La nuit dernière, j’ai rêvé d’Owen Traquemort.

Il marchait lentement, seul dans les couloirs de pierre déserts de son vieux château de famille, le Bastion Traquemort sur Virimonde. Grand et bien découplé, le cheveu noir et l’œil plus noir encore, il se déplaçait avec la grâce discrète que donne un long entraînement aux arts du combat. Mais, à le voir, on aurait cru qu’il avait dû parcourir toute l’éternité pour rentrer chez lui ; son grand manteau de fourrure dissimulait mal ses vêtements déchirés et maculés de sang ; il avait les traits tirés, las, et ses yeux hagards laissaient percer une vague tristesse. Ses bottes ne faisaient aucun bruit sur le pavage antique ; mais, après tout, il était mort et il errait dans un château qui n’existait plus depuis des siècles.

À une hanche, il portait une épée, et un pistolet à l’autre, bien qu’il se regardât comme un érudit devenu guerrier à son corps défendant, parce qu’on avait besoin de lui, parce que personne d’autre n’était disponible. Homme de paix et de raison condamné à se battre sans cesse, à défendre la justice pour tous alors qu’il en avait si peu profité lui-même, il n’avait jamais eu droit aux bonheurs et aux réconforts simples de la vie, le coin du feu, un foyer, une famille, des enfants, des petits-enfants, la paix de l’âme. Owen, héros de son état, avait péri solitaire, beaucoup trop jeune, loin de ses amis, pour sauver toute l’humanité.

Il avait renversé l’impératrice Lionnepierre, anéanti sa société infâme et corrompue pour semer à la place les graines de ce qui devait devenir plus tard l’Âge d’Or. Grâce à lui, tous les habitants de l’Empire ont connu pour la première fois l’espoir et la liberté, mais il n’a pas vécu assez longtemps pour le voir. La chance des Traquemort, aurait-il dit avec son sourire mi-figue, mi-raisin, mais sans se plaindre ; une vraie poisse. La destinée est un joueur dur et sans cœur qui ne se soucie pas des pions qu’il sacrifie.

Dans mon rêve, je le voyais entrer dans une salle somptueuse qui n’existait plus depuis plus de deux siècles et saluer ses vieux amis et compagnons d’armes : Hazel d’Ark, ex-pirate et contrebandière d’organes, son seul grand amour ; Jack Hasard, le rebelle professionnel ; Rubis Voyage, la chasseuse de primes qui ne résistait à nul défi ; et le Hadénien Tobias Lune qui s’était tant battu pour sa propre humanité. Ils échangèrent tous des poignées de main, des étreintes, des claques dans le dos, heureux de se retrouver. Malgré leurs différences, ils avaient toujours été amis.

Cinq spectres, fantômes de ceux qu’ils avaient été, dans le souvenir d’un château en poussière. Ils riaient entre eux mais je ne les entendais pas.

Tous disparus depuis longtemps. Morts depuis deux cents ans.

Qu’ils me manquent !

Dans mon rêve, je les appelai ; Owen se tourna vers moi et j’essayai de l’avertir de la Terreur à venir, mais il ne perçut pas ma voix. Trop d’années nous séparaient ; trop d’années, trop de tout.

J’écris ces mots, écrasé de souvenirs, et j’ai du mal à me le rappeler vraiment – l’homme, non le mythe ; le héros, non la légende.

La nuit dernière, j’ai rêvé d’Owen Traquemort et du passé ; combien je regrette de ne pas dormir et rêver pour l’éternité, combien j’aimerais ne jamais devoir me réveiller !