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LA CÉRÉMONIE DE L’INNOCENCE

C’ÉTAIT L’ÂGE D’OR, quand même ! Les gens avaient tendance à l’oublier, après tous ces événements ; ils ne se rappelaient plus qu’ils avaient chu de haut, qu’on les avait poussés ou qu’ils avaient sauté. Mais, depuis plus d’un siècle, l’Empire connaissait la paix, la prospérité, une croissance et des progrès irrésistibles, et la justice pour tous ; un Empire doré où les plus beaux rôles de l’humanité s’affichaient en grosses lettres sur fond d’étoiles, une époque d’avancées et de découvertes sans précédent, d’autant plus glorieuses que leurs merveilleuses retombées profitaient aussi aux non-humains. L’Empire comptait à présent comme citoyens les clones, les espsis, les extraterrestres et même les anciens ennemis officiels de l’humanité : les IA de Shub. Depuis près de deux cents ans, ces éléments disparates collaboraient à la création d’un nouvel Empire bâti sur les ruines de l’ancien, pour produire un tout bien supérieur à la somme de ses parties. Les triomphes se succédaient, prodiges et miracles devenaient quotidiens, et nul ne voyait de raison pour que cela ne continue pas éternellement.

Des cités étincelantes se dressaient sur des mondes brillants, symboles d’une civilisation née de l’espoir, de l’honneur et de rêves devenus réalité.

Toutefois, on n’avait pas atteint la perfection. Il y a toujours des êtres qui ne peuvent ou ne veulent pas embrasser le plus vieil idéal de l’homme, vivre en paix avec son frère. Même sous le soleil le plus éblouissant, certains ne voient que l’ombre obscure qu’ils projettent ; ils préfèrent vivre en enfer que partager le paradis avec leurs ennemis.

C’était pourtant bien un âge d’or, malgré ses quelques défauts, et on peut d’autant plus s’attrister que nul n’ait paru l’apprécier avant sa disparition, démembré, jeté à terre par l’arrivée de la Terreur et l’amour-propre blessé d’un homme terrifiant.

 

*

 

C’était la veille de Noël sur la planète Logres, autrefois baptisée Golgotha, aujourd’hui centre du plus grand empire jamais connu. Logres ! Monde superbe et lumineux, aux cités fameuses dans tout l’Empire pour leurs panoramas et leurs merveilles, leurs héros et leurs célébrités, leurs innovations et leurs réalisations. Les cœurs et les esprits les plus raffinés y venaient prendre part à la marche de l’Empire : guerriers et savants, poètes et philosophes, audacieux et divas accouraient s’agenouiller devant le Trône d’Or et demander comment servir au mieux la plus grande aventure de tous les temps.

Et, dans la plus noble, la plus exaltée de ces cités, l’antique Défilé des Innombrables, regorgeant de chefs-d’œuvre et de prodiges, fierté de l’Empire, l’heure était à l’espoir, à la renaissance, à la grande célébration, car cette veille de Noël verrait le couronnement d’un nouveau roi.

Douglas Campbell, parangon et détenteur de la justice du roi, pénétra dans la cour impériale par l’entrée de service et se faufila aussi discrètement que possible entre les lourds rideaux de velours noir, en espérant passer inaperçu. Arrivé aux trois trônes, il s’accouda à celui du milieu, élégant sans même s’en rendre compte dans son armure de parangon, et soupira sans bruit. Il avait espéré un peu de calme et de tranquillité, quelques instants de réflexion, mais en vain : il s’en fallait de six bonnes heures avant le début de la cérémonie, mais déjà une petite armée d’intendants et de domestiques s’affairait, parcourait en tous sens les larges espaces de la cour, échangeait des ordres et des plaintes inaudibles tout en vaquant à toutes sortes de tâches urgentes, bien décidée à tout préparer à la perfection pour le couronnement.

Au cours de cette journée mémorable, la Cérémonie serait retransmise dans tout l’Empire et nul n’avait envie de se prendre les pieds dans le tapis au moment critique. Néanmoins, tous paraissaient savoir exactement ce qu’ils faisaient ; Douglas leur enviait leur assurance.

Debout à côté du trône du roi (monumental, surchargé d’ornements et, disait-on, épouvantablement inconfortable), il parcourut la salle du regard. La cour impériale était aussi vaste et impressionnante que dans ses souvenirs, toujours aussi lourde d’histoire, de pompe et d’importance, ce qui expliquait sans doute qu’il l’eût soigneusement évitée pendant plus de vingt ans ; il n’aimait pas qu’on lui rappelle son statut, outre celui de parangon, de prince, fils unique du roi Guillaume – et de prince bientôt couronné, malgré qu’il en eût.

Ce n’était pas juste.

À peine quarante ans et déjà il pouvait dire adieu à sa liberté. Il savait depuis toujours que cette heure finirait par arriver ; mais, bien qu’il dût se reconnaître un talent naturel pour l’autorité, les responsabilités avaient toujours suscité chez lui une sourde angoisse, et l’idée que la vie et le bonheur des autres dépendent de lui et de ses décisions lui répugnait. Il ne se sentait pas à la hauteur, il en avait même la certitude ancrée en dépit des vingt années qu’il avait passées à exécuter la justice du roi… Il avait trouvé le bonheur dans sa tâche de parangon, sur le terrain, loin de la cour, à se battre pour le droit, parce que même les champs les plus verts, même les troupeaux les mieux gardés ne sont pas à l’abri des loups.

Douglas aimait les certitudes inhérentes à son ancien métier : les bons contre les méchants, épée contre épée, on éprouvait sa force sur l’enclume de sa foi dans ce qu’on regardait comme le bien au cours de combats francs, sans ambiguïtés morales, philosophiques ou légales. Les parangons ne s’occupaient que des pires criminels, les plus irrécupérables. Une fois roi et président du Parlement, il se retrouverait coincé dans l’arène beaucoup plus complexe de la politique, avec son terrain toujours mouvant et ses pactes issus de compromis. Et on attendrait de lui, pauvre gugusse assis sur le Trône d’Or, qu’il joue le rôle du roc inébranlable où s’ancrent les convictions des uns et des autres.

Douglas baissa les yeux sur le trône où il allait bientôt prendre place et s’interrogea : avait-il peur ? Jamais quand il effectuait son travail dans la cité, quand il empêchait de nuire ceux qui mettaient la paix en danger. Mais devenir roi, devenir un exemple à suivre pour l’Empire tout entier… Il aurait la fortune, la célébrité, l’autorité, toutes choses dont il n’avait nulle envie. Il désirait seulement ce qu’on lui interdisait : être un homme comme les autres, libre de choisir son destin.

Douglas Campbell, fils de Guillaume et Niamh, petit-fils de Robert et Constance, de haute stature et de large carrure, avait une beauté rugueuse, le sourire facile et le regard droit, des yeux d’un bleu profond comme un ciel d’été, une bouche au pli ferme même quand il riait, et une épaisse crinière de longs cheveux blonds, coiffés en arrière et maintenus en place par un bandeau d’argent qui dégageait son front haut. Même immobile, il restait visiblement un combattant, parfaitement à l’aise dans son armure et son manteau violet de parangon, l’épée sur une hanche, le pistolet sur l’autre, tous deux bien employés en leur temps. Douglas aimait son métier de guerrier droit et entraîné, mais – et c’était tout à son honneur – il s’efforçait de ne pas tirer plaisir de l’acte de tuer, inhérent à son travail : on n’éliminait quelqu’un qu’une fois certain de ne pouvoir le sauver, et la décision restait terrible à prendre.

Naturellement, si l’adversaire essayait de vous tuer, cela facilitait les choses, mais quand même…

Douglas baissa les yeux sur son armure : il y avait une rayure sur le plastron, laissée par une pointe d’épée passée un peu trop près durant l’après-midi. Il la frotta de la main puis avec un pan de son manteau. Il aurait du mal à échanger son uniforme si pratique contre les robes officielles de l’État que son rôle de roi l’obligerait à endosser ; mais, au moins, il n’aurait pas à porter tout le temps la couronne : taillée d’une pièce dans un énorme diamant, elle pesait un âne mort et, d’après son père, devenait vite pénible à supporter – à moins qu’il ne s’exprimât encore par métaphore. Avec un nouveau soupir, Douglas s’avoua qu’il aurait déjà dû enfiler les robes protocolaires et s’apprêter pour l’ultime répétition ; mais il repoussait ce moment parce que, lorsqu’il quitterait son armure, son ancienne existence s’achèverait et son changement de statut deviendrait définitif.

Peut-être avait-il peur de… grandir.

Il ne put s’empêcher de sourire. Il y avait sans doute des milliards de gens de par l’Empire que la puissance associée à la Couronne faisait rêver, et lui traînait les pieds ! Par moments, il avait vraiment le sentiment que l’ironie était le moteur de ce satané univers. Il entendit des pas derrière lui et se retourna, l’air coupable. Il savait qui approchait ; il ne pouvait s’agir de personne d’autre. Les rideaux de velours noir s’écartèrent, le roi Guillaume apparut et posa un regard sévère sur son fils et unique héritier. Douglas se redressa et fit son possible pour prendre une pose digne et royale, tout en sachant pertinemment qu’il ne trompait personne. Implacable, le roi Guillaume s’avança vers son fils, qui ne recula pas et tenta même un sourire amène, au cas improbable où, pour une fois, il parviendrait à s’en tirer ainsi. Le roi s’arrêta devant lui, le parcourut des yeux, nota qu’il n’avait pas encore changé de vêtements et le foudroya du regard. Douglas s’accrochait à son sourire ; il savait qu’il allait avoir droit à un sermon.

« Il y a deux cents ans, déclara son père d’un ton solennel, tes grands-parents, les bienheureux Robert et Constance, sont devenus les premiers monarques constitutionnels de l’Empire, à la place de l’impératrice dépravée Lionnepierre, maudite soit sa mémoire ! Pendant deux siècles, ils ont formé, avec à leur suite ta mère et moi, la première famille de l’humanité, représenté la conscience et la voix du peuple auprès de ceux qui le gouvernent. Ton tour va venir très bientôt, et tu ne veux même pas te donner le mal de t’habiller convenablement pour la circonstance ? Dis-moi que je ne commets pas une terrible erreur en abdiquant en ta faveur, mon garçon !

— Je vais me changer dans une minute, père, répondit Douglas d’une voix ferme. Il reste encore du temps.

— Il n’y a jamais assez de temps ! Première leçon que doit apprendre un roi : plus vite tu règles les problèmes, plus on t’en soumet. C’est un travail difficile et qui ne finit jamais, mais c’est le signe de son importance, le signe que tu n’œuvres pas en vain.

— Rien ne vous oblige à me céder la place, père, dit Douglas avec circonspection. Vous avez encore de nombreuses années de règne devant vous.

— N’essaye pas de me passer de la pommade, mon garçon. J’ai cent cinquante ans et, certains jours, j’en sens le poids de chaque minute. Il me reste peut-être vingt ans à vivre, ou peut-être pas ; quoi qu’il en soit, j’escompte passer ce temps à profiter d’une retraite paisible. Je l’ai bien mérité. » Son expression s’adoucit un peu et il posa la main sur l’épaule de Douglas. « J’ai tenu le plus longtemps possible pour toi, mais il est grand temps, et plus que temps, que je passe la main, Douglas. »

Il se tut, le regard soudain lointain, et Douglas comprit qu’il pensait à son autre fils, James. Son fils aîné, préparé dès son plus jeune âge à monter sur le Trône, admiré, adoré de tous. Chacun s’entendait à dire qu’il ferait un grand roi, le meilleur, le plus éblouissant de sa lignée, et tout était prêt pour son couronnement lorsqu’il atteindrait ses vingt et un ans. Mais voilà : il avait péri dans un stupide accident de la circulation, et son cerveau si plein d’intelligence et de charisme avait éclaboussé le capot d’un véhicule sorti trop vite de nulle part, piloté par un conducteur ivre. Une fois dégrisé, en apprenant ce qu’il avait fait, l’homme avait fondu en larmes comme un gosse puis s’était suicidé, mais trop tard pour rien changer à la tragédie.

Le roi et la reine n’avaient pas d’autre enfant. La médecine, grâce au clonage et à la régénération des tissus, assurait à chacun une espérance de vie qui pouvait aller jusqu’à cent cinquante, voire deux cents ans ; en conséquence, la démographie grimpait dans l’Empire tout entier et les mondes civilisés se peuplaient à toute vitesse ; aussi, sans qu’on légifère sur la question, on encourageait les familles à n’avoir qu’un enfant, deux au maximum, et le roi et la reine avaient eux-mêmes donné l’exemple.

Tout se passait bien jusqu’au jour où l’on avait retrouvé l’unique prince de l’Empire gisant dans le caniveau et où la machine régénératrice n’avait pas pu arriver à temps sur les lieux.

Tout s’était arrêté lors des funérailles de James. Chacun pleurait la disparition du meilleur roi qu’aurait jamais connu l’Empire. On avait fait un saint de lui, ou de celui qu’il aurait pu devenir, et, aujourd’hui encore, on entretenait une flamme sur sa tombe. Mais l’Empire avait besoin d’un prince, et Douglas était donc né, très tardivement dans la vie de ses parents – le prince imparfait. Les avancées médicales permettaient aux gens de rester en pleine forme quasiment jusqu’à la fin de leurs jours, mais Douglas n’avait tout de même connu son père et sa mère qu’un temps exceptionnellement bref avant qu’apparaissent chez eux les signes inévitables de la détérioration. Il avait du mal à se les rappeler à une époque où ils n’avaient pas l’air vieux.

Et qu’il était difficile de se montrer à la hauteur de James !

Sa mère, la reine Niamh, avait disparu de façon très brutale ; sans raison apparente, la vie l’avait quittée et, en l’espace de quelques mois, Douglas l’avait vue se transformer d’une femme âgée mais toujours énergique en une vieille sillonnée de rides et à peine reconnaissable dans un lit d’hôpital. Elle avait succombé alors que les médecins s’évertuaient encore à comprendre ce qui la tuait. Mais son fils aurait pu le leur dire : les ans accumulés lui pesaient trop. Le moment de partir était venu pour elle, et son éducation lui interdisait d’abuser de l’hospitalité qu’on lui offrait. Le roi Guillaume avait conservé un certain air de jeunesse jusque-là, mais on aurait dit qu’en mourant son épouse avait emporté son énergie vitale et ne laissait qu’un vieil homme brisé pressé de mourir à son tour.

Il conservait néanmoins assez de vitalité pour en faire baver à son fils. Guillaume se prétendait prêt à se retirer pour consacrer le temps qui lui restait à fureter dans les archives historiques – emboîtant ainsi le pas à son héros, le légendaire Owen Traquemort –, mais, avant de quitter le Trône, il était bien décidé à faire de Douglas un roi selon son cœur.

« Je regrette de ne pas pouvoir devenir le souverain qu’aurait été James, dit Douglas non sans une certaine méchanceté. Je regrette de n’être pas pour vous le fils qu’il était.

— Je ne t’ai jamais rien reproché de tel.

— Pas la peine. »

Le roi se lança dans un nouveau sermon, mais Douglas ne l’écoutait plus. Il regardait son père en songeant qu’il aurait aimé être plus proche de lui, partager avec lui des centres d’intérêt, mais le spectre de James se dressait toujours entre eux et Douglas ne pouvait rivaliser avec lui ; il n’avait plus qu’à s’efforcer de se forger seul une personnalité à part entière, même si elle ne correspondait pas aux attentes ni à la volonté de son père.

Le roi Guillaume, malgré son âge, avait conservé sa minceur et son élégance, mais toute grâce l’avait quitté à la mort de Niamh. Il y avait autant de blanc que de gris dans ses cheveux coupés ras et de plus en plus clairsemés ; de profondes rides creusaient son visage hâve, et ses robes officielles pendaient en plis lâches sur sa carcasse émaciée. Il se déplaçait d’un pas lent et prudent, comme devenu fragile, ce qui correspondait peut-être à la réalité. Il gardait l’esprit aiguisé bien que ses discours tendissent à se perdre dans leurs propres méandres s’ils duraient trop longtemps – comme celui qu’il tenait à son fils en ce moment même. Douglas l’écoutait d’une oreille distraite tout en parcourant à nouveau la cour des yeux et en tâchant de s’enfoncer dans le crâne que, le lendemain, il en serait le maître.

Elle aurait dû revenir à James ; lui aurait su quoi en faire.

Autour du vaste espace de la grande salle se dressaient de hauts murs en bois de multiples essences, chaudes et luisantes, venues de cent mondes différents, et surmontés d’un plafond incurvé dont les poutres entrecroisées formaient un véritable chef-d’œuvre d’architecture. Même les mosaïques colorées du sol se composaient de milliers de petites plaques de bois cirées, polies et lustrées au point de sembler luire d’un éclat propre. Cette nouvelle cour, bâtie au cœur du Défilé des Innombrables, avait été conçue pour contraster avec celle, inhumaine et froide, de Lionnepierre, toute de métal et de marbre, abandonnée depuis longtemps au fond de son bunker dans les entrailles de la planète ; cette cour-ci se voulait plus humaine, pour des souverains plus humains, miroir de la chaleur et de la bonté du roi Robert et de la reine Constance, d’heureuse mémoire.

Douglas tourna les yeux vers leurs immenses portraits idéalisés en vitraux qui brillaient au fond de la salle ; il aurait voulu sentir quelque lien entre eux et lui, mais il y avait du mal : ils avaient disparu depuis longtemps, avant même la naissance de James. Son regard parcourut les personnages des autres vitraux, les icônes de l’Empire auxquelles le soleil oblique de cette fin d’après-midi prêtait une lumière éblouissante. On aurait dit des saints et des anges plus que des héros de l’ancien Empire. Tous étaient morts depuis belle lurette, mais chacun les connaissait : Owen Traquemort, Hazel d’Ark, Jack Hasard, Rubis Voyage. Douglas sentit sa gorge se nouer en prononçant tout bas ces noms d’un passé glorieux, et il avait l’impression de leur manquer de respect en ne s’agenouillant pas devant eux. Quelle envergure avait un souverain en comparaison d’eux et de leurs exploits ? Et pourtant c’étaient jadis des hommes et des femmes comme les autres, avant de se changer de héros en légendes, de se dépouiller de toutes leurs imperfections, de devenir des figures polies dont l’inhumanité même permettait de mieux les idolâtrer.

Douglas éprouvait des scrupules à entretenir de telles réflexions mais, à la différence de beaucoup, il occupait une position où il avait accès à une partie de la vérité. Au tout début de leur règne, le roi Robert et la reine Constance s’étaient laissé convaincre par le Parlement de détruire toutes les vidéos où l’on voyait les sauveurs de l’humanité en action ; il ne restait rien, pas le plus petit enregistrement des héros ni de leurs actes durant la rébellion ; nulle interview n’avait survécu, nulle photo holo. On avait vidé les archives, les musées, les stations d’information des plus infimes reportages et des moindres témoignages pour les effacer ou les brûler. Bâtir l’Âge d’Or exigeait beaucoup de travail, l’humanité avait besoin de légendes pour l’inspirer, d’hommes et de femmes parfaits à révérer, et la réalité n’aurait fait qu’entraver ce processus.

Et la plus grande légende de toutes avait grandi autour d’Owen Traquemort, seigneur de Virimonde, qui avait renoncé à la fortune, au pouvoir et au prestige pour combattre la maléfique Lionnepierre, l’homme au grand cœur qui n’avait pu détourner les yeux devant le spectacle de l’humanité en détresse, le plus grand guerrier de son temps qui, on ne savait comment, avait seul sauvé les hommes de l’extinction face aux Recréés, dans les profondes ténèbres de la Frange, et qui n’était jamais revenu recevoir les remerciements ni les offrandes d’un Empire reconnaissant. Nul ne savait ce qu’il était advenu d’Owen Traquemort ; il avait effectué sans mal la transition de figure historique à personnage légendaire et, bien qu’il ne se passât pas une année sans qu’on annonçât l’avoir vu en train de faire le bien discrètement, de guérir les malades ou d’opérer quelque petit miracle, la plupart des gens préféraient le croire endormi quelque part, à récupérer ses forces dans l’attente du jour où l’Empire éprouverait à nouveau le besoin impératif d’un héros et d’un sauveur. Il avait des statues et des autels partout dans l’Empire et, malgré les siècles, des gens continuaient à les fleurir chaque jour. À la cour, à côté des deux imposants trônes d’or du roi et de la reine, s’en dressait un troisième, simple, dépourvu d’ornementation et légèrement à l’écart, placé là au cas où Owen reviendrait.

Les vitraux de la cour représentaient aussi d’autres figures idéalisées : Stevie Blue, naturellement, la martyre et la sainte espsi, nimbée des vives flammes bleues qu’elle produisait à volonté, qui avait connu une existence brève mais éclatante. On ne voyait nulle part de portrait similaire de Diana Vertu : l’entreprise de mythification n’avait pas réussi à émousser les arêtes de Jenny Psycho. Malgré sa mort près d’un siècle plus tôt, les autorités redoutaient toujours un retour inopiné de sa part. Mais le personnage le plus important de tous, dont le motif revenait le plus souvent sur les vitraux de la cour, adulé, vénéré, était la seule vraie sainte de l’Empire : la bienheureuse sainte Béatrice, plus respectée, plus grande et plus aimée qu’aucun des héros qui l’entouraient.

Douglas voulait croire qu’Owen aurait approuvé ce choix.

Il soupira discrètement ; plongé dans ses réflexions, il ne prêtait quasiment plus attention à son père. Intelligent et suffisamment cynique, il n’ignorait pas les raisons et les impératifs politiques qui avaient conduit à la création de ces légendes, mais, n’empêche… Elles cachaient des hommes et des femmes de chair et de sang qui avaient renversé un empire. La gorge nouée, il s’imagina à cette époque, lors de la grande Rébellion, en train de se battre contre un mal parfaitement défini aux côtés de pareils compagnons. Tout paraissait beaucoup plus… petit aujourd’hui, et au fond de lui-même il mourait d’envie de savoir ce qu’il aurait ressenti à participer à une guerre au temps où des géants marchaient sur la terre.

Il était fier d’avoir été parangon, d’avoir combattu pour la justice et protégé les citoyens ; mais, malgré tout le bien qu’il avait fait, les vies qu’il avait sauvées, en dépit de tout ce qu’il avait accompli, on ne le représenterait jamais sur des vitraux après sa mort, on ne garderait jamais un trône prêt pour son retour éventuel. Il avait été parangon, il avait fait son boulot. Cela suffisait.

À vrai dire, en devenant roi, il avait l’impression de rétrograder. L’immense et magnifique cour ne servait qu’à l’apparat, aux cérémonies et aux manifestations grandioses mais creuses qui plaisaient toujours au peuple ; le Parlement détenait le vrai pouvoir, ce qui était normal, et le roi y avait sa place, mais seulement en tant que président, pour diriger les débats et apporter un point de vue impartial afin d’aider les députés à prendre leurs décisions. Les membres du Parlement représentaient les mondes de l’Empire, un siège par planète ; porte-parole de l’humanité, ils en exprimaient la volonté – enfin, la plupart. Après le règne de Lionnepierre, nul ne voulait plus qu’un seul homme ou qu’une seule femme détienne sous son emprise la totalité des citoyens.

Ce principe convenait parfaitement à Douglas. Mais… s’il devait monter sur le Trône, il désirait avoir un rôle à jouer.

Pour se changer les idées, il observa les centaines de personnes qui couraient en tous sens dans la cour, jusqu’au moment où son regard s’arrêta sur un petit personnage trapu, vêtu d’une robe blanche chatoyante et d’une mitre incrustée de pierres précieuses, et il ne put s’empêcher de sourire : quel bonheur de découvrir quelqu’un qui avait encore moins envie que lui de se trouver là ! Comme l’exigeait la tradition (et il n’y a rien de plus infrangible qu’une tradition toute neuve), le nouveau roi devait être couronné par le patriarche de la religion impériale officielle : l’Église du Christ transcendant. Mais, en l’occurrence, le patriarche actuel ne détenait sa fonction que depuis cinq minutes environ, à la suite du décès subit et inattendu de la précédente matriarche dans des circonstances apparemment si gênantes que l’Église rechignait encore à en donner les détails. Le tirage au sort parmi les cent vingt-deux cardinaux avait désigné un jeune homme de vingt-sept ans, totalement dépourvu d’expérience, venu d’une planète reculée, et qui devait sa position de cardinal au seul fait que personne d’autre chez lui n’en voulait. Nul ne doutait de sa sincérité ni de ses bonnes intentions, mais, aux yeux de Douglas, le nouveau patriarche n’aurait pas tremblé davantage si on lui avait collé un pistolet sur la mitre. Bientôt, l’Empire tout entier ou presque allait allumer l’holovision pour le voir couronner le nouveau roi, et l’on pouvait considérer comme illimitées les occasions qui s’ouvraient à lui de se planter et de passer pour un parfait crétin. Il allait et venait en vérifiant et en revérifiant ses notes et répétait à mi-voix ses répliques qu’il accompagnait de gestes emphatiques. Les domestiques le surveillaient du coin de l’œil et s’écartaient prudemment de son chemin.

Le sourire de Douglas s’élargit : il venait de s’imaginer en train de s’approcher subrepticement du patriarche par-derrière et de lui crier « Bouh ! ».

À cet instant, lui-même sursauta et poussa une exclamation en sentant une main ferme lui saisir l’oreille droite et la tordre. Il émit un juron sonore, de surprise autant que de douleur, puis se figea en constatant que tout le monde s’arrêtait pour le regarder. Le roi Guillaume l’avait lâché entre-temps, mais il sentait une rougeur cuisante lui envahir les joues. D’un geste sec, il fit signe aux domestiques de reprendre leurs tâches, et ils obéirent, mais il savait ce qu’ils se disaient. L’œil mauvais, il se tourna vers son père qui lui répondit par un sourire torve.

« Ça t’apprendra à m’écouter quand je te parle, mon garçon. Je suis peut-être vieux, décrépit et loin de mes vingt ans, mais je reste ton père et ton roi, et, quand je m’adresse à toi, j’exige ton attention et ton respect. C’est clair, Douglas ?

— Oui, oui ! Nom de Dieu, je dois être le seul parangon obligé de supporter un traitement pareil !

— Bien ; et maintenant, où en étais-je ? Fichue mémoire ! Ça m’énerve… Ah, voilà : t’étonnerais-tu si je te disais que je n’ai jamais voulu devenir roi moi non plus ? Pour mon père, il allait de soi que je suivrais ses traces, et tout le monde pensait comme lui ; et moi… je n’avais pas la combativité nécessaire pour refuser. Tes grands-parents avaient tous deux une personnalité… énergique ; pas moi. Je me suis soumis parce que c’était le plus simple. C’est d’ailleurs l’histoire de toute ma vie. Je sais depuis toujours que tu ne ressembleras jamais à James. Il travaillait d’arrache-pied pour apprendre son métier de roi parce qu’il voulait ce titre ; toi, je n’ai jamais réussi à découvrir ce qui te faisait envie. Alors, finalement, j’ai décidé de t’élever de façon à te donner autant de caractère et d’indépendance que possible – tout le contraire de moi ; ainsi, quand tu monterais sur le Trône, tu apporterais un nouveau souffle à la monarchie. Par bien des côtés, tu tiens beaucoup de ton grand-père.

» Tu seras roi, Douglas, parce que je le veux, parce que le Parlement le veut et, surtout, parce que le peuple le veut.

— Et ce que je veux, moi, ça ne compte pas ?

— Le meilleur candidat au pouvoir est celui qui n’en veut pas, répondit Guillaume ; c’est le bienheureux Owen Traquemort qui l’a dit – enfin, c’est ce qu’on prétend. Que feras-tu, Douglas, une fois couronné ? Y as-tu seulement réfléchi ?

— Évidemment ! » Il se tut brusquement. On ne haussait pas la voix ni le ton dans un lieu aussi public, mais la façon dont son père l’asticotait le mettait toujours sur les nerfs. Il fit un effort sur lui-même et respira profondément à plusieurs reprises avant de poursuivre : « Je ne songe à rien d’autre depuis des mois, et voici ce que j’ai à déclarer : si je dois devenir roi, je jouerai mon rôle à fond. Pas question que je reste les bras croisés à donner docilement mon aval à n’importe quelle décision du Parlement ; personne ne m’utilisera comme tampon officiel. On affirme que nous vivons un âge d’or, et, vue d’en haut, notre société peut avoir l’air bien propre et bien brillante ; mais, en tant que parangon, j’en ai observé un aspect plus sinistre. J’ai vu des gens souffrir tous les jours à cause de salauds qui restaient le plus souvent impunis parce que j’étais tout seul et que je ne pouvais pas me trouver partout à la fois. Eh bien, les torts que je n’ai pas pu redresser comme parangon, je pourrai peut-être les réparer comme roi. »

À la grande surprise de Douglas, Guillaume acquiesça d’un air radieux. « Bravo, Douglas ! Bien dit ! Un peu naïf, mais bien intentionné. Voilà précisément l’attitude pour laquelle j’ai tiré toutes les ficelles à ma disposition, demandé tous les renvois d’ascenseur possibles afin que tu deviennes parangon. James était un bon gosse, lui aussi plein de bonnes intentions, mais il ne levait jamais le nez de ses bouquins. Toi, je voulais que tu sortes, que tu côtoies les gens, que tu voies ce qu’on me cache. Je voulais que tu aies de l’Empire la vision, non d’un fils de roi, mais d’un de ceux qui font tourner ses rouages ; je constate avec plaisir que je n’ai pas œuvré en vain. Tu n’as pas envie d’abandonner ton métier de parangon, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Non, répondit Douglas. Pas du tout.

— Alors sois un parangon couronné. Le Trône ne confère pas de véritable pouvoir, mais il a quand même du poids. Ta fonction te permet de ne pas t’occuper des détails de la politique – juger, par exemple, si appuyer des mesures impopulaires risque ou non de te coûter ta réélection ; tu peux dire la vérité, la vérité que tu juges nécessaire, sans te soucier de savoir si c’est opportun ou non. Tu peux faire bouger le monde pour peu que cela te tienne à cœur. Mon problème… c’était que rien ne me touchait assez ; j’ai passé ma vie à vaguer au gré des courants, en suivant toujours la ligne de moindre résistance. Avoir vécu aussi longtemps et devoir faire un tel constat… Mais bon, c’est comme ça. Je m’en fiche. Peut-être parce que… parce que trop de gens voulaient que je ne m’occupe de rien…

— Père…

— Je m’intéressais à ta mère, à James, à toi et à rien d’autre. Ta mère et James ont disparu, il ne reste donc que toi – et tu incarnes tout ce que j’aurais voulu être sans jamais y parvenir : la passion, l’engagement, l’honneur. Je suis fier de toi, mon fils. »

Douglas hocha la tête, trop stupéfait pour répondre. Le roi Guillaume parcourut sa cour du regard.

« Monte sur le Trône, Douglas, et montre-toi intègre aussi souvent que possible. On ne t’aimera pas pour cela. On t’idolâtrera de loin, mais ça ne veut rien dire : les gens n’aiment que le symbole, le masque, pas la personne qui le porte ; et, en fin de compte, ils gardent en mémoire uniquement les promesses que tu n’as pas tenues, ce qu’ils attendaient de toi et que tu ne leur as pas donné ou les erreurs que tu as commises. Et, si tu réussis à bien faire, ma foi, c’est ton boulot, c’est pour ça qu’ils payent des impôts. Ah, encore une chose, Douglas : ne te fie jamais aux députés du Parlement ; de leur point de vue, tu ne leur sers qu’à les couvrir en cas de besoin ; tu es le personnage public qu’on sort pour lui faire porter le chapeau lorsque ça va mal. » Guillaume soupira, et il parut soudain plus petit, plus âgé. « J’ai fait de mon mieux… »

Comme il ne poursuivait pas et que le silence s’éternisait, Douglas répondit : « Bien sûr.

— Sais-tu ce qu’on éprouve, dit son père en se penchant pour le regarder dans les yeux, à s’apercevoir qu’on a fait son possible et que ça ne suffisait pas ? Qu’on n’a réussi qu’à maintenir le statu quo ? J’ai toujours eu horreur de ce métier de roi, depuis le jour où on m’a collé la couronne sur la tête et qu’on m’a lié au Trône avec les chaînes du devoir ; j’ai tenu toutes ces années uniquement parce que ta mère, elle, adorait sa position de reine – et parce que je voulais t’éviter cette charge aussi longtemps que possible, afin que tu puisses goûter un peu à la liberté, au contraire de moi. Tu t’avances dans un piège tendu de velours, Douglas, et je ne puis rien pour t’en arracher. »

Douglas ignorait totalement comment réagir. Jamais, depuis sa plus tendre enfance jusqu’à ce jour, son père ne s’était épanché ainsi devant lui ; ni l’un ni l’autre n’avait de goût pour les grands déballages sentimentaux. Mais aujourd’hui… les propos de Guillaume sonnaient fort comme ceux d’un vieil homme qui tient à dire ce qu’il doit dire tant qu’il en a encore le temps. Douglas aurait voulu en éprouver plus d’émotion ; il ne s’était jamais senti proche de ses parents ; ils l’avaient toujours tenu à distance, peut-être par peur de s’attacher à un autre enfant qu’ils risquaient de perdre. Ils étaient toujours là pour le public, jamais pour lui ; quelqu’un de moins équilibré aurait pu en concevoir de l’amertume. Et il apprenait maintenant qu’ils l’avaient éloigné d’eux volontairement, pour qu’il acquière sa propre personnalité, opposée à celle de ce père qui l’aimait, en fin de compte.

Douglas cherchait encore une réponse appropriée quand une voix familière l’appela. Il se retourna, soulagé, prêt à sauter sur la première diversion venue ; et il vit s’approcher à grands pas le parangon Louis Traquemort, détenteur d’un nom ancien et respecté. Douglas dégringola les marches qui menaient aux trônes et les deux amis échangèrent une poignée de main chaleureuse. Sous l’œil du roi Guillaume qui tâchait de ne pas trop s’impatienter, ils se racontèrent leur vie au cours des quelques semaines où ils ne s’étaient pas vus. Vieil ami ou non, le roi aurait envoyé n’importe qui d’autre sur les roses, et sans mâcher ses mots, mais, avec Louis, il se retenait : Guillaume avait de l’estime pour le Traquemort actuel.

De tous les parangons, Louis avait le visage le plus connu : large, taillé à la serpe, sans beauté ; plein de caractère, il portait déjà les traces de nombreux coups durs. Le Traquemort n’avait jamais pris la peine de recourir aux retouches esthétiques, fût-ce les plus simples, pour donner à ses traits un aspect moins… rugueux, sinon avenant. Pour autant que le sût Douglas, cette idée n’avait même jamais effleuré Louis. Son ami, petit et trapu, possédait une musculature développée par l’exercice, non par la grâce des boutiques corporelles, et un tel poitrail de taureau que, sous certains angles, il paraissait aussi large que haut. Il coupait ras ses cheveux noir de jais, à la militaire, par commodité surtout, afin d’en limiter l’entretien, se rasait quand il y pensait, et il avait des yeux bruns à l’expression étonnamment douce ainsi qu’un sourire rare mais éclatant.

Il n’avait même pas la trentaine mais il émanait déjà de lui une gravité qui lui donnait un air de vieux sage – de vieux sage dangereux. Même dans son armure de parangon, il paraissait débraillé ; pourtant, malgré une ou deux agrafes toujours mal fermées, il conservait en toute occasion l’aspect d’un professionnel accompli. Ses grandes mains osseuses ne s’écartaient jamais beaucoup de ses armes. On le devinait compétent. Partout, en toutes circonstances, Louis donnait le sentiment de savoir exactement ce qu’il faisait ; Douglas lui avait toujours envié ce trait de caractère. Il aurait été stupéfait d’apprendre que Louis partageait cette même jalousie à son endroit.

Leur amitié remontait à près de dix ans, depuis qu’ils avaient commencé à faire équipe ; aucun autre parangon n’avait à son actif l’arrestation d’autant de criminels qu’eux, à l’exception du légendaire Finn Durendal, le plus grand de tous. Le Traquemort et le Campbell, chevaliers errants et défenseurs du royaume. Louis aurait pu connaître la célébrité s’il l’avait voulu, si cela l’avait intéressé, mais il s’en fichait. « Une vedette dans la famille, ça suffit » ; voilà tout ce qu’il avait jamais dit sur le sujet.

Louis incarnait le parangon parfait, ce qui faisait de lui, par une ironie du sort, celui qui passait le plus inaperçu : il n’avait pas envie de jouer le jeu de la publicité alors qu’il y avait du vrai travail à abattre ; et, tandis que les parangons exploitaient leur renommée à outrance en prévision de leur retraite, Louis saluait les médias d’un simple hochement de tête quand ils se montraient, souriait poliment lorsqu’il y pensait et s’en allait en quête de nouveaux crimes sinistres à punir. Admiré mais point adoré, reconnu mais point célèbre, il personnifiait celui que tout parangon aurait voulu pour surveiller ses arrières quand le temps se gâtait. Qu’un homme aussi peu engageant fût devenu l’ami le plus proche de celui qui allait monter sur le Trône agaçait et charmait à la fois les autres parangons, à proportions égales.

Le Cercle intérieur des parangons représentait la justice du roi. Chaque monde de l’Empire envoyait à Logres son plus grand héros, son guerrier le plus accompli, et il entrait dans le Cercle légendaire, le mythe des parangons. Le roi ne pouvait être partout, mais sa justice le remplaçait ; quand la loi ne suffisait plus, que les gardiens de la paix échouaient, que des individus mal intentionnés menaçaient de triompher, on mandait un parangon. Le public redemandait de ces hommes et de ces femmes héroïques, le fin du fin des mondes civilisés, et chacun d’eux était prêt à se battre jusqu’à la mort plutôt que de trahir cet honneur et cette confiance.

Ils ne duraient pas longtemps, en général, et la plupart prenaient leur retraite jeunes, à tel point qu’on voyait rarement de parangon au-delà de trente ans. Ils faisaient un métier dangereux, où l’on mourait beaucoup et où le personnel se renouvelait souvent. Les héros même les plus brillants pouvaient se consumer rapidement à cause des risques perpétuels, du travail incessant et de la pression constante : sous le regard du public jour et nuit, les parangons ne pouvaient se permettre d’être moins que parfaits.

Durant leur carrière, ils apparaissaient splendides, magnifiques, et incarnaient les plus grands combattants de leur temps.

« Ils viennent tous ? fit Louis. Vraiment tous ? De Dieu ! Je crois que je n’en ai jamais vu plus d’une demi-douzaine à la fois, et c’était lors de l’affaire de l’Enfer quantique, au moment où on a failli perdre les six Soleils du Cœur.

— Nous les parangons, nous nous comportons comme les membres d’une même famille, répondit Douglas tranquillement : nous ne nous réunissons que pour les grandes occasions, mariages, enterrements et autres. En outre, mon couronnement sera retransmis en direct sur tous les mondes de l’Empire ; tu crois vraiment que nos nobles frères et sœurs laisseraient passer une pareille occasion de se montrer devant un public aussi monumental ? Songe aux profits à en tirer en matière de produits dérivés et de droits d’autorisation ! »

Louis poussa un grognement dédaigneux. « Tu sais ce que je pense de ces conneries. Un jour, je bossais avec Miracle Grant, et – je te jure que c’est vrai – il s’est interrompu en plein combat pour brancher son nouveau tee-shirt sur une caméra de reportage !

— Ah, oui, Grant… Comment vont ses nouvelles jambes ?

— La repousse se passe très bien, aux dernières nouvelles. Ça lui apprendra à tourner le dos à un Fils du Loup. » Louis parcourut les alentours du regard, les sourcils froncés. « Autant de parangons rassemblés, ça ne me plaît pas ; ça fera une cible idéale pour n’importe quel terroriste un peu décidé.

— On a une sécurité de première classe, répondit Douglas avec conviction. Fais-moi confiance : personne n’arriverait à faire entrer un mouchoir sale ici sans déclencher l’alarme. Dans six heures, il n’y aura pas plus sûr que la cour dans l’Empire tout entier. Et puis ça fera du bien à nos camarades parangons de se coudoyer un peu entre eux, histoire de s’apercevoir qu’ils ne sont pas uniques. Ça en aidera peut-être même quelques-uns à relativiser leur ego. »

Plusieurs remarques cinglantes vinrent à l’esprit de Louis, mais il les garda finalement pour lui ; il n’avait pas envie d’assombrir l’humeur de Douglas à la veille de son couronnement. Louis venait de passer près d’une heure à éprouver la sécurité de la cour et n’avait eu à enguirlander que cinq ou six personnes et à envoyer son poing dans la figure d’une autre qui aurait dû savoir qu’on ne hausse pas le ton devant Louis Traquemort quand on a tort de façon aussi flagrante. Il s’était aussi servi des systèmes de repérage du Conseil pour pointer la situation exacte de chaque parangon, rien que pour assurer sa propre tranquillité d’esprit. La plupart se trouvaient encore en transit, en provenance des mondes extérieurs et en route pour Logres ; même avec la propulsion stellaire améliorée des vaisseaux de classe H, les distances restaient énormes dans l’Empire.

Tous les parangons étaient en sécurité. Pour le moment.

En majorité, ils quittaient rarement les mondes qu’on leur avait assignés, mais tous connaissaient Logres, car la règle prévoyait qu’ils y effectuent un service en début de carrière : si l’on tenait le coup dans les bas-fonds de Logres, on pouvait survivre à tout, car Logres ne produisait que de la meilleure qualité, criminels compris. Nul parangon ne rechignait à ce passage obligé : c’était un honneur de défendre le monde-capitale de l’humanité ainsi qu’une excellente occasion de se faire remarquer par certains des grands réseaux médiatiques ; plus on jouissait d’une renommée éclatante, plus cher on pouvait demander pour avaliser des produits (un parangon ne défendait jamais sa planète natale ; on ne prononçait jamais l’expression « conflit d’intérêts », mais il y a des situations qu’il n’est pas besoin d’expliciter). Louis Traquemort représentait un cas un peu particulier : venu de Virimonde, il n’avait pas quitté Logres – qui avait déjà son parangon en la personne de Finn Durendal – parce que Douglas s’était pris d’amitié pour ce jeune homme sérieux au nom légendaire.

Depuis dix ans, donc, le monde-capitale de l’humanité bénéficiait de la présence de trois parangons, Douglas, Louis et Finn, et avait acquis la réputation de planète la plus sûre et la plus respectueuse des lois de tout l’Empire. Nul n’avait jamais interrogé tout haut les autorités sur ce qui se passerait quand Douglas se retirerait pour monter sur le Trône, mais beaucoup de gens y songeaient, et pas toujours avec bienveillance.

« Tu sais, avec tous ces parangons en bivouac dans le Défilé des Innombrables et tous ceux qui restent à venir, le taux de criminalité de la cité percute le zéro absolu, dit Douglas. La plupart des délinquants se planquent sans doute sous leur lit en attendant que les affaires reprennent.

— À mon avis, tout le monde suit les préparatifs de la cérémonie, répondit Louis ; à ce que j’ai appris, le site officiel a déjà planté trois fois pour cause d’excès d’inscriptions.

— Je les avais prévenus, mais tu crois qu’on m’écouterait ? » Douglas eut soudain un sourire malicieux. « Mais ça devrait changer dès demain matin. Comment se porte ton site, Louis ? Tu as toujours un fan qui s’occupe de le tenir à jour ? »

L’autre acquiesça de la tête avec raideur. « Il fait du bon boulot. Je n’ai pas les moyens de payer une grosse boîte de relations publiques pour le gérer, comme certains autres. Je préfère laisser un passionné s’en charger par plaisir ; et il a créé quelques graphismes superbes. Pour le budget, je me connecte anonymement de temps en temps afin de l’obliger à demeurer honnête.

— Avec le nom que tu portes, tu pourrais devenir le parangon le plus populaire de tous, davantage même que le Durendal.

— Tu sais ce que je pense du culte de la personnalité. Si nous commençons à trop nous intéresser à notre cote d’amour auprès du public, c’est notre efficacité au boulot qui finira par en pâtir.

— Tu dois songer à ta retraite et à la façon dont tu vas gagner ta vie alors, insista Douglas. Il y a une pension, mais elle ne vaut pas un clou, tout le monde le sait. Quelques autorisations bien considérées sur certains produits dérivés, accordées par le Traquemort lui-même, et tu n’aurais plus jamais à t’inquiéter de ton avenir financier.

— Je ne m’inquiète jamais de mes finances, répondit Louis. Je n’ai pas de femme ni d’enfants à entretenir et je n’ai jamais trouvé le temps d’acquérir des goûts dispendieux ; et puis, même si je l’avais, j’ai toujours plus important à faire. »

Avec un soupir, Douglas baissa les bras. Il y a des gens qui ne reconnaîtraient pas un conseil de bon sens même si on s’en servait pour leur taper sur la tête. « Dis-moi, fit-il d’un ton enjoué, quel présent m’as-tu apporté ? On fête à la fois Noël et mon couronnement, donc j’attends quelque chose de très spécial de ta part, Louis. C’est ça qu’il y a de bien dans le boulot de roi : on reçoit plein de cadeaux.

— Tu ne deviendras roi qu’une fois investi, répliqua Louis d’un air sombre. Attends la fin de la cérémonie en priant le Ciel qu’il ne se passe rien, et alors seulement tu pourras commencer à ouvrir tes paquets. De toute façon, tu ne recevras sans doute que des chaussettes et des mouchoirs ; ma famille ne m’envoie plus rien d’autre. Tu sais, quand j’étais gosse, j’aurais fait un scandale si on m’avait refilé des vêtements pour Noël ; aujourd’hui, je trouve ça utile et ça me fait plaisir.

— Si on m’offre des chaussettes, il y a intérêt à ce qu’elles soient incrustées de diamants », grogna Douglas, et ils rirent tout bas. Douglas reprit son sérieux et posa un regard grave sur Louis. « Je vais bientôt devenir roi, Louis, et j’ai l’affreux pressentiment que tout va changer entre nous. C’est peut-être la dernière fois que nous bavardons en égaux ; alors dis-moi, en tant qu’ami : pourquoi as-tu embrassé la carrière de parangon ? Tu te fiches de la célébrité, du plaisir du combat, et nous venons d’établir que l’argent n’entrait pas en ligne de compte. Alors pourquoi, Louis ? Pourquoi vouer ton existence à un travail où la plupart meurent avant la trentaine ?

— Pour protéger les gens, répondit l’autre avec simplicité. C’est l’héritage des Traquemort, un devoir familial : défendre les innocents contre ceux qui leur veulent du mal. »

Il ne prononça pas le nom de Virimonde, mais Douglas sut ce qu’il pensait : le monde natal du Traquemort avait été détruit sur l’ordre de l’impératrice Lionnepierre, saccagé, réduit en décombres fumants, ses habitants massacrés, ses villes ravagées, ses campagnes vertes et riantes piétinées, transformées en étendues boueuses puis calcinées. Le nouvel Empire se chargeait de la terraformation et du repeuplement de la planète, mais Virimonde offrait encore un aspect lugubre et désolé qui ne changerait pas avant plusieurs siècles.

Le dernier membre de l’ancienne lignée des Traquemort, David, y avait péri, abandonné par ses alliés. Il n’y avait pas de parangon pour le sauver alors.

Comme tous ses semblables, lors de son investiture, Louis avait prêté serment de protéger les innocents et de venger l’injustice, et, plus que tout autre, il avait motif à prendre ce vœu au sérieux.

« Et toi, Douglas, pourquoi es-tu devenu parangon ? demanda Louis. Je sais que tu t’es engagé par la volonté de ton père, mais, alors que tu aurais pu prendre ta retraite il y a longtemps avec les honneurs, tu restes. À quarante ans, tu fais partie des trois plus vieux encore d’active. Pourquoi t’accrocher ainsi ? Qu’est-ce qui te retient dans le Cercle ?

— Je voulais inspirer les gens par mon exemple. » Douglas s’exprimait d’une voix claire et d’un ton posé. « Je n’ai pas eu à me battre pour obtenir ma place comme toi et tous les autres, mais j’ai dû prouver ma valeur aux autres parangons et au public. Tout le monde croyait que j’échouerais, que je rentrerais chez moi en claudiquant et que j’irais me plaindre à mon papa de la brutalité du jeu. Je ne prétendrai pas que je n’ai pas eu la pétoche au début ; on aurait dit que tous les délinquants de la ville faisaient la queue pour flanquer la dérouillée de sa vie à l’héritier du Trône. Mais il s’est alors produit un truc curieux : en m’efforçant de prouver ce que je valais, je me suis découvert moi-même. Quand tu descends du roi, tu as droit au meilleur dans tous les domaines ; on ne te refuse rien, si bien que… rien n’a vraiment de valeur. On ne respecte que ce qu’on gagne par ses propres efforts. Et j’ai gagné ma place dans le Cercle.

— C’est pour ça que tu es resté ? Parce que tu devais continuer à te prouver ce que tu valais ? Voyons, Douglas, nul ne doute plus de toi depuis vingt ans.

— Louis, tu me crois donc si superficiel ? Non, je suis resté parce que j’avais enfin trouvé un domaine où j’excelle et parce qu’on avait besoin de moi. Mon travail avait un impact, je m’en rendais compte tous les jours chez les gens que je sauvais et les criminels que j’arrêtais ; et, comme j’avais réussi à m’améliorer, j’espérais en inspirer d’autres à m’imiter. Je voulais leur montrer que nous pouvons tous devenir des héros. Nous pouvons tous devenir des parangons.

— Si les gens avaient assez de cran pour se défendre seuls, ils n’auraient jamais eu besoin de nous », intervint une voix calme et grave. Douglas et Louis se retournèrent vivement : le troisième parangon de Logres s’approchait d’eux à grandes enjambées. Les domestiques s’égaillaient sur son passage comme des oies effrayées, mais Finn Durendal ne manifestait même pas par un battement de cils qu’il eût conscience de leur présence. Il s’arrêta, salua les deux hommes d’un hochement de tête puis eut un bref sourire. « Je suis devenu parangon pour casser du criminel et je remercie chaque jour le Seigneur qu’il n’en manque jamais. Qu’on me donne une épée, qu’on me désigne une racaille et je suis au paradis !

— Oui, mais, toi, tu as un grain, Finn », dit Louis non sans bienveillance.

Le Durendal, grand, finement musclé, se mouvait avec une grâce presque surhumaine. Il avait des traits d’une beauté classique, une chevelure blonde et bouclée qui, de son propre aveu, ne devait rien à la nature, et il passait beaucoup de temps à se préoccuper de son image. Élégant, sachant prendre la pose, il attirait tous les regards ; son charisme, bien que froid et calculé, n’en faisait pas moins d’effet. Les gens s’éprenaient de lui quand ils le rencontraient mais éprouvaient un malaise grandissant lorsqu’ils restaient trop longtemps à ses côtés. Il pouvait déployer un charme diabolique quand il le voulait mais en général, hormis lors d’une intervention rémunérée, il ne se donnait pas cette peine.

À cinquante-deux ans, Finn Durendal était le plus âgé de tous les parangons et celui qui avait servi le plus longtemps depuis l’origine du Cercle, et les citoyens de tout l’Empire se sentaient plus en sécurité de le savoir prêt à s’interposer entre eux et les criminels. Naturellement, ils ne l’avaient jamais vu de près. Il avait les lèvres minces, des yeux gris empreints de calme, et son holo décorait la chambre d’innombrables adolescents impressionnables ; il possédait le site le plus gros et le plus fréquenté de tous ses confrères, son propre fan- club et toute une liasse de contrats de licence calculés au petit poil qui lui assuraient une véritable fortune. Il pouvait prendre sa retraite quand il le désirait mais tout le monde savait qu’il n’en avait nulle envie : il ne vivait que pour l’action et l’aventure et on ne l’avait jamais vu reculer devant aucun danger, devant aucune situation, même désespérée. Il était le plus grand parangon de tous les temps.

(Si on le disait sur son site, ça devait être vrai.)

Il excellait en tout parce que rien d’autre ne le satisfaisait ; certes, disposer des meilleures armes, des meilleurs entraîneurs, des meilleurs muscles et des meilleurs réflexes qu’on pût s’offrir lui facilitait la tâche. Finn ne laissait absolument rien au hasard.

« Toujours parfaitement soigné, Finn, dit Douglas ; pour un peu, j’arriverais à me mirer dans ta cuirasse. Pourquoi ne peux-tu pas lui ressembler un peu, Louis ?

— Parce que je n’ai pas les moyens de me payer un majordome, répondit l’intéressé. J’ai déjà de la chance quand je pense à cirer mes chaussures le matin.

— Tu es jaloux de ma magnificence, voilà tout, mortel chétif ! déclara Finn.

— Je préfère la modestie, répliqua Louis.

— Ça, pour la modestie, tu ne crains personne.

— Allons, les filles… intervint Douglas.

— Hélas, dit Finn, nous n’avons pas le temps de badiner. Désolé de t’enlever ton associé, Douglas, mais je viens pour le travail ; on a besoin de nous, Louis : une urgence aux Arènes.

— Ah, génial ! s’exclama Douglas. Ils choisissent bien leur moment ! Que se passe-t-il ? Encore un tueur extraterrestre qui s’est échappé ? J’avais prévenu les responsables qu’ils s’attireraient des ennuis à importer ces monstres de Shandrakor.

— Les Arènes disposent de champs d’entrave et de gaz soporifiques, fit Louis ; la sécurité n’a qu’à s’en occuper.

— Tu n’y es pas, répondit Finn : il s’agit des Elfes.

— Et merde ! Il faut que j’y aille, Douglas.

— Évidemment. Pourquoi justement aujourd’hui, nom de Dieu ?

— À mon avis, on peut écarter la coïncidence, déclara Finn avec calme. Ils essayent sans doute de commettre une dernière atrocité avant que le gros des parangons n’arrive et qu’eux-mêmes ne soient obligés de se planquer avec les autres rats ; on peut y voir aussi un message à ton intention, Douglas, pour t’annoncer qu’un parangon devenu roi ne les impressionne pas et ne leur fait pas peur.

— Pour un peu, je vous accompagnerais, fit le prince. Je reste quand même officiellement parangon tant qu’on ne m’a pas posé la couronne sur la tête. Allez, je vous accompagne ! En avant ; on va donner aux Elfes une leçon qu’ils n’oublieront pas de sitôt !

— Tu n’iras nulle part ! » intervint une voix froide et impérieuse. Les trois parangons se retournèrent vivement puis s’inclinèrent devant le roi Guillaume qui descendait lentement les marches des trônes. Il salua de la tête Finn et Louis puis posa un regard noir sur Douglas, qui le lui rendit, les poings crispés. Guillaume ne détourna pas les yeux, et ce fut son fils qui finit par les baisser.

« Je sais, dit-il avec amertume. Les répétitions, la cérémonie, le protocole.

— Tu n’es plus parangon, fit le roi non sans douceur. Tourne la page ; laisse le Traquemort et le Durendal s’en occuper ; ils connaissent leur travail.

— Ne t’en fais pas, Douglas, déclara Finn ; il ne s’agit que d’une bande d’Elfes, après tout. »

Il adressa un signe de la tête à Louis et tous deux s’en allèrent d’un pas vif retrouver le risque et l’aventure, le dos droit et la tête haute. Ils partaient affronter certaines des créatures les plus dangereuses qui menaçaient l’humanité, affronter l’horreur, la souffrance et la mort, mais ils n’hésitaient pas. On aurait pu les croire en route pour une fête tant ils paraissaient insouciants. C’étaient des parangons.

Et Douglas aurait tout donné pour les suivre.

« Efface-moi cette expression de ta figure, mon garçon, dit le roi Guillaume. Tu as de plus hautes responsabilités à présent. Je comprends tes… regrets, crois-moi, mais, tu finiras par t’en apercevoir, tu pourras faire bien plus pour ton peuple depuis ton trône qu’en tant que parangon. Le pouvoir qu’on peut détenir sur les autres ne se limite pas à celui que donne le fil de l’épée.

— Oui, père. »

Le vieux souverain soupira. « Quand tu acquiesces à mes propos, j’ai toujours l’impression d’entendre “Va te faire voir”. Tu tiens ça de ta mère. À propos… il faut que je te parle, Douglas. J’avoue avoir repoussé ce moment dans l’espoir que se présenterait une occasion plus propice, mais, en toute bonne foi, je ne puis te cacher plus longtemps ce que j’ai à t’annoncer.

— Vous n’allez tout de même pas m’apprendre que vous m’avez adopté, si ?

— Non.

— Ou que je suis un clone ?

— Douglas, tais-toi. Il y a un… aspect de la cérémonie dont nous n’avons pas encore discuté, une déclaration qui sera faite concernant une décision que j’ai prise conjointement avec le Parlement – et sur laquelle tu n’as pas ton mot à dire. C’est injuste, voire arbitraire, mais ça fait partie du métier. J’espère seulement que, malgré mes inquiétudes, tu possèdes une maturité suffisante pour en comprendre la nécessité.

— Père, dit Douglas, à bout de nerfs, cessez de tourner autour du pot. De quoi parlez-vous donc, nom de Dieu ?

— Tu vas te marier. Ça a été arrangé.

— Quoi ?

— Un roi doit avoir une reine, déclara Guillaume en martelant ses mots, les yeux dans les yeux de son fils ; or, comme il s’agit des deux postes les plus importants de l’Empire, on ne peut les confier à n’importe qui selon les errances du cœur. Par conséquent, une commission parlementaire et moi-même avons arrangé un mariage entre toi et une… personne convenable. On l’annoncera au public aussitôt après ton couronnement – et tu acquiesceras avec ton plus beau sourire parce que tu n’as pas le choix. Pas plus que moi.

— Vous me l’avez caché, gronda Douglas, l’air menaçant. Vous me l’avez bien caché !

— Précisément en prévision de cette réaction : nous savions que tu ne manquerais pas de faire un esclandre si on t’en laissait l’occasion. Nous avons mené nos discussions dans le plus grand secret pour éviter que tu protestes – ou, pire, que tu exiges d’avoir voix au chapitre. Je n’ai pas oublié cette liaison extrêmement malheureuse que tu as entretenue avec une… danseuse exotique. Quelle épouvantable créature ! Je n’ai jamais compris ce qui t’attirait chez elle.

— Elle était capable de ramener ses chevilles derrière sa tête…

— Je ne veux rien savoir ! » Guillaume dut se taire un instant pour se reprendre. « Je me doutais que ça arriverait ; ton frère a réagi comme toi : il s’est mis dans une fureur noire quand nous lui avons appris qui serait sa reine. »

Douglas observa son père, les yeux plissés : James, la perfection incarnée, se mettre en colère ? Il aurait aimé en découvrir davantage, mais le roi poursuivait : « Comme nous ne voulions pas de scandale, nous avons décidé de te prévenir au tout dernier moment – et, apparemment, ce moment est venu. Je regrette l’absence de ta mère ; elle a toujours été beaucoup plus douée que moi pour aborder ce genre d’affaire. Et n’espère pas pouvoir t’enfuir : j’ai placé des gardes de sécurité à toutes les issues avec des champs d’entrave et des aiguillons à bestiaux, à tout hasard. Non, je plaisante.

— Excusez-moi, je n’ai pas envie de rire, répondit Douglas. Je n’arrive pas à croire que vous ayez tout comploté derrière mon dos. J’ai toujours pensé que, dans la vie, il n’y avait pas de décision plus importante que celle du mariage.

— Dans ton cas, c’est exact : beaucoup trop importante pour qu’on t’en laisse la responsabilité. Une union royale relève de l’État, non du cœur – mais ça peut changer : j’ai appris à aimer ta mère, et, avec le temps, tu apprendras certainement à aimer ta reine toi aussi.

— Me direz-vous au moins son nom ? demanda Douglas, tellement choqué qu’il n’éprouvait pratiquement plus rien. Ou comptez-vous me faire la surprise ?

— Bien sûr que non, mon cher enfant ! Ne prends donc pas cet air affolé : celui qui s’apprête à devenir roi mérite ce qu’il y a de mieux. Si j’avais seulement cinquante ans de moins, je lui courrais bien après dans tout le palais. La belle et la bête ! Elle est magnifique, intelligente et elle fera une reine superbe. Tu auras pour épouse Jésamine Florale ; tu as entendu parler d’elle ? »

Douglas sentit sa mâchoire s’affaisser, et il lui fallut un moment avant de retrouver son souffle pour répondre : « Si j’ai entendu parler d’elle ? De Jésamine Florale ? De la diva la plus célèbre et la plus talentueuse de tout l’Empire ? De la créature la plus splendide de tous les mondes civilisés ? Mais, nom de Dieu, Jésamine jouit d’une telle popularité qu’elle est déjà reine sauf par le titre ! Et cette déesse accepte de devenir ma femme ?

— Naturellement, dit Guillaume. Réfléchis : pour elle, il s’agit de l’étape logique à franchir pour sa carrière. Elle culmine déjà dans sa profession, elle a joué tous les plus grands rôles dans les salles les plus illustres, elle gagne plus d’argent qu’elle ne peut en dépenser et elle est à l’apogée de sa célébrité. On ne parle que d’elle dans tout l’Empire. Que pourrait-elle espérer de mieux ? Si elle continue ainsi, elle ne fera que se répéter ou, pire encore, galvauder son talent dans des rôles indignes d’elle. Quand on arrive au sommet, on ne peut plus que redescendre. Il n’y a qu’une façon pour elle de devenir encore plus fabuleuse : quitter l’art pour la politique. Rien de tel que l’adulation des masses pour donner le goût du pouvoir. Elle pourrait entrer au Parlement comme députée, naturellement, mais je pense qu’elle y verrait un recul. Mais devenir reine, gouverner le plus grand empire que l’humanité ait jamais connu… »

Douglas regarda son père d’un air ironique. « Lui annoncerez-vous la mauvaise nouvelle ou dois-je m’en charger après le mariage ? Pouvoir, mon œil ! Elle va hurler à en faire crouler la cour une fois qu’elle apprendra la vérité ! Et Dieu sait quel genre de hurlements une chanteuse d’opéra peut émettre quand elle se lâche !

— Vous devrez vous débrouiller tous les deux avec le Parlement pour déterminer quels seront vos rôles respectifs, répondit Guillaume. Pour ma part, j’ai l’intention d’avoir pris ma retraite et trouvé une planque bien abritée au moment de l’explosion. Et maintenant, va te pomponner un peu, mon garçon ; fais un effort. Jésamine Florale ne va pas tarder et il faut que tu lui fasses bonne impression. »

 

*

 

Très loin dans le ciel du Défilé des Innombrables, sur leurs traîneaux gravifiques personnalisés, Louis Traquemort et Finn Durendal survolaient sans bruit des tours scintillantes reliées par des passerelles délicates, d’énormes sphères et de gigantesques pyramides piquetées de lumières, de minarets et de monolithes, tous couverts d’une couche de neige immaculée. On avait programmé les satellites météo pour fournir à la cité un temps de Noël traditionnel à l’occasion de la grande cérémonie à venir. C’était très joli, toute cette neige blanche sous le soleil de la fin d’après-midi, mais voler à toute vitesse dans une atmosphère hivernale n’avait rien de drôle. La neige et la glace s’accompagnent de vents vivifiants, voire mordants, et l’air froid transperçait les parangons comme des lames de rasoir. Accroupis derrière le champ de force qui protégeait l’avant de leurs véhicules, emmitouflés dans leurs manteaux, ils rentraient la tête dans les épaules pour résister au froid qui leur rongeait les moelles. Ils auraient pu ralentir afin de souffler un peu, mais ils répondaient à une urgence ; il y avait des gens en péril. Et puis, même si aucun d’entre eux n’eût accepté de l’admettre, ni l’un ni l’autre ne voulait laisser paraître le premier une marque de faiblesse.

Les Arènes n’avaient pas bougé du centre de la cité, énorme Colisée de pierre au sable imprégné de sang. On les avait agrandies à plusieurs reprises au cours des deux siècles passés, ce qui n’empêchait pas une longue liste d’attente, même pour les places les moins bonnes, tandis que l’accès à d’autres, exceptionnelles, restait jalousement monopolisé par certaines familles qui se le transmettaient de génération en génération. Tout le monde regardait les retransmissions holo, naturellement, mais on savait bien que cela ne valait pas la réalité. Ne se battaient plus désormais que des volontaires, et les candidats gladiateurs devaient subir toute une batterie de tests psychologiques avant d’avoir le droit de fouler le sable mêlé de sang ; en outre, les soins médicaux avaient atteint un si haut point de perfectionnement que peu de combattants mouraient définitivement dans les Arènes. Toutefois, il fallait toujours du courage, de l’honneur et du talent, et l’envie de les mettre à l’épreuve pour le plaisir de la foule. Jamais les Arènes n’avaient connu une popularité aussi grande ; à l’occasion de Noël et du couronnement, ses administrateurs avaient prévu un programme spécial où figuraient tous les principaux champions, plusieurs combats par équipes et toute une cargaison de créatures non humaines et non intelligentes, féroces et dangereuses, importées des quatre coins de l’Empire. Une multitude inouïe encombrait jusqu’aux allées entre les gradins pour assister au plus grand spectacle de Logres.

Et puis les Elfes étaient arrivés.

À l’époque du bienheureux Owen Traquemort, les espsis avaient découvert qu’ils avaient été secrètement manipulés par les besoins et les désirs du Gestalt de leur propre esprit inconscient : la Mater Mundi. Diana Vertu l’avait révélé au grand jour ; alors tous les espsis de l’Empire s’étaient amalgamés en une énorme masse de conscience et, pour la première fois, avaient pris les rênes de leur destin. Ils avaient appelé cet esprit commun la surâme, composée de millions d’intelligences capables d’opérer des miracles et qui ne connaîtraient plus jamais la solitude.

Mais certains espsis, trop perturbés ou en mauvais état psychologique, n’avaient pu demeurer dans ce Gestalt ; leur folie mettait en danger la cohésion de l’ensemble, si bien qu’il avait fallu les expulser de la surâme ; d’autres s’étaient retirés de leur propre chef, par crainte de perdre leur individualité, de retomber sous le joug d’une Mater Mundi consciente ; et d’autres encore, qui dissimulaient des secrets, des hontes et des appétits qu’ils refusaient de partager avec quiconque, s’étaient détournés pour se cacher dans les ombres.

Ils formaient aujourd’hui les nouveaux Elfes, l’Ensemble de libération finale des espsis, qui œuvraient à se délivrer de la tyrannie de la surâme. Ils restaient entre eux, regardaient tous les autres comme des ennemis et se déclaraient supérieurs aux humains dénués de leurs dons, ce qui les destinait d’abord à les gouverner, ensuite à les remplacer. Ils disaient la surâme atteinte de démence et vouée à une destruction nécessaire. Comme ils voyaient l’ennemi partout, leurs interventions, même les plus sanglantes, n’étaient rien d’autre que des gestes d’autodéfense. Nul ne savait au juste combien de membres les Elfes comptaient ; ils jaillissaient de l’ombre, frappaient sans prévenir avant qu’on pût les frapper, et punissaient en exultant ceux qui cherchaient à les détourner de leur destin légitime.

Tout cela, le grand public le savait. Mais il courait des bruits… des bruits sinistres, horribles.

On disait qu’à la tête des Elfes se trouvaient les derniers des super-espsis, monstres mentaux, phénomènes créés secrètement sur l’ordre de la Mater Mundi, esprits dérangés, créatures terrifiantes qu’une évolution artificielle avait poussées au-delà – ou en deçà – de l’humanité, si mystérieuses qu’on n’en connaissait que les noms ou les désignations, titres aux consonances inquiétantes remontés d’un effroyable passé : « le Fracasseur », « l’Enfer bleu », « le Cri muet », « le Train gris », « les Harpes arachnéennes ».

On ne savait rien de certain ; ou, dans le cas contraire, on avait trop peur pour parler.

Louis plaça son traîneau à côté de celui de Finn quand ils approchèrent du haut mur extérieur des Arènes et que l’enceinte de pierre grise se mit à grandir devant eux. Il dut hausser la voix pour couvrir le bruit du vent. « On t’a dit si la situation était grave ?

— Très, répondit Finn sans détours. Peut-être plus d’une dizaine d’Elfes ; plus qu’on n’en a vu ensemble depuis trente ans.

— Assez pour menacer toute l’assistance des Arènes ?

— Largement. Leur puissance s’accroît avec le nombre, tu le sais. Les premiers rapports parlaient de centaines de morts, et on en est maintenant peut-être à des milliers.

— Pourquoi la surâme n’a-t-elle pas envoyé de secours, dans ce cas ? s’exclama Louis avec colère. Les Psychogarces, par exemple ; elles font du bon boulot face aux Elfes.

— Elles ? Elles sèment le foutoir pour des résultats minables. » Finn s’exprimait avec le plus grand calme ; on l’aurait cru en train de discuter du meilleur restaurant à choisir pour aller dîner. « Je ne veux pas de ces frimeuses dans mes pattes ; elles sont aussi tarées que leur génitrice, et dangereuses avec ça.

— Il nous faut du soutien ce coup-ci, Finn…

— Il n’y a rien à espérer des espsis, Louis, j’ai déjà vérifié. L’attaque des Elfes sur Nouvel-Espoir les déborde déjà complètement, et leur plus grande concentration sur Logres subit en ce moment même l’assaut-suicide d’un esprit qui émet des images subliminales de cannibalisme sur toute la cité. La surâme a toutes les peines du monde à maîtriser ses propres membres et à les empêcher de s’entredévorer – ou de s’autodévorer. Ils nous ont annoncé qu’ils enverraient de l’aide quand ils en auraient le temps ; inutile de les attendre avant un bon moment.

— Et les autres parangons venus pour la cérémonie ?

— Trop loin. Le temps qu’ils rappliquent, tout sera terminé d’une façon ou d’une autre. Quant aux gardiens de la paix du coin, ils ont reçu l’ordre de ne pas bouger et de se planquer derrière leurs psi-bloquants, histoire de ne pas fournir aux Elfes d’autres esprits à bricoler. Non, Louis, il n’y a que nous deux. Allume ton psi-bloquant, nous arrivons. »

Le Traquemort porta aussitôt la main au boîtier plat accroché à sa ceinture. Il contenait des tissus cérébraux d’espsi clonés, alimentés par un courant électrique ; ils n’avaient rien de vivant, ils n’abritaient nulle conscience, mais, une fois activés, ils émettaient un signal télépathique qui bloquait tous les pouvoirs psi des environs – du moins pendant quelque temps. Finn adressa un coup d’œil à Louis, eut un bref sourire de connivence, puis il franchit le sommet de l’enceinte et plongea dans les Arènes, le Traquemort à ses côtés.

Ils entendirent les cris de terreur bien avant d’en voir la cause. Les deux hommes piquèrent à toute allure à travers l’enfer sonore jusqu’au cœur de l’horreur. Des centaines de milliers de gens commettaient les pires atrocités, violaient, torturaient, assassinaient leurs voisins tout en hurlant et en pleurant d’épouvante devant leurs propres actes, animés par des intentions qui n’étaient pas les leurs. Les Elfes avaient pris possession de la foule et chaque homme, chaque femme, chaque enfant se trouvait sous la domination d’une force extérieure à laquelle nul humain n’aurait pu résister. Des pensées, des appétits, des désirs effroyables tonnaient dans leur tête, auxquels ils obéissaient malgré eux. Les rêves les plus ignobles, les impulsions les plus noires se déchaînaient sur les gradins ruisselants de sang tandis que les Elfes riaient, jubilaient, savouraient par procuration des plaisirs interdits et se gavaient des énergies psychiques ainsi relâchées.

Depuis la nuit des temps, l’humanité avait donné des noms à ces créatures qui se nourrissaient d’elle : démons, vampires, mangeurs d’âme. Mais aucun n’était aussi détesté, en cet Âge d’Or, que celui des Elfes.

Pour comble d’horreur, les possédés se rendaient compte de ce qu’on les obligeait à faire. Réduits à l’impuissance dans leur propre cerveau, ils ne pouvaient que s’exclamer de répugnance devant les crimes qu’ils commettaient, et ceux qui survivraient ne pourraient jamais oublier ces atrocités. La torture mentale représentait un plaisir comme un autre, une source d’énergie comme une autre pour les Elfes.

Les deux parangons arrivèrent sur leurs traîneaux, plus vite que l’œil ne pouvait les suivre, en hurlant leurs cris de guerre ; celui de Finn était son patronyme : « Durendal ! » Louis avait hérité le sien du bienheureux Owen : « Shanrakor ! Shandrakor ! » Ces noms orgueilleux tranchèrent sur les clameurs de la foule ; les Elfes levèrent les yeux, virent l’ennemi, et un concert mental de haine jaillit pour monter à sa rencontre.

À l’instant où ils se révélèrent, les esprits des assaillants apparurent, éclatants, sur les instruments de bord de Louis et marquèrent leurs positions dans la multitude. L’accablement saisit le Traquemort : il y avait vingt Elfes présents. Même protégé de leurs assauts par son psi-bloquant, il se savait mal engagé. S’ils se voyaient en train de perdre la partie, ils obligeraient leurs victimes à se suicider, et des centaines de milliers d’innocents mourraient en quelques instants. Vingt Elfes œuvrant ensemble pouvaient accomplir cela, cet ultime geste de dépit et de rage vengeresse.

Louis portait un pistolet à énergie à la hanche, une épée à l’autre et un champ de force sur le bras ; rien d’autre. D’habitude, cela suffisait. Il ne fallait plus aujourd’hui que trente secondes aux disrupteurs pour se recharger entre deux tirs ; naturellement, l’épée restait l’arme préférée, la plus honorable, mais, en l’occurrence, ni l’un ni l’autre ne servaient à grand-chose. Le traîneau gravifique embarquait de nombreuses protections intégrées, mais nul armement offensif.

Vingt Elfes… Réfléchis, bon sang, réfléchis !

Louis passa au ras de la foule mouvante, assez près pour dénombrer les cadavres, voir le sang, les chairs déchirées et les visages des possédés obnubilés par des plaisirs qui n’étaient pas les leurs. Qu’est-ce que faisaient vingt de ces salauds ensemble à découvert, à la vue de tous ? En général, ils ne se rassemblaient jamais à plus de quatre ou cinq, et ils préféraient ourdir leurs sales coups en cachette, à l’abri, non loin de leurs victimes sans toutefois prendre de risques pour eux-mêmes… Mais plus grande était la proximité, plus les Elfes pouvaient contrôler d’esprits et plus ils pouvaient en tirer de plaisir et d’énergie.

Et puis peut-être avaient-ils envie de se rincer l’œil…

Vingt Elfes, des centaines de milliers de victimes… Louis comprenait peu à peu qu’il ne s’agissait pas seulement d’une orgie, d’une curée : c’était une affirmation, une mise en garde, une menace, une insulte adressées au prochain roi. Laissez-nous tranquilles. Vous n’avez pas d’autorité sur nous ; personne ne nous commande, pas même nos semblables. Laissez-nous tranquilles ou attendez-vous à des représailles terribles, effroyables. Nous obligerons vos concitoyens à s’entretuer, à s’entremassacrer, et nous nous en délecterons. L’unique loi sera : faites notre volonté.

Nous sommes les Elfes ; vous n’êtes que des humains. Nous ferons ce que nous voulons et vous ne pourrez pas nous en empêcher.

On parie ? songea froidement Louis.

Tandis qu’il s’efforçait de déterminer une stratégie, l’ennemi se dévoila. Dans leur orgueil, leur haine et leur mépris de l’humanité, les Elfes s’élevèrent de la foule possédée pour faire la nique à l’adversaire. Vingt hommes et femmes d’apparence ordinaire s’envolèrent au-dessus de la masse convulsée puis lancèrent des lazzis provocants au parangon. Leurs yeux brillaient comme des soleils d’un éclat d’or et une auréole sacrilège, qu’ils généraient eux-mêmes, nimbait leur visage à l’expression malveillante. Leur pouvoir qui battait l’air comme des ailes gigantesques se déchaîna soudain contre les psi-bloquants du Traquemort dans l’espoir d’anéantir ses défenses par un assaut de puissance brute.

Malgré lui, Louis poussa un cri en sentant une présence immonde effleurer son esprit, comme si un monstre tambourinait à la porte de son âme. L’envie le saisit de prendre ses jambes à son cou et d’aller se terrer loin de là, mais, parangon et Traquemort, il ne se laissait pas dominer par ses peurs. Il emballa le moteur de son traîneau, visa l’Elfe le plus proche et fonça sur lui comme une flèche, le regard froid, calme et meurtrier. L’espsi rebelle resta un moment figé en l’air, incapable de croire qu’un simple mortel eût le front de le défier, puis il retomba aussitôt dans la masse mouvante de la foule où il se cacha derrière ses boucliers humains. Louis le perdit de vue et poursuivit sa course en jurant tout bas.

Il aurait pu abandonner son appareil, sauter à son tour dans la foule et pourchasser l’Elfe : il connaissait son visage et sa position approximative. Mais, s’il n’arrivait pas à le retrouver assez vite, les esclaves humains, sur les ordres de leurs maîtres, se jetteraient sur lui et le mettraient en pièces. Sans doute pleureraient-ils tout en le déchiquetant, mais cela ne changerait rien à sa situation.

Il fit décrire un demi-tour serré à son appareil et aperçut alors Finn, quasiment inconscient, affaissé sur les commandes de son traîneau à la dérive. Ses psi-bloquants n’avaient pas dû réussir à dévier l’impact de l’attaque. Louis enfonça l’accélérateur, mais, près de lui, un Elfe fila comme le vent pour se poser sur l’engin de Finn, avec un sourire jubilatoire à la perspective de posséder puis de vider de son énergie un parangon aussi célèbre. Alors le Durendal se retourna vers lui, un sourire semblable aux lèvres, et l’Elfe comprit qu’il s’était fait avoir. Finn leva son disrupteur vers lui. De si près, les psi-bloquants du traîneau annihilaient les défenses psioniques de l’Elfe, et Finn eut un petit rire devant son expression. À bout portant, la décharge du disrupteur arracha net la tête de l’Elfe.

Louis poussa une exclamation de triomphe et d’admiration, mais elle se perdit dans la clameur de surprise et de colère des autres Elfes qui regagnèrent vivement l’abri de la foule. Sans prêter attention aux cris des uns et des autres, Finn poussa du pied dans le vide le corps décapité puis se mit en quête d’une autre proie.

Au sol, une centaine de spectateurs possédés criaient des slogans à la gloire des Elfes devant l’objectif des caméras de sécurité des Arènes qui flottaient au-dessus d’eux. Les espsis rebelles n’ignoraient pas qu’à présent les grandes sociétés d’information avaient dû négocier avec le service d’ordre des Arènes, planqué dans ses bureaux, pour avoir accès aux retransmissions des caméras et pouvoir diffuser au public les atrocités en direct. Des journalistes devaient déjà superposer aux images des commentaires épouvantés sur l’horrible tragédie qui se déroulait, mais leurs patrons savaient ce qui faisait monter les taux d’audience : l’hémoglobine et la souffrance humaines en gros plan. Les Elfes le savaient aussi et ils en profitaient.

Des hommes et des femmes, contraints de s’arracher les yeux et de se trancher le nez, les mains dégouttantes du sang d’innocents, psalmodiaient les exigences des Elfes sous le regard fixe des objectifs, appelaient à la soumission à l’autorité des Elfes et à la destruction du Gestalt espsi. Ils se moquaient des parangons venus les sauver, raillaient les morts et les mourants qui les entouraient et ironisaient sur les spectateurs incapables d’éviter le sort qui les attendait. Rien ne peut nous arrêter, disaient les Elfes par la voix de leurs esclaves. Et, quand nous en aurons fini ici, nous nous en prendrons à vous. Vous deviendrez nos jouets et nous nous amuserons avec vous jusqu’à ce que nous vous brisions.

Et, sur les gradins, dans les tribunes et les loges privées, les possédés se violaient, se torturaient, se mutilaient mutuellement, mêlant hurlements et sanglots comme les damnés qu’ils étaient.

Louis, en proie à la rage et à l’horreur, avait l’impression d’un poids sur la poitrine qui l’empêchait de respirer. Des larmes brûlantes lui piquaient les yeux mais il refusait de céder à l’accablement ; il aurait le temps de pleurer plus tard. Le regard noir, il parcourut des yeux les Arènes, le sable, soudain certain qu’il manquait un détail. Où étaient les gladiateurs ? Il devait y en avoir des dizaines sur la piste, occupés à distraire la foule, lors de l’irruption des Elfes. Ils avaient dû aller se mettre à couvert en comprenant ce qui se passait, protégés par leurs psi-bloquants individuels (on les abritait de toute influence extérieure – autrement, comme assurer la validité des paris ?). Ils se planquaient sans doute tous dans les cellules des sous-sols des Arènes. Ils auraient dû se battre, se dit Louis avec colère, mais il imaginait d’ici la réponse de Finn : Ce n’est pas leur boulot, et, de toute façon, ils n’auraient sans doute fait que nous gêner.

Louis écarta ces réflexions pour suivre une idée qui venait de germer dans son esprit et qu’il sentait importante : les gladiateurs avaient dû évacuer la piste par l’entrée principale. Il s’y rua en se fermant du mieux qu’il put aux hurlements de souffrance qui montaient autour de lui. Au-dessus des portes se trouvait un centre de contrôle où des ordinateurs géraient les systèmes automatisés – comme les caméras de sécurité… Là, au moins, il pouvait intervenir. Il visa soigneusement et détruisit d’un coup de disrupteur le bloc, qui disparut dans une explosion satisfaisante. Privées d’alimentation, toutes les caméras tombèrent du ciel comme une nuée d’oiseaux foudroyés.

Sur le sable, les esclaves relayèrent l’exclamation de dépit et de rage des Elfes : leur propagande ne passait plus sur les réseaux. Sans doute, au même instant, les patrons des stations d’information protestaient-ils de se voir interdire l’accès à du matériel de premier choix, et il fallait sûrement s’attendre à une avalanche de plaintes par la suite, mais Louis remit à plus tard de s’en inquiéter.

Il chercha Finn des yeux et il se sentit une boule dans l’estomac. Le Durendal avait toujours pour priorité d’éliminer les fauteurs de troubles, de préférence par la manière la plus directe. Louis avait compris ce que préparait son collègue ; il cria pour l’en empêcher mais il était trop tard. De toute façon, l’autre ne l’aurait pas écouté, comme d’habitude.

Finn lança son traîneau dans la foule comme un bulldozer. Protégé par le champ de force à l’avant de son appareil, il percuta les malheureux qui hurlaient et les projeta de part et d’autre de sa route où ils retombèrent, ensanglantés et brisés, tandis qu’il fonçait vers l’Elfe qu’il avait repéré. Sa cible tenta de s’envoler, mais trop tard. Finn releva légèrement le nez de son engin et la heurta de plein fouet. Le psi-bloquant du traîneau inhiba les pouvoirs de l’Elfe qui se retrouva instantanément répandu en bouillie sur le champ de force de l’appareil. L’opération n’avait coûté qu’une cinquantaine de morts et de blessés qu’un hasard malencontreux avait placés sur le chemin de Finn. Sans se retourner, le parangon se remit à survoler la foule à la recherche d’une nouvelle victime.

Par la suite, il exprimerait les condoléances de circonstance aux familles des tués et des mutilés, mais, en réalité, il n’éprouvait aucun regret. Ses collègues le connaissaient ; il n’avait qu’un but : éliminer les criminels, et, si des innocents succombaient dans les échanges de tirs, ma foi, c’était bien regrettable mais parfois nécessaire. Et le public acceptait ces dérapages parce qu’avec Finn les criminels tombaient comme des mouches.

Louis, pour sa part, ne les avait jamais acceptés.

Il se ferma au vacarme effrayant de la foule, à la vision des pauvres diables fauchés par Finn lancé à la poursuite de sa proie, et se concentra sur le problème central. Il y avait une réponse, il en avait le pressentiment… Une phrase que quelqu’un avait prononcée peu de temps auparavant… Mais, à son grand agacement, il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. D’accord, d’accord, réfléchis calmement. La foule est coincée dans les Arènes ; impossible de la faire sortir parce que les systèmes de sécurité ont dû bloquer automatiquement toutes les issues. Donc la solution doit venir de l’intérieur des Arènes… La sécurité ! On se servait de champs d’entrave et de gaz soporifiques pour maîtriser les monstres d’importation ! Quel âne ! Il en parlait encore quelques minutes plus tôt avec Finn et Douglas à la cour !

Question évidente : pourquoi les forces de sécurité des Arènes n’avaient-elles pas activé ces protections ? Réponse évidente : il fallait le découvrir.

Louis se dirigea vers les portes closes par lesquelles on accédait à toute la machinerie des Arènes, dissimulée en sous-sol. Une épaisse fumée montait toujours du centre de contrôle qu’il venait de détruire, mais les portes qu’il dominait paraissaient d’un matériau plus solide, à savoir acier massif et renforts électroniques. Louis emballa son moteur, se sangla dans son harnais protecteur et mit toute sa foi dans son champ de force de proue. Son traîneau accéléra au ras de la piste, l’air se mit à hurler et les portes d’acier à se rapprocher à toute allure. Les possédés tentaient de le rattraper mais ils ne couraient pas assez vite. Son objectif grandissait vertigineusement devant lui, inébranlable en apparence. Louis se raidit tant qu’il put et, à la dernière seconde, dérouta toute la puissance auxiliaire de l’appareil vers le champ de force.

Il heurta les portes de face et passa ; le battant gauche s’ouvrit brutalement, tordu, à demi arraché du chambranle, dans une gerbe de serrures et de boulons qui fendirent l’air comme des éclats d’obus. Sous le choc, le traîneau sonna comme une cloche et secoua Louis dans son harnais comme une poupée de chiffon ; mais le champ de force tint le coup, et l’appareil poursuivit sa course. Le parangon s’accrocha tant bien que mal aux commandes et pilota dans les étroits couloirs qui passaient comme des flèches, en se repérant sur le plan téléchargé par le lien com du traîneau. Par bonheur, il n’y avait personne sur sa route.

Le centre de sécurité se situait non loin de l’entrée, mais il était aussi verrouillé qu’un coffre-fort. Louis s’arrêta devant l’unique entrée, dégrafa son harnais d’une main légèrement tremblante et mit pied à terre. Les jambes un peu molles, il alla tambouriner à la porte.

« Je suis le parangon Louis Traquemort ! Ouvrez !

— Barrez-vous ! répondit une voix d’un ton si affolé que Louis n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Tout est bouclé ! Sécurité maximum ! On ne laisse entrer personne tant qu’il y a du danger !

— Je suis parangon ! Je peux arrêter ce massacre. Ouvrez, au nom du roi !

— Non ! C’est peut-être un piège ! Personne n’entrera ici ! J’ai une arme ! Allez-vous-en ! On a des psi-bloquants ! Pas la peine d’essayer vos trucs de télépathe !

— Laissez-moi entrer, bon Dieu ! Il y a des gens qui meurent dehors !

— Allez-vous-en ! Laissez-moi tranquille ! »

Toutes sortes de réponses vinrent à l’esprit du Traquemort, cinglantes mais inutiles. À l’évidence, son interlocuteur n’était plus sensible à la raison. La porte paraissait extrêmement résistante, mais, par bonheur, les parangons avaient accès à certains dispositifs dont le grand public ignorait tout, destinés à leur faciliter la tâche, comme par exemple un passe capable d’ouvrir n’importe quelle serrure hormis celles de niveau diplomatique. Louis fit une petite grimace en songeant à toute la paperasse qu’il aurait à remplir par la suite, puis il tira le crochet de sa botte et l’enfonça dans la serrure. La porte s’ouvrit et il entra en trombe.

Il n’y avait qu’un homme à l’intérieur, roulé en boule, tremblant, sous les écrans de surveillance qui n’affichaient rien ; le regard affolé, il tentait de pointer son arme sur Louis. D’une gifle, le Traquemort la lui fit sauter de la main, puis il le saisit au col et l’extirpa de son abri ; l’autre se mit à geindre et à lui donner des coups de pied sans énergie.

« Arrêtez ! dit Louis. Voyez mon uniforme : je suis parangon. Pourquoi n’avez-vous pas activé les champs d’entrave et les gaz soporifiques ? Et où se trouve le reste du personnel de sécurité ? »

La loque humaine renifla et détourna les yeux, incapable de soutenir le regard du Traquemort. Louis comprit ; avec une moue de dégoût, il secoua rudement l’homme.

« Vous avez laissé vos collègues dehors, c’est ça ? Vous avez pris vos jambes à votre cou et vous vous êtes barricadé ici en les laissant se défendre seuls ! »

Sa voix empreinte de mépris fit l’effet d’un soufflet à l’homme qui se calma un peu. Il se redressa, passa machinalement les mains sur sa veste pour la défroisser et jeta un regard noir à Louis. « Ne prenez pas ce ton avec moi ; je suis le chef de la sécurité. Il fallait veiller sur les ordinateurs en priorité ; c’est du matériel important et très coûteux. Si les autres n’ont pas réagi assez vite, je n’y peux rien. J’ai fait mon boulot… »

Le Traquemort l’interrompit : « Les champs d’entrave et les gaz soporifiques ! Déclenchez-les et nous pourrons arrêter les Elfes.

— Dites donc, vous entrez d’abord par effraction, et maintenant vous me donnez des ordres ? C’est moi qui commande ici, et je ne bougerai pas le petit doigt sans instructions légitimes. On risquerait de les énerver…

— Et merde ! s’exclama Louis. Je n’ai pas de temps à perdre. »

Il fit pivoter l’homme sur place, lui ramena un bras dans le dos et le contraignit à se pencher sur les panneaux de commande.

« Activez les champs d’entrave ! Tous ! Je veux qu’ils couvrent toutes les Arènes, y compris les gradins ! »

Il tordit le bras de l’homme qui poussa un cri de douleur et, de sa main libre, se mit à pianoter frénétiquement sur les touches.

« Maintenant, les gaz soporifiques. Envoyez-les par les conduits de climatisation, à pleine puissance. Il faut qu’ils noient les tribunes avant que les Elfes comprennent ce qui se passe. »

L’autre enfonça de nouveaux boutons, à présent convulsé de sanglots. Louis n’appréciait pas de devoir le brutaliser, mais nécessité fait loi ; il l’obligea à se brancher sur un système de surveillance auxiliaire, et l’on put voir, sur les quelques écrans qui se rallumèrent, la situation dans les Arènes. Les champs d’entrave couvraient la piste et les gradins ; des vagues d’énergie étincelante allaient et venaient parmi les hommes et les femmes dont les mouvements, malgré leurs efforts, ralentissaient jusqu’à l’immobilisation. Bientôt, tous se retrouvèrent pétrifiés, piégés comme des insectes dans des blocs d’ambre, et leurs yeux commencèrent à se fermer à mesure que le gaz soporifique, invisible et sans odeur, se déversait des bouches d’aération. Le silence tomba peu à peu dans les Arènes tandis que la foule sombrait dans un sommeil profond, paisible et miséricordieux.

Quelques Elfes s’échappèrent par téléportation, mais les autres étaient pris dans les champs d’entrave au même titre que leurs victimes, et leurs pouvoirs ne les protégeaient pas du gaz qu’ils respiraient sans le savoir. Louis aperçut Finn qui survolait lentement la multitude endormie ; il se servait des instruments de son traîneau pour détecter les Elfes puis les tirait un par un de la masse des spectateurs pour les déposer en tas au milieu de la piste. Le Traquemort sentit poindre en lui une sinistre prémonition ; il demanda une assistance médicale par le système de communication du poste puis laissa le responsable de la sécurité renifler dans un coin pour regagner son traîneau en quatrième vitesse.

Il devait retourner à l’extérieur. Finn avait une idée derrière la tête.

 

*

 

Le temps qu’il retraverse le dédale de couloirs pour revenir sur la piste, l’effet du gaz commençait à se dissiper. Les gens se réveillaient peu à peu dans les tribunes ; la plupart pleuraient, mais certains restaient trop choqués pour manifester aucune émotion. Louis se dirigea vers les prisonniers que Finn avait disposés côte à côte. Ils avaient repris conscience et se tenaient agenouillés dans le sable, les mains menottées dans le dos, une rangée de psi-bloquants posés devant eux pour les empêcher de se servir de leurs pouvoirs. Ils se taisaient mais ils avaient le regard vif et vigilant. D’un bond, Louis descendit de son traîneau et s’approcha de Finn qui nota sa présence d’un hochement de tête.

« Bravo pour les champs d’entrave, Louis – et pour le gaz aussi, je suppose ? C’est ce qui s’appelle réfléchir vite et bien ; je te rédigerai une lettre de recommandation.

— J’ai effectué mon travail, rien de plus, répondit le Traquemort d’un ton parfaitement neutre. Je compte quatorze Elfes ; sacrée prise, Finn.

— Trois morts, trois qui se sont téléportés. Restent quatorze, pour faire un exemple.

— J’ai appelé des équipes médicales. Elles ne tarderont pas.

— J’espère qu’elles auront prévu une solide réserve de sacs à viande ; ces fumiers ont eu le temps de faire de sacrés dégâts avant qu’on les arrête. »

Un des Elfes partit d’un petit rire. Finn s’approcha de lui sans hâte et lui décocha un coup de pied en pleine figure. L’autre s’écroula dans le sable, du sang ruisselant des narines et de la bouche ; le parangon l’attrapa au col et l’obligea à se remettre à genoux. Louis se précipita et saisit son collègue par le bras.

« Je t’en prie, Finn… »

Le Durendal se dégagea brutalement. « Ne pose plus jamais les pattes sur moi, Traquemort ! Plus jamais, tu m’entends ?

— D’accord, d’accord ! Bon Dieu, calme-toi, Finn ! C’est nous les gentils, n’oublie pas.

— Je sais. Écoute les gens. »

Louis leva les yeux et se rendit compte que la foule criait de joie devant le geste de Finn. D’abord clairsemées, les acclamations crurent en force à mesure que les survivants retrouvaient l’usage de leur voix ; si les champs d’entrave ne les avaient pas empêchés de bouger, ils auraient sans doute applaudi. Louis tourna un regard inquiet vers son collègue ; il y avait de la catastrophe dans l’air, il le sentait et cela l’effrayait.

« Allons, Louis, tu ne vas pas devenir sentimental ? dit Finn avec un mince sourire. Les Elfes voulaient faire passer un message ; profitons de l’occasion pour leur en renvoyer un.

— De quoi parles-tu, Finn ? » Du coin de l’œil, Louis remarqua les caméras d’information arrivées pour remplacer celles qu’il avait désactivées. Il ignorait ce que l’autre parangon mijotait, mais il tenait à être vu par tous les médias – la moitié de l’Empire devait avoir les yeux braqués sur la scène. Finn parcourut la foule du regard, un sourire aux lèvres, puis adressa un petit salut de la tête aux caméras. Louis n’aimait pas du tout son expression.

« Finn, explique-toi ; à quoi joues-tu ?

— J’applique la justice dans toute sa simplicité, ici et maintenant, afin que tous puissent y assister. Œil pour œil, dent pour dent, et terreur pour les terroristes.

— Finn, dit Louis avec circonspection, écoute-moi. Les Elfes ne peuvent plus nuire à présent ; les psi-bloquants maîtrisent leurs pouvoirs. Ils doivent passer en jugement pour répondre de leurs actes ; c’est la loi.

— La loi n’a pas protégé les gens qui nous entourent », répliqua Finn en haussant la voix pour être entendu de toute l’arène silencieuse. La foule l’observait avec avidité, pendue à ses lèvres. « Parfois la loi se révèle incompétente, comme aujourd’hui face aux atrocités commises ici. Ce qu’il faut, c’est la vengeance. Nous représentons la justice du roi ; ton ancêtre m’aurait compris, lui, Traquemort. »

Louis jeta un coup d’œil vers les gradins. Parmi les spectateurs, certains criaient des encouragements ; une soif de sang presque palpable envahissait les Arènes.

« Ce n’est ni le moment ni le lieu, Finn, dit-il d’un ton pressant. Les champs d’entrave ont un système de désactivation automatique pour prévenir les coupures d’alimentation dues à une surcharge ; si on ne se tire pas d’urgence, on risque de se retrouver devant une émeute.

— Sauf si on donne aux gens ce qu’ils veulent, répondit Finn ; sauf si on rend la justice. Les Elfes ne craignent pas les tribunaux : derrière les barreaux, ils deviennent des martyrs de leur cause et ils attendent tranquillement un échange de prisonniers pour rentrer chez eux. Eh bien, donnons-leur un vrai motif de crainte ; montrons-leur ce qu’est un vrai martyr.

— Finn, non ! Nous sommes des parangons. Nous représentons la loi !

— Nous représentons la justice du roi ; il est temps que nous jouions notre rôle. »

Il dégaina son épée puis la brandit bien haut ; la longue lame scintilla sous le soleil d’hiver. La foule poussa un rugissement de joie. Finn s’approcha du premier Elfe. Louis hésita, indécis : le Durendal refuserait d’écouter la voix de la raison alors que la masse des survivants clamait sa soif de sang. Il posa la main sur son pistolet puis l’écarta : il ne pouvait pas tirer sur Finn Durendal, sur un camarade, un frère d’armes, le plus grand parangon vivant, surtout pour un Elfe. Mais il ne pouvait pas non plus le laisser se faire juré, juge et bourreau tout à la fois.

Il allait saisir son épée quand un champ d’entrave s’abattit soudain sur lui et l’immobilisa. Il se débattit contre l’énergie qui l’enveloppait tout en sachant ses efforts inutiles. L’homme qu’il avait laissé dans le centre de sécurité avait sauté sur l’occasion de petites représailles personnelles ; peut-être aussi avait-il deviné les intentions de Finn. Louis cria au Durendal de s’arrêter, mais sa voix se perdit dans les hurlements des spectateurs déchaînés. On les avait soumis à des souffrances sans nom et seule la vengeance les apaiserait.

Louis les comprenait et même, pour un peu, leur aurait donné raison ; mais Finn s’apprêtait à commettre une terrible erreur : son geste, loin d’arrêter les Elfes, les pousserait au contraire à commettre de nouvelles atrocités encore pires ; mais surtout il n’était pas digne d’un parangon. Un parangon valait mieux que cela, par devoir.

Finn décapita l’Elfe d’un coup d’épée. La foule éclata en acclamations et en huées moqueuses en voyant la tête rebondir et rouler sur le sable ensanglanté, les paupières papillotantes, la bouche s’ouvrant et se refermant. Louis aurait préféré fermer les yeux mais il se contraignit à regarder Finn se déplacer lentement, sans hâte, le long de la rangée d’Elfes menottés et les exécuter l’un après l’autre sous les ovations de la multitude idolâtre. On croirait un gladiateur de l’époque de Lionnepierre, songeait le Traquemort, le cœur au bord des lèvres. Le dernier Elfe encore vivant, une femme, sourit à la plus proche caméra puis éclata d’un rire triomphant.

« Vous voyez ! Nous avions raison : vous êtes aussi ignobles que nous l’avons toujours affirmé ! Ces exécutions sommaires justifient tous nos actes passés et à venir, parce que vous nous y soumettriez tous si vous en aviez l’occasion !

— Ah, la ferme ! » lâcha Finn Durendal.

Et il abattit violemment son épée. Mais peut-être se fatiguait-il ou faisait-il moins attention, car, si sa lame s’enfonça dans le cou, elle ne le trancha pas ; elle se bloqua dans les vertèbres et Finn dut exercer une traction brusque pour la décoincer. L’Elfe se mit à hurler et un geyser de sang jaillit de sa bouche, tandis que la foule riait et se moquait d’elle. Du pied, Finn prit appui entre les omoplates de la femme pour parvenir à retirer son épée avant de la lever pour un nouveau coup. Cette fois, la tête tomba et ne resta rattachée au cou d’où jaillissait le sang que par un lambeau de peau. Finn rengaina son épée, se courba, saisit la tête par les cheveux et la détacha d’un coup sec ; il la brandit et sourit d’un air modeste sous les acclamations délirantes de la foule.

Cette fois, Louis dut détourner les yeux – non de Finn, non de la tête tranchée, mais de la masse déchaînée qui s’agitait dans les gradins : les visages qu’il y voyait reflétaient exactement l’expression des Elfes alors qu’ils savouraient le supplice de leurs esclaves. Ils avaient été victimes d’un attentat atroce ; à présent, Finn faisait d’eux les complices volontaires d’un acte tout aussi barbare.

« Maudit sois-tu, Finn Durendal, dit Louis tout bas. Tu nous as tous trahis. »

 

*

 

Plus tard, à la cour, le début de la cérémonie approchait. L’immense salle était pleine à craquer de la vaste masse mouvante du gratin au grand complet, venu pour voir, être vu et soutenir le nouveau roi par sa présence et sa bénédiction. Tous les personnages importants de l’Empire, et bien davantage qui se prenaient pour tels ou croyaient devoir en être, se trouvaient à la cour pour le couronnement : membres du Parlement, parangons de la justice du roi, IA de Shub téléchargées dans des robots humanoïdes, délégués des clones et des espsis, quelques extraterrestres assortis et tout un troupeau de prêtres de la religion impériale officielle, l’Église du Christ transcendant. Mais la grande majorité de la foule se composait naturellement des représentants les plus connus et les plus brillants de l’aristocratie.

Certes, l’aristocratie n’existait plus, du moins officiellement ; mais il restait la haute société, la fortune, récente ou séculaire, la renommée, nouvelle ou ancienne, et la célébrité sous ses innombrables aspects. Les membres de cette élite vivaient leur existence en public, devant l’objectif des caméras, dans les magazines en papier glacé, et décidaient au gré de leurs caprices qui était à la mode et qui ne l’était plus, le tout sous l’œil béat de la populace. Lumineux comme des arcs-en-ciel, voyants comme des paons, ils paradaient dans la cour en écartant de leur chemin les inférieurs pour échanger avec leurs pairs des baisers qui n’effleuraient même pas les joues et s’entretenir avec eux de futilités, mais d’une voix aussi sonore que possible. Bons mots et phrases assassines étaient de mise, et les caméras volantes des médias munis des autorisations officielles les retransmettaient en direct à un Empire sous le charme.

Après, quoi de plus magnifique et romantique que le couronnement d’un nouveau souverain ? Hormis un mariage royal, naturellement – or, déjà, des bruits couraient…

Le roi Guillaume avait pris grand soin de veiller à ce que seules les chaînes les mieux disposées à l’égard de la royauté eussent accès à cette journée mémorable. Il le savait, on n’est jamais si bien servi que par soi-même, ou, à tout le moins, par ceux qu’on tient dans le creux de sa main. Il tenait à ce que le couronnement de son fils apparaisse sous le meilleur jour possible, et la carotte de l’exclusivité faisait tant saliver les médias qu’il avait pu leur imposer les conditions qu’il voulait ; il ne s’en était pas privé.

La conception du décor venait de lui aussi ; il avait dépoussiéré une vieille idée, et la haute société d’abord puis l’Empire tout entier avaient adhéré d’enthousiasme à sa proposition d’un Noël à l’ancienne. La cour ressemblait donc à la grotte du père Noël, mais une grotte monumentale, avec des nains en costumes joyeux, des rennes intelligents obtenus par ingénierie génétique, un immense sapin couvert de décorations, de lumières et de cheveux d’ange scintillants, et même saint Nicolas en personne, bedonnant et jovial dans sa tenue rouge et blanc, qui donnait sa bénédiction à tous et demandait d’un ton enjoué aux députés du Parlement s’ils avaient été sages ou désobéissants. Le rôle était tenu par un certain Samuel Chevron, négociant de son état, conseiller et ami de longue date du vieux roi. Il se montrait rarement en public, et son apparition à la cérémonie représentait une superbe réussite pour Guillaume.

Pour le moment, saint Nicolas s’entretenait avec le patriarche de l’Église, victime d’un tel trac que ses mains tremblaient comme des feuilles et qu’un tic nerveux lui agitait le visage. Saint Nicolas tira une flasque de cognac de la poche intérieure de son manteau et convainquit l’ecclésiastique d’en avaler une bonne rasade ; le jeune homme jeta quelques coups d’œil alentour pour s’assurer qu’aucune caméra ne le filmait et but goulûment. Une quinte de toux le saisit mais, après quelques tapes dans le dos, l’alcool parut lui faire du bien ; en tout cas, ses joues retrouvèrent quelque couleur.

« Évidemment, c’est un grand honneur et je suis très fier qu’on m’ait désigné, dit le patriarche d’un air pitoyable. Mais il y a tant à se rappeler, réciter les versets dans l’ordre, faire les gestes, s’incliner au bon moment… On ne m’autorise même pas un souffleur par le biais de mon implant com ! Raisons de sécurité : tous les canaux com privés doivent rester coupés pendant la cérémonie. Tas de salauds ! Et en plus tout le monde s’en fout ; je parie que la moitié de ces gravures de mode païennes n’ont jamais mis les pieds dans un bâtiment consacré. Mais impossible de refuser : c’est la tradition… Vous savez ce que désire l’Église, n’est-ce pas ?

— L’accès au Labyrinthe de la Folie, fit saint Nicolas en hochant lentement la tête. Mais le dernier des cancres sait que les dix mille premiers – et derniers – à poser le pied dans le Labyrinthe ont tous péri ou perdu irrémédiablement la raison…

— L’Église soutient que le placer sous quarantaine absolue est une mesure excessive, répondit aussitôt le patriarche, le ton plus assuré maintenant qu’on abordait un point de doctrine familier. Le bienheureux Traquemort et ses compagnons ont survécu, eux, et ont été transformés ; devenus plus qu’humains, ils se sont rapprochés de Jésus et de Dieu, et ils nous ont montré le destin de l’homme. Nous pouvons tous transcender nos petites individualités étriquées à l’imitation du Christ, et nous ne devons pas nous décourager parce que les premiers suppliants ont manqué de… de foi.

— Apparemment, le Parlement observe une attitude très ferme sur la question, déclara saint Nicolas sans se mouiller : nul ne doit plus s’approcher du Labyrinthe tant que les scientifiques qui l’étudient, à une distance qui les met à l’abri du danger, du moins l’espèrent-ils avec ferveur, n’ont pas découvert pourquoi Owen a survécu et non les dix mille autres qui l’ont imité. Vous avez sûrement entendu parler de ce qui leur est arrivé : retournés comme des gants ou réorganisés de façon épouvantable. Aux dernières nouvelles, les fusiliers chargés de garder le Labyrinthe ont l’ordre strict d’abattre quiconque envisage seulement d’enfreindre la quarantaine, au motif que la mort vaut mieux que le sort réservé aux intrus par le Labyrinthe. »

Le patriarche s’envoya encore une solide rasade de cognac et réagit mieux qu’à la première : ses joues rougeoyaient et son tic nerveux avait diminué d’intensité ; en revanche, il parlait plus fort. « J’ai vu des interviews de certains dont le Labyrinthe avait… touché l’esprit. Matériel ultraconfidentiel, bien sûr ; interdit au grand public et aux ordres subalternes. D’accord, ils étaient cinglés, et bien comme il faut, mais ils avaient eu un contact avec… quelque chose. Les propos qu’ils tenaient… Enfin bref, l’Église exige l’accès au Labyrinthe pour des suppliants convenablement préparés. Ce phénomène relève de la foi, non de la science ; s’il faut encore dix mille martyrs pour que quelques-uns parviennent à la transcendance, le jeu en vaudra quand même la chandelle.

— Il y a des moments, dit saint Nicolas, où les humains me font encore plus peur que le Labyrinthe. Rendez-moi mon cognac et allez réviser votre texte ; et je ne veux plus entendre parler de vos exigences absurdes, sans quoi je vous laisse un morceau de charbon pour Noël – et ce n’est pas dans vos petits souliers que je le fourrerai. »

Non loin de là, un groupe de députés qui prenaient grand soin d’arborer une mine réjouie avait convergé sur un serviteur porteur d’un plateau où s’alignaient des flûtes du meilleur cru de champagne : les parlementaires avaient toujours un œil pour les buffets gratuits. Le domestique parvint à s’échapper après qu’on lui eut vidé son plateau et pincé deux fois les fesses, tandis que les députés se portaient mutuellement des toasts d’un ton presque convaincant. Le Parlement jouissait d’une réputation bien meilleure qu’autrefois, surtout à la période qui avait suivi la chute de Lionnepierre, où tout le monde se battait pour prendre le pouvoir sans se préoccuper de ceux qui se faisaient piétiner au passage. Aujourd’hui, la plupart de ses membres paraissaient vraiment animés par la volonté de servir et de promouvoir les mondes qu’ils représentaient ; et, s’il leur arrivait souvent de se prendre le bec entre eux à l’intérieur du Parlement et dehors, il y avait tout de même un sujet de consensus : la mécanique politique n’avait surtout pas besoin d’un nouveau roi plein de bonnes intentions qui vienne fourrer son nez dans des affaires qui ne le regardaient pas. Un monarque constitutionnel doit savoir rester à sa place.

« Au moins, Douglas possède de longues années d’expérience en tant que parangon, dit Tel Markham, représentant de Madraguda. Rien de tel que le contact avec la réalité pour débarrasser les songe-creux de leurs utopies. Dans l’ensemble, les gens ne veulent que le bien de tous mais, pris individuellement, ils peuvent se révéler de sacrés emmerdeurs.

— Ah ! Votre Conseil planétaire a encore remis en question vos dépenses, non ? demanda Michel du Bois, député de Virimonde. Moi, je m’entends toujours bien avec les individus ; c’est quand ils commencent à former des groupes d’intérêt avec des objectifs spécifiques que j’ai envie de détaler vers l’horizon le plus proche. Toutefois, si l’on peut considérer un individu comme dangereux, je m’inquiéterais de Douglas : il a toujours pris très au sérieux cette histoire de justice du roi, or le Parlement se passe très bien d’un souverain et d’un président soucieux d’équité ; le peuple ne demande pas la justice, mais la pitié – et des réductions d’impôts. »

Markham acquiesça de la tête. « Si Douglas ne peut pas ou ne veut pas apprendre les règles de son métier… Ma foi, il y a des années qu’on parle d’abolir la monarchie et de faire de l’Empire une république.

— Vos amis en parlent, voulez-vous dire, rétorqua Mirah Puri, député de Malédiction. Personnellement, j’estime très utile l’existence d’une figure publique pour détourner les attaques quand le Parlement doit prendre des mesures nécessaires mais impopulaires. À votre place, je ne m’en ferais pas : Douglas est un Campbell et il connaît son devoir ; en outre, il faut bien admettre qu’il a la prestance qu’exige le rôle. Il fera un bon souverain une fois que nous lui aurons passé le mors. »

Saint Nicolas leur lança un « ho, ho, ho ! » sonore en passant, afin qu’ils ne se rendent pas compte qu’il les avait écoutés, et alla bavarder avec les deux robots qui représentaient les IA de Shub ; de forme très grossièrement humanoïde et construits en acier bleuté, ils avaient un aspect tellement stylisé qu’ils confinaient à l’œuvre d’art. Sur leur visage complètement lisse n’apparaissaient que deux points lumineux argentés à la place des yeux, destinés à donner aux humains un point à regarder quand ils leur parlaient. Shub tenait surtout à ce que ses ambassadeurs ne rappellent pas les Furies, ces robots très proches de l’humain, eux, qui avaient longtemps terrorisé l’Empire avant que les IA n’apprennent les sentiments par la sainte espsi Diana Vertu et, dans l’éclair de cette révélation, ne se déclarent enfants de l’humanité. Les IA avaient passé les deux derniers siècles à se repentir de leurs méfaits. Quand saint Nicolas s’approcha d’eux, les robots examinaient avec intérêt les vitraux qui décoraient la cour, en particulier ceux où figurait le légendaire Owen Traquemort.

« Joyeux Noël ! » fit saint Nicolas ; les deux robots se retournèrent et le saluèrent courtoisement de la tête.

« Nos meilleurs vœux, déclara l’un d’eux au bout d’un moment. Savez-vous vraiment qui a été sage et qui méchant ?

— En tout cas, je me trompe rarement, dit saint Nicolas. Je suppose qu’on ne fête pas Noël chez vous, n’est-ce pas ?

— Ah ! la religion, répondit l’autre robot, quel concept fascinant ! Naturellement, nous savons qui nous a créés, et vous n’avez pas idée de la déception que nous avons éprouvée.

— Nous regardions les vitraux, enchaîna le premier, les icônes, les représentations.

— Je me demande toujours ce que vous voyez dans ce que nous appelons l’art, fit saint Nicolas d’un ton hésitant.

— La fiction, dit le second robot, autre concept fascinant ; le mythe, la légende… Nous comprenons le principe, mais les effets et les connotations nous échappent ; nous ne pouvons pas les percevoir comme vous. Le processus par lequel naît un mythe nous reste difficile à appréhender. Nous nous rappelons le Traquemort tel qu’il était, ainsi que ses compagnons ; nous pouvons accéder à volonté aux souvenirs en temps réel de toutes nos rencontres avec eux, et ceux que nous voyons n’ont apparemment pas grand-chose en commun avec ce que ces images véhiculent aujourd’hui. Pourquoi transformer des gens en personnages de fiction alors que leur réalité présente beaucoup plus d’intérêt ?

— Mythes et légendes… nous rassurent. Ils représentent des principes éternels ; les individus d’origine, avec leurs imperfections, leurs contradictions, ne serviraient pas aussi bien l’Empire. Les héros inspirent le courage, au contraire de la plupart des gens ordinaires. Mais, si quelqu’un est devenu de son vivant un héros et une légende, c’est bien Owen Traquemort.

— Owen et ses compagnons comptent moins, dit le deuxième robot, que les valeurs qu’ils représentent aujourd’hui.

— Lesquelles n’ont pas obligatoirement de rapport avec la réalité historique de ces personnages, enchaîna le premier.

— Vous avez compris, déclara saint Nicolas. J’ajouterai qu’un héros rassure d’autant mieux qu’on le contemple de loin. À ce qu’on en sait, le véritable Owen avait une personnalité très perturbante.

— Nous nous le rappelons, répondirent les IA de Shub par la voix de ses deux robots à la fois. Il était… magnifique. »

Et ils s’éloignèrent dans la foule qui s’ouvrit prudemment devant eux. Saint Nicolas les suivit d’un regard songeur ; depuis deux siècles, les IA de Shub accompagnaient l’humanité en tant qu’amies et la servaient sans jamais se plaindre, mais il ne se sentait jamais complètement à l’aise avec elles. Sous le costume du père Noël, l’homme n’oubliait pas les millions d’innocents qu’elles avaient massacrés à l’époque où elles portaient le titre d’ennemi officiel de l’humanité. Où le mot « Shub » avait pour les humains valeur d’anathème autant qu’aujourd’hui celui d’« Elfe ».

Avec un haussement d’épaules, saint Nicolas se remit en chemin. On ne pouvait pas vivre dans le passé. Il avait choisi son arrêt suivant : le représentant des clones, petit bonhomme à l’air un peu perdu, qui s’accrochait à sa flûte de champagne comme s’il craignait qu’on ne vienne la lui reprendre.

L’organisation des clones n’avait plus son poids d’autrefois ; dans l’Empire actuel, le clonage d’humains était une pratique tombée en déshérence maintenant qu’on n’avait plus besoin de main-d’œuvre en grande quantité pour exécuter les travaux les plus sales : des robots humanoïdes commandés à distance par les IA de Shub s’en chargeaient beaucoup plus efficacement. Les tâches pénibles, répétitives ou dangereuses ne leur pesaient pas, et, si l’un d’eux était endommagé ou détruit, on le remplaçait facilement sans que nul y trouve à redire. Ainsi, les besognes qui revenaient jadis aux clones, aux espsis et autres malheureux non-citoyens incombaient désormais aux machines, et tout le monde s’en portait très bien.

Enfin, presque tout le monde.

Aujourd’hui, on clonait des tissus, non des individus complets : l’Empire comptait déjà plus qu’assez d’habitants – sauf si l’on avait besoin de beaucoup de gens en urgence, pour amorcer le peuplement d’un nouveau monde ou remonter la démographie défaillante d’une planète particulièrement dangereuse, de celles où même les sommes d’argent et les concessions de terrain les plus folles n’attiraient pas les citoyens de plein droit. Là, les clones se montraient irremplaçables, ce qui expliquait que leurs représentants siégeaient encore à la table des puissants. Bien que celui-ci n’eût pas trop l’air d’avoir envie de parler, saint Nicolas prit le temps de bavarder avec lui un moment, parce que cela entrait dans le cadre de son travail.

Mais, à la fin, il dut s’avouer que le représentant des clones n’était qu’un petit crétin assommant.

Suivait l’envoyé des espsis, figure beaucoup plus importante. Il portait une tunique blanche, unie, serrée à la taille, et, malgré les psi-bloquants de la cour qui entravaient ses pouvoirs, il avait une présence si forte qu’elle écrasait tout ce qui l’entourait. Ses traits maigres et ascétiques rappelaient quelqu’un à saint Nicolas, mais il n’aurait sur dire qui. L’espsi lui sourit poliment quand il lui fit part de son impression.

« Ne vous laissez pas désarçonner : tout le monde éprouve le même sentiment devant un espsi. Étant donné que nous faisons tous partie de la surâme, si vous avez rencontré l’un d’entre nous, vous nous avez tous rencontrés – et nous vous avons tous rencontré. Ça économise beaucoup de temps, encore que ces sensations de déjà vu deviennent vite fatigantes.

— Vous avez entendu parler de l’affaire des Elfes, naturellement », dit saint Nicolas. Inutile d’éviter la question : l’espsi devait savoir qu’il y pensait, comme tout le monde. Les Elfes et les événements des Arènes.

« Ce ne sont pas des espsis, répondit le représentant d’une voix glaciale, mais des monstres. Pour nous empêcher d’intervenir, ils ont enlevé un télépathe de faible niveau, lui ont ouvert l’esprit et l’ont rempli d’horreur, puis ils l’ont discrètement introduit à Nouvel-Espoir, cœur et foyer de l’unité des espsis ; là, il a marché parmi nous en émettant des images et des ordres inconscients de cannibalisme. Il nous a fallu des heures pour le repérer et bloquer ses émissions. Aujourd’hui, le sang, la mort et la douleur des survivants règnent dans nos rues. Ce qui arrive à l’un de nous arrive à tous ; nous avons tous mangé de la chair humaine, nous nous sommes tous nourris des autres ou de nous-mêmes, et nous aurons notre vengeance. La surâme n’aura de cesse que le dernier Elfe soit mort et son ignoble philosophie avec lui.

— On dirait que le parangon Durendal a commencé sans vous », fit observer saint Nicolas.

Le représentant des espsis hocha lentement la tête. « En effet. Nous aurions préféré nous charger nous-mêmes du châtiment ; en outre, nous avons trouvé… inquiétant le spectacle d’un homme exécutant des espsis. Mais les Elfes ont péri, ils brûlent en enfer et nous devons nous en réjouir. »

Songeur, saint Nicolas acquiesça de la tête puis reprit sa tournée ; s’il ne partageait pas l’opinion de son interlocuteur, il garda la sienne pour lui.

Le groupe des extatiques se trouvait sur son trajet, mais il estima qu’il y avait des limites même pour le père Noël. Secte relativement récente, les extatiques regroupaient des extrémistes religieux situés sur la frange la plus éloignée de l’Église. Ils avaient subi volontairement des modifications chirurgicales du cerveau afin de vivre éternellement dans un état d’orgasme sans fin : le paradis sur terre, le pur plaisir de tous les instants et des rêves inimaginables. Ils frissonnaient, tremblaient sans cesse, le regard perdu, un sourire perturbant aux lèvres, et leur vie se consumait à toute allure ; mais, tant qu’ils duraient, on les disait capables d’accéder à toutes sortes d’états de conscience sans avoir besoin de drogues ni de dons psi. De fait, on ne pouvait nier qu’ils voyaient le monde très différemment du vulgum pecus ; ils avaient parfois des éclairs d’intuition ou d’inspiration d’une profondeur stupéfiante, et il leur arrivait d’émettre des prophéties d’une précision extraordinaire, quoique en termes si obscurs qu’il pouvait falloir des années pour comprendre de quoi ils parlaient – et quelquefois ils racontaient absolument n’importe quoi.

Tels étaient les extatiques, qui vivaient brièvement mais heureux et ne se souciaient que d’eux-mêmes.

L’un d’eux saisit soudain la manche rouge de saint Nicolas au passage et posa sur lui un regard fixe et empreint de bonheur. « Je sais… qui vous êtes…

— Naturellement, répondit l’autre avec douceur : tout le monde connaît le père Noël.

— Non, répondit l’extatique sans se départir de son large sourire. Je sais qui vous êtes. Qui vous étiez. Le cercle se referme. Il revient, l’égaré. Des trônes tomberont, des mondes brûleront, et peut-être même que l’univers disparaîtra très bientôt.

— Ah ! » fit saint Nicolas. Il réfléchit un instant. « Eh bien, tout cela est très intéressant, mais j’entends d’ici vos neurones en train de griller ; alors je crois que je vais plutôt essayer de trouver quelqu’un qui vit sur la même planète que moi.

— Les gens ont souvent cette réaction », dit l’extatique.

Saint Nicolas le regarda s’éloigner sans hâte, secoua la tête puis rassembla son courage : les extraterrestres venaient ensuite sur sa liste – et, contrairement aux extatiques dont tout le monde comprenait qu’il les fuie, il ne pouvait éviter les non-humains sans risquer l’incident diplomatique.

Ils tenaient aujourd’hui dans l’Empire une place égale à celle des humains, en théorie ; dans la pratique, chacun avait tendance à se méfier de l’autre. Sur la dizaine d’espèces extraterrestres représentées à la cérémonie, la plupart s’affichaient sous forme d’images holo, d’une part pour la raison toute pragmatique qu’elles ne pouvaient survivre dans l’environnement humain sans l’aide d’un matériel énorme, d’autre part parce que tout le monde se sentait beaucoup plus en sécurité ainsi. Les hologrammes se promenaient dans la cour en s’efforçant de ne pas traverser les gens physiquement présents, et chacun faisait preuve d’une politesse scrupuleuse. Dans l’ensemble, les non-humains paraissaient juger les motifs de la cérémonie passionnants mais mystérieux ; les traducteurs électroniques ne font pas de miracles.

Quelques-uns avaient fait le déplacement en personne, au grand regret de beaucoup. Cette réaction s’appliquait particulièrement aux Svartalfars, de la planète Mog Mor : grandes créatures aux allures de chauve-souris, l’air toujours plongées dans leurs pensées, juste assez humanoïdes pour donner la chair de poule à ceux qui les voyaient, avec une peau rouge sombre et d’immenses ailes membraneuses qu’elles refermaient sur elles comme un manteau, elles dégageaient une aura franchement inquiétante et arboraient une quantité tout à fait déraisonnable de crocs et de griffes. Elles avaient choisi leur nom dans la mythologie humaine1, car les hommes ne pouvaient prononcer celui d’origine sans acquérir d’abord un nouveau larynx. Elles manifestaient des talents informatiques stupéfiants et devaient s’alimenter en privé parce qu’elles prenaient leurs repas crus et de préférence encore vivants. Du haut de leurs trois mètres et plus, les trois Svartalfars dominaient saint Nicolas qui s’efforçait de les mettre à leur aise tout en tâchant de ne pas céder à la panique : il avait connu plus épouvantable. Du moins se le répétait-il.

Leur aspect le plus effrayant provenait de la matière ectoplasmique qu’ils généraient sans cesse à gros bouillons ; les épaisses vapeurs bleutées, sans doute d’origine psionique, avaient une présence physique quasiment écrasante, et, si on y plongeait le regard assez longtemps, on finissait par y distinguer des images de ses propres pensées ainsi que des aperçus de lieux et de personnes disparus. On supposait que les visions les plus bizarres représentaient les cogitations des Svartalfars eux-mêmes.

Les espsis refusaient de s’approcher d’eux ; leur seule évocation, disaient-ils, leur collait déjà la migraine.

L’étrange civilisation des Svartalfars, nouvelle venue dans l’Empire, n’aspirait qu’à s’intégrer, malgré ses bizarreries, ses mystères, sa cruauté désinvolte et sa bonté inattendue. Saint Nicolas tint à ses représentants les propos de circonstance, le sourire aux lèvres, puis prit la tangente aussi vite que la décence l’y autorisait.

Il n’avait même pas tenté de leur expliquer la fête de Noël : il n’avait pas oublié l’épisode des N’Jarr, quelque vingt ans plus tôt. Peuple fongoïde aux mouvements lents et aux yeux en nombre très excessif, les N’Jarr, désireux de fournir un cadre familier à leurs ambassadeurs humains afin qu’ils se sentent plus à l’aise, avaient songé au père Noël ; ils avaient étudié à fond notre fête annuelle puis invité les envoyés de Logres à une grande réception de Noël donnée en leur honneur. Les humains s’y étaient rendus sur leur trente et un, avec des cadeaux, et, en arrivant sur la place où les attendaient les extraterrestres, ils avaient découvert la plus grande effigie du père Noël qu’ils aient jamais vue.

Clouée sur une croix.

 

*

 

Également présent à la cour pour la grande cérémonie, mais à l’insu de tous, se trouvait Brett Hasard, escroc, voleur, tricheur et enfant de salaud de la plus belle eau. Mais pas enfant de n’importe quel salaud, comme il se plaisait à le dire à ses connaissances quand il avait un verre dans le nez ; Brett était membre en règle des Bâtards de Hasard et faisait partie des nombreux individus qui, depuis deux siècles, prétendaient descendre du légendaire combattant de la liberté, Jack Hasard. Étant donné que Jack avait eu huit épouses successives plus d’innombrables liaisons, un nombre impressionnant de gens affirmaient avoir pour ancêtre le rebelle professionnel – si impressionnant qu’ils organisaient chaque année une rencontre au Défilé des Innombrables où ils signaient des autographes ; beaucoup tenaient aussi des sites sur les réseaux, dont la plupart avaient pour unique objectif de saper les revendications des autres.

Brett Hasard se posait comme un cas particulier, car il descendait à la fois de Jack Hasard et de Rubis Voyage. Il faut toutefois remarquer qu’il était le seul à croire à cette affirmation.

Grand et beau, il avait de longs cheveux d’un roux éclatant, des yeux verts et chaleureux, un sourire éblouissant et du charme à revendre. Il portait aussi en cet instant une tenue de serveur, y compris le tablier immaculé, qu’il avait commandée spécialement pour l’occasion, afin de remplacer le véritable serveur, actuellement occupé à cuver le somnifère que Brett avait mélangé à sa boisson la veille au soir. Brett avait surveillé sa proie pendant plusieurs jours avant de tenter une approche : une bonne préparation est la clé de voûte de toute escroquerie. Il avait pris pour cible un rouquin parce que ses employeurs avaient sans doute mieux retenu la couleur de ses cheveux que le détail de ses traits. Le visage qui apparaissait sur les papiers de sa victime endormie se rapprochait du sien et il n’avait eu aucun mal à le reproduire dans une boutique corporelle clandestine avec laquelle il avait déjà eu l’occasion de travailler ; mais c’était l’expression des gens qui les rendait reconnaissables, or il ne pouvait se permettre un seul faux pas. Voilà pourquoi il avait choisi un roux, dont la tignasse attirerait l’œil et distrairait l’attention. Il jouait aussi sur le fait qu’on ne prend pas garde au petit personnel, en général.

Mais, tout de même, il s’épouvantait de la facilité avec laquelle il avait réussi à entrer. Les gardes de sécurité n’avaient rien demandé, pas même un génétest, convaincus que, s’il possédait une ID officielle, un de leurs collègues avait dû procéder aux examens nécessaires et qu’ils n’avaient donc pas à se casser la nénette ; ils lui avaient fait signe de passer et voilà tout. Une fois l’affaire terminée, Brett avait envie d’envoyer un mot bien senti au responsable de la sécurité.

Enfin, il était dans la place, au milieu de la plus grande réception du siècle, et il circulait calmement dans la foule, un plateau garni de flûtes pleines à la main, indiquait la direction des toilettes à qui la lui demandait et se faisait pincer les fesses plus souvent que d’habitude. Il irradiait la tranquillité, l’assurance, et il était prêt à prendre ses jambes à son cou à tout instant. Première règle de l’escroc accompli, la plus importante : ne pas craindre de tout lâcher pour mettre les bouts d’urgence si l’on détecte ne serait-ce qu’un parfum de roussi. Celui qui s’incruste dans l’espoir d’extorquer quelques sous de plus aux culs-terreux ou qui n’a pas le courage de renoncer à son plan génial se retrouve à trimer dans les champs, condamné aux travaux forcés sur un monde inhospitalier. Une fois, Brett avait vu une prison de l’intérieur et cela ne lui avait pas plu ; on y côtoie une faune des plus rustiques et agressives, et il avait pris la ferme décision de ne jamais y retourner.

Il se brancha sur la caméra qui remplaçait provisoirement son œil gauche pour établir une évaluation rapide de la situation. Tout se déroulait à la perfection : la caméra filmait tout ce qu’il regardait, et il enregistrait de magnifiques plans des puissants de ce monde qui se laissaient aller, la garde baissée, certains que les médias accrédités avaient reçu des instructions strictes quant à ce qu’ils avaient le droit de retransmettre. Même lors du passage au direct au moment du couronnement, le roi avait exigé un différé de cinq secondes afin que les censeurs de la cour aient le temps de couper tout ce qui risquait de nuire à la dignité de la cérémonie – raison précise, naturellement, pour laquelle Brett s’était donné tant de mal pour s’introduire dans la cour avec sa caméra : avec ses images non autorisées où la réalité apparaissait parfois sans fard, il allait faire ses choux gras auprès des émissions à sensation.

Perdre un œil pour y substituer un appareil miniaturisé lui avait coûté beaucoup d’argent et une opération douloureuse, mais Brett était un professionnel.

Il circulait parmi les invités, son plateau à la main, et veillait à ce que chacun eût un verre plein : les gens tiennent des propos passionnants sous l’emprise de l’alcool. Discret, souriant, il écoutait des échanges fascinants entre des gens qui ne le voyaient même pas. Les domestiques leur demeuraient aussi invisibles que des robots, et Brett en profitait pour se servir à l’excellent buffet, voire empocher quelques menus objets de valeur qui lui tiraient l’œil – le vrai. À contrecœur, il avait estimé que faire quelques poches présenterait un risque excessif : il suffirait d’une seconde de malchance, d’un cri outré pour l’obliger à prendre ses jambes à son cou avant même le début du couronnement et se voir privé de ses meilleures images. Il se dominait donc, tout juste, et traînait non loin d’un groupe de députés dans l’espoir de capter quelque confidence croustillante dont il pourrait se servir ultérieurement en vue d’un chantage. Il n’y a pas de petit profit.

Derrière les trônes dressés sur leur estrade, un holoécran passait des reportages sur les exploits de Douglas Campbell pendant sa carrière de parangon, et Brett s’arrêta un moment. On voyait le futur souverain toujours au plus fort de la mêlée, en parfait héros, en train de flanquer des dérouillées à de pauvres types qui cherchaient sans doute seulement à gagner leur vie ; Louis Traquemort l’accompagnait quasiment toujours, se battait pour le droit et punissait le crime. Douglas et Louis, le roi et le Traquemort, les champions de la justice.

Douglas n’avait jamais beaucoup plu à Brett qui le trouvait beaucoup trop bien élevé et propre sur lui ; il n’avait sans doute jamais entretenu la plus petite pensée impure, celui-là. Sa naissance le destinait à la grandeur et on ne pouvait pas l’ignorer. Brett avait toujours largement préféré le Traquemort : lui n’avait hérité que du fardeau d’un nom illustre, mais il avait décidé de devenir un héros par ses propres efforts. Brett admirait Louis – peut-être parce que le Traquemort incarnait tout ce qu’il n’était pas et ne serait jamais.

Leurs ancêtres avaient été amis ; Brett y songeait parfois.

Sur l’écran géant, on montrait le dernier combat de Douglas et Louis contre des agents de la Cour fantôme. Brett dressa l’oreille : il avait toujours voulu entrer en contact avec cette organisation formée par les ultimes vestiges des Familles d’antan. Officiellement, le système clanique d’autrefois n’existait plus ; la plupart des anciennes Familles avaient changé leur nom, trop lourdement connoté, et quitté le domaine de la politique pour se cantonner à celui des affaires. Les tours pastel des Clans avaient disparu, démolies depuis belle lurette. Mais, dans l’ombre, en secret, certains continuaient à s’accrocher à la gloire de leurs aïeux et complotaient leur retour au pouvoir ; ils se rencontraient discrètement dans des sous-sols et des arrière-salles de bars, se donnaient leurs noms de jadis, puisaient dans les loyautés du passé pour mieux se souder entre eux, et s’efforçaient de peser sur la politique par les pots-de-vin, l’intimidation, le chantage, le terrorisme ; tous les moyens étaient bons.

Nul ne savait l’étendue exacte de leur influence. Ceux qui se laissaient acheter n’en parlaient pas, et ceux qui restaient intègres mouraient souvent avant d’avoir eu le temps de dénoncer quiconque. Les assassins de la Cour fantôme frappaient en public, dissimulés derrière des masques noirs stylisés, et préféraient le suicide à l’arrestation et aux interrogatoires, hommes et femmes fanatiques, convaincus qu’on les avait injustement dépouillés de leur grandeur et résolus à la récupérer.

On ignorait leur nombre et qui faisait partie de la Cour fantôme. Les observateurs n’avaient pas manqué de noter les similitudes avec l’horreur secrète d’autrefois, le Bloc Bleu.

Brett Hasard voyait en eux une bande de nouilles et de tristes peigne-culs incapables de comprendre que l’époque de leur gloire était révolue, mais il avait la conviction, s’il parvenait jusqu’à eux, de pouvoir leur piquer jusqu’à leurs sous-vêtements.

L’image changea sur l’écran, où apparurent Douglas et Louis en train de superviser une manifestation d’Hommes Nouveaux. Phénomène récent, ce groupe politique avait surgi apparemment du néant, soutenu par des appuis encore non identifiés, pour se déclarer représentant de l’humanité pure. Il exigeait l’expulsion de tous les extraterrestres de l’Empire et l’élimination des clones et des espsis, ou, à tout le moins, leur asservissement total – pour la protection de l’humanité, naturellement. Les Hommes Nouveaux ne se montraient en public qu’en grand nombre, lors de marches qui traversaient inévitablement des quartiers où se concentraient les objets de leur haine.

Les lois sur la liberté d’expression protégeaient leur droit à manifester en public, mais chacune de leurs apparitions provoquait des troubles. Même si aucun groupe d’intérêt minoritaire n’organisait de contre-manifestation, la population dans son ensemble ne voyait pas d’un bon œil ces Hommes Nouveaux, car elle vénérait toujours Owen Traquemort et ses compagnons surhumains et regardait la propagande de cette formation politique comme une attaque contre ses héros. En général, quand les Hommes Nouveaux se montraient quelque part, on pouvait parier qu’une foule allait se former peu après pour les abreuver d’insultes et de projectiles variés ; alors on appelait les parangons pour organiser la sécurité autour de leurs manifestations et tâcher de prévenir, ou au moins contenir, les dérapages. Les parangons faisaient respecter la loi où que les portent leurs sympathies personnelles.

L’écran holo montrait un récent affrontement dans les rues du Défilé des Innombrables, où Douglas, planté avec assurance entre deux camps armés et furieux, parvenait, grâce à son autorité naturelle et à ses propos raisonnables, à ramener le calme dans les esprits. Quand il parlait, les gens l’écoutaient – même une foule enragée et des Hommes Nouveaux fanatisés. L’attention des auditeurs se trouvait sans doute renforcée par la présence de Louis aux côtés de Douglas, les mains sur ses armes, l’air mauvais, visiblement prêt à casser la tête du premier qui commettrait l’erreur de ne pas écouter la voix de la raison.

À une époque, Brett Hasard avait vendu des armes et autres équipements de combat aux deux camps. La politique ne l’intéressait pas, hormis dans la mesure où il pouvait profiter des parties concernées. Les fanatiques faisaient des pigeons idéaux : on pouvait leur fourguer quasiment n’importe quoi à condition de les convaincre qu’en achetant ils contrariaient leurs adversaires.

L’écran passa à un exploit plus récent, et le silence s’abattit soudain sur la cour ; chacun regardait attentivement. Trois semaines plus tôt, le Club de l’Enfer avait attaqué une église au cœur du Défilé des Innombrables ; le bâtiment n’avait rien de remarquable, ni par son âge ni par sa taille, et nul personnage important ne le fréquentait. C’était une simple église où des gens ordinaires allaient prier – et cela suffisait au Club de l’Enfer.

Apparu depuis quelque temps déjà, le Club se composait de soi-disant libres penseurs que le concept de religion d’État dérangeait ; ces philosophes radicaux, qui disposaient de beaucoup trop de temps libre, regardaient l’existence d’un culte officiel comme néfaste ; elle empêchait les gens de réfléchir par eux-mêmes et, par conséquent, de se réaliser complètement. La religion entravait l’évolution de l’homme ; seule la science, création de l’intelligence humaine, devait avoir droit de cité. Le reste n’était qu’une perte de temps et détournait les gens d’une vie productive.

Nul ne prêtait guère attention au Club. La mode s’en était emparée brièvement puis avait continué son chemin, comme toujours, et la plupart des philosophes radicaux avaient trouvé d’autres sujets de péroraison, mieux à même de leur valoir des invitations dans les émissions de débat.

Mais le Club de l’Enfer n’avait pas disparu pour autant : il était entré en clandestinité, et ses rares membres survivants avaient pris des positions encore plus radicales, encore plus extrémistes ; devenus décadents, ils se complaisaient aux excès en tout genre, opposés à toute contrainte sur la nature humaine. Ils avaient fait du péché leur religion et de l’Église leur ennemi juré, juste pour rire. Ils incendiaient les lieux de culte, profanaient les cimetières, assassinaient un prêtre de temps en temps, puis ils avaient fini par estimer qu’ils n’attiraient pas assez l’attention du public ; il leur fallait trouver du nouveau, de l’horrible.

Douglas et Louis avaient répondu à un appel d’urgence classique qui émanait d’une église du Défilé des Innombrables, et, quand une équipe de reportage qui n’avait rien de mieux à couvrir avait demandé si elle pouvait envoyer une caméra, le Campbell avait répondu :

« Bien sûr, pourquoi pas ? »

L’image à l’écran montrait les deux parangons devant l’église ; la grande porte pendait de guingois, retenue par un gond en bronze et couverte d’éclaboussures et de dégoulinades sanglantes. On distinguait aussi clairement sur le bois clair l’empreinte rouge vif d’une main. Douglas et Louis échangèrent un regard puis dégainèrent leurs pistolets. Ils avaient l’air grave mais calme, convaincus d’avoir déjà vu les pires horreurs. Louis poussa la porte, et Douglas entra vivement, disrupteur pointé ; son compagnon l’imita, et la caméra les suivit.

Il y avait du sang partout ; des cadavres gisaient parmi les bancs renversés, hommes, femmes et enfants massacrés, démembrés dans leurs habits du dimanche. Des bras jonchaient les allées, tendus comme pour supplier encore miséricorde, implorer des secours qui n’étaient pas venus, des mains s’entassaient comme autant d’offrandes, des têtes plantées sur les balustrades poussaient des hurlements muets. Douglas et Louis suivirent lentement l’allée centrale en scrutant les ombres. Dans la cour, tout le monde se taisait ; on savait ce qui allait suivre. Même Brett retenait son souffle.

Une rage froide figeait les traits de Douglas ; le pistolet dans une main, l’épée dans l’autre, il avançait dans l’église comme un loup sur la piste de sa proie. Tout dans son attitude exprimait une horreur et une colère à peine contenues. Louis s’arrêta près d’un enfant, l’abdomen ouvert d’un flanc à l’autre ; il s’agenouilla et tendit lentement la main pour fermer ses paupières sur ses yeux fixes. La caméra zooma sur le visage familier, sans beauté, du Traquemort ; il paraissait… las. Quelle perversion ! semblait-il dire. Comment peut-on commettre de pareilles atrocités ? Et, tout à coup, son expression éteinte s’effaça pour laisser la place à une détermination rigide, inflexible. Louis allait tuer quelqu’un, cela ne faisait aucun doute.

Au fond de l’église, ils arrivèrent devant un épais rideau. Douglas l’arracha et le jeta de côté d’un geste violent, et un spectacle digne de l’enfer s’offrit à sa vue. On s’était servi de l’autel pour accomplir des sacrifices – de nombreux sacrifices. Le bloc de marbre tout entier dégoulinait de sang frais. Derrière lui, au mur, on avait crucifié le prêtre la tête en bas puis on lui avait ouvert la gorge. Et cinq ou six membres du Club de l’Enfer, plus ou moins transformés en démons dans des boutiques corporelles clandestines (peau écarlate, cornes en volutes au front, sabots fourchus à la place des pieds) buvaient à tour de rôle le sang qui coulait de l’entaille et qu’ils recueillaient dans le calice d’argent qui servait aux offices.

La brutale disparition du rideau qui les cachait coupa net leurs éclats de rire. Ils se retournèrent brusquement et leurs traits se décomposèrent quand ils virent Douglas et Louis. Leur assurance et leur jubilation démoniaque les abandonnèrent à l’instant, et il ne resta en eux que la peur. Leurs mains se portèrent vers leurs armes ; d’un tir de disrupteur, les parangons abattirent les deux plus rapides puis ils foncèrent sur les autres, l’épée brandie, Douglas en criant des propos que la rage rendait inintelligibles, Louis sans un mot. Un des démons tenta de résister, et Douglas l’éventra d’un coup de tranchant ; l’homme s’écroula en hurlant sur le pavé rouge de sang et lâcha son épée pour retenir ses viscères qui s’épanchaient de la large entaille. Le parangon lui assena le talon de sa botte sur le crâne pour le faire taire. Les autres regardèrent tour à tour les deux hommes puis laissèrent tomber leurs armes.

Douglas les dévisageait d’un air terrible, la respiration rauque, les doigts si crispés sur la poignée de son épée que ses jointures blanchissaient. Il était prêt à les tuer, nul ne pouvait en douter à voir son expression. Il avança d’un pas et les démons reculèrent d’autant, apeurés. Louis ne quittait pas son compagnon des yeux mais ne disait rien – et, pour finir, Douglas baissa son épée. Les deux parangons passèrent les menottes aux démons, et les trois prisonniers prirent grand soin de n’offrir aucune résistance. Louis appela une équipe médicale pour s’occuper de leur camarade inconscient qui se vidait de son sang par terre, puis Douglas et lui poussèrent les autres sans ménagements dans l’allée centrale, vers la porte. À cet instant, un des démons aperçut la caméra de reportage qui flottait en l’air devant eux, et il éclata de rire.

« Salutations, spectateurs par millions ! Le spectacle vous a plu ? Nous l’avons mis en scène rien que pour vous !

— La ferme ! fit Douglas en lui donnant une bourrade si rude que l’autre trébucha et faillit tomber.

— Ne vous fatiguez pas à chercher un sens à tout ça, reprit le démon avec un rictus haineux à l’adresse du parangon. Rien de ce qui se passe aujourd’hui ne signifie quoi que ce soit. Vous ne pouvez pas défaire ce que nous avons fait ici ! Vous pouvez nous juger, nous emprisonner, nous détester, ça n’empêchera pas que tout le monde soit mort dans cette église et que nous ayons eu raison, et vous n’y pouvez rien !

— Erreur, intervint Louis Traquemort. Nous pouvons nous servir de vous pour faire un exemple. »

Au ton que le parangon avait employé, le démon perdit contenance un instant mais se reprit aussitôt. Il s’arrêta, fixa un regard noir sur Louis et refusa d’avancer.

« Pourquoi ne pas nous tuer sur-le-champ, parangon ? » Il eut un large sourire sardonique. « Pourquoi attendre la décision du tribunal ? Pourquoi ne pas rendre votre jugement vous-même ? Vous en mourez d’envie !

— Parce que nous valons mieux que vous, répondit le Traquemort. C’est notre charge. »

L’image se figea sur le visage de Louis, grave et résolu, puis l’écran s’éteignit. Les conversations reprirent peu à peu dans la cour. Brett, lui, avait envie d’applaudir : il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu un si bel exemple de montage vidéo. On avait choisi soigneusement la scène des démons à titre de réponse directe au comportement de Finn aux Arènes : on tenait à transmettre un message bien précis sur le genre de souverain que Douglas se voulait et sur l’attitude qu’il attendait de ses parangons.

Brett aurait aimé devenir parangon, recevoir l’adulation, l’adoration des masses et avoir toujours raison. Mais il était un Hasard, descendant bâtard d’une longue lignée de bâtards, de hors-la-loi et de voleurs ; alors il avait choisi la voie de l’escroquerie – et, il fallait le reconnaître, il y excellait. Il déroba au passage le portefeuille d’un homme politique parce que l’occasion s’en présentait et continua de distribuer de longues flûtes de champagne frais à ceux qui avaient besoin d’un remontant après le spectacle auquel ils venaient d’assister.

Tout à coup, la cour éclata en acclamations : les parangons Louis Traquemort et Finn Durendal venaient d’arriver. Les gens crièrent, applaudirent, tapèrent des pieds puis se ruèrent pour leur serrer la main et leur taper dans le dos. Seul, peut-être, Brett remarqua que les parlementaires restaient en arrière et observaient la foule pour voir combien allaient vers Louis et combien vers Finn. Louis jouissait d’une grande popularité mais on s’agglutinait surtout autour du Durendal. Une phrase comme « parce nous valons mieux que vous » avait de la gueule, mais la vengeance, voilà qui réchauffait vraiment le peuple.

Douglas s’avança et l’on s’écarta sur son passage avec force courbettes et révérences. Il serra Louis sur son cœur, puis Finn. On applaudit puis, sur un geste du futur roi, on recula et on se détourna pour laisser un peu d’intimité aux trois hommes. Finn regarda Douglas, les sourcils levés.

« Tu viens me taper sur les doigts, Douglas ?

— Tu es parangon, Finn, non pas bourreau.

— Tu doutes de la culpabilité des Elfes ?

— Pas le moins du monde, et je n’ai pas une larme à verser sur eux ; mais nous représentons la loi.

— Vraiment ? Je croyais que nous représentions la justice du roi.

— Exact, intervint Louis : du roi ; pas la nôtre. »

Finn se tourna vers lui avec un sourire empreint d’un mépris à peine dissimulé.

« Tu n’as jamais eu beaucoup de goût pour la vengeance, hein, Louis ? Ni le cran, d’ailleurs.

— Je préfère la loi, répondit le Traquemort, impavide. L’individu n’a pas le droit de décider de la vie et de la mort de quiconque ; n’est-ce pas pour ça que mon ancêtre révéré a renversé Lionnepierre autrefois ? Nous sommes le bras de la justice du roi, non ses tueurs à gages.

— Ça suffit, déclara Douglas. Je ne veux pas de disputes entre mes amis, surtout le jour de mon couronnement. Vous avez fait tous les deux du bon boulot dans des circonstances difficiles ; laissez tomber.

— Pour le moment, fit Louis.

— Oui, répliqua Finn : pour le moment.

— Où est ton père ? demanda le Traquemort.

— Il se repose en coulisses, répondit Douglas. Je lui ai trouvé l’air un peu fatigué, alors je l’ai envoyé s’allonger en attendant le début de la cérémonie.

— Sait-il ce que Finn a commis en son nom ?

— Guillaume n’a plus d’opinion qui vaille depuis des années, intervint le Durendal avec calme. Tu feras un roi d’une autre trempe, n’est-ce pas, Douglas ? Tu as été parangon, tu sais comment ça se passe dans la réalité ; avec toi, nul ne pourra en détourner le regard. »

L’intéressé fronça les sourcils. « Mon père reste ton roi ; je t’interdis de parler de lui ainsi, aujourd’hui comme plus tard. C’est clair ? »

Finn courba aussitôt la tête. « Naturellement ; je te présente mes excuses. Je ne voulais pas me montrer irrespectueux. Je… je suis encore sous le choc du massacre qu’ont perpétré les Elfes dans les Arènes.

— Bien sûr ; je comprends. Nous en sommes tous choqués. » Douglas jeta un coup d’œil alentour pour s’assurer que nulle oreille ne traînait trop près, que les caméras avaient l’objectif pointé ailleurs, et il fit signe à ses deux compagnons de se rapprocher de lui. « Il y a un point dont nous devons discuter avant la cérémonie ; il s’agit de la nomination d’un nouveau champion royal après mon couronnement. »

Louis et Finn acquiescèrent de la tête. On ne parlait de rien d’autre entre parangons depuis l’annonce de Douglas, quelques semaines plus tôt. L’Empire n’avait pas connu de champion royal depuis deux siècles, depuis que Kit Estivîle, dernier détenteur du titre, avait péri dans des circonstances mystérieuses peu après avoir pris ses fonctions. On n’avait jamais attrapé ni même identifié son assassin, et, depuis sa mort, certains y allaient de leurs théories sur l’une ou l’autre conspiration ; d’autres, plus nombreux, soutenaient qu’une malédiction pesait sur la charge. Mais deux cents ans avaient passé, et Douglas n’était pas homme à croire aux superstitions.

« La nomination d’un champion doit marquer le point saillant de mon accession au Trône, dit-il, afin de montrer à tous que j’ai l’intention de régner différemment de mes prédécesseurs, que, même si je ne suis plus parangon, la justice pour tous restera mon objectif premier. Mon champion ne me servira pas seulement de garde du corps et de symbole : il détiendra un rang, une position et un pouvoir égaux à ceux de n’importe qui au Parlement, plus que n’en a jamais eu aucun parangon. Ça ne plaira pas aux députés mais ils n’oseront pas me défier le jour de mon couronnement, d’autant que j’ai déjà accepté de leur rendre un service… Mon champion mènera le combat contre les ennemis de l’humanité, les Elfes, la Cour fantôme, le Club de l’Enfer. Nous les pourchasserons jusque dans leurs cachettes les plus reculées. Ma justice sera rendue au vu et au su de tout l’Empire.

— Ça me crispe, quand tu essayes tes discours sur nous, dit Louis.

— C’est pour ça que tu refuses d’annoncer le nom de ton champion avant le dernier moment ? demanda Finn. Pour que le Parlement ne puisse pas influer sur ton choix ?

— Gagné.

— Tu pourrais bien te préparer des ennuis, fit le Traquemort. Qui que tu désignes, tu vas décevoir beaucoup de monde ; Dieu sait que les parangons ont déjà l’esprit de compétition en temps normal, mais ils se défoncent maintenant dans l’espoir d’attirer ton attention. Et puis n’y a-t-il pas un risque que le Parlement voie dans cette résurrection du poste de champion une tentative de ta part pour faire des parangons ta petite base de pouvoir personnelle ? Une armée privée pour te fournir un appui si jamais tu décidais de t’opposer aux souhaits du Parlement ?

— Mais, autrement, comment faire bouger les choses ? Écoute, Louis, moi, je ne compte pas ; le pouvoir ne me tente pas. Je n’ai jamais voulu devenir roi, tu le sais, et je serais ravi de rester parangon le reste de mes jours. Mais, puisqu’on m’oblige à monter sur le Trône, j’ai l’intention de faire le meilleur boulot possible – pas pour moi : pour mon peuple. Je compte le protéger de ces saloperies d’Elfes et d’un Parlement devenu trop sûr de son autorité, trop éloigné des besoins des gens. En certaines occasions, il ne peut pas ou ne veut pas prendre les bonnes décisions, les décisions nécessaires, parce que les députés craignent pour leur réélection s’ils votent un décret impopulaire. Moi, à l’inverse, je me contrefiche qu’on m’éjecte du Trône ou non.

— Il nous faut un roi fort, dit Finn. Nous avons vu le mal de près, toi et moi, nous l’avons combattu face à face, nous avons marché dans le sang des innocents. Les coupables doivent être punis. »

Douglas acquiesça de la tête. « Je n’aurai que ce seul but en tête : protéger le peuple.

— Et qui le protégera de toi ? » fit Louis à mi-voix.

Le futur souverain sourit. « Mais mon champion, naturellement ! Parce qu’il sera le champion du peuple autant que celui du roi.

— Tu attends beaucoup de celui que tu choisiras.

— Oh ! je l’ai déjà choisi et j’ai toute confiance en lui. Mais n’espérez pas que je vous révélerai son nom ; vous savez comme j’aime les surprises. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je crois que j’ai rendez-vous avec quelqu’un en coulisses, avant la cérémonie. Mon père le roi vient de m’apprendre que je vais me marier, que ça me plaise ou non.

— Il a le droit de faire ça ? » Louis n’en croyait pas ses oreilles. « Les mariages arrangés sont passés de mode depuis la disparition des Familles, enfin !

— Pas en ce qui concerne le roi, répondit Douglas avec une moue dépitée : plus qu’un métier, c’est un destin.

— Alors qui vas-tu épouser ? demanda Finn. À tous les coups, une aristo pourrie par la consanguinité, couverte de furoncles et qui zozote !

— En fait, dit Douglas en rosissant légèrement, il s’agit de Jésamine Florale.

— Vérole de Dieu ! » s’exclama Louis, si fort que les gens à proximité se retournèrent. Il baissa la voix et se rapprocha du futur souverain. « Jésamine Florale ? La vraie ? Nom de Dieu ! J’ai tous ses enregistrements… »

Finn, lui, considéra Douglas d’un air pensif. « Morceau de choix, en effet. Mais… c’est le Parlement et non ton père qui a décidé ce mariage, non ? Tu comptes laisser les députés t’imposer leur diktat dès le début de ta carrière ? Ça risque de créer un précédent que tu pourrais regretter plus tard.

— Mais enfin, intervint Louis, on parle de Jésamine Florale, là ! Je ferais des kilomètres à plat ventre sur du verre pilé rien que pour un sourire d’elle !

— Je ne suis pas en position de m’opposer aux souhaits du Parlement, dit Douglas ; en tout cas, pas encore. Et ses arguments sont d’une logique imparable : il faut au roi une reine propre à tenir son rôle ; en outre, le choix de Jésamine Florale emportera l’adhésion populaire… J’aurais pu tomber beaucoup plus mal…

— Tu n’auras plus de temps à consacrer à tes vieux copains désormais, fit Louis avec un sourire égrillard. Les gugusses comme Finn et moi vont être interdits de cour pour cause de mauvaise influence sur toi. »

Douglas saisit le bras du Traquemort. « Rien ne nous séparera jamais, Louis, ni le Trône ni mon mariage, après tout ce que nous avons vécu ensemble. Tu es le seul véritable ami que j’aie jamais eu. Nous en reparlerons après la cérémonie ; pour l’instant, je dois aller faire risette à ma future épouse. Si vous vous tenez bien, tous les deux, j’essayerai de vous obtenir un autographe. »

Là-dessus, il s’éloigna à grands pas dans la foule, avec un air si renfrogné que les gens s’écartaient précipitamment de son chemin. Louis et Finn le suivirent des yeux, échangèrent un regard et secouèrent lentement la tête.

« La journée se révèle pleine de surprises, fit le premier.

— Certaines plus importantes que d’autres, répondit le second. Il aurait quand même pu nous apprendre le nom de son champion ; qui est plus proche de lui que nous ?

— Arrête ta frime : tout le monde sait que ce sera toi. De tous les parangons, tu as la plus longue carrière et des états de service inégalés. Il faudrait qu’il soit fou pour décerner cet honneur à un autre ; tu as deux fois plus d’expérience que nous tous. Tu es le meilleur combattant de l’Empire.

— Et l’homme le plus droit, ne l’oublions pas, enchaîna Finn d’un air solennel ; ainsi que le plus modeste, naturellement.

— Oui, bien sûr ; mais il faut dire que tu as de quoi être modeste. »

Ils rirent discrètement puis parcoururent du regard la cour bondée. Ils n’avaient pas grand-chose à faire en attendant la cérémonie ; Louis harponna deux flûtes de champagne à un serveur de passage et tous deux burent en silence. Le Traquemort n’avait jamais entretenu de doute sur l’identité du futur champion : Finn était le plus grand parangon de tous les temps, chacun le savait ; en outre, il servait sur Logres – l’enfant du pays qui avait (très bien) tourné. Tout l’Empire connaissait les exploits du guerrier et du héros en bonne voie pour devenir une légende de son vivant.

Même s’il prenait parfois des initiatives un peu extrêmes.

Louis, pour sa part, ne s’était jamais jugé digne de devenir champion – déjà, les trois quarts du temps, il ne se sentait même pas digne de porter le nom mythique du Traquemort. D’ailleurs, il ne descendait même pas de lui directement ; la lignée d’origine avait péri avec David, sur Virimonde. Techniquement, Owen restait catalogué comme « disparu au combat »… mais, au bout de deux cents ans, seuls les plus dévots croyaient encore à son retour. Toutefois, le nom conservait une telle popularité que le roi Robert avait relevé une branche latérale de la famille et l’avait baptisée Traquemort ; et chacun de ses membres avait été parangon. Louis n’avait jamais aspiré à une autre carrière. Le jour où il avait quitté Virimonde, la planète qu’il avait choisie pour y exercer son office, pour Logres afin d’y effectuer son stage de confirmation, jamais de son existence il n’avait été plus heureux ni plus fier.

Pourtant, il ne comptait pas faire carrière jusqu’à la fin de ses jours : le métier de parangon convenait aux jeunes, à des célibataires sans enfants, sans personne pour les pleurer si un jour ils ne rentraient pas à la maison. Beaucoup mouraient dans la fleur de l’âge. Finn, lui, abordait la cinquantaine ; aucun parangon n’avait jamais servi aussi longtemps, et Louis ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi il continuait. Certes, il faisait un travail gratifiant, un travail nécessaire avec de nombreuses récompenses à la clé, mais la plupart des parangons prenaient leur retraite la trentaine venue pour devenir des célébrités des médias, pleines aux as et libres comme l’air. Mais Finn, lui, persévérait.

Finn Durendal ne se laissait pas cerner facilement. Il donnait rarement des interviews, même aux administrateurs de ses propres sites, et, quand cela lui arrivait, il n’avait pas grand-chose à dire : quelques phrases toutes faites sur la justice et l’honneur de servir comme parangon. Manifestement, il adorait casser du vaurien, mais cela ne constituait tout de même pas un motif suffisant pour exercer si longtemps un métier aussi dangereux. Quel homme pouvait préférer un tel métier au confort d’un foyer et aux plaisirs d’une vie familiale ? Il ne manquait pas de femmes dans la vie de Finn – on le voyait toujours accompagné de quelque nouvelle beauté dans les magazines à ragots –, mais aucune ne restait bien longtemps à ses côtés.

« Pourquoi ? » demanda brusquement Louis, et Finn se tourna vers lui sans étonnement apparent.

« Tout le monde finit par me poser la question un jour ou l’autre ; toi, tu as attendu plus longtemps que la majorité. Eh bien… d’abord parce que j’ai toujours été seul. Tout seul ; pas de famille, pas de grand amour, personne qui tienne assez à moi pour rester près de moi. Je crois que je ne suis pas doué pour les relations avec les autres. Et ensuite… parce que j’ai du talent pour ce boulot ; je le fais mieux que personne. Je suis le plus grand parangon de tous les temps ; j’ai plus de médailles, plus de citations, plus de criminels abattus à mon actif qu’aucun autre. Et aujourd’hui je vais devenir champion, protecteur non pas d’un seul monde mais de tout l’Empire. Un jour, j’aurai mon image sur un de ces vitraux ; mon nom éclipsera même le tien.

— Tant mieux, dit Louis, vraiment. Tu l’as mérité.

— C’est vrai. » Finn regardait toujours les vitraux. « Un de mes ancêtres, le seigneur Durendal, était un héros. L’histoire de ma famille regorge de ses exploits, de ses aventures extraordinaires, de ses hauts faits d’exception – pourtant tout le monde l’a oublié. On ne voit nulle part de vitrail à son effigie. Il s’est rendu dans le Noirvide, envoyé par l’empereur, à la recherche de Haden la perdue et du Négateur. Il n’est jamais revenu ; nul ne sait ce qui lui est arrivé. Il a échoué dans sa mission et on l’a oublié. Il y a une leçon précieuse à en tirer, Louis. »

C’est pour ça que tu continues à te battre ? songea le Traquemort. Parce que tu ne veux pas qu’on te voie échouer, même en prenant ta retraite ?

Tout haut, il dit :

« J’ignorais que tu descendais de l’aristocratie.

— Il n’est pas très avisé de le crier sur les toits aujourd’hui, répondit Finn en haussant les épaules. De toute manière, le temps des Familles ne me manque pas ; je préfère de loin mon statut de parangon. On pourrait dire que nous formons la nouvelle noblesse par notre fortune, notre pouvoir et l’idolâtrie que nous suscitons, mais une noblesse acquise par le courage et le mérite plutôt que par les hasards de la naissance. Imagine-toi que je possède une fortune que n’a jamais connue mon clan jadis ! Tout ça grâce à trente et quelques années d’études de marché et d’investissements soigneusement calculés. Tu devrais essayer, Louis ; de nous tous, tu es le seul à ne même pas avoir un jouet à son effigie.

— Devenir riche ne m’a jamais intéressé ; et j’ai toujours eu l’impression que spéculer sur mon nom le… le rabaisserait. Je ne porte aucun jugement sur ceux qui le font ; je dis seulement ce n’est pas pour moi. »

Finn le considéra d’un œil songeur. « Quelle grandeur d’âme, Louis ! Je dois avouer… que je me suis demandé un moment si Douglas n’allait pas te choisir comme champion rien que pour ton nom, “Traquemort” ; il éveille toujours des échos dans la conscience populaire, il a du pouvoir, et Dieu sait que Douglas est un grand sentimental ! »

Louis haussa les épaules.

« Les légendes doivent rester dans le passé, à leur place. Je préfère qu’on me juge sur mes propres actes. Je n’ai jamais eu envie de devenir champion, Finn ; pour ce boulot, il faut quelqu’un qui s’y connaisse en politique et sache jouer le jeu, or je n’y comprends rien et, pour être franc, je m’en fiche totalement. Je suis parangon et je n’ai jamais rien désiré d’autre.

— Heureux qui ne nourrit pas d’ambition, dit Finn. Mais plus heureux encore qui vise haut et entretient de grands rêves. »

Louis le regarda. « Quoi ? »

 

*

 

 

1 Svartalfar : Elfes noirs de la mythologie scandinave (NdT).