— Ah, ces Traquemort ! Il faut toujours que vous dramatisiez tout, comme si le sort du monde dépendait de vous ; mais il ne s’agit que de toi et moi, Louis, d’un combat destiné à nous départager – comme je l’avais prévu.

— Typique, répondit Louis. Tu ne voulais pas te risquer dans un combat à la loyale ; il fallait que tu triches. Tu n’as osé te montrer qu’après m’avoir fatigué contre l’armée d’assassins que tu avais envoyée…

— Tout à fait. Je ne suis pas stupide ; à la différence de certains, je réfléchis avant d’agir. Allons, assez bavardé ; battons-nous, lançons-nous dans la danse du sang et de la mort. Tu as dû te demander, au cours de ta carrière, ce qui se passerait si l’on opposait les deux plus grands parangons de Logres ; tu as dû te demander lequel de nous deux était le meilleur.

— Non, jamais. Voilà la différence entre nous : moi, je n’y ai pas pensé une seule fois ; je ne me préoccupais que d’accomplir mon travail au mieux de mes capacités. Je ne cherchais pas à faire étalage de mes talents mais à aider ceux qui en avaient besoin, à protéger les innocents et à punir les coupables. C’est ça qui nous a conduits ici, Finn, et non une opposition entre héros et méchant, non un choc légendaire entre deux titans. Il me suffit de jouer une dernière fois mon rôle de parangon, de défendre les innocents en éliminant celui qui menace leur sécurité, d’effectuer une dernière corvée avant de partir : sortir la poubelle. »

Blême de colère, Finn se rua soudain en avant, l’épée pointée vers le cœur de son adversaire. Mais Louis avait prévu l’attaque et son bouclier de force dévia le coup. Leurs épées s’entrechoquèrent si violemment que des étincelles en jaillirent, puis les deux hommes se mirent à danser, à porter des bottes, à parer et à s’élancer avec une vivacité effarante ; ils tournaient l’un autour de l’autre avec l’expérience et la technique de toute une vie, et bientôt, le souffle court, ils poussèrent de grands « han ! » d’effort à chacun de leurs coups. Anciens équipiers, voire camarades, désormais si antagonistes qu’il ne leur restait plus en commun que l’hostilité, ils se précipitaient l’un sur l’autre, ardents comme des amants, pleins du feu glacé d’une haine mutuelle que seul le sang pouvait éteindre. Et bientôt, à leur propre étonnement, ils se bloquèrent l’un l’autre, incapables d’avancer ou de reculer… jusqu’au moment où Louis écarta l’épée de Finn, plongea et enfonça la pointe de la sienne dans la cuirasse noire du champion, coupant nettement en deux la couronne stylisée en bas-relief sur son cœur. Finn poussa une exclamation de surprise plus que de douleur et s’écarta. Louis lui adressa un sourire carnassier, une expression de jouissance avide sur ses traits disgracieux.

« En fin de compte, Finn, l’important, ce n’est pas qui est le plus rapide, le plus fort, le plus expérimenté, ni qui a eu le plus d’argent pour s’offrir des maîtres d’armes particuliers. L’important, c’est la passion, l’engagement et la foi dans la justesse de son combat. Tu n’as rien de tout ça, Finn ; tu n’as que toi-même, et ça ne suffit pas face à un Traquemort. »

Finn croisa le regard de Louis et dut détourner les yeux, incapable de supporter ce qu’il y lisait.

Son adversaire fit un pas en avant et le Durendal s’enfuit. Louis resta un instant immobile puis il leva son pistolet ; il n’avait jamais abattu personne dans le dos mais, pour Finn, pour tous ses méfaits, il était prêt à faire une exception. Des cris cependant se mêlaient déjà aux sirènes qui retentissaient dans tout l’astroport, et des hommes armés convergeaient vers lui au pas de course – des agents de la police et de la sécurité en uniforme cette fois. Certains ouvrirent le feu, et les traits d’énergie le frôlèrent, quelques-uns de très près.

« Louis, viens vite ! cria Jésamine depuis le sas du Hereward. C’est fini ! Nous partons ! »

Il acquiesça lentement de la tête et baissa son pistolet ; l’occasion se représenterait. Il se détourna et embarqua dans le yacht, aussi luxueux qu’on l’avait annoncé, même si la minuscule passerelle se révéla extrêmement exiguë pour quatre personnes et un reptiloïde de deux mètres cinquante de haut. Louis s’installa dans le siège de pilotage et activa l’IA du bord.

« Bienvenue ! s’exclama-t-elle avec un entrain et une gaieté que Louis allait vite trouver exaspérants, il en avait la certitude. Je suis l’IA de votre vaisseau, Ozymandias, et je veux vous dire tout de suite mon plaisir à collaborer de nouveau avec un Traquemort ! Naturellement, je diffère légèrement de l’IA que votre ancêtre Owen connaissait : Shub a créé ma personnalité autour de ce qui restait de l’originale et m’a téléchargée dans cet appareil afin que je vous aide à vous échapper. Shub tient absolument à votre évasion et elle a une confiance aveugle dans les Traquemort. Elle peut se montrer très sentimentale quand tout le monde a le dos tourné. Alors, où allons-nous pour commencer ?

— Sur Unseeli, répondit Louis. Les Ashraï ne portent aucune affection à l’Empire, ils devraient donc accepter de cacher notre présence sur leur sol – à condition qu’ils ne nous tuent pas dès l’abord, naturellement. Et, comme peu de gens sont au courant des relations entre Cadavre et mon ancêtre Owen, ce n’est pas là que Finn nous recherchera en premier. Je souhaite m’entretenir avec Cadavre, parler avec quelqu’un qui a vécu les événements d’autrefois, qui a connu le véritable Owen et qui sait peut-être ce qu’il est réellement devenu.

— Excusez-moi, fit Brett en levant la main comme dans une salle de classe ; je n’ai pas compris un traître mot de ce que vous venez de dire.

— Ne vous inquiétez pas, tout deviendra affreusement limpide petit à petit. Maintenant, sanglez-vous tous dans les harnais de sécurité ; Samedi, débrouillez-vous. Oz, calcule-nous une trajectoire.

— Vous savez qu’Unseeli est sous quarantaine, n’est-ce pas ? dit l’IA d’un ton hésitant.

— Nous nous en préoccuperons le moment venu. Je pense que Cadavre et les Ashraï m’écouteront : je porte la chevalière d’Owen.

— Vraiment ? fit Brett en se penchant pour contempler d’un air avide la grosse bague d’or noir au doigt de Louis. Mais oui, en plus ! Vous savez, quand on en aura fini avec cette histoire, je pourrai vous présenter des gens qui seraient prêts à cracher un joli paquet pour ce bijou…

— Il faut pardonner à Brett, intervint Rose d’un ton calme. Ou bien on lui pardonne, ou bien on l’assassine.

— Accrochez-vous, tout le monde ! brailla soudain Ozymandias. Mes détecteurs me signalent tout un tas de vaisseaux et de forces armées qui foncent droit sur nous ! Il faut partir tout de suite, Louis, sinon nous n’irons nulle part !

— Alors en route. Tire-nous d’ici à plein régime, ne t’arrête sous aucun prétexte et plonge dans l’hyperespace dès que possible.

— Ça me va ! » Les moteurs du Hereward rugirent et le vaisseau fusa dans le ciel. Des traits d’énergie tirés par les appareils en approche explosèrent autour du yacht et illuminèrent l’obscurité tandis qu’il traversait en hurlant les dernières couches de l’atmosphère. « Ouahou ! s’écria Ozymandias. Ça me rappelle le bon vieux temps ! »

Très rapide, le Hereward, bien avant que quiconque pût l’arrêter, disparut dans l’hyperespace avec à son bord Louis Traquemort, Jésamine Florale, Brett Hasard, Rose Constantine, un reptiloïde baptisé Samedi et une IA du nom d’Ozymandias.

Peut-être les derniers héros d’un Empire qui sombrait dans les ténèbres.