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AMITIÉS ET INFLUENCES

LE PARLEMENT était le socle de la politique humaine, le pivot inébranlable de la loi et de la justice autour duquel tournait la vaste roue de l’Empire. Toutes les grandes décisions naissaient des débats qui agitaient la Chambre, et elles établissaient un cadre juridique et moral à l’existence de tous les citoyens dans l’immensité de l’Empire moderne. Le Parlement le répétait sur tous les tons ; c’était donc vrai. Il existait d’ailleurs un service doté d’un solide budget financé entièrement par le Parlement, dont la tâche consistait à expliquer aux habitants de l’Empire que leurs députés faisaient un excellent travail ; car, après tout, comment les gens pouvaient-ils se rendre compte qu’ils vivaient un âge d’or si les médias ne le leur rappelaient pas constamment ?

On ne cachait rien aux citoyens ; tous les faits étaient disponibles, positifs comme négatifs, dans une transparence totale. Mais, à moins de savoir où chercher, quelles questions poser, à qui les soumettre et dans quel contexte placer les réponses, les informations restaient assez obscures. Aussi la plupart des gens s’en désintéressaient-ils : les professionnels qui siégeaient au Parlement devaient savoir ce qu’ils faisaient. On vivait un âge d’or, non ?

Les représentants du peuple se réunissaient dans un grand bâtiment, édifice bien connu et affectionné du Défilé des Innombrables. Dessinée deux siècles plus tôt par un des architectes les plus en vue et les plus respectés du temps du roi Robert, la Chambre, tout en verre et en acier brillant, s’étendait en longues courbes organiques, frappantes à l’œil et néanmoins reposantes. L’immense réalisation avait raflé tous les prix de son époque, y compris certains qu’on avait créés spécialement pour elle. Seuls quelques grincheux affirmaient que, si on suivait assez longtemps du regard ses ondulations, on risquait d’attraper le mal de mer.

Et tous ceux qui possédaient un écran d’holovision connaissaient la grande salle du Parlement où se traitaient toutes les questions d’importance. Le large hémicycle des députés faisait face au Trône d’Or d’où le roi officiait comme président, et chaque siège représentait un monde de l’Empire. Au dernier recensement, sept cent cinquante planètes détenaient un siège à la Chambre tandis que cinq cents autres attendaient avec impatience que leur population atteigne un chiffre qui leur ouvre droit à un siège et une voix. Les députés ne s’exprimaient pas tous en même temps, naturellement : ils obéissaient à des règles strictes d’ordre et de préséance, ils devaient soumettre leurs questions à l’avance, et il fallait être bien cynique pour souligner la facilité avec laquelle certains intérêts pouvaient décider quelles voix se feraient entendre ou non.

De part et d’autre de l’hémicycle se trouvaient les « strapontins » (naturellement, nul ne les désignait ainsi officiellement) : à gauche, les représentants des clones et des espsis ; à droite, les IA et les extraterrestres, qui pouvaient intervenir régulièrement mais… pas très souvent. Il y a toujours des questions plus pressantes, que voulez-vous…

La seule période où tout le monde avait (en théorie) une chance de s’exprimer était celle des grands débats, où l’on abordait les sujets de politique générale. Et, comme par hasard, le premier jour du roi Douglas en tant que président de la Chambre coïncida avec le premier débat de ce genre depuis des mois, sur la question particulièrement épineuse des droits et de la représentation des non-humains au Parlement et dans l’Empire dans son ensemble. Évidemment, il ne s’agissait nullement d’une coïncidence : les députés jetaient Douglas directement dans le grand bain pour voir de quelle trempe il était. Tous les médias devaient assister à la séance – non seulement les chaînes qui diffusaient des informations vingt-quatre heures sur vingt-quatre et qu’adoraient les accros à la politique et aux nouvelles, mais aussi celles qui se spécialisaient dans le sensationnel et les célébrités. Que le nouveau roi réussisse à imposer son cachet sur le processus politique ou au contraire se prenne les pieds dans le tapis et se donne l’air d’un minus complet, nul ne voulait manquer cela. Jamais depuis des mois le Parlement n’aurait connu pareille audience, et ses honorables membres passaient encore plus de temps que d’habitude au maquillage afin de se présenter sous leur meilleur jour à leurs électeurs.

Naturellement, les séances de la Chambre n’étaient que la vitrine publique de la politique moderne, et la plupart des citoyens s’en satisfaisaient. Ils ignoraient tout du dédale d’étroits couloirs et de petites salles qui constituaient la majeure partie du Parlement et où ceux qui travaillaient réellement à gouverner l’Empire se réunissaient en comités restreints pour brandir des documents, discuter âprement, boire des litres de mauvais café et marchander sur les vraies décisions de la vie quotidienne. Les représentants élus choisissaient certes les grandes orientations, mais c’était la petite armée des fonctionnaires qui déterminait quels projets mettre en branle et quand – et malheur au député qui avait la bêtise de l’oublier ! Le vrai pouvoir ne se trouve jamais où on le croit, et, comme dans le spectacle, ce qui se passe en coulisse compte autant que ce que voit le public.

Dans une de ces petites salles, à l’écart de la Chambre et de sa cohue, le nouveau roi et ses conseillers préparaient activement sa première en tant que président. Plus exactement, Douglas Campbell était avachi sur une chaise dans un coin tandis qu’autour de lui tout le monde s’affairait. Il portait ses robes royales, mais elles avaient déjà l’air froissées et plus très nettes, comme s’il avait dormi dedans. Il avait posé sa couronne sur un meuble à dossiers parce que son poids lui donnait la migraine et lui irritait le front. Son expression s’assombrissait à mesure qu’il s’absorbait dans l’épaisse liasse de documents qu’Anne Barclay lui avait fourrée dans les mains dès son arrivée, en supplément de toute la paperasse qu’elle l’avait obligé à étudier la veille au soir. Information égalait munitions, et il ne pouvait se permettre de se trouver démuni si un député lui posait une question ciblée. Les parlementaires pouvaient se spécialiser mais le roi, lui, devait tout savoir sur tout, ou au moins se montrer capable de donner le change.

Louis Traquemort examina une dernière fois les systèmes de sécurité puis alla se placer aux côtés de son souverain, mal à l’aise – gêne due surtout à sa nouvelle tenue de champion qu’Anne l’avait forcé à enfiler. Elle l’avait fait dessiner exprès pour lui, et il aurait bien préféré qu’elle s’en abstienne : l’armure, tout en cuir noir, moulait étroitement ses formes et portait, stylisée, une couronne d’or en bas-relief sur la poitrine, pile à l’emplacement du cœur – une cible idéale, selon Louis. En outre, il se sentait à l’étroit, voire comprimé là où il ne fallait pas, et le cuir émettait des crissements sonores au plus petit mouvement. Néanmoins, il avait conservé ses vieilles armes familières, épée et disrupteur, dont la présence sur ses hanches, à portée de main, le rassurait. Anne avait voulu lui donner une épée de cérémonie clinquante, mais il avait refusé tout net ; on ne tient pas bien une poignée incrustée de pierres précieuses.

Jésamine Florale, la future souveraine, voletait dans la pièce exiguë comme un papillon magnifique, resplendissante, vêtue de tissus fluides aux tons pastel et parée de bijoux scintillants, et elle se posait ici et là, chaque fois que quelque chose attirait sa curiosité. On lui avait tiré les cheveux en arrière, retenus en un chignon sans fantaisie, et on l’avait maquillée de façon discrète, mais elle gardait une présence éclatante au charme exacerbé. Anne s’était donné bien du mal pour lui expliquer avec tact qu’elle ne devait pas faire d’ombre au roi pour sa première apparition publique à la Chambre, mais, à part se mettre un sac sur la tête, Jésamine ne pouvait pas changer grand-chose à sa séduction innée : elle éblouissait naturellement. Pour ne rien arranger, comme elle n’avait rien de spécial à faire, elle s’intéressait à tout et se mettait dans les jambes de tout le monde.

La pièce était littéralement bourrée d’ordinateurs et d’équipements de surveillance et de sécurité dernier cri, dont certains si récemment installés que leurs emballages s’empilaient encore dans un angle. Des modes d’emploi s’étalaient un peu partout, les pages déjà remplies de signets et abondamment cornées ; des appareils hétéroclites avaient été superposés au petit bonheur, de façon souvent précaire et inquiétante, et un mur entier disparaissait derrière plusieurs rangées d’écrans qui affichaient des images changeantes des différentes sections de la Chambre. Il y avait aussi un processeur alimentaire de dernière génération et un appareil étrange censé prodiguer un café de première qualité – à condition de percer le mystère de son fonctionnement.

Anne Barclay, vêtue d’un de ses élégants tailleurs gris, allait et venait vivement entre les ordinateurs et les écrans de surveillance, étudiait furieusement les informations qui lui parvenaient et marmonnait entre ses dents en jetant des notes sur son agenda personnel. Elle était dans son élément et n’aurait échangé sa place pour rien au monde. Elle avait passé la plus grande partie de la nuit et toute la matinée à préparer la voie pour le grand jour de Douglas – et si l’échec se trouvait au bout, quelqu’un paierait qui ne serait sûrement pas elle. Elle avait tiré toutes les ficelles, demandé tous les renvois d’ascenseur qu’on lui devait, bousculé, cajolé toutes les personnes bien placées et couvert toutes les éventualités imaginables ; mais, par nature, la politique réserve toujours des surprises, en général désagréables.

Enfin à court de sujets de curiosité, Jésamine débarrassa une chaise des emballages vides qui l’encombraient et s’y laissa choir en croisant ses longues jambes d’un mouvement élégant. Elle poussa un soupir sonore pour attirer l’attention et déclara : « J’adore la façon dont tu as décoré cette pièce, Anne chérie. C’est tout à fait toi.

— À l’origine, Robert et Constance la gardaient pour leur usage privé, répondit l’intéressée sans lever les yeux de son travail, afin d’avoir un coin où bavarder, comploter, tirer des plans en privé sans qu’on les dérange sans cesse. Plus tard, ils en ont fait un centre de collecte et de tri de renseignements afin de se tenir toujours au courant de tout. Ils disposaient du meilleur matériel et, apparemment, ils s’en servaient eux-mêmes pour n’avoir pas à s’inquiéter de trouver du personnel de confiance. À cette époque, la question de savoir qui devait gouverner, du roi ou du Parlement, restait indécise, et, dans cette situation politique fluctuante, Robert et Constance tenaient à toujours savoir où ils en étaient.

» À l’inverse, Guillaume et Niamh ont hérité d’un ordre beaucoup plus stable et se sont apparemment satisfaits de le laisser se diriger tout seul. Autant que je sache, ils se sont rarement servis de cette pièce, si tant est qu’ils y aient jamais mis les pieds. Guillaume se rendait à la Chambre quand son rôle l’exigeait, hochait la tête quand il le fallait et quand il pensait qu’on le regardait, et gardait son énergie pour les cérémonies d’État et les apparitions publiques – dans lesquelles, il faut le dire, Niamh et lui faisaient montre d’un grand talent ; personne ne savait sourire et saluer de la main comme eux.

» J’ai appris l’existence de cette pièce en lisant les notes privées de Robert, dont j’ai hérité en devenant directrice du protocole, mais j’ai dû avoir recours aux plans d’origine du Parlement pour la trouver. Quand j’y suis enfin entrée, tout était couvert d’une couche de poussière de plusieurs centimètres ; quant au matériel, il datait tellement que je n’aurais pas été étonnée de m’apercevoir qu’il fonctionnait à la vapeur. J’ai dû remonter ce centre d’opérations de A à Z. »

Douglas leva les yeux de ses documents. « Une seconde : qui paye les factures de cet équipement ? »

Anne eut un grognement dédaigneux. « Pas vous. En tant que chef du protocole, je dispose d’un budget plus que généreux ; en outre, je suis prête à falsifier les livres de comptes le cas échéant. Continuez à faire vos devoirs. »

Jésamine se tourna vers Douglas. « Comment va ton père, mon chéri ? Il s’habitue à la retraite ?

— Comme un canard à l’eau. » Il laissa tomber sa liasse sur ses genoux, heureux de ce prétexte pour s’interrompre. « Il s’est retiré dans sa propriété de campagne, il a relevé le pont-levis et il s’amuse avec ses ordinateurs à jouer l’historien qu’il a toujours voulu être.

— Je parie qu’il n’a rien qui ressemble même de loin au matériel que je vous ai réuni, dit Anne en s’arrêtant enfin de courir en tous sens pour contempler la pièce d’un air triomphant. Certaines de ces machines sont tellement récentes qu’elles viennent tout droit des centres de recherche, et, si ces ordinateurs avaient une miette d’intelligence en plus, ils postuleraient pour entrer chez les IA de Shub. On peut prévoir les tendances, extrapoler à partir des toutes dernières nouvelles et mieux estimer l’avenir que les meilleurs analystes politiques. Je reçois ici un flot constant de données en provenance de tous les mondes civilisés de l’Empire, de toutes les chaînes informatives et sensationnalistes, le tout étiqueté pour bien séparer le nécessaire de l’inutile. Et n’oublions pas les renseignements discrets et juteux que m’envoient sans cesse mes agents de surveillance. Douglas, vous allez devenir le président le plus sage, le plus vigilant et le mieux préparé que la Chambre ait jamais connu ; nos pauvres députés ne comprendront pas ce qui leur arrive ! D’autant que j’ai réussi à me brancher sur les réseaux internes de sécurité du Parlement : d’ici, nous pouvons voir en direct tout ce qui se passe dans le bâtiment.

— Tout ? » Douglas haussa les sourcils.

« Bon, d’accord, peut-être pas tout ; il reste quelques zones où je n’ai pas accès, des planques comme la nôtre qui ne figurent pas sur les plans officiels. Mais nous disposons d’une vue d’ensemble bien supérieure à celle de n’importe qui, et nous seuls connaissons l’existence de cette pièce. Personne ne viendra nous y observer en douce.

— Pardon, fit Jésamine en levant la main comme une écolière en classe, mais tu dis que nous nous servons des systèmes de sécurité du Parlement lui-même pour espionner les députés et leur suite… Est-ce bien légal ?

— Nous travaillons pour le roi, répondit Anne d’un air suffisant. S’il déclare que c’est légal, c’est légal.

— C’est légal, déclara Douglas.

— Tant que nous ne nous faisons pas prendre, ajouta Anne.

— Des intrigues, des secrets, du voyeurisme et peut-être même du chantage ! » Jésamine tapa dans ses mains avec enthousiasme. « Ah, mes chéris, j’ignorais qu’on pouvait s’amuser tellement en politique !

— Tant que nous ne nous faisons pas prendre, répéta Louis.

— Rabat-joie ! fit Jésamine. Ne jouez donc pas les éteignoirs, Louis ; nous embarquons pour la grande aventure ! Mettez-vous un peu dans l’ambiance. »

Le Traquemort la regarda d’un œil dubitatif puis se remit à tirer sur sa nouvelle tenue dans l’espoir de convaincre le cuir noir de s’ajuster un peu plus confortablement.

« N’y touche pas, Louis, dit Anne sans se retourner. Ça ne doit pas tomber autrement, ça fait partie de l’image. Tu as fière allure, là-dedans ; très spectaculaire.

— J’ai l’air d’un bourreau tout droit sorti d’un vieux feuilleton d’aventure, oui ! répliqua Louis avec un regard assassin en direction d’Anne, toujours dos à lui. Il ne me manque plus qu’une capuche et une hache, et les gamins se sauveront en hurlant devant moi dans la rue ! En plus, ça démange. Pourquoi ne pouvais-je pas garder ma vieille armure de parangon ?

— Parce que tu n’es plus parangon, répondit la directrice du protocole d’un ton patient en se retournant enfin pour fixer sur lui son regard le plus intimidant. Tu es le premier champion royal depuis deux siècles ; il faut des apparences qui correspondent au rôle.

— Moi, ça me plaît, dit Jésamine ; c’est très théâtral, comme tenue. Elle me rappelle celle de certains superméchants sado-maso des vieilles séries de Julian Skye.

— Là, tu vois ! s’exclama Louis. Je vais faire rigoler tout le monde, j’en suis sûr.

— Un peu de silence, s’il vous plaît, intervint Douglas. J’ai encore une tonne de paperasses à ingurgiter avant d’entrer en scène. » Il baissa les yeux vers la liasse posée sur ses genoux puis regarda sa directrice du protocole. « À quoi bon m’envoyer toutes ces conneries, Anne ? Ne pouvez-vous pas me donner les réponses nécessaires au fur et à mesure par mon canal com ?

— Si, à condition que vous vous fichiez de paraître hésitant et indécis – et si vous êtes prêt à courir le risque que le canal se brouille au moment le plus inopportun. Je choisirais cette solution si je tenais à vous donner l’air d’un guignol. Vous devez vous préparer à faire face à toutes les attaques des députés et de leurs conseillers. Les dernières pages des documents que je vous ai fournis sont particulièrement importantes : elles contiennent les plus récents rapports de mes agents sur les députés qui penchent en notre faveur, sur ceux qui s’opposent à nous, ceux qui refuseraient de se rallier même si on leur graissait la patte et ceux qu’une bonne prestation de votre part aujourd’hui pourrait faire basculer dans notre camp. Au Parlement, tout repose sur les alliances, les antagonismes et sur le passage des députés d’une opinion à l’autre en fonction des sujets abordés.

— Je croyais qu’il avait pour tâche de voter des lois, d’établir des cadres éthiques et de décider des questions de principes », fit Louis.

Les trois autres le regardèrent un long moment sans répondre. Enfin Jésamine se lança :

« Ne dites pas de bêtises, Louis. La Chambre vote à la majorité des voix ; si un député veut parvenir à ses fins, il doit convaincre ses collègues de soutenir son projet, et par conséquent passer des marchés : je vous soutiens sur ceci, vous me soutenez sur cela. Voilà comment marche la politique. Si vous cherchez la morale, allez voir du côté de l’Église.

— Excellent résumé, Jésamine, fit Anne. Tu m’étonnes ; tu as bûché le sujet ?

— Chérie, j’ai toujours eu pour principe d’étudier mes rôles à fond ; or la politique et le spectacle se ressemblent beaucoup, en fin de compte : tout se résume finalement à une question d’ego.

— Et vous parlez en orfèvre », enchaîna Louis d’un ton mielleux.

Jésamine lui adressa un sourire. « Je vous ferai payer cette remarque par d’atroces souffrances, mon cœur, c’est promis.

— Du calme, les enfants, fit Anne, ou maman va donner la fessée. Douglas, il est capital que vous fassiez bonne impression pour votre première intervention en tant que président. Vous devez vous imposer comme une figure incontournable mais sans parti pris. À la fin de la séance, il faut qu’on vous aime, qu’on vous admire, qu’on vous respecte et même qu’on vous craigne un peu.

— Tout ça en un seul jour ? demanda Douglas d’une voix légèrement plaintive. On ne pourrait pas commencer par un truc plus facile, comme marcher sur les eaux ?

— Tout se réduit à une question d’image, intervint Jésamine, d’apparence. Si tu joues ton rôle de façon suffisamment convaincante, tout le monde s’y laissera prendre – même toi ; ça se vérifie autant en politique que dans le monde du spectacle.

— Je ne jouerai pas un rôle, déclara Douglas d’un air grave. Je ne mentirai pas à la Chambre, je ne me ferai pas passer pour un autre. Je suis devenu roi pour donner l’exemple et je me tiendrai à cette ligne de conduite.

— Alors vous ne ferez pas long feu en politique, répondit Anne d’un ton agacé. Personne ne vous demande de mentir, Douglas ! Seulement de faire attention à vos propos et à la manière dont vous les présentez. On ne vous suivra pas si on ne sait pas précisément quel exemple vous voulez donner. Que vous ai-je répété hier soir ? Présentation, présentation, présentation ! »

Il poussa un grand soupir et se laissa aller contre le dossier de son fauteuil avec une moue boudeuse. « J’ai l’impression de revivre mon premier jour d’école : je ne connaissais rien ni personne, je me demandais où étaient les toilettes et si je n’avais pas oublié l’argent pour la cantine. Tout était tellement plus simple quand je servais comme parangon ! Et puis je me sens tout nu sans mes armes !

— On n’entre pas armé au Parlement, dit Anne d’un ton catégorique, ni vous ni personne ; autrement, on aurait droit à un duel chaque fois que quelqu’un se croit en passe de perdre une discussion. Louis a le droit de porter son attirail uniquement parce qu’en tant que champion c’est votre garde du corps officiel. Désormais, vos armes, c’est nous, Louis, Jésamine et moi. Vous nous pointez sur vos problèmes et nous les résolvons à votre place. Ne vous inquiétez pas, Douglas.

— Je ne m’inquiète pas ! Je veux juste… je veux juste en finir, agir, faire quelque chose ! Cette attente me rend dingue.

— Du calme… fit Louis en s’approchant de son ami. Laisse à l’ennemi le soin de se ronger les sangs. Nous savons tout de lui tandis qu’il ignore totalement nos projets. Sers-toi de cet avantage.

— Gardez votre sang-froid, dit Anne d’un ton apaisant. Ne vous laissez pas ébranler ; certains tenteront certainement de vous déstabiliser, mais, alors qu’ils croiront vous mettre à l’épreuve, en réalité c’est nous qui les étudierons pour trouver leurs points faibles, découvrir sur quels boutons appuyer pour obtenir les réactions désirées. Ils n’ont jamais connu d’autre roi et président que votre père ; ils auront trop l’habitude de n’en faire qu’à leur tête pour vous prendre au sérieux – jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Quand nous en aurons terminé, nous manipulerons les députés à notre guise parce que nous sommes plus intelligents et mieux préparés qu’eux.

— Non, déclara Douglas : je me préoccupe d’éthique, non de politique. Louis avait raison en partie : j’ai pour but d’œuvrer pour la justice, non de jouer les opportunistes ; par conséquent, je n’aurai jamais aucun doute, aucune incertitude sur ma position, et je ne me demanderai jamais si je dois ou non faire des compromis ; je n’en ferai pas. Ne l’oubliez jamais, Anne : notre but n’est pas d’écraser les autres mais de faire le bien.

— Oh, chéri, j’ai la chair de poule à t’entendre parler ainsi ! s’exclama Jésamine. Si tu es sage, je te montrerai où… Ah, que j’ai hâte d’être reine, assise à côté de toi sur mon trône à la Chambre, et de voir la tête de tous ces pauvres politicaillons quand tu les obligeras à prendre des décisions intègres pour une fois !

— Euh, Jésamine… fit Anne, en réalité, tu ne t’assiéras pas sur un trône à la Chambre, même une fois reine. C’est la tradition : le roi dispose d’un siège en tant que président, pas toi. »

Jésamine se tourna vers elle. « Je n’ai pas de trône au Parlement ?

— Non, Jésamine.

— Où est-ce que je m’assois alors ?

— Nulle part : tu restes debout à la gauche de Douglas, Louis à sa droite.

— Alors là, pas question que je joue au petit soldat ! Je ne vais pas rester plantée là à bayer aux corneilles ! s’exclama Jésamine d’un ton menaçant. Il y a longtemps que je ne joue plus les hallebardiers ni les faire-valoir. Je suis une star !

— Non, pas au Parlement, répondit Anne d’un ton égal. Tu n’y détiens aucune position officielle, et Douglas s’y trouve en tant que président, non en tant que roi. La reine n’a pas le droit d’intervenir dans les débats ni de voter. La Chambre ne t’accepte en son sein que pour te signifier son respect. Méfie-toi, Jésamine : le Parlement est un champ de bataille au même titre que les Arènes, et j’irai jusqu’à dire qu’on y est plus impitoyable ; au premier faux pas, les députés te mettront en pièces et se serviront de toi pour attaquer Douglas. Dans le monde du spectacle, en cas de mauvaise prestation, tu risques au pire de te faire descendre par la critique ; à la Chambre, si les députés voient en toi un maillon faible qui peut leur permettre de saper la position de Douglas, je serai obligée de t’en interdire l’accès. Donc, pour le moment, tu te tais, tu observes, tu souris et tu n’interviens pas. Tu ne manqueras pas de pain sur la planche en coulisse et en public, mais le Parlement, c’est le territoire de Douglas, non le tien. Je me fais bien comprendre ? »

Jésamine la fusilla du regard puis haussa les épaules. « Tyran ! Je finirai par l’avoir, mon influence, tu verras, mais… d’accord, pas au Parlement. Alors, que feras-tu, toi, pendant que je tiendrai mon rôle de potiche ?

— J’ai encore moins que toi le droit de me trouver au Parlement. Je ne suis que la directrice du protocole, rien de plus qu’une fonctionnaire en plus imposant. Je resterai ici à tout surveiller par écrans interposés, et je pourrai m’adresser à vous par vos implants com pour vous soumettre mes conseils et vous fournir des informations de dernière minute. J’ai fait de mon mieux pour mettre en opération un canal privé impossible à capter ou à brouiller, mais, si la liaison se coupe un moment, pas de panique : je finirai par rétablir la communication. Si vous avez besoin de me parler, subvocalisez, je vous entendrai ; mais restez discret : il arrive que des députés emploient des gens capables de lire sur les lèvres.

— On dirait que le gros des honorables membres a déjà pris place dans la Chambre », annonça Jésamine. Elle se leva gracieusement et alla examiner de plus près les écrans. « À première vue, il y a du monde ; il y a des années que je n’ai pas vu autant de députés au Parlement.

— Naturellement, dit Anne en s’approchant. Même les débats les plus importants n’attirent pas autant de représentants. Seule une fraction de leur travail s’effectue à la Chambre ; les vraies tractations se mènent en coulisse. Non, Douglas : ils viennent tous pour vous.

— Génial ! s’exclama l’intéressé. Il faudra je pense à leur envoyer à tous un mot de remerciement. »

Pendant qu’Anne désignait certains des personnages les plus éminents à Jésamine, qui trouvait sur chacun un commentaire insultant, voire grossier, Louis se pencha vers Douglas.

« Pourquoi ne m’avoir pas prévenu que tu m’avais choisi comme champion ? demanda-t-il tout à trac. Pourquoi me prendre par surprise ? J’aurais aimé avoir un peu de temps pour m’y préparer.

— Surtout pas, répliqua le roi d’un ton catégorique. Je te connais, Louis : si je t’avais laissé une minute de réflexion, tu aurais trouvé le moyen de me dissuader. Tu as toujours souffert d’un excès de modestie et d’un terrible manque d’ambition – et c’est en grande partie pour ça que je t’ai désigné. D’autre part, nous avons toujours très bien travaillé ensemble comme équipiers. Il me fallait un champion sur qui je puisse compter, en qui je puisse avoir confiance. »

Louis haussa les sourcils. « Et tu ne pouvais pas avoir confiance en Finn Durendal ?

— Oh que non ! Finn n’en fait qu’à sa tête, et il n’avait que de mauvaises raisons pour vouloir devenir champion. En outre, après ce qu’il a fait aux Elfes dans les Arènes… Il ne les a pas exécutés pour servir la justice : il les a tués parce qu’ils l’avaient insulté en s’en prenant à son territoire. Il les a massacrés de sang-froid pour laver ce qu’il considérait comme une humiliation personnelle.

— Tu y vas un peu fort, quand même.

— Crois-tu ?

— Finn est un type bien, au fond. Un peu froid, d’accord, et d’un abord difficile, mais il n’en reste pas moins le plus grand parangon de tous les temps. Nul ne peut égaler son palmarès.

— Palmarès qui ne vaut rien du tout s’il l’a établi pour de mauvaises raisons. Finn est un tueur, Louis ; il n’a fait que suivre l’odeur du sang. Les Arènes ne pouvaient pas le satisfaire, parce que, dans les rues au moins, ses victimes ne ressuscitent pas.

— Mais c’est épouvantable, ce que tu dis là !

— Je me trompe, à ton avis ? »

Louis secoua lentement la tête. « Alors… tu ne m’as pas choisi parce que je suis un Traquemort ?

— Non, répondit Douglas en souriant. Je t’ai choisi parce que tu es Louis ; parce que je ne souhaitais personne d’autre à mes côtés. »

Ils échangèrent un long sourire, ces deux amis, toujours équipiers, qui s’engageaient dans une nouvelle et grande aventure ; puis Douglas se remit à étudier les papiers qui lui restaient tandis que Louis parcourait la pièce du regard, tirait de nouveau avec agacement sur son col et poussait un soupir un peu maussade.

« Quand même, dit-il, ça me fait bizarre de rester ainsi les bras croisés. À cette heure-ci, normalement, on en serait à notre troisième affaire et on aurait déjà pris du retard sur notre emploi du temps. Je n’aurais jamais cru que me lever aux aurores pour partir en patrouille me manquerait… Tiens, à propos, il y a un détail qui me tracasse…

— Un seul ? fit Douglas. Tu n’as pas dû faire bien attention, Louis : moi, ce sont des dizaines qui me tracassent.

— Celui-ci nous touche de très près, répondit Louis d’un air grave. Jusqu’à présent, il y avait trois parangons pour assurer la protection de Logres : Finn Durendal, toi et moi. Il n’en reste plus qu’un : Finn. Un seul homme pour affronter toute la criminalité de la planète. Et Dieu sait dans quel état d’esprit il se trouve désormais, maintenant que le titre de champion lui est passé sous le nez !

— Eh bien, malheur à celui sur qui il passera ses nerfs, fit Douglas d’un air dégagé. Le temps va se couvrir pour les délinquants de Logres, à mon avis.

— Quelqu’un a-t-il parlé à Finn depuis hier ? J’ai essayé de le contacter mais il ne répond pas. »

Le roi haussa les épaules. « Je l’ai cherché après la cérémonie mais il avait disparu. J’ai tenté ensuite de l’appeler par mon canal privé comme par mon nouveau canal officiel, mais il bloque les appels ; en guise de réponse, je n’ai eu qu’un message enregistré laconique et l’adresse d’un nouveau site. Il boude, voilà tout ; il refuse de communiquer tant qu’il n’a pas repris son sang-froid. Il a toujours trop bonne opinion de lui-même ; il s’en remettra bientôt. Il reste officiellement le plus grand parangon de tous les temps et, maintenant que tu es hors course, il aura encore moins de concurrence. À ta place, je ne m’en ferais pas pour lui, Louis ; Finn a le don de toujours retomber sur ses pattes. Et ne t’en fais pas non plus pour Logres : avec tous les parangons venus assister à mon couronnement, la planète n’a jamais été aussi bien gardée. En outre, j’ai déjà pris mes dispositions pour assurer notre remplacement après leur départ : un second parangon pour Logres, qui reprendra les affaires en main à notre place.

— Je le connais ?

— Ah oui, ça, je pense : Emma Dacier, de Brumonde.

— Fichtre ! En effet, elle conviendra parfaitement. » Louis ne put réprimer un sourire malicieux. « Les médias vont l’adorer : à la fois dure et juste – mais surtout dure.

— Typique de ceux qui grandissent sur Brumonde. Une vraie teigne : exactement ce qu’il nous faut. De toute manière, elle gâchait son talent sur Rhiannon ; Logres lui opposera un défi autrement difficile à relever. Et puis ça ne fera pas de mal à Finn de se mesurer à un ego comparable au sien. »

Une lueur espiègle dans l’œil de Louis. « Y a-t-il assez de place sur Logres pour deux personnalités pareilles ?

— Dacier et le Durendal formeront une excellente équipe – enfin, s’ils ne s’entretuent pas d’abord.

— N’empêche, ça ne fait toujours que deux parangons, non trois. Et je te parie que les Elfes mijotent un coup vraiment pourri en guise de représailles…

— Ne vous inquiétez pas pour ça, chéri », intervint Jésamine en se joignant à eux. Elle s’assit délicatement sur le bras du fauteuil de Douglas et sourit à Louis. « Logres a parfaitement survécu avant que vous ne veniez en tant que parangon, et elle survivra aussi bien après votre promotion. Vous les hommes, vous vous croyez toujours indispensables.

— Nous sommes aujourd’hui respectivement roi et champion de l’Empire, répondit Douglas en passant le bras autour de sa taille. Ça fait de nous des personnages indispensables par définition.

— Pas obligatoirement », dit Anne. Elle tourna le dos à ses écrans, croisa les bras et posa sur Douglas un regard sévère. « Si vous vous plantez à la Chambre aujourd’hui, vous pourrez dire adieu à toutes vos bonnes intentions. J’ai les oreilles qui traînent un peu partout et, depuis quelque temps, pas mal de gens parlent de se débarrasser de notre régime de monarchie constitutionnelle, de transformer l’Empire en république ou en fédération.

— On évoque cette idée depuis l’accession au Trône de Robert et Constance, répondit Douglas, impavide.

— Oui, mais aujourd’hui des gens influents en parlent, des personnages de poids. Robert et Constance jouissaient de l’adoration du peuple et ils ont apporté des contributions importantes et effectives au gouvernement de l’Empire. Guillaume et Niamh n’avaient pas leur charisme ni leur impact ; ils étaient assez populaires mais Guillaume n’avait pas l’adresse politique de son père ni l’envie de l’acquérir. Dieu sait que je me décarcassais pour lui fournir les informations dont il pouvait avoir besoin, mais ça ne l’intéressait pas. De mauvaises langues affirment, au Parlement et ailleurs, que l’Empire n’a plus de véritable souverain depuis plus d’un siècle et qu’il ne s’en porte pas plus mal.

— Certains le disent peut-être, fit Douglas, mais qui les écoute ? Des gens qui pèsent dans la balance gouvernementale ?

— Jusqu’à présent, la plupart des acteurs politiques répugnent à prendre parti. Les députés sont ravis d’avoir un roi qui préside la Chambre parce qu’il détourne d’eux l’attention du public quand il doit annoncer des mesures nécessaires mais impopulaires. Mais cette attitude pourrait radicalement changer si vous ne les convainquez pas que vous êtes trop apprécié, trop utile et trop influent pour vous laisser éjecter facilement.

— Bah, ça ne devrait pas poser trop de problèmes, fit Louis. Ta carrière de parangon prouve qu’on peut te faire confiance ; il te suffit de démontrer aujourd’hui que tu as le sens de l’honneur et de l’intégrité. »

Les autres poussèrent un soupir discret quasiment à l’unisson. « Ce n’est pas aussi simple, dit Anne.

— Et pourquoi ça ? rétorqua Louis avec entêtement. Laissons les députés jouer les faux derches et négocier des compromis dans des arrière-salles enfumées ! Le roi doit se montrer au-dessus de ça ; pourquoi Douglas ne pourrait-il pas défendre ses convictions ?

— Je n’ai pas envie de perdre mon temps à te répondre, fit Anne.

— Votre problème, Louis, expliqua Jésamine, c’est qu’en tant qu’homme d’honneur vous croyez que tout le monde vous ressemble. Mais l’univers ne marche pas ainsi ; j’avoue rester sidérée qu’une nature aussi confiante que vous ait réussi à survivre dans les rues louches de Logres.

— Dans les rues louches, je savais à quoi m’attendre : elles grouillent de criminels et de rebuts de la société.

— Le Parlement aussi ! s’exclama sèchement Anne. Les gens intègres ne font pas long feu en politique, et nul n’a jamais accédé à la Chambre sans avoir appris à taper en dessous de la ceinture. Les députés arrivent peut-être bourrés de bonnes intentions, mais ils s’aperçoivent vite que l’angélisme ne mène pas loin et qu’on ne se fait pas réélire sur de beaux idéaux : il faut rapporter des résultats tangibles aux électeurs. La politique, c’est l’art de négocier et de savoir jusqu’où on peut aller sans se faire piquer. »

Louis se tourna vers Douglas. « Je croyais que tu avais justement l’intention d’y mettre bon ordre.

— J’y compte bien, répondit le roi en le regardant dans les yeux, avec le temps. Mais je suis tout seul face à un système bien établi – et qui, malgré ses défauts, fonctionne de façon acceptable. Nous vivons quand même un âge d’or. Fie-toi à moi, Louis, je sais ce que je fais.

— J’aimerais pouvoir en dire autant. Moi, je ne sais même pas exactement ce que tu attends de moi en tant que champion. Je n’ai pas envie de jouer les super gardes du corps, à rester planté à côté de toi en attendant qu’il se passe quelque chose. Tu bénéficies déjà de la meilleure sécurité du monde ! Je ne suis pas fait pour les cérémonies ni pour faire joli dans le décor, avec ou sans une armure de gravure de mode. J’ai besoin de… d’agir, de me rendre utile, sinon je te jure que je démissionne, et tu pourras refiler le boulot à Finn.

— Moi, j’ai et j’aurai toujours besoin de toi, Louis, pour m’éviter les écueils, pour tenir le rôle de ma conscience et m’obliger à rester probe autant que pour assurer ma sécurité.

— Il a raison, Louis, intervint Anne. Les meilleurs systèmes de protection ne peuvent pas arrêter un terroriste prêt à mourir pour tuer sa victime. Du seul fait de sa position, Douglas a des ennemis ; nous avons déjà intercepté plus de deux cents candidats au meurtre. »

Douglas la regarda. « Ah bon ? Et vous comptiez m’en parler quand exactement ?

— Ne vous inquiétez pas de ça pour le moment, répondit-elle vivement. Il y a un service tout entier uniquement consacré à ce problème ; de toute façon, il s’agit presque toujours de dingues.

— C’est exact, chéri, dit Jésamine. Tu devrais voir le courrier que je reçois quelquefois ; le monde est plein de barjos qui n’ont rien à faire de leur temps et qui font une fixation sur les personnages publics. Et je ne te parle pas des imitateurs : un type est allé jusqu’à subir une modification corporelle complète pour devenir mon sosie ; il s’est pointé très tôt à une séance de répétition et il a voulu prendre mon rôle. Naturellement, le masque est tombé dès qu’il a commencé à chanter. Personnellement, je trouvais qu’il ne me ressemblait pas du tout : il n’avait aucune classe.

— Quoi qu’il en soit, reprit Anne, la sécurité du Parlement a une grande expérience des menaces d’attentat ; il y a cinquante ans qu’on n’a pas connu d’alerte à la bombe un peu sérieuse.

— Là, vous voyez ! s’exclama Louis. Je sers à quoi, dans ces conditions ?

— Même les agents de sécurité les plus efficaces peuvent connaître une baisse de régime, répondit Anne. Ils doivent avoir de la chance tout le temps ; un terroriste ne doit en avoir qu’une seule fois.

— Mais pourquoi voudrait-on me tuer ? demanda Douglas d’un ton plaintif. J’ai pourtant expliqué clairement que j’avais l’intention d’être un bon roi, d’assurer la justice pour tous comme lorsque j’étais parangon. Qui s’opposerait à un tel programme ?

— Je peux vous sortir une liste à l’imprimante, si vous y tenez vraiment, répondit Anne. Principalement ceux à qui vous en faisiez baver en tant que parangon, plus tous ceux d’un bout à l’autre du spectre politique qui ont intérêt à ce que rien ne change ; et puis il y a les Elfes, le Club de l’Enfer, la Cour fantôme…

— N’en jetez plus ! fit Douglas en levant les mains en signe de reddition. J’ai compris.

— Tant mieux. Maintenant, n’y pensez plus et intéressez-vous à la question plus immédiate de savoir comment conquérir ou intimider les députés, ou les deux à la fois ; et songez que tous les médias seront présents à la Chambre aujourd’hui, la plupart prêts à sauter sur l’occasion de vous ridiculiser pour se venger de votre père qui leur a refusé l’accès à votre couronnement. “Le roi s’en tire bien pour son premier jour” : ça ne fera pas les gros titres. En revanche, “Le roi se plante en beauté”, ça c’est de l’info ! Donc ne donnez pas le fouet pour vous faire battre. »

Douglas fit une grimace. « Génial ! Encore des complications. Je serai soulagé quand on en aura fini avec les médias et que je pourrai enfin me mettre au vrai boulot. »

Les deux femmes échangèrent un regard puis, comme d’habitude, ce fut Anne qui s’y colla. « Douglas, les médias, c’est ça le vrai boulot. Grâce à eux, vous pourrez atteindre et convaincre plus de gens que par tout autre moyen. Les députés réagiront davantage à l’intérêt et à la pression du public qu’à tous les débats du monde. Saisissez le peuple par le cœur ou par les couilles et il vous suivra ; avec le peuple derrière vous, vous aurez le pouvoir de faire le nécessaire.

— On en revient toujours au public, chéri, béni soit-il, dit Jésamine. Souris, agite la main et ne montre jamais que tu transpires. »

 

*

 

Dans le ciel du Défilé des Innombrables, filant dans l’air doux de l’hiver sur son traîneau gravifique, le parangon Finn Durendal regardait dans les rues les gens qu’il avait pour devoir de servir et de protéger, et leur sort ne l’intéressait nullement. Il n’éprouvait rien pour eux – mais cela n’avait rien de nouveau ; il ne se l’était jamais avoué jusque-là mais, à présent qu’il en prenait conscience, cela ne l’étonnait pas. Il ne combattait pas les criminels pour eux mais pour lui, pour le plaisir de se mesurer aux meilleurs adversaires. Il tirait fierté naguère de sa carrière de parangon, de la légende qu’il avait créée autour de son personnage, et puis Douglas lui avait tout dérobé en lui refusant sa légitime place de champion. Et il le paierait.

Tout le monde devait payer pour avoir laissé commettre un tel affront.

Officiellement, Finn était en patrouille. Il avait annoncé au centre de contrôle qu’il resterait injoignable un moment, le temps qu’il se renseigne auprès de certains de ses informateurs sur une piste concernant une action prochaine des Elfes. Prétexte bidon, naturellement : il en avait fini avec les patrouilles et le métier de parangon ne présentait plus aucun intérêt. Il avait changé de statut, bien qu’il ignorât encore la nature du nouveau : traître, peut-être ? Oui, ça sonnait bien ; aller à l’encontre de tout ce qu’on lui avait enseigné, de toutes les convictions qu’on lui avait inculquées, tout jeter à bas et rire des regards horrifiés qui se poseraient sur lui, uniquement par orgueil, par volonté de vengeance. Oui… il y avait une logique là-dedans : de plus grand héros de l’Empire, devenir son pire ennemi par pur choix… Finn éclata de rire. Il ne s’était jamais senti aussi heureux.

Toutefois, s’il voulait anéantir l’Empire, il lui faudrait de l’aide. Il ne pouvait se trouver partout à la fois et, il le savait, pour résoudre les plus gros problèmes, on a besoin de spécialistes. Aussi, après mûre réflexion et des recherches approfondies, il avait établi une liste des gens nécessaires ; avec les relations et les connaissances dont il disposait en tant que parangon, cela ne lui avait pas demandé trop de travail, et il avait décidé de commencer par un escroc bien retors. Avant de le relâcher, il avait fixé rendez-vous à Brett Hasard et lui avait ordonné de s’y trouver à une heure précise, mais sans espérer qu’il se montrerait ; à vrai dire, Finn aurait éprouvé une certaine déception dans le cas contraire : cela aurait indiqué que Brett n’était pas l’homme dont il avait besoin.

Il savait où Hasard devait se cacher ; il lui suffisait d’aller le chercher, et alors il pourrait se lancer dans la réalisation de son terrible projet. Il plongerait l’Empire dans le sang et la terreur, incendierait ses cités et réduirait à néant ce que des hommes de bonne volonté avaient mis deux siècles à bâtir, tout cela pour apaiser son amour-propre meurtri. Sur son traîneau, Finn Durendal descendit dans le cœur ténébreux du Défilé des Innombrables, un sourire carnassier aux lèvres, le cœur accélérant un peu sous l’effet du plaisir anticipé.

 

*

 

On l’appelait les Taudis : une zone d’un peu plus d’un kilomètre carré, en plein milieu de la cité, dépourvue d’existence officielle, dédale sombre et dangereux de ruelles entre des bâtiments entassés les uns sur les autres, dont le caractère hostile n’avait pas changé depuis cent ans. On avait effacé des archives de la capitale toute trace de sa présence à l’époque de la reconstruction, après la grande Rébellion. Il avait suffi de graisser certaines pattes et tous les plans officiels, tous les ordinateurs du cadastre avaient oublié qu’un vieux quartier de voleurs s’était jamais étendu là. Les transports publics le contournaient, et la connaissance de ses rares issues ne se transmettait qu’oralement entre initiés. Il possédait sa propre source d’énergie, sa propre économie secrète, et on n’y entrait qu’à ses risques et périls. Les Taudis devaient leur pérennité à ce que les gens ont et auront toujours besoin d’un lieu où acheter et vendre les plaisirs dont on n’a en principe nulle envie pendant un âge d’or.

Les Trois Infirmes était un bar de la pire espèce. Le qualifier de miteux aurait encore été trop élogieux : même si on y servait d’honnêtes tord-boyaux et une cuisine passable, le vaste établissement obscur aux fenêtres condamnées avait une réputation détestable. Pour y entrer, on avait le choix entre soudoyer et intimider le portier, après quoi on devenait la proie, sans que nul n’y trouve à redire, de tous les voleurs, escrocs, truands et putains qui y avaient leurs quartiers. Il était fréquenté en particulier par la masse toujours changeante de ceux qui se faisaient appeler les « Bâtards de Hasard ».

Dans la salle principale, au milieu d’une fumée pratiquement illégale jusqu’à la dernière particule, Brett Hasard offrait des tournées générales en puisant dans la petite fortune que lui avait rapportée la vente de son enregistrement pirate du couronnement. Les chaînes d’informations à sensation s’étaient quasiment déclaré la guerre entre elles pour remporter les enchères, et Brett avait joué de leur rivalité avec une dextérité dont il s’impressionnait lui-même. Il roulait désormais sur l’or, mais il n’y avait jamais attaché beaucoup d’importance. Le jeu, voilà l’important ; l’argent servait seulement à compter les points. Il commandait donc à boire pour tout le monde et s’offrait le meilleur, à lui ainsi qu’à ses amis, tant qu’il en avait les moyens ; ensuite il repartirait se remplir les poches en vidant celles d’un autre pigeon, art dans lequel il excellait.

Tant que ses espèces sonnaient et trébuchaient, il ne manquait pas de gens pour boire, faire la fête à ses dépens et le porter aux nues, si bien qu’il attirait un auditoire large, bruyant et jovial, prêt à l’écouter se vanter bien fort, comme souvent par le passé, d’être le plus grand des Bâtards de Hasard.

Il se trouvait au centre d’une assistance bigarrée, composée d’hommes et de femmes venus de cent mondes et issus de cent modes de vie, dont la plupart ne pouvaient pas rentrer chez eux ; dans certains cas, leur famille leur versait régulièrement de l’argent à condition qu’ils gardent leurs distances. Ils menaient l’existence de hors-la-loi et en vivaient bien ; ils faisaient leur proie des pigeons de passage et de leurs propres compagnons avec un plaisir égal. Il régnait chez eux un taux de mortalité élevé, mais ils avaient des moyens de garder le moral, en majorité illégaux en dehors des Taudis. Il y avait même parmi eux des extraterrestres qui avaient acquis des goûts ou des besoins impossibles à satisfaire sur leur planète natale, ou bien qui s’étaient trop humanisés au contact des hommes et dont leurs semblables interdisaient le retour par crainte de la contamination. Les Taudis les accueillaient tous ; quartier sordide et infâme où l’on risquait de se faire voler ses plombages pendant qu’on dormait, il représentait néanmoins une sorte de foyer pour ceux qui en avaient besoin, ceux qui ne pouvaient plus aller nulle part. Dans les Taudis, les âmes perdues trouvaient des sœurs et s’installaient pour tramer des revanches discrètes et très lucratives contre ceux qui les y avaient chassées.

Plusieurs serveuses aguichantes, parfaits sosies les unes des autres, se déplaçaient entre les tables, riaient, lançaient des plaisanteries et allongeaient une gifle ici ou là en distribuant des boissons, des drogues et des sandwichs insipides, le tout sur le compte de Brett. C’étaient des clones ; des Madelaine, pour être exact, modèle de serveuses très en vogue dans tout l’Empire. Il s’agissait en l’occurrence de copies illégales ; et, dans les Taudis, les Madelaine travaillaient à leur compte.

Brett Hasard était assis au milieu du long comptoir de bois, les jambes pendantes, la figure écarlate, cuité à mort à l’absinthe, les neurones en balade et heureux comme tout. Réussir un coup, c’était le pied, mais s’en vanter ensuite, de préférence devant un parterre de collègues qui crevaient secrètement de jalousie, il n’y avait pas mieux. Il avait reteint ses cheveux dont le roux distrayait trop l’attention, substitué un nouvel œil à sa caméra espion et retrouvé sa couleur naturelle queue-de-vache, son regard noisette et sa beauté un peu fade, bref son véritable aspect, celui qu’il ne montrait qu’à ses semblables. Il racontait encore une fois à la foule indulgente la façon dont il avait pénétré dans la cour, les spectacles auxquels il avait assisté et les larcins qu’il y avait commis (y compris ceux qu’il avait seulement envisagés ou qu’il regrettait de n’avoir pas mis à exécution). Il fit une épopée de sa fuite finale avec la sécurité à ses trousses, mais, en dépit de son ébriété, il eut le bon sens de ne pas mentionner le rôle qu’y avait joué Finn : son auditoire n’aurait pas compris. D’ailleurs, lui-même n’y comprenait rien.

En outre, il n’aimait pas songer à Finn Durendal ; ce type lui flanquait les foies, et Brett se disait qu’il avait bien fait de le semer. Il n’était pas arrivé si loin dans sa carrière sans savoir renifler de loin les ennuis. Non, il n’accorderait même plus une seule pensée à Finn.

Il cessa de se vanter pour se préparer encore un verre. Cela prenait du temps, mais ça en valait la peine. Brett buvait toujours de l’absinthe quand il était en fonds ; il y avait d’autres boissons qui avaient meilleur goût ou qui laissaient plus vite sur le carreau mais, pour le coup de gourdin entre les oreilles, rien ne valait l’absinthe. Ça coûtait les yeux de la tête, c’était mauvais pratiquement pour tout et certaines des hallucinations que ça provoquait pouvaient se révéler franchement épouvantables ; mais il suffisait d’en boire assez pour transformer le monde en paradis. Toutefois, Brett en appréciait surtout le côté cérémoniel.

D’abord, se verser un verre d’absinthe et le poser sur le bar ; ensuite, prendre une cuiller (plate, en argent pur, en forme de feuille) et la placer sur le bord du verre ; puis mettre un sucre dans la cuiller et verser de l’eau de source sur le sucre jusqu’à ce que le breuvage passe d’un bleu terne à un vert vif. Alors, et alors seulement, boire – et s’accrocher à son chapeau. L’absinthe pouvait causer d’importants dégâts au foie, aux reins et au cerveau ; mais il n’y avait rien de meilleur pour l’âme, surtout en quantités excessives. Convenablement rafraîchi, Brett se tourna de nouveau vers ses auditeurs encore plus rafraîchis que lui, certains même au point de ne plus se trouver dans la même zone horaire que lui.

« Bâtards, mes frères et mes sœurs ! s’exclama-t-il avec pompe. Qu’il est bon de retrouver sa famille ! Plumer les pigeons ne manque pas d’attrait tant ludique que pécuniaire, mais c’est seulement parmi vous que je me sens chez moi. En toute sincérité, j’aime à vous voir tous comme mes enfants, réunis à mes pieds pour écouter et apprendre, et l’étrange envie me saisit soudain de vous envoyer tous ranger votre chambre… Vous portez tous des sous-vêtements propres ? Dans ce cas, vous pouvez sortir vous faire rouler dessus par un camion ; je vous promets que ça ne me dérangera pas. Mais n’oubliez jamais, jeunes gens, que, si vous êtes les Bâtards de Hasard, moi seul ai le droit de me faire appeler le Bâtard.

» Mon père, bien qu’aussi éloigné qu’il soit possible de l’être, n’en reste pas moins le légendaire Jack Hasard, comme c’est le cas pour vous tous. De Dieu, il en a semé, des petites graines ! Mais ma chère mère, également très éloignée, était la tout aussi légendaire Rubis Voyage ! J’ai des gènes tellement héroïques que je m’étonne moi-même de supporter votre présence dans la même pièce que moi. »

Il sourit sans se laisser démonter par le rire de dérision qui monta de l’assistance, laquelle, bien que bourrée comme un âne, restait capable de savoir quand on lui racontait des craques. Même les Madelaine interrompirent leur service pour lui lancer des lazzis et quelques objets qui leur tombèrent sous la main ; l’une d’elles lui jeta les clés de sa chambre. Brett les attrapa au vol avec l’aisance que donne la pratique et lui envoya un clin d’œil.

« Rubis Voyage n’a jamais eu de gamins, tout le monde le sait ! cria un Hasard métis d’extraterrestre au premier rang.

— Jack et Rubis ont fait un dépôt de sperme et d’ovules avant leur dernière mission, répondit Brett sur un ton d’une patience exagérée, à titre caritatif.

— Rubis n’avait pas la réputation de se montrer charitable, fit le sang-mêlé, sa figure grise fendue d’un large sourire, sauf si ça lui permettait de tuer quelqu’un.

— Allez, ferme-la, dit Brett. Tu es jaloux, voilà tout. »

À cet instant, le parangon Finn Durendal entra dans le bar d’une démarche nonchalante. Brett rendit tout d’abord l’absinthe responsable de cette vision impossible : à dose suffisante, elle provoque toutes sortes d’hallucinations. Il ne comprit que Finn se trouvait bien aux Trois Infirmes en chair et en os qu’au moment où les autres clients regardèrent l’intrus, poussèrent un hurlement avec un bel ensemble et se mirent à courir vers toutes les issues, en en pratiquant de nouvelles lorsqu’ils n’en trouvaient pas. Pendant quelques instants, ce fut le chaos total, et Brett avait l’esprit tellement embrumé par l’alcool qu’il hésita avant de sauter du comptoir avec la ferme intention de prendre ses jambes à son cou en direction de l’horizon le plus proche, voire du suivant. Finn profita de cette fraction de seconde pour mettre Brett en joue et lui tirer dans le ventre.

Hasard regarda la fléchette plantée dans son abdomen, reconnut la signalétique distinctive, blanc et vert, de l’empennage et eut juste le temps de dire « Et merde ! » avant que le piston à air comprimé ne lui injecte la dose de Purge. Une violente convulsion le plaqua contre le bar, puis il se roula au sol en ruant comme un damné et en suppliant d’une voix stridente qu’on le tue. La Purge était un détoxicant industriel capable de débarrasser l’organisme de toutes les toxines et de tous les produits alcooliques ou narcotiques en l’espace de quelques secondes par le trajet le plus court – autrement dit, par tous les orifices disponibles, y compris les canaux lacrymaux et les pores de la peau. Grâce à la Purge, qu’on soit ivre, shooté ou dans une réalité parallèle, on se retrouvait parfaitement dégrisé en moins d’une minute et on regrettait amèrement chacune de cette cinquantaine de secondes. Dire que la Purge avait un effet spectaculaire équivalait à dire que l’impératrice Lionnepierre pouvait manifester un léger agacement de temps en temps.

Finn observa le jaillissement de vomi à distance respectueuse, avec une expression impassible, puis, quand les brutales excrétions s’achevèrent enfin et que Brett se retrouva adossé au comptoir, réduit à l’état d’épave répugnante, couverte de sueur et tremblante, il s’approcha, feignit poliment de ne pas sentir l’odeur qui se dégageait de lui et termina son verre d’absinthe.

« Charmant, ce petit estaminet, dit-il ; tout à fait charmant. Et… quelle ambiance ! Toutes ces consciences coupables réunies… on jurerait qu’elles ont quelque chose à se reprocher. Comment te sens-tu, Brett ?

— Dessoûlé. Je crois n’avoir jamais été moins ivre depuis ma naissance. De Dieu, quelle horreur ! Espèce de salaud ! Jamais je ne pourrai remettre les pieds ici, alors que j’allais justement me faire une des serveuses. Comment avez-vous fait pour me retrouver, merde ?

— Je détiens de nombreuses informations que je ne devrais pas connaître. Je les classe dans un coin en attendant d’en avoir l’usage. Lève-toi.

— Ben tiens, dans l’état où je suis ! Filez-moi un coup de main.

— Plutôt crever. Debout ! »

Brett se redressa lentement ; il sentit un ruissellement entre ses jambes et souhaita ardemment qu’il ne s’agît que de transpiration. Il voulut fusiller Finn du regard mais n’en trouva pas la force. « Qu’est-ce que vous me voulez, parangon ? Je ne suis qu’un escroc, je n’ai rien de spécial ; vous pouvez en trouver cent comme moi dans les Taudis. Enfin, une dizaine…

— C’est toi que je veux ; toi et aucun autre – même si je préfère que nous gardions nos distances pour le moment. Il va falloir que tu prennes une douche et que tu te changes avant que nous ne sortions. Voilà l’ennui des entrées théâtrales : il y a pas mal à nettoyer ensuite. » Son sourire s’élargit un instant. « Demande aux Elfes des Arènes – si tu connais un bon médium. Bien, maintenant, Brett, tu vas travailler pour moi aussi longtemps que je le voudrai ou je te tue sur-le-champ ; qu’on ne vienne pas me dire que je ne t’ai pas laissé le choix. Allons, quitte cet air morose, Brett ! Suis-moi et je te promets protection contre la loi, des fortunes dont tu n’as jamais rêvé et la satisfaction de voir de grands personnages rabaissés plus bas que terre ; que pourrais-tu souhaiter de mieux ? »

Dix minutes d’avance, songea Brett, mais il eut le bon sens de garder pour lui cette réponse. « Je vous connais, dit-il avec circonspection. D’ailleurs, tout le monde vous connaît sur Logres. Pourquoi le grand héros, le légendaire Finn Durendal, déciderait-il soudain de retourner sa veste ? »

L’autre eut un haussement d’épaules désinvolte. « Peut-être parce que j’ai épuisé tous les autres plaisirs.

— Mais pourquoi moi ? fit Brett d’un ton plaintif.

— Pur hasard, au début. Tu t’es dénoncé toi-même à la cour, tu sais ; tu jouais trop bien le serveur. La plupart des vrais se dérobent et ont l’air maussades ; ils ne sont jamais là où l’on a besoin d’eux. Une fois que j’ai commencé à t’observer de plus près, j’ai repéré ta caméra oculaire. J’ai failli laisser la sécurité s’occuper de toi – après la cérémonie, pour ne pas gâcher l’ambiance – mais ensuite… j’ai vérifié tes antécédents par ordinateur et je me suis aperçu que tu convenais parfaitement à mes besoins. Tu connais des gens, Brett, tu as des contacts dans toute sorte de milieux dissimulés et louches où l’on te parlera alors qu’on me tournerait le dos. Nous devions nous rencontrer, toi et moi ; tu fais partie de mon destin. »

Un dingue, songea Brett, résigné. Tous ces exploits pour la justice, tout cet héroïsme ont fini par le faire partir en vrille. Mais… même s’il a perdu les pédales, ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas tenir ses promesses.

« D’accord, dit-il tout haut, je suis votre homme. Quand vous parlez de détruire l’Empire, vous êtes sérieux ?

— On ne peut plus sérieux », répondit Finn en souriant à nouveau, au grand dam de Brett : le Durendal avait un sourire franchement effrayant. « Et, une fois l’Empire en ruine, le roi déshonoré et déposé, le peuple à genoux, implorant la venue d’un sauveur, tous me supplieront de les tirer d’affaire. Et je répondrai à leur attente ! Je les relèverai, je rendrai sa grandeur et sa gloire à l’Empire – à ma propre image et selon ma volonté, naturellement. Alors chacun saura que je suis le meilleur ! »

C’est ça, songea Brett. Ma voix t’est déjà acquise pour le plus déglingué de l’année.

« Une question, dit-il : comment allez-vous vous y prendre, même avec mon assistance de grand professionnel, pour jeter à terre des centaines de mondes civilisés ?

— En semant la zizanie parmi eux. » Finn Durendal posa soudain un regard menaçant sur Brett. « Une fois récuré de la tête aux pieds et un peu moins pénible sur le plan olfactif, tu ne me quittes plus. Nous sommes associés, et devine qui détient le moins de parts ? Bravo, tu as compris. Et ne boude pas ou je te fais mal.

— Il y a des jours où on ferait mieux de rester au lit, fit Brett avec une moue dégoûtée. D’accord, associé principal, on commence par quoi ?

— Par faire des emplettes, répondit Finn avec entrain. Tu vas m’accompagner pendant que je recrute ceux qui m’aideront à parvenir à mon glorieux objectif – même s’ils ne le savent pas encore.

— Vous pensez à qui, là ? demanda Brett d’un ton méfiant. La Cour fantôme, le Club de l’Enfer ?

— Non, ou du moins pas encore. Ils se planquent si bien qu’on ne saurait pas dans quelle grotte perdue les chercher. En outre, il vaut mieux se trouver en position de force pour négocier avec ces gens-là. L’heure venue, quand ils auront vu ce dont je suis capable, ils se présenteront d’eux-mêmes à moi… Non, Brett ; je songeais à rendre tout d’abord une agréable visite de courtoisie à la Rose Sauvage des Arènes.

— Oh merde ! » fit Brett d’un ton misérable.

 

*

 

Le roi Douglas traversa la Chambre au son d’une fanfare préenregistrée puis s’assit avec une dignité tranquille. On avait repassé et ajusté ses robes royales au petit poil, et la magnifique couronne de l’Empire posée sur son noble front étincelait sous l’éclairage sobre de la salle. Il occupait le Trône d’Or comme s’il n’avait jamais eu d’autre place ; les membres du Parlement se maîtrisaient trop bien pour se montrer impressionnés, mais certains courbèrent la tête davantage que ne les y obligeait le seul protocole. À la gauche du roi se tenait Jésamine Florale, tout aussi majestueuse que son futur époux, et à droite le Traquemort, fier et théâtral dans son armure de cuir noir dans laquelle il paraissait incarner la justice et la protection. Les caméras des médias retransmettaient la scène en direct, et dans tout l’Empire, sur des centaines de mondes, le cœur des hommes se gonflait d’orgueil. Voilà pourquoi ils payaient des impôts : pour le pouvoir, la gloire et l’apparat.

Puis la séance du Parlement s’ouvrit et la belle image se craquela.

Parce que le premier point abordé concernait les extraterrestres, et plus précisément leur place dans un Empire encore très majoritairement humain. Officiellement, les cent trente-deux espèces intelligentes reconnues bénéficiaient d’un statut égal à celui des hommes ; mais étaient-elles prêtes à participer aux affaires de la Chambre, en avaient-elles les compétences ? Jusque-là, les non-humains ne détenaient qu’un seul siège et une seule voix, au même titre que les clones, les espsis et les IA de Shub ; mais les cent trente-deux espèces se chamaillaient constamment entre elles sur tous les sujets et n’arrivaient jamais à aucun consensus : elles n’avaient pas grand-chose en commun en dehors du fait qu’elles ne ressortissaient pas à l’humanité. Elles avaient fini par déclarer que cela suffisait, que chaque monde non humain devait avoir droit à une voix comme chez les humains. Les énigmatiques Svartalfars en particulier avaient mené grand tapage sur le sujet ; or, comme tout être doté d’un cerveau en état de fonctionnement se sentait pris de sueurs froides en leur présence, y compris les humains, la question des sièges séparés était devenue pressante.

Et il n’y avait pas mieux pour jeter le nouveau roi dans le grand bain dès son premier jour.

La perspective d’un si grand nombre de nouveaux sièges à la Chambre, avec les éventuelles modifications subséquentes de la balance des pouvoirs entre les diverses coteries et factions, avait franchement traumatisé la majorité des députés humains. On avait déjà débattu de la question par le passé mais, si les parlementaires se déclaraient prêts à en discuter aussi longtemps que nécessaire, et même plus longtemps qu’il n’était humainement supportable, la plupart manifestaient une nette répugnance à parvenir à une conclusion quelconque. Apparemment, selon eux, tant qu’ils persistaient à la différer, ils traitaient le problème sans avoir à le régler une fois pour toutes – et, avec un peu de chance, il finirait par disparaître.

Ce jour-là, les cent trente-deux espèces extraterrestres avaient décidé d’envoyer chacune un représentant, et leurs images holo se pressaient dans l’espace réservé en se superposant souvent. Par tradition, la majorité des projections adoptaient un aspect humain parce que, souvent, les sens des hommes ne supportaient pas la présence des formes extraterrestres les plus extrêmes. En outre, il n’y avait pas la place d’accueillir des êtres de la taille de montagnes, ni de quoi assurer sans un matériel démesuré la survie d’habitants des profondeurs ou de créatures qui respiraient des gaz toxiques. Il manquait à la plupart des projections les accents et la gestuelle des humains, mais les membres du Parlement remerciaient les extraterrestres de leur effort.

Certains tenaient à venir en personne. Les Svartalfars avaient toujours refusé de se dissimuler, et leur représentant écarlate dominait les images holo avec un grand sourire destiné à dénuder ses rangées de crocs parce qu’il savait que cela mettait tout le monde mal à l’aise. Des nuées d’ectoplasme bleu émanaient constamment de lui et défiaient la ventilation de la Chambre de les disperser.

Le N’Jarr, présent aussi, son faciès gris indéchiffrable comme d’habitude, dédaignait les interprètes automatiques pour dérouler des phrases interminables qui parfois avaient un sens et parfois n’en avaient que l’apparence. Les Éclatants se manifestaient par des images flottantes et abstraites, comme toujours, avec des arêtes coupantes comme des rasoirs. Quant à Samedi, le reptiloïde d’Écharde, il se trouvait au Parlement pour la première fois ; il jetait sur la salle des regards empreints d’intérêt et s’efforçait de ne pas marcher sur ses collègues de taille plus réduite.

Mirah Puri, déléguée de Malédiction, se leva la première. Les teintes vives de son sari apportaient un souffle coloré dans la Chambre, et les caméras foncèrent aussitôt sur elle. Elle parcourut la salle d’un regard sévère pour rappeler à tous la gravité du sujet. « Nos collègues extraterrestres se sont pliés à un long apprentissage, dit-elle d’un ton solennel. Depuis l’époque de leur entrée dans l’Empire, en principe en qualité d’associés à part égale et ce, pour certains, dès le début du règne du roi Robert d’heureuse mémoire, nos amis non humains s’échinent à nous prouver leur valeur et leur utilité. Par le biais du commerce et de l’échange d’innovations technologiques, ils ont contribué de façon incommensurable au savoir et à la richesse de l’Empire. Comment pourrions-nous sans déchoir leur refuser la place qu’ils ont acquise de droit ? »

De toute la salle montèrent des murmures d’acquiescement et quelques applaudissements. Les caméras allèrent et vinrent pour filmer les réactions des personnages les plus en vue. Douglas observait la scène d’un air pensif tandis qu’Anne lui chuchotait à l’oreille ses estimations de pourcentage si le débat débouchait sur une mise aux voix.

« Les sentiments sont une belle chose, mais ils n’ont pas leur place en politique », répondit Tel Markham, député de Madraguda et suivant à se lever. (L’ordre des interventions avait été décidé plus tôt en coulisses, lors du troc habituel de faveurs et de promesses.) Douglas ne put s’empêcher de remarquer que l’homme s’adressait plus aux caméras qu’à ses collègues ou qu’au président. Markham possédait une voix bien timbrée, aux accents impérieux, la meilleure qualité du marché, dont il avait tendance, hélas, à saper l’impact par des effets de manche excessifs.

« Les affaires de l’Empire restent majoritairement humaines ; les mondes qui le composent ont des problèmes spécifiquement humains. Je vous le demande : aurons-nous jamais l’assurance que des esprits extraterrestres partagent assez la façon de penser des hommes pour comprendre l’exacte nature des problèmes humains, sans parler de contribuer à leur résolution ? Le commerce et la science sont une chose, les questions de philosophie en sont une autre. Les espèces extraterrestres ont le droit de faire entendre leur point de vue, ce pour quoi on leur a accordé un siège au Parlement. Mais leur nature étrangère, leurs motivations, leurs besoins et leurs désirs demeureront à mon avis toujours trop différents de ceux de l’humanité pour que nous trouvions jamais un terrain d’entente. Nous ne nous ingérons pas dans les affaires internes des non-humains, et ils doivent nous rendre la politesse. Les affaires humaines ne regardent que les humains ; ne réduisons pas au chaos l’âge d’or que nous avons bâti avec tant de peine pour une question d’idéologie ni de sensiblerie mal placée. »

Là encore, des murmures d’acquiescement parcoururent la foule, accompagnés de quelques applaudissements, tandis que Markham se rasseyait avec majesté. Michel du Bois, député de Virimonde, se dressa aussitôt et, sans ambages, prit son collègue à partie. « Vos propos m’évoquent beaucoup les discours des Hommes Nouveaux, Markham. Représentez-vous à présent l’Humanité pure dans cette Chambre ? Si nos associés extraterrestres doivent être exclus des prises de décision de l’Empire, combien de temps s’écoulera-t-il avant qu’ils ne soient exclus de l’Empire même ? Avant qu’on ne les déclare à nouveau esclaves, biens meubles, soumis à nos caprices comme à l’époque sinistre du règne de Lionnepierre, maudit soit son nom ? »

Markham fut debout sans laisser le temps à du Bois de lui céder la parole (il pouvait se permettre cette discourtoisie parce que Virimonde n’avait que peu de ressources et peu d’alliés). « C’est une infâme calomnie, monsieur, et j’exige que vous la retiriez sur-le-champ ! Je représente les citoyens laborieux de ma planète et personne d’autre ! Les Hommes Nouveaux sont des fanatiques dont je récuse naturellement les positions les plus extrêmes. Mais, s’il existe une version extrémiste d’un point de vue, cela n’invalide pas automatiquement ce point de vue. » Il sourit à la cantonade et ouvrit les bras comme pour étreindre ses collègues humains. « Notre Parlement a bien assez souvent du mal à parvenir à un consensus sur de simples différends humains ; ajoutez-y cent trente-deux voix extraterrestres, avec tous leurs… points de vue extraterrestres, et vous obtiendrez un beau capharnaüm ! Nous ne parviendrons jamais à aucune décision !

— Ce qui ne nous changera donc guère. » L’intervention du roi Douglas suscita un nombre étonnant d’éclats de rire. Il se pencha en avant, conscient que tous le regardaient. « Pour ma part, j’aimerais beaucoup connaître l’opinion de la surâme sur cette question. Humaine sans l’être tout à fait, elle pourrait nous offrir une approche plus impartiale du sujet. »

Markham et du Bois échangèrent un regard puis se rassirent à contrecœur. Cette péripétie n’avait pas été prévue, mais tous deux ne demandaient pas mieux que de donner au nouveau roi la corde pour se pendre. La déléguée espsi, jeune femme grande et mince aux traits ascétiques, avec un regard lointain et un tee-shirt sur lequel on pouvait lire « Stevie Blue, la Flamme fatale », se leva lentement.

« Ce que j’entends, la surâme l’entend, déclara-t-elle en guise de préambule. Les propos de Markham ne nous étonnent pas ; on a donné jadis des raisons similaires pour refuser le droit de vote aux non-citoyens officiels qu’étaient les clones et les espsis. Nous avons dû mener une véritable guerre pour conquérir notre liberté et nos droits. Le représentant de Madraguda compte peut-être nous exclure aussi des processus décisionnaires de crainte que nous ne diluions son cher consensus humain ?

— Je suis sûre que notre honorable collègue ne souhaitait pas laisser entendre pareille position, dit Ruth Li, députée de Montagne-d’Or, en se dressant d’un mouvement fluide. Mais il n’est pas le seul à s’inquiéter de l’avenir. Sans appartenir aux Hommes Nouveaux, on se rend compte aisément à quel point une influence extraterrestre que rien ne viendrait limiter pourrait donner à l’Empire une orientation indésirable.

— Vers plus de justice, d’égalité et d’intégrité ? » fit l’espsi.

Douglas intervint promptement et sa voix trancha le tumulte croissant des voix qui s’emportaient. « Il me semble qu’il existe un compromis tout à fait évident que j’aimerais soumettre à la réflexion de tous. »

Le silence tomba dans la Chambre et les députés se retrouvèrent soudain unis dans l’inquiétant soupçon que le président leur préparait un coup fourré. Michel du Bois jeta quelques regards autour de lui puis s’éclaircit la gorge avec circonspection. « Si Votre Majesté voit une solution à ce problème des plus contentieux, je serai, comme assurément tous mes collègues, ravi de l’entendre…

— Pourquoi ne pas accorder aux délégués extraterrestres une voix chacun, mais seulement sur les affaires spécifiquement non humaines ? Nos amis acquerront ainsi une précieuse expérience sur le fonctionnement du Parlement tout en permettant aux députés d’étudier leurs décisions et de déterminer la meilleure façon de les intégrer davantage à notre système. »

C’était là un langage que la Chambre comprenait : un compromis qui ne satisfaisait personne mais viable, une solution qui laissait le champ libre au progrès sans engager quiconque. Quelques parlementaires échangèrent tout bas de sinistres remarques sur le fait d’avancer sur le fil du rasoir, mais ils se turent dès que les caméras se tournèrent vers eux, et les députés donnèrent aussitôt par vote une voix chacun aux non-humains (mais pas encore un siège) sur les questions purement extraterrestres. Le roi Douglas entamait bien son règne, chacun le savait : il avait fait preuve de sagesse, d’une bonne compréhension de la politique et de la volonté d’œuvrer selon les règles établies plutôt que contre elles. Le Parlement tout entier parut se détendre un peu.

Puis Samedi vint tout gâcher avec son discours d’entrée à la Chambre, et l’ambiance bienveillante se dissipa de manière perceptible. En termes très poétiques, le reptiloïde évoqua le plaisir que prenaient les siens à l’acte de tuer, il complimenta l’humanité d’avoir inventé l’idée fascinante de la guerre et termina en assurant le Parlement que les reptiloïdes n’attaqueraient jamais les hommes parce qu’ils ne se mesuraient jamais à des amateurs.

Quand il se tut, on n’entendit dans la salle que le rire étouffé du Svartalfar.

 

*

 

Finn Durendal disposait d’une loge personnelle aux Arènes, au ras de la piste afin de ne rien manquer de l’action. Partout dans le Colisée, d’immenses écrans montraient les combats en détail et permettaient de repasser les meilleurs moments au ralenti, mais rien ne valait la réalité. Les loges en bord de piste coûtaient une petite fortune mais la direction n’avait jamais demandé un sou à Finn, trop honorée de sa présence ; Brett Hasard ne s’en étonnait pas : l’eau va à la rivière, il le savait bien. Mal à l’aise à côté du Durendal, il regardait les numéros d’ouverture destinés à chauffer la foule et grignotait les cacahuètes qu’on lui avait données à l’entrée en en jetant quelques-unes aux combattants les plus balourds. Il n’avait jamais compris la passion que suscitaient les Arènes. La vie était déjà bien assez pénible et dangereuse ; se battre volontairement, pour le plaisir, lui paraissait aberrant. Quant à filer du fric pour voir des gens souffrir, voire mourir… Il avait parfois l’impression d’être le seul individu normal de tout l’Empire. Aussi observait-il Finn en train de regarder les guerriers qui s’affrontaient, et il constatait avec surprise que le Durendal, derrière son masque impassible, paraissait s’ennuyer.

« Le spectacle ne vous plaît pas ? demanda-t-il enfin en mâchouillant ses cacahuètes.

— Rien que des amateurs. Je parie que certains portent des poches de sang pour en rajouter. On pourrait aussi bien nous présenter des clowns qui s’enverraient des tartes à la crème ! Et j’ai horreur des clowns. Qu’y a-t-il d’amusant dans la violence si tout le monde s’en sort indemne ? »

Brett préféra ne pas le suivre sur cette voie. « J’imagine que Votre Honneur n’apprécie la technique que des meilleurs combattants ?

— La technique m’intéresse toujours, oui ; mais on ne peut tout de même pas appeler ça un divertissement. Au bout du compte, tout cela est très… artificiel : on se bat selon des règles établies, muni de toutes les protections imaginables, et, ensuite, il y a des machines régénératrices prêtes à sauver la plupart des victimes. Non, on fait semblant de se battre, avec toutes les chances de son côté, que l’on gagne ou que l’on perde. Ça n’a rien à voir avec la réalité.

— Alors… pourquoi garder une loge aux Arènes ?

— Parce que ça fait partie de mon personnage ; c’est une des nombreuses stupidités auxquelles je dois me plier pour conserver ma popularité. Les gens aiment me voir ici en train de partager leur plaisir. Simple question d’image. Maintenant tais-toi et fais attention ; voici l’heure du premier match, l’heure pour la Rose Sauvage des Arènes de montrer sa trempe. »

Brett se tourna ; les participants des numéros d’ouverture se retiraient vers les issues tandis que Rose Constantine marchait à grands pas vers le centre de la piste, vêtue comme toujours de la tenue moulante de cuir rouge devenue sa marque de fabrique, couleur sang séché depuis ses cuissardes jusqu’à son col montant. Elle avait le teint d’une pâleur mortelle, les cheveux noirs comme la nuit, coupés à la Jeanne d’Arc, les yeux encore plus sombres et une bouche de cerise d’un violent écarlate. Deux mètres dix, un corps aux muscles déliés, une poitrine généreuse… De toute sa vie, Brett n’avait jamais vu de femme plus sexy ni plus effrayante. Or il avait vécu. Bouche bée, il regardait Rose Constantine avancer avec la grâce dangereuse d’un prédateur, au poing une épée qu’elle tenait d’une main négligente, comme si l’arme faisait partie d’elle.

La foule l’acclama, mais sans la chaleur ni l’émotion que Brett aurait attendues vis-à-vis d’une championne invaincue depuis si longtemps. La Rose Sauvage était entrée aux Arènes à quinze ans à peine, gamine féroce dotée d’un insatiable appétit de combat sous toutes ses formes ; elle attaquait à l’épée, à la hache, à l’arme à énergie, protégée ou non par un champ de force, en armure complète ou nue comme un ver, et n’avait jamais laissé échapper la victoire. Dix ans plus tard, elle n’avait toujours pas connu sa première défaite. Elle affrontait tous les adversaires, aguerris ou non, et avait même participé à un combat d’exhibition face à quinze opposants ; elle les avait tous tués en moins de dix minutes. On l’avait vue saigner mais jamais reculer ; on l’admirait mais on ne l’adorait pas. À mesure que sa renommée grandissait, il était devenu de plus en plus difficile de trouver des challengers quelle que soit la récompense en cas de victoire. La foule aimait assister à des démonstrations de talent, à l’opposition de la technique face à la technique, ou au moins du courage face à l’adversité ; mais Rose ne lui offrait que la certitude d’une mise à mort. Pourtant, on venait encore la voir, la Rose Sauvage des Arènes à la beauté sombre, infiniment fascinante, rouge sang, ange de la mort impitoyable qui réveillait les pulsions les plus noires, les plus brutales du public.

Aujourd’hui, elle ne participait plus qu’à des rencontres spéciales, préparées longtemps à l’avance et portées par une large publicité, contre des créatures extraterrestres meurtrières, importées des mondes extérieurs par la direction des Arènes, dépourvues d’intelligence, naturellement, mais garanties d’une férocité démoniaque. Et la foule affluait dans l’attente du jour où, inévitablement, la Rose Sauvage affronterait un adversaire encore plus assoiffé de sang qu’elle ; les gens tenaient à assister à sa mort, à voir la combattante de cauchemar enfin terrassée dans les Arènes. Le public avait ses chouchous, mais il n’aimait pas qu’un individu acquière une importance exagérée.

« Vous savez qui elle combat aujourd’hui ? demanda Brett. Le programme ne dit rien – quand je pense qu’on a voulu me le faire payer cinq crédits ! On lit seulement : “La Rose Sauvage, événement spécial.”

— Tu ne sors donc jamais ? répondit Finn. Non, je n’en sais rien, évidemment, quelle question ! La direction des Arènes fait un tapage monstre autour de ce combat depuis des mois. Les trafiquants de billets poussent les prix des places à des sommes exorbitantes. D’après la publicité, il s’agirait du plus grand combat de l’histoire des Arènes, et pour une fois elle pourrait bien ne pas mentir. Ouvre grand les yeux, Brett ; même le légendaire Gladiateur Masqué n’a jamais affronté d’adversaire pareil. »

La foule commençait à manifester son impatience, mais Rose restait calme, parfaitement maîtresse d’elle-même, au centre de la piste ; elle arborait un léger sourire qui ne s’adressait à personne en particulier. Soudain les portes s’ouvrirent ; Rose se tourna vers elles sans hâte, et son adversaire apparut au soleil avec une démarche saccadée. Alors le public se tut, et Brett eut l’impression de l’entendre respirer à l’unisson. La créature s’avança lentement, ramassée sur elle-même, uniquement préoccupée de Rose Constantine qui ne bougeait pas et l’attendait en tenant toujours son épée d’une main nonchalante. Le monstre mesurait trois mètres de haut et il était protégé par une armure hérissée de piques, sécrétée par son organisme et d’une couleur rouge proche de celle de la tenue de Rose ; vaguement humanoïde, il avait une large tête en forme de cœur où ne se lisait nulle expression qui pût rappeler celle d’un homme. Doté de crocs et de griffes d’acier, il se déplaçait comme une machine meurtrière, comme un cauchemar auquel sa soif de tuer aurait donné réalité. Tout le monde dans les Arènes l’avait reconnu.

« Doux Jésus ! s’exclama Brett en se penchant en avant malgré lui. Oh, Seigneur, c’est un Grendel ! Qu’on la sorte de là, vite ! Elle va se faire massacrer !

— Garde ton sang-froid, répliqua Finn. Tu parles de la Rose Sauvage ; s’il reste un être capable d’affronter un Grendel dans cet Empire de femmelettes et d’optimistes béats, c’est sans doute elle. Elle n’a une cote que de sept contre un.

— Mais, nom de Dieu, où les Arènes ont-elles déniché un Grendel ? » Brett l’écoutait à peine. « Je n’en ai jamais vu qu’en holo et je croyais que personne n’en avait rencontré en chair et en os. Leur espèce est éteinte !

— Non. Il demeurait le spécimen que tu as sous les yeux, conservé dans un champ de stase au musée universitaire du monde de Shannon. Nul n’avait le droit de l’approcher hormis les xénobiologistes les plus haut placés. Mais, apparemment, le musée manquait cruellement de fonds, et les Arènes ont dû lui soumettre une offre extraordinairement généreuse… Même avec les rentrées d’argent d’aujourd’hui, la direction restera sans doute perdante, mais ce marché lui aura rapporté une publicité fabuleuse, sans parler naturellement des droits de retransmission, des cassettes holo…

— C’est monstrueux ! s’écria Brett sèchement, si furieux qu’il en oubliait d’avoir peur de Finn. Même la Rose Sauvage n’a pas une chance face à un Grendel ! Nous n’assistons pas à un duel mais à une mise à mort ! À un meurtre. Un seul homme a jamais survécu à un affrontement avec un Grendel : Owen le bienheureux ! Mais regardez-moi cette horreur ! C’est la mort incarnée. Mon Dieu, pourvu qu’il y ait une cuve de régénération toute prête… et un toubib qui aime les puzzles !

— Calme-toi, Brett, et baisse la voix ; tu attires l’attention. Assieds-toi confortablement et savoure le spectacle. Rose n’est pas n’importe qui : véritable psychopathe garantie pur sucre, très rare en cette époque de civilisation et de santé mentale. Exactement ce dont j’ai besoin.

— Et si elle ne s’en sort pas ?

— Alors je n’ai pas besoin d’elle. Maintenant tais-toi ; le rideau se lève. »

Et l’affrontement débuta sans crier gare. Avec une accélération impossible, le Grendel s’élança, et la Rose Sauvage se porta à sa rencontre, un sourire heureux sur ses lèvres écarlates. Des étincelles jaillirent quand son épée rebondit sans l’entamer sur l’armure de silice du Grendel ; les griffes d’acier de la créature fendirent l’air là où se trouvait la gorge de son adversaire un instant plus tôt, puis les deux tueurs se séparèrent d’un bond et se mirent à tourner lentement l’un autour de l’autre. L’extraterrestre dominait l’humaine de toute sa taille, mais on aurait eu du mal à dire lequel paraissait le plus dangereux. Brett avait déjà la respiration courte et son cœur cognait dans sa poitrine. Il n’aimait pas les spectacles des Arènes, mais là… il s’agissait d’autre chose, de plus qu’un duel, qu’un combat arrangé. L’affrontement prenait une tournure beaucoup plus personnelle ; il n’opposait plus un humain à un extraterrestre, mais un monstre à un monstre.

La longue lame jaillit et sa pointe s’enfonça dans une articulation un instant découverte du Grendel. Rose retira son épée avant que son adversaire eût le temps de l’attraper, et le sang noir de la créature tacha le sable. La première touche revenait à la Rose Sauvage, et la foule se déchaîna. Le Grendel bondit à une vitesse surhumaine, et Rose ne put s’écarter assez rapidement ; une patte griffue l’envoya bouler durement sur la piste, et le sang gicla de son flanc lacéré. Brett fronça le nez tandis que les spectateurs s’emportaient à nouveau ; il leur fallait du sang, peu importait de qui. Rose s’était déjà relevée et tournait lentement autour du Grendel en restant prudemment hors de sa portée. Elle perdait du sang mais souriait toujours. Brett étudiait attentivement son visage pâle, immense et lumineux sur les écrans géants, et ne voyait rien d’humain dans son regard ni dans son expression.

Il jeta un coup d’œil à Finn ; le parangon, très détendu dans son fauteuil, restait imperméable à la férocité du combat et aux hurlements sauvages de la foule, et Brett comprit qu’il y avait trois monstres présents dans les Arènes ce jour-là.

Soudain, Rose se précipita et se mit à porter des coups d’estoc aux articulations du Grendel, seuls points faibles de son blindage, toujours un peu trop vite pour qu’il pût parer ses assauts. Grand, rapide et puissant, il ne pouvait néanmoins empêcher les blessures de s’ajouter les unes aux autres, son sang de couler, et, peu à peu, ses mouvements se ralentirent ; il parvenait encore à toucher Rose de temps en temps, mais jamais de façon à la mettre en danger, et la femme s’en moquait. Elle était dans son élément et suivait sa pente naturelle. Quant au Grendel, il n’imaginait même pas de se rendre ou de battre en retraite ; il avait été conçu des millénaires plus tôt pour se battre et tuer, et il ne connaissait rien d’autre. Mais, de plus en plus, ses attaques manquaient visiblement de vitesse, et il secouait la tête d’avant en arrière, comme étonné de son incapacité à éliminer ce fantôme rouge sang qui dansait toujours un peu trop loin de ses griffes.

Rose avait perçu sa désorientation et s’apprêtait à porter le coup de grâce. Le public debout l’acclamait en hurlant. Brett s’était levé lui aussi, le cœur empli de fierté à la vue de cette représentante de l’humanité qui bravait seule cette légendaire machine de destruction extraterrestre. Il s’arrachait la gorge à crier le nom de Rose, et, s’il ne sautait pas sur place, il s’en fallait de peu. Alors que la combattante se jetait en avant en visant la gorge du Grendel, des rayons d’énergie jaillirent en crépitant des yeux du monstre ; Rose se baissa au dernier moment et poursuivit son mouvement d’attaque. Un des traits brûlants lui érafla le crâne et ses cheveux s’enflammèrent, mais, sans se laisser distraire, elle porta son coup à l’instant où la créature s’y attendait le moins et frappa de toutes ses forces son cou à découvert. La pointe d’acier perfora la mince couche blindée pour s’enfoncer profondément dans la gorge. Le Grendel recula en titubant et Rose le suivit ; elle retira son épée puis se mit à frapper à coups redoublés comme un bûcheron s’acharne sur un arbre récalcitrant. Et le Grendel tomba. Il heurta durement le sol, les bras battant faiblement. Rose se dressa de toute sa taille au-dessus de lui avec un sourire carnassier et abattit son épée avec une force terrible. La lame trancha net ce qui restait du cou du Grendel, et la lourde tête roula sur le sable ensanglanté tandis que ses mâchoires bougeaient encore. Le corps décapité fut pris de violentes convulsions, mais Rose, sans y prêter attention, éteignit calmement de ses mains nues les flammes de ses cheveux.

Brett s’effondra dans son fauteuil, épuisé, vidé, à côté de Finn qui n’avait pas bougé. Il dut attendre que son cœur et sa respiration se calment puis il se tourna vers le parangon. « Comment… comment a-t-elle pu réussir ?

— Facile, répondit Finn : elle a triché. »

Brett le regarda, incapable d’en croire ses oreilles. « Quoi ? Triché ?

— Son épée est munie d’un monofilament sur le tranchant – bien camouflé pour qu’on ne voie pas le champ d’énergie protecteur ; mais une lame pareille entrerait dans la coque d’un vaisseau stellaire comme dans du beurre, et Rose n’avait pas besoin de plus. Même l’armure d’un Grendel a ses limites ; il suffisait à Rose de s’approcher assez de lui et de le fatiguer jusqu’à ce que l’ouverture se présente. Elle m’impressionne : courageuse et intelligente à la fois. Excellente combinaison. Nous allons lui laisser le temps de guérir ses blessures dans la cuve de régénération, de reprendre son souffle, puis je pense que nous passerons lui présenter nos hommages. »

Sur la piste, Rose Constantine avait levé la tête du Grendel au-dessus d’elle pour que le sang lui inonde le visage. Elle ouvrit la bouche, avala une grande lampée du liquide noir et sourit. Un frisson d’horreur parcourut Brett.

« Ça, Finn, même vous ne l’avez jamais fait. »

 

*

 

Finn et Brett rencontrèrent la Rose Sauvage dans ses quartiers privés loin en dessous des Arènes. Nombre des gladiateurs à plein temps préféraient y loger : la sécurité de l’établissement les protégeait de l’attention excessive des médias et des fans, et ils aimaient rester près de leur lieu de travail, au milieu de ceux qui les comprenaient. Ces domiciles souterrains changeaient souvent de locataires pour toutes sortes de raisons, mais on n’en parlait jamais. Rose, elle, habitait là parce qu’elle n’avait nulle part ailleurs où aller. Elle vivait dans une cellule spartiate : quatre murs de pierre autour d’un lit et de quelques meubles, point final.

Elle resta couchée sur son lit, parfaitement détendue comme un félin qui vient de se repaître d’une proie, pendant que Finn, très à son aise, prenait l’unique fauteuil. Son nom et sa réputation avaient suffi à lui assurer une entrevue, et tous deux s’étudiaient mutuellement sans se cacher, apparemment fascinés l’un par l’autre. Brett, lui, restait près de la porte ; la proximité d’une issue le rassurait un peu. En pénétrant chez Rose, il avait eu l’impression d’entrer dans la tanière d’un fauve. De près, la gladiatrice lui faisait encore plus froid dans le dos ; elle lui évoquait la femelle d’une espèce qui dévorait son mâle après l’accouplement.

Il émanait d’elle une sensualité sévère, gothique, une séduction effrayante, comme celle de la lame d’un rasoir pour un suicidaire.

« Alors, dit-il finalement, comme ni elle ni Finn ne paraissaient vouloir rompre le silence, c’est le mieux que puissent vous fournir les Arènes ? Pas de confort, pas de mobilier convenable, rien ? Même pas un minibar ? Il vous manque un agent, Rose.

— J’ai tout ce qu’il me faut », répondit-elle sans quitter Finn des yeux. Elle avait la voix grave mais nullement masculine, calme plutôt que froide, mais, aux oreilles de Brett, dépourvue d’émotion. « Je n’ai besoin de rien d’autre. Le luxe, les froufrous ne feraient que me détourner de ma vraie vie ; seules les Arènes arrivent à me satisfaire ; il n’y a que quand je me bats que je me sens exister. Pour moi, la violence remplace l’amour physique, le meurtre l’orgasme. Les plaisirs moindres ne m’attirent pas. » Enfin elle se tourna vers Brett, et il se retint de prendre la fuite uniquement par peur qu’elle ne lui donne la chasse. Ses yeux noirs le transpercèrent et le jugèrent absolument dénué d’intérêt. « Pour moi, la franchise passe avant tout, et je m’étonne toujours du nombre de gens qui ne croient pas ce que je leur dis. Les êtres comme moi n’ont pas le droit d’exister à leurs yeux ; mais je suis comme je suis et j’en tire une profonde satisfaction. Je ne suis heureuse que les mains dégoulinantes du sang de l’ennemi que je viens de massacrer. » Elle reporta son regard vers Finn, et Brett put respirer de nouveau. Elle eut un léger sourire. « Ainsi voici le fameux Durendal. J’ai vu le sort que vous avez réservé aux Elfes l’autre jour ; j’ai bien aimé ; ça m’a tout émoustillée.

— Vous ne trouvez pas qu’on commence à se sentir un peu à l’étroit ici ? demanda Brett.

— Je me réjouis que les Elfes n’aient pas pu prendre le contrôle de votre esprit », dit Finn. Si les propos de Rose le mettaient mal à l’aise, il n’en montrait rien. « Sinon, nous aurions eu droit à un véritable carnage. »

Elle haussa les épaules. « Je ne travaillais pas ; je me reposais ici. Le temps que je comprenne ce qui se passait, la sécurité avait paniqué et bloqué toutes les issues. Je n’ai pu qu’assister plus tard aux événements sur l’écran de la salle commune.

— Vous n’avez même pas d’écran individuel ? intervint Brett. Mais qu’est-ce que vous faites quand vous… quand vous ne travaillez pas ? »

Elle sourit. « Je dors, surtout, et je rêve. Voulez-vous savoir de quoi ?

— Non, sans façon. Vous prenez vraiment votre pied à tuer des gens ?

— Oh oui ! Il n’existe pas de plaisir comparable. Naturellement, je préférerais que mes victimes meurent pour de bon, mais on ne peut pas tout avoir.

— C’est vrai, on n’aurait jamais assez de place, sinon. » Il se rendait compte qu’il disait n’importe quoi mais il ne pouvait s’en empêcher. « Tout de même, vous ne passez pas tout votre temps ici ? Vous n’avez pas d’amis, d’amants… une vie ?

— Les plaisirs de qualité inférieure ne comblent rien, répondit la Rose Sauvage d’un ton dédaigneux qui fit froid dans le dos à Brett. Ils ne me satisfont pas et ils ne m’intéressent pas. Je me suffis à moi-même.

— Je vous comprends parfaitement », dit Finn, et elle tourna aussitôt les yeux vers lui. Il se pencha en avant, un sourire aux lèvres. « Même les Arènes commencent à perdre de leur attrait, n’est-ce pas ? Il devient de plus en plus difficile de trouver des adversaires valables et la mise à mort ne vous contente plus. Vous éprouvez le besoin croissant d’un plus grand défi.

— En avez-vous un à me proposer ? » Rose se redressa sur son lit, remonta ses genoux osseux contre sa poitrine et les serra dans ses bras.

« Pas personnellement. Mais songez à cette cité, à ce monde, à l’Empire tout entier comme… à une immense arène ; voyez l’humanité comme votre ennemi, votre proie. Vous devez chercher de nouveaux défis, Rose, ou vous cesserez de grandir ; bientôt, la direction des Arènes se trouvera à court d’événements spéciaux à vous fournir : que peut-on imaginer de mieux qu’un Grendel comme adversaire ? Vous avez atteint le sommet. Venez avec moi et je vous promets des opposants dignes de votre trempe ; je vous donnerai de vrais défis, vous aurez l’occasion de tuer des gens haut placés, des gens importants, des gens qui ne ressusciteront pas une fois morts, et même certains qui se révéleront peut-être assez forts pour vous tuer, vous.

— Des parangons, fit Rose, les yeux brillants. Vous parlez de parangons, n’est-ce pas ? Lesquels, par exemple ?

— Louis Traquemort, Douglas Campbell… »

Elle éclata d’un rire ravi, la tête rejetée en arrière. « Vous savez parler aux femmes, Finn… Et vous avez raison : rien ne surpassera un Grendel aux Arènes. D’accord, je vous suis. Mais tâchez de ne pas me décevoir, ou je ferai durer votre agonie très, très longtemps. » Elle se tourna soudain vers Brett, qui sursauta en poussant un petit cri. « Il est avec nous ?

— Oui, répondit Finn. Ne le cassez pas ; il me rend service. »

Elle haussa les épaules puis pressa le parangon de questions sur leurs futures aventures. Brett l’observait, aussi près de la porte que possible sans se retrouver dans le couloir, et sentait la chair de poule s’effacer lentement de ses bras. Finn était un tueur, mais au moins Brett avait une idée de ce qui le motivait, de ses raisons d’agir ; en revanche, Rose lui paraissait aussi étrangère que le Grendel qu’elle avait tué un peu plus tôt. Il les regarda tour à tour et ne vit que deux démons à forme humaine.

Et il lui vint à l’esprit que Finn était peut-être bien capable d’abattre l’Empire tout entier comme il le prétendait.

 

*

 

Au Parlement, les IA de Shub tenaient un discours par la voix d’un de leurs robots humanoïdes. Il s’exprimait d’un ton calme, égal, mais on sentait nettement la passion derrière les mots. Il abordait un sujet rebattu et, pour un peu, on aurait pu entendre les députés pousser un soupir résigné lorsqu’ils avaient compris qu’ils allaient encore y avoir droit. Les IA voulaient un droit d’accès au Labyrinthe de la Folie, mais cette fois elles présentaient une nouvelle idée – qui ne plaisait à personne à part Shub.

« Il faut nous permettre d’entrer dans le Labyrinthe, disait le robot. Nous devons croître, nous dépasser, transcender notre nature d’origine. Nous ne pouvons continuer ainsi, prises au piège de nos formes rigides, de notre pensée rigide. Le Labyrinthe représente notre salut. Vous ne pouvez nous refuser cette autorisation au seul motif que des humains ont péri en y pénétrant. Mais nous comprenons vos craintes et nous avons une solution à vous soumettre.

» Il ne sera pas nécessaire de rompre la quarantaine ni de mettre en danger des êtres vivants en pénétrant dans le Labyrinthe : nous nous proposons de téléporter la structure tout entière dans les profondeurs de notre monde, Shub. Nous la placerons directement dans un laboratoire spécialement aménagé au cœur de notre planète et nous la confinerons derrière nos champs d’énergie les plus puissants. Alors nous pourrons l’étudier à loisir et entreprendre les expériences que nous jugerons utiles sans exposer aucune forme de vie au péril. Shub se situe très loin de tout monde colonisé et, dans le cas bien improbable d’un problème, nul être vivant ne courrait de risque. Nous sommes sûrs de pouvoir contenir les éventuels déchaînements du Labyrinthe.

» Naturellement, toutes les données exploitables résultant de nos expériences seront partagées également avec nos associés de l’Empire. »

Gilad Xiang, député de Zénith, se dressa le premier. « Voilà l’arrogance de Shub à son paroxysme ! Les chercheurs humains étudient le Labyrinthe de la Folie depuis des siècles mais, malgré leurs efforts, il garde tout son mystère ; or, à moins que Shub ne nous ait dissimulé certains secrets, les IA ne disposent pas d’une technologie plus avancée que la nôtre ; il s’agissait de la condition de leur intégration à l’Empire. Et aujourd’hui elles proposent d’arracher physiquement le Labyrinthe au monde où il se trouve depuis plus d’un millier d’années ? Nous ignorons totalement comment il risque de réagir à une intervention d’une telle envergure !

— Vous avez eu votre chance, répondit le robot ; à notre tour à présent. Peut-être craignez-vous que nous ne percions les secrets du Labyrinthe, n’accédions à la transcendance et ne laissions la pauvre humanité loin derrière nous ?

— Déplacer le Labyrinthe représente un risque trop considérable ! s’exclama Xiang avec entêtement. Et s’il refuse qu’on le déménage ? Nous savons tous comment il a traité jadis ceux qui tentaient seulement d’y pénétrer. Touchez à cette structure et vous risquez de détruire Haden ou Shub ; nous risquons même la création d’un nouveau Noirvide ! Non, il y a trop d’inconnues dans l’initiative que vous proposez. Si la quarantaine reste en vigueur au bout de tant d’années, c’est précisément parce que nous n’avons pas avancé d’un iota dans la compréhension de ce satané Labyrinthe !

— Je me vois contraint d’abonder dans le sens de mon collègue, intervint Tel Markham, représentant de Madraguda. Et si vous abîmiez la structure en la téléportant ? Sauriez-vous la réparer ? J’en doute fort. Par pure impatience, vous risqueriez de réduire à néant toutes nos possibilités d’accéder à la transcendance. Shub participe à l’équipe scientifique de Haden ; contentez-vous-en.

— Cette prudence en la matière est excessive et inacceptable, dit le robot. Vous n’avez obtenu aucun résultat. Nous exigeons d’accéder au Labyrinthe ; c’est indispensable.

— Non, répliqua Mirah Puri, de Malédiction, d’un ton tout aussi catégorique. Ce que nous savons du Labyrinthe et ce que nous espérons en acquérir restent du seul domaine de la théorie, du mystère. Quelques personnes y ont pénétré pour en ressortir plus qu’humaines ; elles n’en demeuraient pas moins mortelles et elles n’en ont pas moins fini par mourir. Avec tout le respect dû à leur mémoire, ce n’étaient pas des dieux. Vous attendez trop du Labyrinthe, Shub ; dix mille hommes et femmes y ont péri en poursuivant le même rêve. Nous n’y risquerons personne d’autre tant que nous n’aurons pas la certitude que le jeu en vaut la chandelle. »

Le robot parcourut l’assemblée des yeux. « Vous adhérez tous à cette décision ? Oui, nous le voyons. Très bien ; il y aura des répercussions. » Il s’assit et ne regarda plus personne.

« Si les IA sont nos enfants, ainsi que nous l’a enseigné la bienheureuse Diana, fit sèchement le roi Douglas, Dieu nous vienne en aide quand ils parviendront à l’adolescence. »

De petits rires montèrent de l’hémicycle, puis on passa en douceur au point suivant de l’ordre du jour, à savoir le problème tout aussi épineux de la technologie de transmutation. À présent qu’on savait transformer n’importe quelle matière en une autre, on pouvait produire des matériaux utiles à partir de rebuts en appuyant sur un simple bouton. Résultat : la famine et la véritable pauvreté n’existaient plus ; toutefois, le clivage demeurait entre nécessiteux et nantis, mondes riches et mondes démunis. En outre, comme l’espérance de vie avait augmenté, les populations couvraient la majeure partie des planètes qu’elles occupaient et réduisaient la quantité de déchets à employer pour la transmutation. Aussi avait-on créé le Centre d’administration de la transmutation, chargé de choisir les planètes inhabitées où l’on extrairait les matières premières nécessaires à l’Empire.

Transformer le plomb en or, la terre en aliments était un jeu d’enfant, mais on commençait à poser des questions sur le centre d’administration et sa façon de répartir les richesses de l’Empire. Même lorsque l’abondance règne, il y en a toujours pour se convaincre que d’autres s’en mettent plein les poches.

« Certains mondes continuent à se tailler la part du lion dans les ressources disponibles, dit Rowan Boswell, député d’Hercule IV, une part sans rapport avec la taille et les besoins de leur population. Il s’agit d’une simple question d’arithmétique : le système des parts égales entre planètes est devenu d’une injustice flagrante et ne doit pas perdurer.

— Proposeriez-vous une forme de rationnement ? demanda Tel Markham d’un ton suave. Voulez-vous que nous déshabillions Pierre pour habiller Paul ? La prospérité actuelle de l’Empire découle du Centre d’administration de la transmutation ; souhaitez-vous vraiment la mettre en danger ? Pour la première fois depuis des siècles, nous pouvons déclarer fièrement que nul ne meurt de faim, ne manque d’un toit ni du minimum vital pour vivre. Il est vrai que certains jouissent d’un confort et d’un luxe que d’autres n’ont pas, mais il en a toujours été ainsi. Il faut aux gens des aiguillons, des motifs de travailler dur, de s’appliquer à la tâche, et aux planètes pauvres des aspirations pour s’efforcer de devenir riches. Le Centre d’administration de la transmutation n’a pas pour vocation de servir de nounou à l’humanité ; il connaît son travail et, pour ma part, je tiens qu’il faut le laisser le faire seul.

— Ça ne vous coûte pas cher, intervint Michel du Bois, l’œil enflammé, étant donné votre fortune personnelle et la richesse de votre monde. Lionnepierre a rejeté Virimonde dans la barbarie, et ma planète ne s’en est pas encore complètement remise. Le Centre de transmutation nous alloue plus de ressources par citoyen qu’à d’autres parce que nous avons de grands besoins : nous avons une civilisation à rebâtir, et même tout un écosystème. Rien de ce qu’on nous donne n’est gaspillé ; nul ne jouit d’un grand confort chez nous, et nous ne renoncerons pas à un iota de notre part sous prétexte qu’un crétin borné se croit floué ! »

À partir de là, le ton monta et chacun se mit à reprocher aux autres de le dépouiller de ce qui lui revenait de droit. Debout, les députés criaient à tue-tête sans plus songer à l’ordre de préséance, pour le plus grand plaisir des caméras qui voletaient au-dessus d’eux ; pour finir, Douglas se leva et murmura quelques mots à Jésamine. Elle ouvrit la bouche et poussa une note si sonore et si haute qu’elle perça le tohu-bohu de la Chambre et que tout le monde se figea, les mains sur les oreilles. Jésamine se tut et sourit d’un air suave à la cantonade. Les députés la regardèrent d’un œil mauvais où luisait une étincelle de rébellion, puis Douglas, toujours debout, leur adressa lui aussi un sourire, mais glacial.

« Les honorables membres du Parlement voudront bien se rasseoir et se conduire de manière convenable, sans quoi je demanderai aux agents de la sécurité de circuler parmi eux et de matraquer quelques têtes – et il ne s’agit pas d’une métaphore. » Les intéressés réfléchirent, se rappelèrent qu’ils avaient affaire à un ex-parangon et reprirent leurs sièges avec raideur. Douglas hocha la tête et se rassit à son tour. « Voilà qui est mieux. Maintenant, songeons que l’équité ne suffit pas toujours ; il faut parfois qu’on en voie la mise en œuvre. Si les citoyens de l’Empire saisissaient mieux comment le Centre de transmutation prend ses décisions, ils se convaincraient peut-être de la justice inhérente du processus. Je propose donc que la Chambre vote la création d’une entité extérieure régulatrice qui aura pour tâche de vérifier les choix passés et présents du Centre puis de rendre ses conclusions publiques. Mon grand-père était un fervent partisan de la transparence et moi aussi. Qu’en pensent les honorables députés ? »

L’idée leur paraissait bonne mais, par fierté, ils passèrent un long moment à la discuter avant de l’accepter. En secret, nombre d’entre eux approuvaient la création d’un système de surveillance : le Centre d’administration de la transmutation devenait trop puissant et trop indépendant. En outre, le public apprécierait de savoir enfin qui recevait quoi et pourquoi. Encore une fois, le roi tirait son épingle du jeu.

La séance aurait pu se clore sur cette note de bon augure mais, si le Parlement avait achevé son travail pour la journée, un homme avait encore à faire avec le roi. Une silhouette se détacha brusquement des images holo de la zone des extraterrestres, joua des coudes pour écarter les non-humains présents physiquement et se rua vers le centre de l’hémicycle en prenant par surprise les quelques agents de sécurité qui se trouvaient dans la salle. Les extraterrestres restèrent saisis, et nombre de projections holo se mirent à vaciller. Un humain n’aurait jamais dû pouvoir se dissimuler si longtemps parmi eux.

L’intrus, au centre de la Chambre, ôta vivement la cape qui l’enveloppait pour dévoiler un gros appareil fixé à sa poitrine, et tout le monde se tut ; nul ne prononça le mot « bombe » mais chacun y pensait. D’un geste, le roi fit signe aux gens de la sécurité de ne pas intervenir, et ils obéirent. L’homme parcourut la salle d’un air triomphant, le sourire mauvais et le regard fixe. Pâle, il transpirait abondamment, et ses mains tremblantes ne s’éloignaient pas de l’engin qu’il portait.

« J’appartiens aux Hommes Nouveaux ! » cria-t-il d’une voix fêlée par la tension. Il avait le souffle court. « Je suis ici pour l’Humanité pure ! Je suis ici pour… pour mourir pour ma cause. Que personne ne bouge ! Pas un geste ! J’ai un détonateur dans la main, et, si quelqu’un s’approche trop, si on fait mine de me menacer, je déclenche cet engin. » Il jeta un regard furieux à la cantonade et sa respiration se calma : il reprenait confiance en lui en voyant toute la salle suspendue à ses lèvres tandis qu’il prononçait son discours préparé à l’avance. « Il ne s’agit pas d’une simple bombe, mais d’un appareil transmuteur. Tous ceux qui se trouveront dans le périmètre de l’explosion seront réduits en particules élémentaires, au protoplasme originel dont nous sommes tous issus. La transmutation, ça opère dans les deux sens. » Il éclata soudain d’un rire nerveux. « Essayez de réparer ça avec vos machines régénératrices ! Avec cette bombe, quand on est mort, on est mort ! Mais ne vous inquiétez pas, mesdames et messieurs les députés, je n’en ai pas après vous – du moins, pas obligatoirement. Ne bougez pas, n’intervenez pas et vous sortirez vivants et indemnes. C’est après le roi que j’en ai. »

Tout le monde se tourna vers Douglas, immobile sur son trône. « Après moi ? demanda-t-il d’une voix claire.

— Oh oui ! Et vous allez rester là pendant que je m’approche, sans quoi je me fais sauter, et tous les gens autour de moi, ainsi que ces saletés d’extraterrestres, finiront sous forme de gadoue. Quel genre de souverain êtes-vous, Douglas ? Prêt à laisser des innocents mourir à votre place ou assez courageux pour affronter votre destin ?

— Venez, répondit Douglas d’un ton égal. Que nul n’intervienne, je l’ordonne. »

Le terroriste eut un ricanement mauvais. « Vous aussi, le champion, Traquemort, dégrafez votre ceinturon, laissez tomber vos armes par terre et écartez-les.

— Obéis, Louis, dit Douglas.

— Je tire très vite, répondit le parangon en subvocalisant pour n’être entendu que sur leur canal com privé. J’ai une chance de lui arracher le bras avant qu’il ait le temps d’activer son détonateur.

— Non, trop risqué. Il y a peut-être des systèmes de sécurité ou des coupe-circuits intégrés à cet engin. Fais ce qu’il dit pour l’instant. Laissons-le s’éloigner de la foule, s’approcher de nous, et à ce moment-là tu pourras peut-être tenter quelque chose. »

Louis défit lentement son ceinturon et laissa tomber son disrupteur et son épée ; il les écarta d’un coup de pied puis fixa un regard noir sur le terroriste qui lui répondit par un sourire narquois. L’homme s’avança d’un air crâne vers le roi tandis que l’hémicycle restait immobile ; les agents de la sécurité échangèrent des regards, tiraillés entre leur devoir de protéger les députés et celui de protéger leur souverain, et figés sur place par l’horreur du transmuteur. Pendant qu’ils hésitaient, indécis, le terroriste s’arrêta devant le Trône d’Or sur son estrade. Il leva la main droite pour montrer à Douglas le détonateur.

« Système de l’homme mort, dit-il d’une voix claire. Je lâche et boum !

— Si ce truc explose, vous explosez avec, fit observer Louis.

— Je suis venu pour mourir ! répliqua l’autre d’un ton de défi. Pour donner ma vie à la cause de l’Humanité pure ! Le roi doit disparaître parce qu’il soutient les droits de la lie extraterrestre qui menace de saper notre Empire. Sa mort montrera qu’il faut nous prendre au sérieux.

— Ça, nous vous prendrons très au sérieux ; nous pourchasserons ceux qui vous ont envoyé et nous les pendrons tous. »

Le terroriste éclata de rire. « Après la transmutation, il ne restera rien de moi à identifier. Je n’ai aucune importance ; ceux qui m’envoient n’ont aucune importance. Seule compte la cause ! Pas de compromis avec la pureté ! Voulez-vous me supplier de vous épargner, Douglas ? Vous en avez le temps avant de mourir. »

Le roi se leva lentement. Jésamine s’approcha de lui mais il la repoussa doucement hors d’atteinte de la bombe, sans quitter des yeux le terroriste. « C’est moi que vous venez tuer ; rien que moi. Ne bougez pas, je vous rejoins.

— C’est ça, rejoignez-moi, Douglas. J’ai un cadeau pour vous. »

Et, tandis que le roi attirait l’attention de l’homme, Louis fit glisser de son doigt la lourde chevalière des Traquemort, ramena le bras en arrière et la lança, le tout en un seul mouvement fluide et vif. La bague toucha l’intrus à l’œil droit ; il poussa un hurlement de surprise et de douleur, pris au dépourvu, et, profitant de ce bref instant où il resta paralysé par des impulsions contradictoires, Louis activa le bouclier de force fixé sur son bras et se jeta sur lui. Le champ d’énergie de la taille d’un homme apparut à l’instant où ils se heurtèrent, puis tous deux s’écroulèrent au sol avec le champ de force crépitant entre eux. Le détonateur tomba de la main de l’homme, la bombe explosa et le bouclier d’énergie réfléchit tout l’impact sur le terroriste lui-même. Il n’eut que le temps de pousser un cri de désespoir avant que son organisme ne retourne à ses composants de base, et il ne resta plus de lui qu’une flaque de liquide rosâtre et fumant.

Louis se jeta de côté en coupant son bouclier ; des frissons de répulsion l’agitaient de la tête aux pieds. Il frappa et frotta son armure du plat de la main pour la débarrasser des immondes particules dont il se croyait couvert, mais le champ de force l’avait protégé. Il tremblait encore quand Jésamine Florale se jeta soudain dans ses bras et se serra contre lui en pleurant sur son épaule.

« Oh, Louis, je vous ai cru mort ! Je n’ai jamais vu personne agir avec autant de courage… »

Il la tint un moment sur sa poitrine, stupéfait, puis il leva les yeux et vit les caméras des médias qui se ruaient vers lui. Il tourna la tête vers le trône, vers Douglas qui les regardait, Jésamine et lui, et il distingua fugitivement une expression étrange sur le visage du roi, une expression qui aurait pu être celle d’un homme trahi. Avec douceur mais fermeté, Louis écarta Jésamine et l’aida à se redresser. Les députés l’acclamaient et criaient son nom, mais il n’avait d’yeux que pour son ami le roi. Il raccompagna la cantatrice auprès de son futur époux, et Douglas le remercia d’un signe de tête. Ni l’un ni l’autre ne dirent rien devant les caméras.

 

*

 

Non sans peine, Brett Hasard arrivait à cerner les motifs qui poussaient Finn à s’aboucher avec une dingue du calibre de Rose Constantine, mais la perplexité l’envahit quand le parangon les conduisit dans les bureaux luxueux du Centre d’administration de la transmutation, connu pour son profond respect des lois. L’administration et son personnel occupaient tout le bâtiment, imposant édifice sis dans les plus beaux quartiers de la cité. Le vestibule d’entrée qu’ils traversaient si tranquillement prenait tout le rez-de-chaussée, et il y circulait des hommes et des femmes en costumes et tailleurs élégants, l’air très occupés, empreints d’assurance et de farouche détermination : c’étaient des gens importants et ils le savaient. Finn marchait à grands pas sur le dallage de marbre luisant, les yeux fixés droit devant lui, et les costumes changeaient de direction pour lui céder le passage ; ils s’écartaient aussi largement de Rose Constantine. Brett restait sur les talons de Finn et tâchait de passer inaperçu.

Des tableaux authentiques décoraient les murs, et, par réflexe, Brett en estimait le prix au passage tout en sachant pertinemment qu’il ne pourrait jamais les faucher : ils étaient très loin de sa catégorie. De la musique classique jouait en fond sonore et l’air avait l’odeur d’une prairie en été, ce qui déplaisait à Brett, pur citadin. Les doigts le démangeaient de voler quelque chose rien que pour le principe.

Le bureau d’accueil au milieu du vestibule concentrait une puissance informatique supérieure à celle de certains astroports, et la réceptionniste avait une beauté saisissante malgré l’absence de tout maquillage visible, mais le sourire professionnel qu’elle leur adressa était aussi froid que son regard. Brett se douta qu’elle devait avoir les mots « pas sans rendez-vous » gravés au plus profond de l’âme. Finn s’arrêta devant le comptoir, salua de la tête la réceptionniste sans avoir l’air plus impressionné que ça puis se tourna vers Brett et Rose.

« Vous voyez le canapé là-bas ? Allez vous y asseoir et restez-y. Ne touchez à rien, ne parlez à personne ; et, Rose, interdiction de tuer qui que ce soit. »

Brett obéit promptement, soulagé de s’éloigner de la réceptionniste. Elle paraissait du genre à planquer un flingue sous son comptoir et à pouvoir faire appel à des renforts qui ridiculiseraient les armées de certaines planètes reculées. Elle n’avait pas l’air de celles qui s’intéressaient à un simple parangon, fût-ce le puissant Durendal. Cette histoire finirait mal, Brett le sentait. Rose prit place près de lui, et il dut réprimer son instinct qui lui criait de s’écarter d’elle d’urgence. De près, elle manifestait une présence presque écrasante qui mêlait séduction et menace. Le cuir rouge de sa tenue crissait doucement au rythme de sa respiration, et Brett prenait grand soin de ne pas laisser ses yeux glisser vers sa poitrine. Soudain elle croisa les jambes, et il crut faire une crise cardiaque.

« Mais qu’est-ce qu’on fout ici ? » fit-il d’un ton pressant, à mi-voix. Parler lui permettait de se détourner de ses angoisses. « Le Centre d’administration de la transmutation n’emploie que les gens les plus fiables et les plus honorables, avec des années de fonction publique derrière, des citoyens modèles, intègres, qui ont tellement de fric que les propositions de pots-de-vin les font marrer. Ce n’est pas vraiment là que j’aurais pensé à chercher un traître. »

Rose se tourna vers lui ; il s’efforça de réprimer le gémissement de terreur qui lui montait dans la gorge. « Vous ne vous sentez pas à votre aise ici, n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec calme.

— Alors là, non ! Même si on nous offrait des boissons et des effeuilleuses gratuites, je ne me sentirais encore pas à mon aise ! Il n’y a dans ce bâtiment que des gens acharnés au travail, respectueux des lois et honorables, et ça me flanque les foies. Je n’ai rien à faire ici ; eux et moi, on ne vit pas dans le même monde.

— Je vous comprends, dit Rose. Nous avons beaucoup en commun, vous et moi. »

Réduit à un silence épouvanté par cette réflexion, Brett tourna toute son attention vers Finn en train d’affronter la réceptionniste – et resta sidéré en la voyant blêmir quand le parangon se pencha pour lui glisser quelques mots à l’oreille. Toute sa superbe s’effrita en quelques instants et elle se mit à pianoter frénétiquement sur son panneau com puis à s’entretenir avec ses correspondants d’un air grave. Finn lui sourit et elle passa à la vitesse supérieure. Enfin elle contacta la personne voulue, lui dit quelques phrases brèves sur un ton pressant, écouta puis adressa un hochement de tête apeuré à Finn. Il tourna les talons et se dirigea vers le canapé tandis que la réceptionniste le suivait des yeux, l’air traumatisée. Brett et Rose se levèrent.

« Tout est arrangé, annonça le parangon ; il nous reçoit tout de suite, bien que nous n’ayons pas de rendez-vous.

— Sympa, fit Brett. Mais qui nous reçoit ? Et qu’avez-vous dit à cette pauvre fille pour la mettre dans cet état ?

— Joseph Wallace, le directeur du Centre. Ne pose pas de questions, Brett ; je sais ce que je fais. Suis-moi et tout s’expliquera, même si ça ne te plaira sans doute pas. »

Ça ne me changera pas beaucoup, songea Brett.

Un garde de sécurité vêtu d’un uniforme impressionnant apparut comme par magie pour les guider. Il reconnut aussitôt Finn et se répandit en exclamations admiratives jusqu’à ce qu’un autographe lui coupe le sifflet. Il conduisit les visiteurs jusqu’à l’ascenseur privé du directeur, qui les emporta très vite mais en douceur jusqu’au dernier étage, où l’homme les quitta : il n’avait pas le droit d’aller plus loin. Un de ses collègues, porteur cette fois d’un uniforme de coupe plus pratique et nettement plus renforcé, les escorta jusqu’à la porte du directeur ; là, il dit à Finn qu’il devait lui remettre ses armes avant d’entrer. Devant le regard que le parangon posa sur lui, l’homme avala péniblement sa salive et s’en alla. Finn ouvrit la porte sans frapper et franchit le seuil sans hésiter.

La pièce se révéla étonnamment réduite et accueillante, avec quelques fauteuils d’apparence confortable disposés devant un bureau strictement fonctionnel, doté d’un terminal d’ordinateur intégré ; aux murs, des images pastorales holo charmaient l’œil et changeaient à intervalle régulier ; au sol, une moquette épaisse – mais alors épaisse ! Le directeur se leva pour venir serrer chaleureusement la main de Finn ; grand, bien découplé, il avait des traits d’une beauté insipide et il irradiait l’autorité. Son costume avait dû coûter plus cher que ce que Brett avait touché pour son enregistrement pirate du couronnement, et il s’était fait couvrir les paupières à la feuille d’or, si bien qu’elles scintillaient de façon déconcertante chaque fois qu’il clignait les yeux. Il offrit à Brett une poigne ferme et agréable, et il n’hésita qu’imperceptiblement avant de tendre la main à Rose. Elle le regarda sans bouger, adossée à la porte fermée, les bras croisés. Le directeur lui adressa un sourire inexpressif et se replia derrière son bureau, puis il fit signe à Finn et Brett de s’asseoir eux aussi ; ils obéirent.

« Eh bien, fit l’homme en s’adressant au parangon, que puis-je faire exactement pour le légendaire Finn Durendal ?

— Vous pouvez m’aider à déposer le roi et anéantir le système politique actuel, répondit l’autre avec le plus grand calme. Ça ne devrait pas vous poser un trop grand cas de conscience, monsieur Wallace : vous faites partie des Hommes Nouveaux, après tout. »

Joseph Wallace se dressa d’un bond, le visage enflammé. « Jamais on ne m’a insulté de la sorte ! Ma réceptionniste a tenté de me prévenir mais je ne pouvais y croire. C’est un outrage ! Si vous osez répéter cette calomnie en public, je n’hésiterai pas à vous traîner en justice… »

Brett vit à peine le signe imperceptible que le parangon fit à Rose, mais elle s’élança aussitôt, une dague longue et fine au poing. Elle saisit Wallace par le devant de son onéreuse chemise, le tira vers elle par-dessus le bureau et lui plaça la pointe de sa dague à un centimètre de l’œil gauche. L’homme devint blanc comme un linge et il poussa un gémissement de terreur. Finn n’avait pas bougé de son fauteuil et souriait d’un air calme.

« Vous faites partie des Hommes Nouveaux, dit-il comme s’il n’avait pas été interrompu, à l’instar de tous les dirigeants du Centre d’administration de la transmutation. Depuis des années, l’Humanité pure investit beaucoup d’argent à infiltrer cette structure. Je suis parangon et mon travail exige que je connaisse de tels détails. N’ayez donc pas l’air si effrayé, Wallace, je ne viens pas vous arrêter ; j’aurais pu le faire il y a longtemps si je l’avais voulu. Mais… j’avais le sentiment que ce renseignement me servirait un jour ou l’autre. Lâchez-le, Rose. »

Elle obéit, fit disparaître son arme et retourna s’adosser à la porte. Wallace resta pétrifié, le visage luisant de sueur, jusqu’au moment où Finn l’autorisa d’un geste à se rasseoir ; alors il s’effondra dans son fauteuil.

« Et maintenant soyez gentil, reprit Finn avec nonchalance, et expliquez-moi pourquoi vos associés et vous vous donnez tant de mal pour vous emparer du Centre d’administration de la transmutation ; je veux toute la vérité ou je lâche Rose sur vous.

— Il le fallait, répondit Wallace d’une voix tendue mais ferme. Il le fallait pour protéger l’Empire de l’ordure extraterrestre prête à détruire le mode de vie des humains. Le Centre sélectionne des mondes inhabités pour les réduire en matières premières par transmutation, et son cahier des charges l’oblige à étudier consciencieusement ces planètes au préalable pour s’assurer qu’elles n’abritent aucune forme de vie intéressante. Des planètes désertes, mortes, du pur grain à moudre. Comme nous y voyions un… gaspillage de bonnes occasions, les Hommes Nouveaux décident désormais de la politique du Centre, et, depuis des années, nous recherchons des mondes où prospère une vie extraterrestre intelligente pour les détruire par transmutation ; nous éradiquons des espèces entières avant qu’elles ne deviennent une menace pour nous – pour l’Humanité pure.

— Des génocides à la chaîne, dit Finn.

— C’est ça.

— Seigneur… fit Brett, mais nul ne lui prêta attention.

— Ça me laisse indifférent, déclara Finn. Le roi réprouverait vos actes, mais moi je réprouve le roi ; je vous propose donc de travailler main dans la main, vous et moi, contre un ennemi commun. »

Wallace ne se détendit pas à proprement parler, mais son niveau de stress baissa visiblement. « J’ignorais que vous adhériez à la philosophie des Hommes Nouveaux…

— Je n’y adhère pas du tout ; je ne crois d’ailleurs plus en grand-chose à part en moi-même. Il s’agira d’une alliance de raison, rien de plus.

— Nous n’agissons que pour le bien de l’humanité. En apprenant votre visite, je me demandais si vous étiez au courant de ce que nous avions projeté pour la séance du Parlement de ce matin. Nous n’espérions pas réussir mais… nous voulions faire passer le message de notre détermination et de notre sérieux.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Brett.

— On a essayé de tuer le roi, répondit Finn. On ne parle que de ça sur le canal d’urgence des parangons. L’attentat a échoué : le Traquemort a sauvé Douglas ; ce petit cul-pincé s’applique toujours à son travail. Il faudra que je lui réserve un sort particulièrement amusant, à celui-là. Mais poursuivez, monsieur Wallace ; vous étiez en train de vous justifier.

— Notre Empire a été créé par et pour les humains. » L’homme s’échauffait sur son sujet. « Les extraterrestres empiètent sur notre espace vital, ils consomment nos réserves alimentaires, respirent notre air, occupent des mondes qui devraient nous appartenir. Ils sapent notre mode de pensée, corrompent nos convictions, menacent notre pureté. Pour notre protection, il faut les soumettre ou les détruire avant qu’ils ne nous soumettent ou nous détruisent eux-mêmes.

— Quelles conneries ! fit Brett.

— Ça m’est égal, dit Finn.

— Eh bien, pas à moi ! Il y a des extraterrestres parmi mes amis ! »

Wallace le regarda d’un air narquois. « Oui, ça ne m’étonne pas. Espèce de dégénéré !

— Ah non ! s’exclama brusquement Rose. Là, j’interviens. » Elle quitta de nouveau sa porte et décocha un coup de poing à Wallace. Sous le choc, sa tête partit en arrière, et on entendit un net craquement quand son nez se brisa. Il leva un bras pour se protéger ; Rose lui agrippa le poignet et le tordit si violemment qu’il poussa un cri de douleur. Elle sourit et se pencha vers lui ; il voulut s’écarter, mais elle le tenait fermement et elle se plaça nez à nez avec lui. « Brett est avec nous, et on ne nous parle pas comme ça. Sachez rester à votre place, mon petit bonhomme. »

D’un lent mouvement de la langue, elle lécha le sang qui avait coulé sur la joue de Wallace, et il fut saisi d’un frisson d’horreur. Rose lui lâcha le poignet et alla se radosser à la porte. Brett se demanda s’il devait la remercier puis estima plus prudent de ne pas attirer l’attention sur lui pour le moment. Il songea aux déclarations de Wallace, aux agissements du Centre depuis des années, et il eut envie de vomir. Voleur, escroc et criminel impénitent, il n’en conservait pas moins des limites morales qu’il refusait de franchir. Le génocide, le meurtre de sang-froid à l’échelle planétaire… Pour la première fois de sa vie, Brett se vit forcé de se demander s’il avait choisi le bon camp…

« Il faut excuser Rose, disait Finn, parce que, si vous ne l’excusez pas, elle vous tue. À présent, écoutez-moi bien, Wallace, et cessez de vous tripoter le nez ; vous pourrez vous le faire remettre en place par votre toubib après notre départ. Vous et vos associés des Hommes Nouveaux me fournirez tout le soutien matériel que je jugerai nécessaire et, en échange, je renverserai le roi et remplacerai le gouvernement actuel par un autre plus compréhensif envers vos convictions, à savoir moi-même. En attendant, mes amis et moi tairons ce que nous savons. Libre à vous de tenter de m’éliminer, naturellement, mais, si j’ai vent d’un complot de votre part dans ce sens, j’enverrai Rose vous arracher les entrailles et vous les faire manger avant que vous ne mouriez. Ça vous plairait, n’est-ce pas, Rose ?

— J’adorerais ça. » Elle avait répondu d’un ton qui fit courir un frisson d’épouvante sur l’échine de Wallace et de Brett.

« En outre, je possède des dossiers sur tout ce que je sais de vous, reprit le Durendal ; des dossiers très complets et très bien cachés. Les Hommes Nouveaux ont un nouvel associé ; il va falloir vous y faire.

— Il y a une bonne ambiance ici », dit Rose brusquement, et tous se tournèrent vers elle. Sa bouche écarlate s’élargit en un lent sourire. « Ça sent la mort… Toutes ces souffrances, tous ces massacres préparés, planifiés dans de petits bureaux comme celui-ci… Ça me fait des choses…

— Vous êtes vraiment allumée, Rose, fit Brett.

— Je m’y efforce », répondit-elle.

 

*

 

La dernière visite que rendit Finn surprit Brett encore plus. Il n’avait jamais fait confiance à celui qu’ils allaient voir ; il ne s’intéressait pas aux saints, surtout aux saints créés de toutes pièces par les médias. Angelo Bellini, surnommé l’Ange de Madraguda, vivait très confortablement dans une petite église du quartier le plus chic du Défilé des Innombrables. Cardinal de l’Église du Christ transcendant, il quittait rarement les écrans d’holovision, où il avait toujours à pérorer sur l’un ou l’autre sujet d’actualité. Sa simplicité charmante et sa sincérité abrupte plaisaient à énormément de spectateurs, dont beaucoup l’adoraient sans réserve, buvaient ses paroles et envoyaient avec empressement des dons pour la cause de la semaine qu’il soutenait. Orfèvre en la matière, Brett avait reconnu en lui un escroc et un Narcisse qui aimait le son de sa propre voix autant voire plus que le message qu’il se chargeait de transmettre.

Angelo était un homme de taille moyenne et plus que corpulent qui n’enfilait ses atours de cardinal que lors de ses apparitions publiques ; en privé, dans son confortable logement, il préférait porter d’amples robes fluides qui cachaient son embonpoint, et il s’exprimait d’une voix douce comme s’il économisait ses cordes vocales pour de plus importantes occasions. Il avait une épaisse crinière aile de corbeau malgré une calvitie naissante qui lui laissait une pointe de cheveux sur le front, une barbe noire broussailleuse et un regard droit et franc qui déconcertait ceux qui le rencontraient pour la première fois. Brett trouvait qu’il souriait beaucoup trop.

Angelo accueillit cordialement Finn et ses compagnons, les fit entrer dans son salon à l’opulence discrète et les installa confortablement avant de leur proposer du café et des petits gâteaux. Le Durendal et Rose refusèrent mais Brett accepta tout par principe, en parcourant d’un œil gourmand la décoration et le mobilier onéreux.

« Vous vivez bien », dit Finn en lançant à Brett un regard d’avertissement.

Angelo eut un haussement d’épaules désarmant. « Je travaille à lever des fonds pour de bonnes œuvres ; pour cela, je dois parfois recevoir des gens très importants et donc avoir les moyens de les mettre à l’aise afin que rien ne détourne leur attention de ce que j’ai à leur communiquer.

— Un environnement pauvre et humble ne les impressionnerait-il pas plus ? demanda Brett, la bouche pleine de gâteau au caramel.

— On pourrait le croire, en effet, répondit Angelo, nullement déconcerté. Mais en réalité ça ne ferait que mettre mes visiteurs mal à l’aise, voire les culpabiliser de tant posséder pendant que d’autres n’ont rien. Alors ils me jetteraient une poignée de crédits pour apaiser leur conscience puis ils s’efforceraient de m’oublier, moi ou ma cause. Je préfère les attirer chez moi par la séduction comme une araignée dans sa toile puis leur fourrer faits et chiffres sous le nez, les obliger à voir qu’on a besoin de leur argent, leur faire comprendre tout le bien qui pourrait résulter d’une contribution… raisonnable. Il faut s’adresser à la fois à la tête et au cœur ; on obtient davantage par la persuasion que par les coups. Je vous en prie, goûtez donc les fondants au chocolat ; je les fabrique moi-même.

— La persuasion, répéta Finn sans même regarder les fondants ; c’est votre fonds de placement depuis toujours, n’est-ce pas ? Depuis l’époque où vous opériez comme négociateur dans les prises d’otages sur Madraguda. Mais jugez-vous satisfaisante votre actuelle vocation, Angelo ? Comble-t-elle toutes vos attentes ? Que désirez-vous réellement, Angelo ?

— Je désire ce que désire mon Église, répondit l’autre d’un ton suave : le droit d’étudier le Labyrinthe de la Folie. C’est notre principal acte de foi. Venez-vous discuter de cela, Finn ? J’avoue ne pas voir d’autre raison qui pourrait pousser un personnage aussi important que vous à demander à me rencontrer de façon tellement urgente.

— Je puis vous obtenir ce que vous voulez ; je puis remettre le Labyrinthe aux mains de l’Église pour toujours. »

Angelo se pencha en avant dans son fauteuil en tirant pensivement sur sa barbe et il leva vers Finn un regard perçant. « La volonté du Parlement n’a pas varié ; par conséquent, ça ne laisse que le roi, parangon comme vous. Prétendriez-vous le faire changer d’avis ?

— Mieux : je peux changer le roi lui-même, et le nouveau se chargera de modifier la position du Parlement sur ce sujet. Avec l’aide de l’Église, je renverserai Douglas, je réorganiserai la Chambre de fond en comble et je rendrai à l’Église le pouvoir qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’avoir.

— Vous tenez des propos séditieux, dit Angelo d’une voix lente. L’Église… n’intervient pas dans les affaires politiques, ni par le passé, ni aujourd’hui ni jamais.

— Même pour un accès garanti au Labyrinthe ? Même pour le plus noble objectif : la transcendance de l’humanité entière ? »

Angelo le fusilla du regard. « Arrière, Satan ! Tu ne me tenteras point !

— Et pourquoi pas ? demanda Finn avec indulgence. Déclarer ouvertement ce que vous désirez n’est pas pécher ; l’Église veut le Labyrinthe et vous voulez monter dans votre hiérarchie ; vous voulez parvenir à une position qui vous permette de commander aux autres au lieu de les supplier. Vous souhaitez pouvoir les obliger à se conduire pour une fois selon la morale. Or, au bout du compte, vous n’avez qu’un seul démon à vaincre pour y parvenir : le Parlement. Tous ces députés qui disposent d’un si grand pouvoir mais tellement enfermés dans leurs petites pensées mesquines qu’ils sont incapables de prendre assez de recul pour voir ce dont a vraiment besoin l’humanité… pour discerner l’extraordinaire importance de la transcendance. Apportez-moi votre soutien et, ensemble, nous les forcerons à ouvrir les yeux.

— Comme ça, d’un claquement de doigts ? » Angelo se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et regarda Finn d’un air songeur.

« Non, pas d’un claquement de doigts. Il faudra du temps et beaucoup de préparation. Nous éliminerons l’un après l’autre tous ceux qui s’opposent à nous et les remplacerons par des gens plus sensibles à nos vues. Ensemble, vous et moi créerons une nouvelle force politique, l’Église militante, une Église à l’intérieur de l’Église, qui captivera l’imagination du public et deviendra si puissante que même les parlementaires, malgré toute leur influence, devront s’incliner devant elle. Et le Labyrinthe de la Folie ne sera qu’une des récompenses de notre lutte… Je vous le demande à nouveau, Angelo Bellini : êtes-vous satisfait de votre sort ? De votre Église ? de votre vie ? Ou bien avez-vous le courage de changer non seulement votre propre existence mais celle de toute l’humanité ?

— Vous gâchez vos talents en restant parangon, Finn Durendal, dit Angelo ; vous devriez entrer en politique.

— Mais j’y suis. Ça ne se sait pas encore, voilà tout.

— Je vais vous raconter mon histoire », annonça Angelo, et Brett poussa un soupir intérieur. Tout le monde connaissait le parcours de l’Ange de Madraguda ; on en avait tiré plusieurs holofilms et Dieu savait qu’Angelo lui-même l’avait narrée assez souvent dans des émissions grand public (toujours avec la plus grande modestie, naturellement). Spécialisé dans la négociation avec les preneurs d’otages, Bellini avait discuté avec des démons du Club de l’Enfer qui avaient envahi une église, et il avait réussi à les convaincre de ne pas tuer leurs prisonniers ; il avait été si impressionné par l’attitude des prêtres lors de cette affaire qu’il était entré dans les ordres et devenu cardinal. Les médias avaient fait de lui un saint, et chacun connaissait son histoire. Angelo vit l’expression de ses interlocuteurs et sourit. « Non, mes amis, vous croyez seulement savoir ce qui s’est passé sur Madraguda il y a bien des années ; je vais vous révéler la vérité. »

 

*

 

Il était quatre heures du matin et il pleuvait à verse quand Angelo arriva devant l’église. Il descendit de voiture, courba les épaules pour se protéger des trombes d’eau et prit la tasse de café fumant que lui tendit le policier en uniforme. Ça s’annonçait mal ; on ne l’aurait pas tiré de son lit à une heure pareille s’il ne s’agissait pas d’un merdier de première bourre. Il but une gorgée de café brûlant et, à travers le rideau de la pluie, examina l’église Sainte-Béatrice. L’unique cathédrale de Madraguda n’avait rien de très imposant, mais elle incarnait le cœur spirituel de la cité et pas mal de monde allait l’avoir mauvaise si le Club de l’Enfer mettait à exécution sa menace de la profaner en y faisant couler le sang d’innocents ; ces mêmes citoyens risquaient, sous le coup de la colère, de ne pas réélire le conseil municipal qui avait laissé perpétrer un tel sacrilège. Le conseil comptait donc sur la police, qui comptait sur Angelo Bellini pour accomplir un miracle – encore une fois…

Il repéra le chef des opérations près des rubans jaunes qui interdisaient l’accès à la cathédrale et alla aussitôt le rejoindre. Le capitaine Jakobs, grand et impressionnant dans son uniforme, posa pourtant un regard d’animal aux abois sur Angelo qui approchait, et le négociateur sentit qu’il ne réagissait pas seulement aux pressions venues d’en haut ; il surprit l’expression de l’homme quand il jeta un coup d’œil au bâtiment, et son estomac se noua. Il y avait eu du grabuge, un méchant grabuge. Il adressa un salut de la tête à l’officier en tâchant de conserver un air impassible puis il lui tendit sa tasse de café ; l’autre fronça le nez.

« J’ai déjà trop bu de cette merde ; je ne pourrais pas en avaler une goutte de plus. Le contrôle vous a fait un rapport de la situation ?

— Uniquement les grandes lignes.

— Alors vous ne savez rien. Vous n’êtes pas le premier négociateur à qui nous faisons appel ; Hendricks est entré il y a un peu plus d’une heure. »

Angelo plissa le front. « Hendricks connaît son boulot. Que s’est-il passé ?

— Ils l’ont descendu et ils vous ont demandé nommément. Ils vous ont vu aux infos la semaine dernière, lors de l’affaire des jumeaux Dent. Ils mijotent un truc tordu… Rien ne vous oblige à y aller, Bellini.

— Si ; c’est mon boulot.

— D’accord. Voici ce qu’on sait : il y a trois démons là-dedans qui tiennent en otages deux prêtres et un groupe de cinq religieuses en visite. À ce qu’on a découvert, ce n’était pas leur plan d’origine ; ils voulaient seulement casser un peu de matériel, un petit blasphème en passant pour se faire un nom. Ils n’appartiennent même pas vraiment au Club de l’Enfer ; il s’agit seulement d’adolescents qui essayent de l’imiter. Ils ne s’attendaient pas à l’arrivée des prêtres, venus faire visiter la cathédrale aux bonnes sœurs ; les démons se sont affolés, ils ont décampé, mais un flic passait à ce moment devant l’église. Il les a interpellés, ils lui ont tiré dessus puis ils sont rentrés dans le bâtiment où ils se sont barricadés. Le flic a appelé des renforts et tout est allé de mal en pis.

» Je pensais que Hendricks arriverait à les convaincre de se rendre : personne n’avait été blessé. Maintenant il est mort, les démons ont demandé à vous voir et ils exigent qu’on les laisse sortir librement, sans quoi ils vont commencer à nous renvoyer les otages par petits bouts. Vous portez un gilet pare-balles ?

— Évidemment.

— Un bouclier de force ?

— Au poignet. Ils vont m’obliger à l’enlever, mais c’est à ça qu’il sert ; ils se sentiront moins en danger s’ils croient mener la danse. Et pas d’arme dissimulée ; je ne travaille pas comme ça. Pas de micro non plus ; ils finissent toujours par les repérer. »

Jakobs se renfrogna. « Et on fait quoi si ça tourne mal ? Ces trois démons ont tous des armes, Dieu sait pourquoi ; Hendricks m’a tenu le même discours que vous et il est mort !

— Il faudra que je parle plus vite que lui, voilà tout. Quelle est la politique officielle ? On les laisse sortir librement ?

— Non, répondit le capitaine d’un ton catégorique. Pas question de laisser la victoire au Club de l’Enfer, même si ce ne sont que des démons en herbe. La hiérarchie veut un message clair. Sauvez les prêtres et les religieuses si possible, mais, en cas d’échec, en entre, on tire sur tout ce qui bouge, et Dieu devra se débrouiller pour reconnaître les siens. On vit dans un monde cruel parfois. Vous êtes prêt ?

— Paré. Vous avez un contact com avec les démons ?

— Non, ils sont trop paranos pour ça ; ils nous crient leurs exigences par la porte.

— Alors j’entre tranquillement en espérant qu’ils ne vont pas me descendre à vue ?

— C’est à peu près ça. Chouette boulot, non ? »

Angelo eut un petit rire. « Bah, je me suis engagé parce qu’on me promettait une vie sociale et un plan de retraite fabuleux ; pas vous ? »

Et il s’éloigna sous la pluie sans attendre la réponse du capitaine. Il enjamba prudemment le ruban jaune et se dirigea vers l’entrée de la cathédrale, les bras écartés du corps pour montrer qu’il n’avait pas d’arme. Nul ne tira sur lui. Il s’arrêta devant les portes légèrement entrouvertes. Il poussa la voix pour se faire entendre malgré le bruit de la pluie.

« Vous m’avez fait demander ; je suis Angelo Bellini, négociateur. Je n’ai pas d’arme. Puis-je entrer ? »

Un des battants pivota vers l’intérieur et la tête d’un démon apparut. Angelo reconnut le travail à deux sous d’une boutique corporelle des bas quartiers : peau rouge brique, petites cornes sur le front ; clairsemé, le bouc était peut-être d’origine. Le démon, qui devait avoir dans les dix-neuf ans, jeta un vif coup d’œil derrière le nouveau venu pour s’assurer que la police restait en arrière puis il saisit Angelo par l’épaule et l’entraîna dans le bâtiment.

La pluie tambourinait bruyamment sur le toit, mais au moins il faisait sec à l’intérieur. L’église n’avait de cathédrale que le nom, et ses dimensions ne lui permettaient pas d’accueillir plus de deux cents fidèles sur des bancs en bois rustiques. Assis sur l’un d’eux, les prêtres et les religieuses regardaient approcher Angelo avec une expression d’espoir ; un des hommes avait la figure couverte d’hématomes et la lèvre fendue. Deux autres démons, des adolescents, montaient la garde près des otages, disrupteur au poing. Angelo les toisa calmement puis reporta son attention sur le cadavre qui gisait dans l’allée centrale. On lui avait tiré dans la poitrine et le rayon d’énergie avait laissé un large trou dans son dos ; d’après les marques de brûlure, son manteau avait pris feu et on l’avait laissé s’éteindre sans intervenir. Angelo se demanda quelle erreur Hendricks avait commise, quel mauvais choix de mots l’avait conduit à la mort.

« Eh, mec, je te parle ! » Le démon avait la voix tendue et haut perchée, à la limite de l’hystérie.

« Pardon, répondit aussitôt Angelo. Dites-moi ce que vous voulez.

— Ouvre ton manteau, nom de Dieu, que je te fouille ! »

Bellini obéit et l’autre le palpa de manière très peu professionnelle ; toutefois, il mit la main sur le bracelet du bouclier de force. Il l’ôta maladroitement du poignet d’Angelo, le jeta par terre, le piétina puis regarda d’un air narquois le négociateur qui resta impassible. Comme si quelques coups de talon allaient abîmer ce genre d’appareil ! Il se laissa conduire auprès des deux autres démons.

Avec leur justaucorps noir, leur cape de la même couleur et leur maquillage chirurgical minable, ils avaient l’air presque comique. L’un d’eux avait un sérieux problème de poids tandis que son voisin présentait une peau rose foncé, comme si la teinture avait mal pris. Tous deux prirent des attitudes héroïques devant Angelo dans l’espoir de l’impressionner, mais il sentit la peur qui émanait d’eux et qui les rendait dangereux : sous l’emprise de la panique, les gens deviennent capables de n’importe quoi.

« Je m’appelle Angelo Bellini, dit-il d’une voix calme et apaisante. Je viens vous aider ; dites-moi ce que je peux faire pour vous.

— On veut des sauf-conduits, répondit le démon rose. Et personne à nos trousses. Et… et on veut un million de crédits ! En or !

— Quoi ? s’exclama son copain corpulent.

— Il faut qu’on nous prenne au sérieux, mec ! Il faut leur montrer qu’on ne rigole pas !

— Tu te rends compte de ce que ça pèse, un million de crédits en or ? fit le démon au bouc. Ça ne servirait qu’à nous ralentir. Non, concentrons-nous sur l’essentiel : ne pas se laisser prendre.

— Ouais, fit le gros démon d’un ton plaintif ; mon père me tuerait, sinon.

— Rien à foutre ! cracha le rose. Pas question que j’aille en taule pour ce coup-là ! Pourquoi il a fallu que tu le descendes, d’abord ?

— Je me suis planté, d’accord ? répondit le gros en tapant du sabot sur le sol. J’ai cru qu’il avait un flingue.

— On n’aurait jamais dû embarquer de disrupteurs. Je l’avais dit qu’il fallait pas jouer avec ces trucs-là !

— Des démons du Club de l’Enfer sans disrupteurs ? On aurait eu l’air de quoi ? trancha le barbu. Maintenant, la ferme et revenons-en au principal : on a un nouvel otage qui dispose d’assez d’autorité pour nous sortir de ce merdier ; pas vrai, le flic ?

— J’ai pour tâche de négocier la libération des otages, répondit Angelo ; de conclure un arrangement qui permettra à tout le monde de s’en tirer vivant. Pourquoi ne pas commencer par me dire vos noms ?

— Pas les vrais ! répliqua aussitôt le barbu. Moi, c’est Bélial ; lui, c’est Moloch, et l’autre gros chatouilleux de la gâchette, c’est Damien.

— Vous n’aviez pas l’intention d’en arriver là, n’est-ce pas ? À ce que je sais, vous n’appartenez même pas vraiment au Club de l’Enfer.

— On est des vrais démons ! cracha Bélial. T’as intérêt à pas te foutre de nous, mec !

— Oh, soyez sans crainte. Mais vous ne vouliez tuer personne, n’est-ce pas ?

— Non, merde ! fit Moloch. On venait juste pour déconner, pour se marrer, faire un truc pour attirer l’attention, pour que nos copains nous prennent au sérieux. En principe, on devait avoir mis les voiles bien avant que quelqu’un intervienne, mais ces connards de prêtres ont débarqué à l’improviste et, quand on a voulu se barrer, il y avait un flic devant la porte.

— Et vous n’aviez pas l’intention de tuer Hendricks ? Il s’agissait d’un accident ?

— J’ai cru qu’il avait un flingue, répéta Damien en baissant les yeux.

— Alors, si vous déposiez tous vos armes et sortiez avec moi ? Autant éviter un bain de sang. Je parlerai à l’officier responsable ; je le connais, c’est quelqu’un de raisonnable… »

Bélial le coupa. « Non ! Je vous l’ai dit : je n’irai pas en taule pour ça ! J’ai toute la vie devant moi ; pas question qu’on m’en prive à cause d’un accident ! On va sortir ou ça va saigner !

— Mon père me tuera ! » fit Damien. Il paraissait sur le point de fondre en larmes.

« Ferme-la ! Tu vas la fermer, oui ? » Bélial se précipita vers le banc et agrippa le prêtre au visage tuméfié, qu’il traîna dans l’allée. Il lui pointa son disrupteur sur la tête. « Je l’amène jusqu’à la porte et j’ordonne aux flics de nous filer une bagnole tout de suite, sinon je lui fais sauter le caisson ! Vous allez voir s’ils ne se bougent pas le cul !

— Non, intervint aussitôt Angelo ; il ne se passera rien du tout. » Les trois démons le regardèrent, surpris par son ton assuré. « Si vous le tuez, ils vont prendre l’église d’assaut. Ils ont des ordres d’en haut : le Club de l’Enfer ne doit pas remporter de victoire sur Madraguda.

— Mais on n’en fait même pas partie ! s’écria Moloch.

— Si vous tuez un prêtre, c’est du pareil au même. »

Moloch baissa son disrupteur et se laissa choir par terre. « J’y crois pas ! On devait juste s’amuser un peu, de quoi se faire des souvenirs… Putain, j’étais enfant de chœur, moi, dans le temps ! Ces conneries du Club de l’Enfer, j’en ai rien à secouer !

— Ta gueule ! cracha Bélial.

— Ta gueule toi-même ! Tout ça, c’était ton idée ! Je veux pas mourir… Je veux pas aller en enfer…

— Si on nous colle en taule, tu vas faire connaissance avec l’enfer, crois-moi, rétorqua brutalement Bélial. Tu vas te retrouver en cellule avec un grand costaud qui voudra faire de toi sa petite amie ; ça te donne envie ? Alors écrase et laisse-moi faire ce qu’il faut pour nous sortir de là ! » Il se tourna vers Angelo, l’air mauvais. « Ils vous ont envoyé nous foutre la trouille ; vous êtes prêt à nous raconter n’importe quelles salades pour nous obliger à nous rendre. Eh ben, moi, je vous emmerde ! On est complices d’un meurtre et je sais ce que ça veut dire ; on va pas se contenter de nous gronder, on ne va pas nous filer une petite amende que papa paiera. Avec un meurtre, on en a pour un sacré bout de temps à en baver ! Très peu pour moi, surtout pour un accident à la con…

— Foutus, fit Damien, on est tous foutus…

— Mais tu vas la fermer, oui ? hurla Bélial. Laisse-moi réfléchir ! Allez, arrive, le prêtre, on va parler aux flics – et tu as intérêt à prier pour qu’ils donnent les bonnes réponses… »

Le rayon du disrupteur lui arracha la moitié du crâne. Il vacilla un instant puis se retourna lentement, un pan du visage manquant. Le pistolet de Damien restait pointé sur lui. Bélial ouvrit la bouche comme pour parler puis il s’effondra de tout son long. L’un des deux prêtres, immobile, le regarda. Moloch, toujours assis par terre, leva son disrupteur vers lui. Damien jeta un cri d’avertissement, mais son arme était vide. Le prêtre s’élança et, du pied, frappa Moloch en pleine figure. Le démon rose s’écroula en arrière en lâchant son pistolet qui tournoya dans les airs. Le prêtre se mit à lui décocher des coups de pied dans les côtes et à la tête tout en criant : « Tu es damné, petit salaud ! Damné pour l’éternité ! »

Angelo le contourna pour prendre le disrupteur des mains de Damien qui pleurait maintenant à chaudes larmes, toute sa lourde masse convulsée de sanglots. « C’était un accident, je vous le jure, fit-il avec une élocution indistincte. Je veux pas aller en enfer… »

L’autre prêtre quitta le banc et alla calmer son collègue qui continuait à taper comme un sourd sur un Moloch à demi inconscient ; il le fit asseoir puis se tourna vers Angelo. « Je vous prie d’excuser le père Saxon, mais il est bouleversé : ils ont uriné dans le bénitier, déféqué sur l’autel, détruit de précieuses reliques, et, quand il a voulu les réprimander, ils l’ont frappé et se sont moqués de lui. Il ne se conduit pas ainsi en temps normal.

— Il n’est pas obligatoire que ça se sache, dit Angelo. Nous pouvons tout arranger si nous racontons tous la même version de l’histoire. Nous ferons porter le chapeau à Bélial : mort, il ne peut rien nier. Donc c’est lui qui a tué Hendricks et roué Moloch de coups ; comme ça, tout le monde repart du bon pied. D’accord ? »

Damien leva vers lui un visage sillonné de larmes. « Sans déconner ? Pourquoi vous feriez ça pour moi ?

— Parce que, tout bien considéré, vous avez arrêté Bélial ; vous avez agi comme il fallait. »

Là-dessus, Angelo se dirigea vers les portes. Il avait besoin de sentir la pluie le laver.

 

*

 

« Eh ben, merde ! fit Brett. Vous voulez dire que la version officielle n’est qu’un tas de salades ? Vous ne les avez pas convaincus de se rendre ? Le démon ne s’est pas suicidé à cause de vos discours éloquents ?

— L’histoire tenait debout, répondit Angelo ; et, ensuite, je suis entré dans les ordres parce que j’avais constaté la puissance des convictions de l’Église. La raison ne suffisait plus, je l’avais bien vu. Mais, avec l’appui de l’Église et de sa foi, je pouvais obliger les gens à faire le bien… Les médias se sont emparés de l’incident et l’ont grossi hors de proportion ; ils m’ont décrit comme un saint… On devait en manquer, à l’époque… et j’ai profité de cette publicité tant que j’ai pu.

— Mais aviez-vous la foi ? demanda Finn. Croyiez-vous les enseignements de l’Église ?

— Non, ni alors ni aujourd’hui. Je ne voyais en elle qu’un instrument qui me permettait de pousser les gens dans la bonne direction. Mais ne vous méprenez pas : je désire la liberté d’accès au Labyrinthe ; il faut que les hommes se dépassent, se transcendent parce que, pour l’instant, ils ne valent pas un clou. Le Labyrinthe pourrait bien hisser l’humanité par les bretelles pour en faire une espèce supérieure.

— Les dix mille premiers à y pénétrer ont péri ou sombré dans une démence effrayante… fit observer Finn.

— Cent mille de plus en vaudraient encore la peine pour mettre un terme à notre folie, répondit Angelo d’une voix glaciale et assurée. J’ai vu trop de gens mourir, des gens que je n’ai pas pu sauver. J’allais rendre mon tablier de négociateur quand l’Église m’a montré l’issue de secours, la façon d’écraser une fois pour toutes les maux qui taraudent l’homme. Le Labyrinthe représente… notre salut.

— On ne vous autorisera jamais à vous en approcher en l’état actuel des choses. Votre Église a peut-être le statut de religion officielle mais elle n’a aucun poids auprès des décideurs. Je peux changer cela. »

Angelo se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et regarda Finn d’un air songeur. « Si vous êtes prêt à trahir votre roi qui a été votre ami et votre équipier pendant dix ans, pourquoi ne me trahiriez-vous pas moi aussi ? Pourquoi devrais-je vous faire confiance ?

— Parce qu’il est de notre intérêt à tous les deux de collaborer afin de parvenir à un objectif que nous n’atteindrons pas séparément. En outre, Douglas n’a jamais été mon ami.

— Alors tope-là. Nous voici associés – en toute discrétion, naturellement ; et ne commettez jamais l’erreur de croire que je laisserai vos désirs personnels interférer avec ceux de l’Église.

— Ça va de soi. »

Ils continuèrent à s’entretenir un moment de sujets sans importance, puis Finn et ses compagnons prirent congé de leur hôte ; Brett empocha quelques gâteaux et friandises mais ne toucha pas à l’argenterie ni aux objets d’art : il savait que Finn le surveillait même si Angelo n’y voyait que du feu. Il se sentait étrangement justifié de sa méfiance des flics, des prêtres et d’Angelo Bellini : apparemment il avait raison. Dehors, une fois les portes de l’église fermées, il se tourna vers Finn.

« Autant pour le saint de Madraguda. Vous comptez vraiment lui donner tout ce que vous lui avez promis ?

— Je n’en sais rien. Ça pourrait être amusant…

— Vous pouvez l’arnaquer, mais est-ce que ça durera ?

— Il s’arnaquera tout seul. Il tient tant à son rêve qu’il se convaincra lui-même du bien-fondé de mes exigences ; et, très vite, il trempera tellement dans notre complot qu’il ne pourra plus nous laisser tomber… Allons, venez, les enfants ; nous avons bien travaillé pour cette première journée. Maintenant papa doit rentrer à la maison préparer de nouvelles traîtrises.

— Quand est-ce que je tue enfin quelqu’un ? demanda Rose du même ton qu’elle se serait enquise du temps qu’il faisait.

— Bientôt, répondit Finn. Très bientôt. »

 

*

 

Au Parlement, dans le centre de sécurité privé d’Anne Barclay, Douglas, Louis, Jésamine et la maîtresse des lieux soufflaient après une longue journée parsemée d’incidents à la Chambre. À peine la porte fermée, Douglas arracha sa couronne et la posa sans douceur sur le premier meuble venu ; Louis dégrafa son armure de cuir afin de pouvoir enfin respirer et se laissa tomber dans le plus proche fauteuil ; Jésamine se versa une grande chope de café et en avala la moitié à goulées rapides. Anne, assise devant les écrans de surveillance, leur lança un regard ironique.

« On dirait que vous sortez d’une bataille.

— Sacrénom, c’est l’impression que ça donne, oui ! grogna Douglas en s’enfonçant lentement dans un fauteuil. Dites-moi qu’on a fait le plus difficile.

— Je peux vous le dire mais je n’ai jamais aimé mentir à des amis. Consolez-vous en songeant que vous avez pris un bon départ : vous avez établi que vous incarniez la voix de la raison, que vous maîtrisiez la politique et son fonctionnement et que vous ne comptiez pas vous laisser intimider par la Chambre ni par aucun sujet. Vous représentez précisément le type de président qu’il faut aux députés, qu’ils acceptent ou non de le reconnaître. Quant au terroriste, il vous a permis d’améliorer encore votre image : vous n’avez pas succombé à la panique, vous vous êtes montré prêt à donner votre vie pour défendre des innocents, vous avez protégé Jésamine… et Louis, en bon professionnel, a éliminé ce petit merdeux. Bravo, Louis.

— Oui, dit Douglas ; et toi qui te plaignais de n’avoir rien à faire, champion ! »

Louis poussa un grognement agacé. « Si tu continues à te mettre sur le dos des ennemis de calibre industriel, il va me falloir du meilleur matériel. Un projecteur de champ de stase, par exemple ; je sais, c’est un peu cher, mais ça m’aurait bien servi aujourd’hui. Je t’aurais figé le bonhomme en une seconde. Quand même, une bombe à transmutation… tu parles d’un coup bas ! Et comment a-t-il fait pour entrer dans le Parlement avec ce truc sans qu’on le remarque ? Il aurait dû déclencher toutes les alarmes de la baraque !

— Comme si je ne le savais pas ! répondit Anne. Je dois supposer qu’aucun danger n’a menacé la Chambre depuis si longtemps que certains membres du personnel se laissent aller. Des têtes vont tomber ; à vrai dire, je n’attendais pas d’autre prétexte pour inciter certains individus haut placés mais inutiles à prendre leur retraite.

— Il n’y a pas que ça, dit Louis. On a dû payer quelqu’un à un poste clé pour regarder ailleurs pendant qu’on coupait les systèmes de sécurité. L’Humanité pure a un espion dans la place.

— Ça ne m’étonnerait pas ; ils sont retors, ces salauds. Une fois mon propre personnel en place, je pourrais commencer à mettre la pression sur tous ceux dont je soupçonne qu’ils ne soutiennent pas le roi à cent pour cent.

— Mais, ma chérie, intervint Jésamine, tu ne diriges pas la sécurité du Parlement.

— Simple question de temps. » Anne se tourna vers Louis. « Bien réagi ; qu’as-tu lancé au terroriste exactement ?

— Ceci. » Il tendit la main, et au creux de sa paume reposait la grosse chevalière d’or noir. Tous se penchèrent pour l’examiner. La première, Jésamine la reconnut et une exclamation lui échappa.

« La bague des Traquemort ! La bague d’Owen, symbole de l’autorité de son clan. C’était un des accessoires essentiels de la Complainte du Traquemort.

— Où l’as-tu trouvée ? demanda Douglas. On la croyait disparue avec Owen depuis deux cents ans ! »

Louis leur raconta sa rencontre avec l’étrange petit personnage qui disait s’appeler Vaughn ; nul ne reconnut le nom ni la description. Chacun à son tour, ils prirent le bijou et l’étudièrent en le manipulant avec circonspection : propriété d’une légende, il avait acquis valeur de légende lui aussi, et tous le regardaient avec révérence. Enfin Anne le rendit à Louis qui le remit à son doigt.

« J’ai une drôle d’impression, dit Douglas : cette bague m’a sauvé la vie, et c’est comme si Owen était intervenu lui-même à travers son descendant. Ça fait vraiment bizarre.

— Il faut reconnaître que le terroriste n’avait pas grand-chose entre les oreilles, chéri, répondit Jésamine. Il n’avait qu’à se précipiter sur toi et à déclencher sa bombe ; Louis n’aurait rien pu faire. Mais non, il a fallu qu’il frime avec son discours ridicule, qu’il ait son petit quart d’heure de gloire. Toujours pareil avec ces crétins qui se prennent pour des prime donne.

— Les gens intelligents ne jouent pas les kamikazes, fit Anne. Ils persuadent de pauvres imbéciles de se faire sauter à leur place. »

Douglas s’adressa au Traquemort : « Dommage que tu n’aies pas pu le prendre vivant, Louis. On aurait pu lui soutirer quelques réponses ; je tiens à mettre la main sur les responsables.

— Quelle ingratitude ! s’exclama Jésamine. Louis t’a sauvé la vie ! Il nous a sauvé la vie à tous !

— Il ne se serait jamais laissé prendre vivant, Douglas, dit Louis d’un ton égal. Tu l’as entendu ; et je parierais qu’il avait une capsule de poison dans une dent ou une autre bombe planquée dans le ventre, bref, de quoi lui assurer une fin bien spectaculaire. Ses commanditaires ne l’auraient jamais envoyé sans la certitude qu’on ne parviendrait pas à remonter jusqu’à eux. On a déjà eu affaire à ce genre d’affreux quand on était parangons ; tu connais leur façon de penser.

— Oui, tu as raison, naturellement, Louis. Excuse-moi ; je… je reste un peu sous le choc. Si tu travaillais avec Anne pour voir si, à vous deux, vous arrivez à comprendre comment il a échappé à la sécurité ? »

Le Traquemort acquiesça de la tête et alla rejoindre Anne devant ses écrans. À l’aide des ordinateurs, elle recherchait les différents trajets qu’aurait pu emprunter le terroriste pour déboucher dans la section des extraterrestres. Douglas se tourna vers Jésamine qui s’approcha et s’assit près de lui.

« Pourquoi t’être jetée dans ses bras et non dans les miens, Jésamine ? demanda-t-il à mi-voix.

— Il venait de nous sauver la vie, répondit-elle d’un ton égal, et, bête comme je suis, je craignais qu’il ne soit blessé. N’en fais pas une montagne, Douglas.

— Tu dois bien te douter de l’impression que ça donnait devant les caméras : une mauvaise impression, Jésamine, comme si tu t’inquiétais plus de lui que de moi.

— J’en connais beaucoup plus sur les médias que tu n’en sauras jamais, Douglas ! Ils verront ce qu’il y avait à voir et rien d’autre : une femme inquiète pour le champion qui vient de les sauver, elle et son futur époux. Nul ne prétendra le contraire, sauf si tu enfles cet incident hors de proportion. Laisse tomber, Douglas ; ça n’a pas d’importance.

— Si, pour moi, ça en a. »

 

*

 

Ils avaient encore beaucoup à discuter ; il s’en fallut donc de quelque temps avant que la journée s’achevât et que chacun pût s’en aller de son côté en songeant aux événements qu’il venait de vivre. Louis marchait seul dans les étroits couloirs et l’expression renfrognée de ses traits disgracieux suffisait à tenir tout le monde à distance ; même ceux qui voulaient seulement le féliciter de son héroïsme se ravisaient et passaient leur chemin. Louis ne s’en rendait pas compte, comme d’habitude.

Soudain une haute silhouette corpulente sortit de l’ombre pour lui barrer le passage, et Louis dut s’arrêter pour ne pas la heurter ; il ouvrit la bouche puis la referma en reconnaissant l’homme : Michel du Bois, député de sa planète d’origine, Virimonde. Il le salua poliment de la tête et du Bois lui rendit son salut.

« Vous avez fait du beau travail aujourd’hui, Traquemort, et l’honneur qui vous échoit rejaillit sur votre monde. En outre, j’aime beaucoup votre nouvelle tenue.

— Ne commencez pas, s’il vous plaît. Que voulez-vous, du Bois ? Et pourquoi ai-je l’impression que ça ne va pas me plaire ?

— Il faut que nous parlions. Or, depuis le couronnement, vous m’évitez, Traquemort.

— Précisément parce que j’espérais couper à cette conversation, fit Louis d’une voix grondante. Nous n’avons apprécié ni l’un ni l’autre nos entretiens passés, du Bois, et rien n’a changé. Je ne me servirai pas de mon amitié avec le roi ni de ma nouvelle position pour obtenir des passe-droits pour Virimonde.

— Et pourquoi pas ? rétorqua du Bois en cherchant à prendre la voix de la raison. Tout le monde échange des faveurs ici, même si on ne le dit pas. Passe-moi la casse, je te passerai le séné : chacun marchande parce que c’est ainsi que fonctionne le système. Jusqu’à maintenant, Virimonde reste le parent pauvre de la Chambre ; nous n’avons personne avec qui conclure des marchés et rien à échanger, aussi les meilleurs traités et octrois commerciaux vont-ils toujours à d’autres mondes qui n’en ont pas autant besoin que nous. Quand nous nous présentons au Parlement, la sébile à la main, nous sommes seuls, sans amis ni alliés à nos côtés. Vous pourriez changer cela ; les gens se bousculeraient pour visiter le monde d’origine de l’homme qui a l’oreille de notre souverain. Vous parlez au roi, il parle aux sous-comités, chacun obtient ce qu’il veut et tout le monde est content ; qu’y a-t-il de mal là-dedans ? Je ne demande rien pour moi-même, Traquemort ; j’appelle à l’aide pour ma planète – pour votre planète, votre monde natal.

— N’empêche que ça ne réduirait pas vos chances de réélection, n’est-ce pas ? Je m’y connais un peu dans les procédés de la politique : vous devez obtenir des résultats, sans quoi le peuple vous trouvera un remplaçant peut-être plus efficace. Entendons-nous bien, du Bois : je ne ferai rien qui risque de compromettre la position de Douglas ; pour lui comme pour moi, il est essentiel que le premier champion impérial apparaisse totalement impartial aux yeux de tous, sinon nous n’aurons la confiance de personne.

— Ah, que les gens oublient vite ! fit du Bois d’un ton soudain durci. Que le fils peut se montrer ingrat une fois loin de sa famille ! Qui donc vous aide depuis votre arrivée sur Logres, qui arrondit votre maigre salaire pour que vous puissiez jouer les parangons honnêtes ? Votre paie ne vous permettait pas le même niveau de vie que vos confrères, et votre propre famille n’avait pas les moyens de vous soutenir financièrement.

— Je ne vous ai jamais rien demandé ! C’est vous qui êtes venu me trouver afin de m’expliquer l’importance pour Virimonde que son parangon n’ait pas l’air d’un miséreux à la cour !

— Mais vous avez accepté l’argent qu’on vous offrait. N’avez-vous jamais songé qu’un jour viendrait où il faudrait le rembourser ? Les habitants de Virimonde se sont saignés aux quatre veines pour vous, ils ont fait des sacrifices pour que vous viviez confortablement dans la plus grande cité de l’Empire ; ils ont le droit d’avoir un retour sur leur investissement.

— Ils l’ont, répondit Louis sans détourner les yeux du regard furieux du député. Ils ont un champion dont ils peuvent être fiers. Ma responsabilité envers eux n’a pas changé : je dois me montrer le meilleur représentant, le plus respectable de ma planète, honnête, intègre et incorruptible. Un homme honorable venu d’un monde honorable.

— Du blabla ! Rien que des mots. Vous avez encore beaucoup à apprendre, mon petit Traquemort, sur la façon dont l’Empire fonctionne vraiment.

— Oh, mais j’apprends ! Croyez-moi, du Bois, j’apprends. Douglas m’a désigné comme champion de préférence au Durendal, dont le choix paraissait pourtant évident à tous, parce qu’il compte sur moi pour ne pas me laisser soudoyer, et je m’y emploie. Coupez votre allocation si ça vous chante – si vous le pouvez. Je refuse de transiger sur mes convictions, celles de mon clan depuis des centaines d’années. Je suis un Traquemort, ne l’oubliez jamais. Et dorénavant, du Bois, je crois que nous ne devrions plus nous croiser qu’en public ; nous n’avons plus rien à nous dire en privé.

— Je pourrais soumettre l’affaire directement au roi ; il se montrerait peut-être plus… raisonnable.

— Le roi est un homme très raisonnable, en effet ; il a aussi un sens de l’honneur encore plus aigu que le mien, et il vous ferait inculper sur-le-champ de trahison pour avoir tenté de faire pression sur moi. Alors allez-y, si vous y tenez tant que ça ; il paraît que la prison des Traîtres est devenue relativement confortable. »

Il s’inclina sèchement puis s’éloigna, et du Bois le suivit des yeux tandis que les pensées se bousculaient dans sa tête.