3
TRAHISONS EN TOUT GENRE
DEUX SEMAINES avaient passé depuis le couronnement de Douglas et tout allait à merveille : la planète Logres et surtout la séculaire cité d’or, le Défilé des Innombrables, s’épanouissaient comme une rose en été sous le regard captivé de l’Empire tout entier. L’attitude positive du nouveau roi coïncidait parfaitement avec l’humeur de l’humanité, et sa connaissance inattendue de la mécanique du pouvoir ravissait tous ceux qui se réjouissaient de voir la classe politique mise dans l’embarras et dépassée par les événements. Les médias suivaient partout le roi Douglas et sa suite, et chacun attendait avec fascination sa prochaine incartade. Deux semaines plus tard, il devait épouser la cantatrice adorée de tout l’Empire ; la fièvre s’emparait du peuple à cette perspective ; quant aux médias, ils en étaient déjà à la démence pure et simple, et ils avaient clairement expliqué qu’il faudrait l’intervention de l’armée pour les empêcher de couvrir la cérémonie. Douglas avait donc accepté l’inévitable et donné son accord pour une retransmission de son mariage par toutes les grandes chaînes et dans tout l’Empire. Jésamine avait déjà promis de chanter à cette occasion, et l’on s’arrachait férocement les droits d’enregistrement de cette ultime représentation publique. Déjà des sites, des forums et des réseaux vidéo se consacraient exclusivement aux commérages sur les préparatifs de la cérémonie.
Et, dans la haute société, on n’était personne si on n’avait pas son invitation.
Le Défilé des Innombrables bourdonnait de rumeurs et grouillait d’une faune cosmopolite. Les touristes affluaient de toutes les régions de l’Empire et l’on ne trouvait plus une chambre libre dans aucun hôtel, même pour les sommes les plus exorbitantes. Les chaînes d’information offraient des récompenses faramineuses pour le plus petit aperçu de la robe de mariage, et les organisateurs du banquet croulaient sous les pressions, qui allaient des offres d’actions en bourse jusqu’aux menaces de mort, pour divulguer l’ordre de répartition des places à table. Il régnait partout une atmosphère électrique, et chacun convenait qu’il n’aurait pas voulu vivre à une autre époque. De fait, l’Âge d’Or jetait ses derniers feux, mais on ne le savait pas encore.
En surface, tout n’était que calme, paix et excitation joyeuse ; mais, dans les profondeurs ténébreuses, une créature dotée de crocs, d’appétits et d’une ambition terribles préparait le terrain pour une tempête dévastatrice.
*
Brett Hasard avait tout le temps mal à l’estomac : le matin au réveil, durant les journées de plus en plus longues, et à peine moins la nuit, quand il parvenait à s’endormir. Il ne mangeait guère et buvait beaucoup. Tout cela à cause de la tension, à cause des nerfs, naturellement ; et le responsable, c’était Finn Durendal qui le traitait comme un esclave et le poussait à ses limites.
Brett n’avait jamais souffert d’angoisses jusque-là, même lors de ses opérations d’escroquerie à la confiance les plus complexes et les plus risquées ; mais, à cette époque, il était le maître du jeu ; il s’enorgueillissait du soin qu’il apportait à chacun de ses coups et avait une confiance absolue dans sa capacité à résister à la pression, voire à improviser le cas échéant. Mais à présent Finn tenait le volant et il obligeait Brett à le conduire toujours plus loin, dans les recoins les plus sombres et les plus sinistres des Taudis, à la recherche d’individus des plus louches dont le parangon jugeait les compétences nécessaires à la réalisation de sa sombre ven-geance.
Il avait sûrement un plan d’ensemble, mais Brett était bien incapable de le distinguer ; il devait pourtant supposer que Finn savait ce qu’il faisait, sinon il en avait vraiment trop froid dans le dos : mieux valait être le complice d’un maître criminel que la victime d’un fou furieux. Aussi menait-il le Durendal où il le désirait, le présentait aux personnages souvent répugnants que, selon lui, il lui fallait connaître, et passait le plus clair de son temps assis dans un coin, misérable, les bras serrés sur son estomac douloureux.
Parfois Rose Constantine se joignait à eux, et alors Brett avait mal aussi à la tête ; il voyait en elle un désastre en puissance. Quand il ne trouvait pas le sommeil le soir, il énumérait les diverses façons dont les situations pouvaient brutalement tourner à la catastrophe en présence de Rose.
Morne, Brett empruntait des venelles, frappait à des portes dérobées et pénétrait à contrecœur dans des pièces sans fenêtres, à l’éclairage sinistre, où il présentait Finn Durendal à des serruriers, des contrefacteurs, des pirates informatiques, des cambrioleurs, des gorilles, des tueurs à gages et toute sorte de gens discrets dont l’Âge d’Or répugnait à reconnaître l’existence. Beaucoup d’entre eux n’auraient pas accepté de rencontrer Brett Hasard, mais faire la connaissance d’un parangon légendaire qui avait mal tourné les fascinait. La plupart n’y croyaient pas d’abord, mais il leur suffisait de rester en sa présence un moment, d’entendre sa voix d’un calme effrayant, de voir la lueur étrange de ses yeux pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une entourloupe ; et, curieusement, aucune de ces prétendues créatures des ténèbres ne pouvait dire non au parangon charmeur, dangereux, corrompu, qui leur disait tout bas ses exigences et ses besoins et leur promettait des récompenses au-delà de leurs rêves.
Le mal reconnaît toujours le mal quand il le rencontre face à face.
Finn se montra particulièrement heureux de se trouver en présence d’un monsieur Sylvestre, ancien acteur d’un certain âge qui, au déclin de sa carrière, avait embrassé celles de pirate informatique et d’assassin de personnalités avec une égale satisfaction. Monsieur Sylvestre était un virtuose de l’entrée par effraction dans les fichiers les mieux protégés, où il ajoutait une ou deux lignes accusatrices avant de repartir sans laisser le plus petit indice de son passage. Il pouvait détruire une réputation d’un mot adroitement planté ici et là, et changer ou corrompre le sens d’une phrase en en modifiant l’ordre des termes : une demi-vérité peut condamner plus sûrement qu’un complet mensonge… Des ruines de nombreuses existences, de plusieurs suicides, certains avaient pu remonter jusqu’à monsieur Sylvestre – mais seulement ceux qui étaient dans le secret des dieux. Finn s’entretint avec monsieur Sylvestre durant plus d’une heure pendant que Brett, dans le couloir, échouait lamentablement à faire la conversation à Rose Constantine.
Les agents provocateurs possédaient leur propre petit bistrot sordide, le Tollé, où, quand ils ne travaillaient pas, ils passaient leurs journées à lézarder, à boire du mauvais café et à échanger des histoires qu’ils ne pouvaient se raconter qu’entre eux. Bien payés, ils assuraient l’infiltration de n’importe quelle manifestation, réunion ou organisation, et son échec déshonorant peu après. Nul n’était à l’abri de leurs attaques, et certains se vantaient même de déclencher une bagarre dans une pièce vide. On se les arrachait, ils se faisaient très bien rémunérer, mais la nature de leur profession et les nombreux ennemis qu’elle leur valait les obligeaient à un anonymat qui les irritait : à quoi bon déployer tout son talent et tout son savoir-faire pour accomplir des prouesses si l’on ne pouvait pas s’en vanter par la suite ? Ils en avaient tous plus qu’assez de leur compagnie mutuelle, aussi s’éprirent-ils aussitôt de Finn quand il s’assit et leur prêta une oreille patiente tandis qu’ils se bousculaient pour lui exposer en détail tous les services épouvantables qu’ils pouvaient lui rendre pour une somme honnête.
Pour finir, le Durendal offrit un montant (qui laissa Brett les yeux exorbités) comme acompte pour un ensemble d’actions encore à définir, et tous les agents convinrent de résilier leurs autres engagements pour se tenir prêts à répondre à son appel. Sous le coup de l’effarement, Brett s’oublia au point de prendre Finn par le bras et d’insister pour lui parler en privé. L’autre soupira puis accepta et suivit Brett pendant que les agents discutaient entre eux avec animation : le parangon leur avait promis un défi qui mettrait leurs talents à l’épreuve et ils ne se tenaient plus de joie. Brett entraîna Finn dans un box, et le Durendal dégagea aussitôt son bras de sa poigne.
« Ne me touche pas, Brett. J’ai horreur de ça.
— C’est à la tête que vous êtes touché pour leur offrir autant de fric ! fit Hasard d’une voix furieuse, trop outré pour faire montre de respect. Et rien ne vous obligeait à les engager tous, nom de Dieu ! Merde, vous auriez pu au moins me charger de négocier…
— Ta sollicitude m’émeut, Brett, mais tu ignores ce que je prépare. Peut-être aurai-je besoin de tous ces gens ou peut-être pas ; je n’en sais rien encore. Mais, dans tous les cas, il ne faut pas qu’un seul d’entre eux ait la liberté d’œuvrer contre moi ; et, de toute manière, l’argent ne compte pas pour moi.
— Ne blasphémez pas, répondit Brett par réflexe ; et baissez le ton, sans quoi ils vont doubler le prix par principe. Votre fortune vous permet-elle donc de jeter votre fric par les fenêtres ?
— Je n’en ai jamais manqué ; j’en ai gagné beaucoup en début de carrière, histoire de prouver que j’étais le meilleur et de rester à la marque avec mes… contemporains. Mais, jusqu’ici, je n’avais jamais rien trouvé qui vaille le coup de le dépenser – en tout cas, rien qui me procure autant de plaisir. Ne fronce pas tant les sourcils, Brett, tu vas te rider le front. Je sais ce que je fais ; toi, tu sais seulement ce que je veux bien te révéler. »
Ils se retournèrent : un agent provocateur s’approchait à grands pas. Il s’arrêta brusquement devant leur box, les pouces enfoncés dans une large ceinture de cuir d’où pendaient toutes sortes d’armes d’aspect dangereux. Il regarda les deux hommes d’un œil impartialement noir. Presque aussi large que haut, boursouflé des plus gros muscles en vente sur le marché – on aurait même cru qu’il les avait eus au prix de gros –, il avait tout du tueur à gages et n’avait pas caché son manque d’enthousiasme devant la proposition de Finn. Brett, qui l’observait avec méfiance, laissa mine de rien sa main descendre vers la dague dissimulée dans sa manche.
« Je t’en prie, Brett, fais donc les présentations, dit Finn avec le plus grand calme. Je crois n’avoir pas bien saisi le nom de ce monsieur.
— C’est Toby Nomdedieu. Il y a sans doute une histoire de baptême du plus haut comique à l’origine de ce nom, mais n’espérez pas que Toby vous la racontera : il n’a aucun sens de l’humour et aucune conversation ; il manque totalement de subtilité et de charme, mais pas de méchanceté. On s’adresse à lui quand il y a pénurie de chiens enragés, et il est la preuve vivante qu’il n’y a pas de vie intelligente sur sa planète d’origine. C’est quoi, le problème, Toby ?
— Lui, répondit le musculeux en indiquant Finn d’un mouvement de sa tête hirsute. J’ai pas confiance. Il peut dire ce qu’il veut et toi aussi : un parangon, ça reste un parangon. Il y a un truc, un piège, à tous les coups. Et si les autres sont trop stupides ou trop cupides pour s’en rendre compte, pas moi. T’aurais pas dû l’amener ici, Brett ; je croyais que t’avais plus de bon sens que ça. Maintenant, dégage ; vous me remercierez tous plus tard. Fais tes adieux, Durendal, t’es mort. »
Dans sa main apparut soudain une longue épée luisante munie d’une lame aux dents de scie inquiétantes. Le parangon fit un petit geste et Rose Constantine jaillit du siège où elle était assise, silencieuse et immobile, depuis si longtemps qu’on l’avait oubliée. Toby voulut se tourner vers elle, mais, déjà sur lui, elle abattit sa propre épée trop vite pour que l’œil la suive ; l’arme s’enfonça dans la gorge de Toby qui, sous la force du coup, tomba à genoux. Il poussa une exclamation, les yeux écarquillés par la surprise et la douleur, tandis que le sang s’épanchait à gros bouillons sur son épaule et sa poitrine haletante. Rose prit appui du pied sur son bras et libéra sa lame. Toby émit un grognement sans espoir, grave comme le meuglement d’une vache à l’abattoir. Rose frappa de nouveau et lui trancha le cou. La tête tomba et roula sur le plancher en direction des autres agents, qui s’égaillèrent avec des cris d’alarme comme des oiseaux effrayés. Les yeux du décapité continuaient à cligner et ses lèvres à bouger ; de son côté, le corps tronqué s’effondra en avant et demeura inerte. Rose poussa un soupir de satisfaction et un silence stupéfait tomba dans la salle.
Finn sortit du box et adressa un sourire charmant à la cantonade.
« Il faut savoir se montrer ferme, déclara-t-il.
— Je veux rentrer chez moi », dit Brett caché sous la table.
*
Mais il leur restait une dernière visite à rendre, au docteur Joyeux et à sa fabuleuse salle des parfums et des pestilences. On y accédait par une trappe qui donnait dans un couloir souterrain aux parois de brique couvertes de soufre ; on s’y déplaçait avec précaution car il accueillait une population tout à fait excessive de rats et d’autres créatures furtives. Enfin, il fallait franchir toute une succession de sas à la pointe de la technologie. Le docteur Joyeux n’appartenait pas vraiment au corps médical pour autant qu’on le sût, mais il s’y connaissait en chimie. Il possédait le remède pour tout ce dont on souffrait ou croyait souffrir : philtres d’amour, drogues de combat, ployeurs psychiques et destructeurs de l’âme, du sublime au suicidaire ; des baumes pour le cœur aux potions capables de faire sauter de leurs gonds les portes de la perception, le docteur Joyeux avait toute la panoplie.
Brett jeta des regards intéressés autour de lui en pénétrant à la suite de Finn et de Rose dans le laboratoire du bon docteur. Aux prix que pratiquait le chimiste clandestin, il n’avait jamais eu les moyens de s’offrir ses services, et il était curieux de découvrir ce qu’il y avait de vérité dans les rumeurs qui couraient sur lui ; l’envie le démangeait de voler quelque chose, n’importe quoi.
Le laboratoire occupait une longue salle creusée dans le socle de roche sur lequel reposait la cité ; sur les murs nus couraient des kilomètres de tubes transparents, fixés directement dans la pierre, où coulaient des liquides multicolores. Des tables gémissaient sous le poids d’appareils scientifiques dernier cri, certains issus directement des centres de recherche et de mise au point de pauvres pigeons qui n’avaient sans doute même pas constaté leur disparition. Le docteur Joyeux n’avait jamais aucun problème à se procurer ce dont il avait besoin, qu’il dût payer en espèces ou en nature ; il disposait d’ordinateurs, d’épisseurs génétiques, de chambres de recombinaison et d’une énorme salle réfrigérée bourrée à refus d’articles alchimiques magiques.
L’homme lui-même était d’une taille et d’une maigreur extraordinaires ; on eût dit un immense épouvantail décharné avec sa blouse blanche couverte de taches et de brûlures et surmontée d’une longue figure étique aux yeux globuleux et au sourire que des dents démesurées rendaient franchement effrayant, le tout culminant en une tignasse blanche qui paraissait pousser de travers sur sa tête. Un petit rire nerveux le prenait souvent et il se rongeait les ongles quand il s’excitait. Il avait le blanc des yeux jaune pisseux, ses dents ne valaient guère mieux, et il exhalait une forte odeur que Brett n’arrivait pas à identifier ; à tout hasard, il restait au vent du chimiste. Le bon docteur, aux côtés de Finn, fit faire le tour du propriétaire à ses visiteurs en désignant ses différents produits et alambics comme un père fier de ses enfants.
« Quel plaisir de vous recevoir, sire Durendal ! Oh, quel plaisir ! J’ai tellement entendu parler de vous ; on reçoit des nouvelles, savez-vous, même si loin sous terre. Ne touchez pas à ça, Brett. J’étais sûr que vous viendriez un jour chez moi, sire Durendal, comme tout le monde. Tout le monde ! Ah, vous n’imaginez pas qui j’ai pu voir défiler ici à une époque… C’est que je dispose de tout ici, voyez-vous ; la matière des rêves… sous forme de pilules et de sirops. Ne touchez pas à ça, Brett. Je possède des potions capables de déchaîner la libido de n’importe qui ou de faire pousser des poils sur un éléphant ; je puis mener à la folie les gens sains et guérir les déments, rendre la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, permettre aux infirmes de prendre leur grabat sous le bras et de sortir d’ici sur leurs deux jambes, même s’ils n’avaient pas de grabat en arrivant ! Certaines de mes potions peuvent susciter des émotions pour lesquelles il n’existe même pas de nom, faire voir le ciel, l’enfer et tous leurs intermédiaires. Chaque jour je conçois l’inconcevable, et rien n’est jamais trop extrême ! Brett, si vous m’obligez à m’adresser encore à vous, je vous asperge d’un produit quelconque dont les effets vous amuseront sûrement.
— Brett, tiens-toi comme il faut, renchérit Finn, ou je le laisse faire. »
L’intéressé fourra ses mains dans ses poches et s’efforça de prendre l’air innocent sans guère de succès. Rose avait trouvé une table à laquelle s’appuyer, les bras croisés, et elle paraissait s’ennuyer. Le docteur Joyeux les regarda tous deux d’un air narquois, eut un grognement méprisant et glaireux puis tourna son sourire plein de dents vers Durendal, ses mains osseuses serrées sur sa poitrine creuse.
« Eh bien, quel miracle doux-amer puis-je opérer pour vous, sire Durendal ? Hmm ? Obliger un cadavre à se redresser dans son cercueil ou sa veuve à danser la gigue ? Forcer un ange à blasphémer ou un démon à se repentir ? Demandez, sire Durendal, et je vous fournis ce que vous voulez dans l’instant ! Oui ! »
Finn attendit patiemment que le docteur Joyeux arrive à la fin de son boniment. « On vous dit collectionneur autant que créateur, déclara-t-il enfin, connaisseur du rare et de l’étrange ; on prétend que vous détenez des drogues que nul autre ne possède, des drogues d’autrefois, d’avant la Rébellion. On raconte que vous avez des drogues de la collection privée de l’infâme Valentin Wolfe lui-même. »
Le docteur Joyeux porta les mains à sa bouche, les yeux démesurément écarquillés, et il tapa du pied avec un couinement étouffé de bonheur. « Oui ! Oh oui ! Ah, sire Durendal, vous avez frappé à la bonne porte, en effet ! Je les ai, je les ai toutes, même les drogues sexuelles perdues qui font muter la chair… Des substances rares et puissantes, à tel point qu’en humer certaines suffirait à dénouer les brins de votre ADN ou à faire des nœuds dans vos chromosomes. Laquelle exactement désirez-vous, sire Durendal ?
— La drogue psi ; voilà celle que je veux. Celle qui fait d’un homme plus qu’un homme. »
Brett se tourna vers lui, saisi, et même Rose prit l’air intéressé. La drogue psi était interdite depuis près de deux siècles : outre la dépendance définitive dont elle les frappait, ses victimes souffraient d’un taux de mortalité infiniment supérieur aux premières prévisions, et quatre-vingts pour cent des usagers mouraient ou perdaient la raison. Quelques chercheurs l’étudiaient toujours, naturellement, dans des conditions de sécurité extrêmement strictes : on ne laissait pas à l’abandon un produit d’une utilité potentielle aussi grande ; mais on manquait de volontaires pour les tests, ce dont nul ne s’étonnera : il fallait être vraiment au bout du rouleau pour accepter un risque aussi disproportionné. Brett regarda Finn avec curiosité : il n’était tout de même pas dingue au point d’absorber lui-même la drogue ? Bon, dingue, si, il l’était, mais stupide, sûrement pas.
« Oui, je l’ai, dit le docteur Joyeux en clignant furieusement ses yeux globuleux. Très rare, très dangereuse. Je la possède sous sa forme pure : quelques gouttes à peine suffisent à vous rendre télépathe, polter ou précog, à faire de vous un espsi ou à vous tuer. Plus probablement à vous tuer, en fait, et de façon horrible. Cercueil scellé, pas de fleurs, quelle tristesse ! Structure chimique très étrange… extraterrestre presque à coup sûr… mais quel potentiel si on arrive un jour à résoudre le problème de la mortalité ! » Il eut un sourire béat. « Quelles merveilles gisent au cœur de l’esprit humain en attendant qu’on les délivre !
— Je la prends », dit Finn en coupant sans ménagements l’éloge du docteur Joyeux. Le chimiste haussa les épaules : il avait l’habitude qu’on ne l’apprécie pas à sa juste valeur. Il se dirigea vers la chambre froide en tapotant au passage ses pièces d’équipement favorites, comme de petits animaux familiers.
« Qu’est-ce que vous comptez foutre de la drogue psi ? demanda Brett à Finn dans un chuchotement. Vous n’avez pas l’intention de l’absorber vous-même, si ?
— Oh non ! Je ne projette nullement de la prendre moi-même. »
*
La plupart des parangons venus pour le couronnement de Douglas avaient décidé de rester pour le mariage : il ne s’en fallait que de quelques semaines et ils n’avaient que rarement des vacances. Que la police mérite son salaire, pour changer. Les parangons n’étaient vraiment à leur aise qu’en compagnie de leurs semblables, et ils passaient le plus clair de leur temps dans un bar, le Saint-Graal, à échanger des idées, leur expérience et des récits d’affaires passées qui, à chaque nouvelle narration, prenaient des proportions toujours plus épiques. On buvait beaucoup, on se vantait encore plus et on renchérissait bien davantage sur les histoires des autres. Assiettes et verres ne désemplissaient jamais, toujours garnis des meilleurs produits, et, naturellement, nul ne demandait jamais à ces clients particuliers de payer : c’étaient des parangons et le patron se sentait honoré de les accueillir et de leur permettre de se rincer la dalle, de s’empiffrer à ses frais et de l’empêcher de rentrer chez lui.
Le Saint-Graal avait toujours reçu une clientèle des forces de l’ordre, presque exclusivement des agents de sécurité du Parlement qui se dressait tout à côté ; mais les parangons avaient déboulé en masse, pris la place, et nul n’avait envie de la leur disputer. Les gars de la sécurité étaient allés bouder dans un établissement à peine moins salubre un peu plus loin dans la rue et s’efforçaient de ne pas entendre les exclamations joviales et les éclats de rire qui émanaient de leur ancien domaine réservé. Le propriétaire du Saint-Graal soupirait, serrait les dents et souriait à ses nouveaux clients à s’en claquer les zygomatiques : après tout, il se faisait un joli petit magot en revendant les enregistrements de ses caméras de sécurité aux chaînes populaires ; les images de parangons dans les vignes du Seigneur garantissaient toujours une bonne audience.
Les parangons attiraient aussi des groupies en grand nombre, hommes, femmes et tous les cas intermédiaires, en quête d’autographes, d’histoires épiques, d’une partie de jambes en l’air, de héros à qui rendre un culte ou simplement d’une soirée en bonne compagnie. Leurs hôtes les toléraient à condition qu’ils se tiennent tranquilles et paient leurs consommations ; certains soirs, le bar regorgeait tellement d’apollons et d’aphrodites qu’il était impossible de passer la porte d’entrée si personne ne faisait un peu de place en se vidant les poumons. Le patron embauchait du personnel supplémentaire, lui versait des primes de risque, apprenait à ne pas broncher quand on mettait son mobilier en pièces et ouvrait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les clients entraient et sortaient, l’alcool coulait à flots comme si on devait le frapper d’illégalité le lendemain, et la fête ne cessait jamais. On chantait, on dansait, on se pelotait et l’on se battait toujours dans un coin ou un autre, parce que des légendes vivantes ne peuvent refuser, quand elle se présente, l’occasion de vérifier le talent réel de certaines d’entre elles. Comme il s’agissait de parangons, les duels restaient en général bon enfant et n’appelaient que rarement l’emploi de la machine à régénération que le patron avait fait installer au fond du bar par précaution.
Bien qu’il fût encore tôt dans l’après-midi, il y avait déjà de l’ambiance dans le bistrot quand Louis Traquemort y pénétra. Il régnait dans l’air enfumé une atmosphère bonhomme malgré le vacarme assourdissant. Quelqu’un avait lancé une partie de poker et un des joueurs perdait bruyamment ; une femme qui se trémoussait sur une table se déshabillait très lentement sous les approbations générales ; un parangon avait entrepris de peindre une fresque sur un mur ; un autre urinait dans le crachoir ; dans un angle, un groupe avait entonné une chanson paillarde tandis qu’un autre qui croyait danser avançait et reculait en titubant. Les parangons, l’élite, représentants de la justice du roi, ronds comme des queues de pelle et nettement plus inutiles. Louis songea aux dégâts que pourrait faire un terroriste en jetant une grenade par la porte avant de prendre ses jambes à son cou, puis il jugea préférable de ne pas y penser ; il y avait sûrement quelqu’un en faction. Quelque part.
Il s’arrêta pour parcourir la salle du regard. Nul ne lui prêta guère d’attention malgré son armure en cuir noir taillée sur mesure ; il se trouvait sans doute dans un des rares lieux publics où il pouvait entrer sans qu’un troupeau de fans lui tombe dessus. Ici, il n’était qu’un parangon comme les autres – du moins naguère : que cela lui plût ou non, il avait désormais le titre de champion du roi. Louis écarta cette pensée et traversa lentement la foule compacte en direction d’un visage familier qu’il avait repéré au comptoir.
Il avait besoin de s’entourer d’amis et de collègues, de gens à qui parler, capables de comprendre.
Véronique Mae Sauvage, parangon de Montagne-du-Tigre (monde de la Frange célèbre pour son absence de montagnes et de tout animal qui rappelât un tigre, même de loin), accoudée au bar, une chope de bière à la main, entretenait un groupe de jeunes gens de bonne famille et bien de leur personne qui, suspendus à ses lèvres, s’esclaffaient à des plaisanteries qu’ils n’auraient même pas dû comprendre s’ils étaient aussi bien élevés qu’ils en avaient l’air ; l’un d’eux démontrait même aux autres son talent à se servir d’une partie de son anatomie comme fouet à champagne. Véronique Mae aperçut Louis, l’appela en beuglant par-dessus le boucan général et lui fit signe d’approcher. Les beaux jeunes gens lui laissèrent à contrecœur une place à côté de leur héroïne, laquelle se pencha de façon précaire sur son tabouret pour l’embrasser sur les deux joues.
« Eh bien, eh bien, voyez un peu qui nous avons là ! Le terrifiant Louis Traquemort en personne ! Tu as bonne mine, Louis… Pose ton cul et prends quelques verres ; un de ces charmants garçons te paiera bien ça s’ils tiennent à leur santé. Gentils, gentils, les toutous… et quel goût raffiné ! Vous voulez que je vous signe encore quelque chose, les gars ? J’appose mon autographe sur n’importe quoi, y compris les parties intimes. » Elle avala goulûment une lampée de son grand verre puis regarda Louis en clignant les yeux comme une chouette, sans se soucier de la mousse qui lui bordait la lèvre. « J’adore ta tenue de cuir noir, Louis ; elle ne te va pas du tout. Tu veux voir mes piercings ? »
Louis se laissa payer une bière par un des admirateurs et s’assit en face de Véronique Mae. Les autres fans se pressèrent autour d’eux avec l’évidente intention de ne pas rester en dehors de la conversation. Un grand sourire un peu niais étirait les lèvres rose pâle de Véronique Mae ; de taille moyenne et plus que trapue, elle avait une large figure sous une tignasse blonde et bouclée coiffée d’un vaste béret écossais tout mou. Elle avait quitté son monde natal de Nouvelle-Caliban depuis plus de vingt ans mais elle portait toujours l’épaisse cape de tweed de sa jeunesse. Elle avait décoré son armure de parangon de pointes et de clous d’acier, et elle portait un coup-de-poing américain à la main gauche, même au lit. Sauvage de nom et de caractère, Véronique Mae avait laissé ses meilleures années derrière elle, mais jusque-là nul n’avait eu le courage ou l’inconscience de le lui révéler ; elle était entrée dans la carrière relativement tard et, après Finn, pouvait se targuer d’avoir servi le plus longtemps chez les parangons.
« Alors, Louis, qu’est-ce que tu fous ici ? demanda-t-elle sans ambages. Ça fait… quoi, quatre ans qu’on a travaillé ensemble sur l’affaire des bijoux de feu, du côté des Cascades brûlantes ? Cinq ? Grand Dieu, ce que le temps passe ! Enfin bref, je ne pensais pas te voir dans ce bar, en train de te mêler à la piétaille, alors que te voilà champion impérial. »
Louis haussa les épaules, gêné. « De cœur, je reste parangon.
— Tu es le champion de l’Empire, rétorqua Véronique Mae avec vigueur, le garde du corps royal. Je te souhaite bonne chance ; j’ai toujours dit que tu valais mieux que le Durendal pour ce job. J’ai bossé une fois avec lui ; eh ben, on ne m’y reprendra pas. Pas un poil d’humour, ce connard ; il s’est fâché tout rouge parce que je lui avais posé la main sur le genou. Il a une belle gueule, un joli petit cul, mais rien dans le calcif. Tout ce qui l’intéresse, c’est de faire le beau devant les médias. Qu’est-ce que tu fous ici, Louis ? C’est un bar à parangons.
— J’avais envie de bavarder avec quelques vieux copains, répondit-il en tâchant de garder un ton léger, me mettre au courant des dernières nouvelles ; enfin, tu connais ça, traîner un peu dans le coin. »
Il y avait comme de la pitié dans le regard que Véronique Mae lui jeta. « Tu n’es plus parangon et tu ne fais pas partie des groupies. Tu n’as aucune raison de te trouver dans ce bistrot. Retourne à la cour ou au Parlement. Ta place est là-bas maintenant, champion. À présent, si tu veux bien m’excuser, les garçons et moi, on doit faire la fête et se poivrer sérieusement la gueule, pas obligatoirement dans cet ordre. Pas vrai, les gars ? »
Ils éclatèrent en acclamations bruyantes et en vinrent quasiment à se battre pour allumer sa cigarette. Louis hocha la tête avec raideur, s’écarta du comptoir et déambula parmi la foule en souriant aux visages familiers ; mais partout il entendait les mêmes propos. Ces gens, naguère ses amis et ses pairs, dont beaucoup avaient combattu et versé leur sang à ses côtés, ne le voyaient plus comme l’un des leurs. Ils se montraient polis, voire amicaux, et certains parmi les plus jeunes manifestaient une révérence admirative devant sa carrière et son nom légendaires ; toutefois, par des détails infimes mais révélateurs, on lui faisait sentir qu’il était un étranger et pas complètement le bienvenu. Il avait avancé en laissant ses anciens compagnons à la traîne. Il se trouvait dans un bar à parangons… et il n’y avait plus sa place ; le ton restait parfaitement courtois mais néanmoins catégorique. On ne lui tournait pas le dos à proprement parler, mais cela revenait au même. Louis se sentait exclu et isolé au milieu de l’établissement bondé. Quand il renonça et sortit, nul ne s’en aperçut.
*
Dans une rue voisine, il tomba sur un autre bar, calme et désert ; il se retira au fond de la salle, dans un box privé, en compagnie d’une bouteille de vin, afin de réfléchir sérieusement. Il s’était rendu au Saint-Graal dans l’espoir d’y glaner quelques conseils amicaux mais, comme souvent dans sa vie, il allait devoir mettre tout seul de l’ordre dans ses problèmes. Il ne pouvait pas s’en ouvrir à Douglas – enfin, si, il pouvait, mais il n’en avait pas envie ; discuter de questions financières avec quelqu’un d’aussi riche que Douglas Campbell l’avait toujours gêné. Et il ne pouvait pas non plus en parler avec Anne, car elle irait aussitôt voir Douglas. Il remplit son verre de Flèche-d’elfe, vin à la robe si dorée qu’il paraissait luire dans la pénombre du box, et y plongea un regard soucieux.
Du Bois lui coupait son allocation ; le député de Virimonde lui avait envoyé une note sèche pour lui apprendre que les fonds réunis par souscription publique seraient désormais versés au nouveau parangon de Virimonde dès sa nomination. Louis, en tant que champion du roi, devrait s’adresser au souverain pour subvenir à ses besoins. Après leur dernière discussion, Louis ne s’étonnait pas de cette décision mais le coup n’en restait pas moins rude : les années passant, il avait pris l’habitude de compter sur le traitement que lui allouait sa planète d’origine. On continuait à lui verser son salaire de parangon mais, devenu champion, il avait dû s’installer dans un nouveau logement d’un quartier chic de la cité afin de se rapprocher de son travail. En principe, il aurait dû disposer à la cour même de ses propres appartements, voisins de ceux de Douglas, mais il y avait si longtemps que la fonction de champion était tombée en désuétude qu’il restait encore nombre de détails à régler, en particulier décider si les frais du champion incombaient au Parlement ou à la Couronne.
Louis jouissait à présent d’un logement superbe et très confortable, avec une vue spectaculaire sur la cité mais un loyer dans lequel passait tout son salaire. Les quelques meubles qu’il y avait apportés paraissaient bien seuls et déplacés dans un environnement aussi élégant, et il dormait pour le moment sur un matelas à même le sol de sa chambre. Il ne disposait même pas d’un écran holo. Il avait quelques économies, mais guère ; par bonheur, il n’avait pas de penchants ni de passe-temps onéreux, et, telle que la situation se présentait, il n’aurait pas de quoi prendre des habitudes coûteuses. Quelles options lui restait-il ? La sponsorisation, les produits dérivés, les jouets à sa propre effigie ? Louis fit la grimace. Il considérait depuis toujours que ce genre d’accords diminuaient le prestige du poste de parangon, a fortiori celui de champion. Il n’avait pas envie d’entamer sa nouvelle carrière en sapant la dignité de sa position.
Naturellement, Douglas pouvait lui donner autant d’argent qu’il en demandait ; mais, justement, Louis se refusait à mendier ; il n’avait pas à quémander. Plus que jamais, il avait besoin de se sentir libre, distinct du roi, indépendant. Mais… il avait des factures à payer, dont certaines qui traînaient depuis un bon moment. Ses créanciers faisaient preuve d’une grande patience à cause de sa célébrité ; mais, tôt ou tard, il devrait les payer. Finir devant les tribunaux pour retard de paiement n’arrangerait pas ses affaires ni celles de Douglas…
Il soupira en contemplant le fond de son verre d’un air morose. Il n’avait même pas le droit de prendre une cuite : cela écornerait son image publique. On le verrait bourré et on ne parlerait plus que de ça, comme toujours. Il écarta son verre et enfouit son visage dans ses mains. Quelle fierté, quel bonheur le jour où on l’avait proclamé champion ! Il croyait avoir atteint le sommet de sa carrière. Comment tout avait-il pu tourner si mal et si vite ? Il releva la tête avec un grognement accablé. La poisse des Traquemort, comme d’habitude ; il n’y avait qu’à demander à Owen : il en savait quelque chose.
Si on parvenait à mettre la main sur lui.
*
L’impératrice Lionnepierre XIV, grande, élégante et d’une beauté surhumaine, posait en majesté sur son grand trône de fer noir et de jade luisant, drapée dans des fourrures blanches d’animaux disparus, sur son front superbe la couronne de l’Empire taillée dans un diamant d’un seul bloc qui brillait comme une étoile. Elle souriait aux treize membres de la Cour fantôme assemblés devant elle qui lui manifestaient leur respect avec force courbettes et révérences. Lionnepierre, magnifique et adorée, dont la puissance dépassait les notions d’espoir ou de pitié, dernière d’une lignée fabuleuse. Ce n’était hélas qu’un enregistrement holographique, mais la Cour fantôme avait l’habitude de se contenter d’à peu près.
Les treize hommes et femmes, qui préservaient leur anonymat sous de grands manteaux sombres, des masques de soie noirs et des modificateurs vocaux électroniques, se réunissaient en secret tous les mois pour comploter la chute du roi, du Parlement, de la société et préparer la sédition. Ils n’avaient pas oublié les vieilles traditions de vengeance et de vendetta. Chacune des personnes présentes descendait d’une famille autrefois dominante et rêvait du jour où les Clans se dresseraient à nouveau pour fracasser les institutions haïssables de la démocratie et de la médiocrité, et reprendre le pouvoir et l’influence qui leur appartenaient de droit. Leurs anciens patronymes n’existaient plus depuis longtemps, naturellement : finis, Wolfe, Chojiro, Shreck, devenus des gros mots sur les lèvres de l’Empire moderne. Mais, si les Familles avaient renoncé à leurs noms en même temps qu’à leurs privilèges séculaires pour se forger de nouvelles identités dans le monde du négoce et des affaires, elles n’en oubliaient pas pour autant leur glorieux passé, qu’elles avaient juré de ressusciter – un jour.
Treize hommes et femmes, riches et puissants, qui aspiraient à ce que toute leur fortune ne pouvait leur acheter : être reconnus de tous comme supérieurs par nature.
Aucun n’avait jamais vu le visage d’aucun autre ; ainsi, même capturés, ils ne pouvaient se trahir mutuellement. Se savoir descendants des Familles leur suffisait, car un aristo reconnaît toujours ses pairs. Ils se retrouvaient dans le lieu de rendez-vous le plus évident : l’ancienne cour de Lionnepierre, dans son bunker d’acier à des kilomètres sous la surface de la planète, très loin en dessous du socle rocheux sur lequel reposait le Défilé des Innombrables. Officiellement, on l’avait fermée deux siècles plus tôt, abandonnée à cause des trop nombreux souvenirs qui interdisaient de la conserver ne fût-ce qu’à titre de musée. Des gardes armés avaient été placés en faction devant l’unique entrée, et seules quelques personnes savaient désormais où se trouvait l’ancienne cour. Quant à Lionnepierre, rien n’indiquait où elle gisait, ni tombe ni pierre tombale.
Mais la Cour fantôme n’avait jamais oublié ; au cours de longues années, elle avait peu à peu substitué aux gardes des agents à son service puis infiltré lentement et avec soin les forces de sécurité pour se les approprier. Alors elle s’était installée dans la place. Elle n’osait pas réveiller toute la gloire du bunker, celle de l’époque où d’immenses hologrammes le transformaient en un monde en soi, plein de prodiges et de merveilles ; mais elle s’autorisait le fantôme en trois dimensions de Lionnepierre assise sur son trône, comme un effluve d’un passé splendide. Les conjurés aimaient à penser qu’elle aurait approuvé leur existence et leurs projets.
Il ne leur venait pas à l’esprit qu’eux-mêmes n’étaient que des spectres, ombres de la grandeur des Familles.
Derrière son masque, Tel Markham, député de Madraguda, très à l’aise dans son confortable fauteuil, parcourait du regard ses collègues conspirateurs autour de l’antique table en bois de fer. Il dissimulait de nombreux secrets : homme politique bien établi, voire honorable, soutien affiché de toutes les causes justes et membre de haut rang de quantité de sociétés secrètes, y compris l’Humanité pure, il jouait tous ces rôles, publics comme privés, dans un seul but : devenir un personnage au pouvoir solide, ancré dans un ordre nouveau où il n’aurait plus à regarder au moindre sou et à s’incliner devant des personnes et des créatures inférieures, où sa parole, ses caprices auraient force de loi, où il aurait droit de vie et de mort sur ses sujets – où il pourrait reprendre son nom de Silvestri et le porter la tête haute pour mieux mépriser ceux qui l’entouraient.
Les Familles, les anciens Clans détenaient quasiment tous d’immenses fortunes et toutes sortes d’influences à de nombreux niveaux, mais cela ne leur suffisait pas, et de loin. Il leur manquait le poids nécessaire pour imposer les changements auxquels ils aspiraient ardemment ; aussi agissaient-ils en coulisses, indirectement, pour saper les gens importants et les institutions par un coup de pouce ici, un pot-de-vin là et semer la peur et la confusion parmi leurs ennemis. Et toujours ils s’arrangeaient pour promouvoir, mine de rien, subtilement, le retour et le rétablissement des Clans à leurs positions légitimes.
Jusque-là, leur plus grande victoire s’incarnait dans la création d’un feuilleton vidéo au succès phénoménal, La Fine Fleur. Il passait deux fois par jour sur les grands réseaux, avec tous les épisodes de la semaine en enfilade le week-end ; il s’agissait d’une série prétendument historique, située à une époque antérieure à la Rébellion et où il était surtout question de coucheries, de méfaits et de scandales dans l’aristocratie sous le règne de Lionnepierre. On n’y trouvait naturellement que des noms fictifs et rien qui se fonde sur la réalité ; la série était très romantique, très clinquante et extrêmement populaire.
Elle montrait des personnages plus grands que nature dans des costumes magnifiques, d’une beauté surhumaine, ineffable, qui complotaient, manigançaient, tombaient amoureux, se quittaient, couchaient les uns avec les autres, sous les yeux de milliards de spectateurs. On aimait les détester, on les admirait secrètement, et même les plus insignifiants suscitaient des fan-clubs énormes. Ils dictaient le style vestimentaire du jour et tout le monde répétait leurs phrases comiques. Le feuilleton avait donné naissance à des dizaines de magazines de mode et de potins mondains, et assuré la fortune de tous ceux qui y participaient de près ou de loin ; l’argent affluait si vite que même les services comptables des médias n’arrivaient pas à le planquer en totalité.
Résultat : l’aristocratie n’avait jamais joui d’une image plus populaire – ce qui, finalement, était le but de l’opération.
La Cour fantôme avait des agents partout et ils savaient tout sur Finn Durendal : ce qu’il faisait, ce qu’il mijotait, même si certaines de ses initiatives et de ses intentions les laissaient franchement perplexes. Beaucoup parmi les membres de la Cour fantôme ignoraient encore s’il fallait regarder le Durendal comme d’une intelligence démoniaque ou d’un crétinisme sans nom, et ils se réunissaient justement ce jour-là pour décider s’ils devaient prendre des mesures à son endroit et, si oui, lesquelles.
« Il faut nous l’adjoindre, déclara Tel Markham d’un ton catégorique. Pour l’instant, c’est un facteur inconnu, un électron libre sans allégeance à personne. Qui sait ce dont il est capable au nom de son amour-propre meurtri ? Il se croit peut-être subtil mais, laissé à lui-même, il ne faudra pas longtemps au pouvoir en place pour remarquer qu’il a changé. Rallions-le à nous et nous pourrons alors guider son énergie et la contrôler. Il a sa place parmi nous ; sa famille appartenait à la noblesse autrefois.
— Le seigneur Durendal était un héros jadis », dit une femme au masque généreusement saupoudré de paillettes. Elle agitait d’une main languide un éventail en papier décoré de dessins érotiques. « Il a pénétré dans le Noirvide à la recherche de Haden la perdue et on ne l’a jamais revu. Il faudrait intégrer son personnage dans notre feuilleton, pour rallumer la flamme des qualités légendaire du nom de Durendal ; de la sorte, si nous décidons d’accepter son actuel détenteur, nous aurons déjà conditionné le public à révérer son patronyme aristocratique.
— Pourquoi pensez-vous que Finn voudrait s’acoquiner avec nous ? » demanda d’une voix grave un homme si gros qu’il se tenait à demi couché dans un fauteuil antigrav qui flottait près de la table. Un individu de cette corpulence aurait dû être facile à identifier, et les autres s’agaçaient prodigieusement d’en rester incapables au bout de plusieurs années. Il eut un sourire humide en écartant ses mains larges et molles. « Finn a ses propres projets et il risquerait de ne pas apprécier notre invitation à soumettre ses désirs aux nôtres.
— Il suffit de l’appâter convenablement et il viendra de lui-même, répondit Tel Markham d’un ton assuré. Il ne peut espérer que des résultats limités avec ses moyens restreints et la racaille dont il s’entoure. On peut glaner d’excellents conseils de spécialistes et se fournir en chair à canon dans les Taudis, mais, pour la vengeance qu’il a en tête, il aura besoin d’un large soutien populaire ; et, pour cela, il faudra une organisation comme la nôtre.
— Approchons-le, intervint une femme au masque adroitement retouché pour ressembler à une tête d’oiseau de proie stylisée, sondons-le et voyons si nous ne nous trompons pas sur son compte – à distance prudente, naturellement.
— Naturellement, répéta Tel Markham. Il s’apercevra qu’il a mis le doigt dans l’engrenage quand il sera trop tard pour qu’il puisse reculer. »
*
Brett Hasard errait dans le salon de Finn Durendal en quête d’un rafraîchissement convenable. Il fit coulisser quelques panneaux muraux, découvrit ainsi un four express, une bibliothèque pleine de livres de poche à la reliure cassée et une collection de figures de porcelaine franchement hideuses avant de tomber enfin sur une cave à vin élégante, en bois verni, avec les bouteilles couchées comme il fallait. Brett en tira une demi-douzaine dont il examina les étiquettes avec un sourire moqueur : pourquoi les gens riches achetaient-ils toujours de telles saletés ? Au diable le bon goût et le discernement ; payons-nous les produits à la mode, ceux que les magazines en papier glacé nous vantent ce mois-ci. Il n’y avait aucun cru de qualité, et Brett n’aurait pas voulu de ces vins rouges de table pour se rincer la bouche. En désespoir de cause, il choisit un Flèche-d’elfe d’un millésime passable rien que pour s’occuper les mains ; il se sentait anxieux.
Jamais jusque-là Finn Durendal n’avait emmené Brett et Rose chez lui, et maintenant qu’il voyait son appartement, Brett comprenait pourquoi. Le parangon avait beau loger dans un très bon quartier, on pouvait décrire son intérieur comme douillet si on était charitable, étriqué dans le cas contraire, garni d’un mobilier de série, plus fonctionnel qu’esthétique et au confort très relatif. La palette des couleurs murales confinait au soporifique, et il y avait manifestement des années que la moquette grise (grise !) n’avait pas reçu un coup de shampooing. Un pan de mur presque entier accueillait un immense écran, pour le moment éteint, tandis qu’un autre montrait une scène de bord de mer holographique – sans le son. Et là s’arrêtait la décoration. Brett osa une hypothèse : Finn ne devait pas passer beaucoup de temps chez lui. Il ne s’agissait pas pour lui d’un foyer ni même d’un repaire, mais seulement d’un pied-à-terre pour les moments où il ne travaillait pas.
Rose, le regard lointain, n’avait pas bougé du fauteuil que Finn lui avait indiqué ; ce qui l’entourait paraissait la laisser totalement indifférente – mais il faut dire qu’en dehors des Arènes la Rose Sauvage n’avait pas l’air de s’intéresser à grand-chose. Elle demeurerait assise jusqu’à ce que Finn lui annonce qu’il était temps d’aller ailleurs, détendue à la manière d’un chat à l’affût près d’un trou de souris.
Brett se versa un grand verre de vin et en avala la moitié à larges lampées. Comme il ne se sentait pas mieux, il se jeta, boudeur, dans le fauteuil le plus proche et fit la tête. Il n’avait rien à faire dans cet appartement ; il voulait rentrer chez lui, verrouiller et barrer la porte contre le monde hostile, se remplir l’estomac de quelque chose de chaud, de liquide et d’apaisant puis s’effondrer sur son lit et s’évader dans le sommeil pour oublier la tournure désastreuse qu’avait prise sa vie et le fait qu’il devait collaborer avec des dingues du calibre de Rose Constantine et Finn Durendal. Il posa un regard noir sur la porte fermée du bureau où Finn opérait des examens sur la drogue psi qu’il avait achetée au docteur Joyeux ; à l’énoncé du prix, Brett avait cru hurler – ou s’évanouir, ou les deux. Néanmoins, il aurait pu dire à Finn qu’il perdait son temps à vérifier le produit : le bon docteur s’enorgueillissait de la qualité de ses marchandises.
Le parangon n’avait toujours pas expliqué ce qu’il attendait de la drogue. Certes, Brett se rendait compte de l’utilité d’un télépathe personnel dans toute sorte de domaines, mais engager un espsi des bas-fonds aurait été plus simple et, dans l’ensemble, beaucoup moins dangereux ; la nature humaine étant ce qu’elle était, il en traînait toujours quelques-uns dans les Taudis, et pas tous hargneux ou dézingués de la toiture comme les Elfes.
Peut-être Finn avait-il absorbé la drogue ? Peut-être son amour-propre lui avait-il interdit de gaspiller un achat aussi onéreux sur le premier venu ? Et, avec un ego démesuré comme le sien, il pouvait se croire capable d’y survivre. Peut-être Finn avait-il avalé la substance et succombé sur-le-champ ! Cette idée revigora Brett. Il se redressa dans son fauteuil et regarda la porte du bureau avec un nouvel intérêt. Si Finn avait passé l’arme à gauche… un petit tour de l’appartement pour s’emparer de tous les objets de valeur puis une sortie si rapide que Rose n’aurait pas le temps de réagir ; à elle de se débrouiller si elle voulait rester pour expliquer aux flics sa présence aux côtés d’un cadavre. Brett sourit et son estomac se calma un peu.
Puis il sursauta en renversant son verre : la porte du bureau venait de s’ouvrir soudain et Finn la franchissait d’un pas gaillard ; il tenait à la main une éprouvette pleine d’un liquide transparent et souriait largement. L’accablement saisit Brett, d’autant plus que le Durendal le regardait ; il savait qu’il fallait s’attendre à un sale coup lorsque le parangon lui souriait.
« Vous savez, Finn, il faut vraiment que je rentre, dit-il. J’ai certainement dû laisser une lumière allumée quelque part…
— Lève-toi, Brett.
— Mais vous avez dit que je pouvais me servir un verre ! » protesta l’intéressé en obéissant lentement et très à contrecœur. Il n’aimait pas du tout la lueur qui brillait dans les yeux de Finn. « Vous l’avez entendu aussi, non, Rose ?
— La ferme, Brett, répondit le Durendal. Rose, levez-vous aussi. »
Elle s’exécuta d’un mouvement souple et nonchalant qui aurait suscité les applaudissements de Brett en toute autre circonstance. Le cuir rouge de la tenue crissa légèrement et se tendit sur l’impressionnante poitrine dont il dut faire un effort pour détacher les yeux. Finn s’avança vers lui, et Brett chercha automatiquement du regard la sortie la plus proche ; le Durendal avait manifestement une idée derrière la tête, et Brett avait la conviction qu’elle n’allait pas lui plaire du tout. Le parangon adressa un petit signe de tête à Rose.
« Emparez-vous de lui, Rose, et tenez-le bien, mais ne lui faites pas de mal. »
La main de Brett filait vers la dague cachée dans sa manche quand la gladiatrice le saisit par-derrière, lui plaqua les bras le long du corps et lui vida brusquement les poumons. Il se débattit, essaya de lui donner des coups de talon dans les tibias et rejeta même la tête en arrière dans l’espoir de la frapper en plein visage, mais elle l’immobilisa aussi aisément qu’un enfant dans une poigne d’acier. Finn s’approcha sans hâte avec un sourire qui glaça le sang dans les veines de Brett. Le parangon s’arrêta devant lui et le contempla d’un air grave, comme un chercheur un nouveau rat de laboratoire prometteur. Un petit gémissement apeuré monta de la gorge de Brett.
« Du calme, dit Finn d’un ton dégagé, je ne vais pas te tuer. Jamais je ne ferais ça alors que tu peux encore me servir. Or voilà précisément le problème, vois-tu : j’ai l’impression d’avoir tiré le maximum de toi en ce qui concerne l’obtention de contacts dans les Taudis. J’ai tout ce qu’il me faut à présent, ce qui signifie que ton utilité est arrivée à son terme. Mais je ne peux pas te laisser partir dans la nature : tu parlerais comme tous ceux de ton espèce. Donc, si je dois te garder auprès de moi, il me faut te trouver un nouvel usage – et voilà où la drogue psi entre en scène. Un télépathe personnel me rendrait de nombreux services, or, comme tu l’as fort justement souligné, je ne suis pas stupide au point d’absorber moi-même cette substance ; par conséquent, tu vas ouvrir grand la bouche, avaler gentiment et ensuite tu auras un bonbon.
— Vous êtes dingue ! fit Brett dans un murmure rauque. Je refuse de prendre ce truc !
— N’aie pas d’inquiétude ; j’ai vérifié le produit : il est pur à cent pour cent.
— Mais ceux qui l’absorbent meurent ou deviennent cinglés !
— Ah, évidemment, le risque existe. Mais, si tu n’obéis pas, je te fais tuer sur-le-champ par Rose et, ça, c’est une certitude. »
Il tendit brusquement la main et tordit cruellement l’oreille de Brett ; sous le coup de la douleur, celui-ci ouvrit la bouche, et Finn y déversa le contenu de l’éprouvette puis il lui maintint les mâchoires closes jusqu’à ce que Brett dût déglutir ; alors il fit signe à Rose de le lâcher. Elle s’exécuta aussitôt, recula, puis le parangon et elle regardèrent avec intérêt leur victime tomber à genoux en toussant et en crachant, les bras crispés sur le ventre. La sueur perlait sur son front d’une pâleur mortelle et il commençait à trembler, à se convulser comme si une machine s’était mise en route en lui. Il ferma les yeux, les paupières plissées, et laissa échapper un grand gémissement, beaucoup trop fort pour un homme de si petit format.
Brett, lui, avait l’impression qu’on avait soudain augmenté le volume sonore du monde entier. Des voix éclataient de toute part comme si la cité tout entière s’était mise à hurler tout à coup ; des visions surgissaient et disparaissaient aussitôt, pleines de gens et de décors entraperçus ; des pensées s’entrechoquaient dans sa tête, et seules quelques-unes lui appartenaient. Bruits et images formaient un écheveau de plus en plus indémêlable, au point qu’il croyait son cerveau sur le point d’exploser. Il ne s’en rendait pas compte mais il avait chu sur le flanc et s’était roulé en position fœtale, les yeux écarquillés, remplis du spectacle total du monde, la tête résonnant d’un bruit et d’une fureur qui noyaient ses petites pensées personnelles. Le pouvoir psi avait laissé entrer l’univers dans son esprit, et il n’avait aucune défense contre ce raz-de-marée.
Finalement, ce furent les crampes qui lui taraudaient l’estomac qui le sauvèrent ; les douleurs lancinantes et familières étaient assez aiguës pour trancher dans la folie déchaînée dans son cerveau, et il put s’y raccrocher comme au seul élément qu’il sût à lui et à lui seul. Il se concentra sur la souffrance, l’étreignit jalousement et s’en servit comme d’un noyau autour duquel se reconstruire en repoussant lentement tout ce qui n’était pas lui. Il refoula une par une les voix jusqu’en dehors de sa tête, à leur place, et forgea peu à peu des paupières mentales à rabattre sur ses yeux fixes. Enfin il revint à lui-même, seul dans sa tête, parcouru de frissons, couvert de transpiration, haletant, étendu mollement comme un chiffon sur la moquette grise et râpeuse de Finn.
Brett Hasard, télépathe.
« Espèces de fumiers ! fit-il d’une voix pâteuse, épuisée. Espèces de sales fumiers !
— Bienvenue à nouveau parmi nous, répondit Finn avec entrain. J’avais la quasi-certitude que tu survivrais ; quand on a un instinct de conservation comme le tien, on ne peut que s’en tirer. Alors qu’es-tu ? Télépathe, précog, polter ? À moins qu’il ne soit trop tôt pour le savoir ? Bah, peu importe. Ah, Brett, comme nous allons nous amuser à découvrir comment tu peux m’aider grâce à tes nouvelles capacités ! Tu verras, tu me remercieras quand tu auras eu le temps d’y réfléchir. Rose, veuillez aider Brett à se relever et à s’asseoir dans un fauteuil. Oui, je sais, il dégouline de transpiration et il est déplaisant à toucher pour le moment, mais nous devons tous faire des sacrifices pour la cause. En outre, ça ne le change guère de son état ordinaire. »
Rose se pencha, agrippa Brett par l’épaule, et soudain tous deux se figèrent : sous l’effet du contact, leurs deux esprits venaient de se heurter et restaient pétrifiés dans l’éclat aveuglant d’une âme à nu. L’espace d’un instant infini, leurs pensées et leur personnalité se mêlèrent, s’enchevêtrèrent dans la poigne de fer du nouveau talent de Brett. Il eut l’impression de regarder le soleil, ébloui par la lumière terrible d’une volonté implacable, impossible à détourner de son objectif, mais au-delà il sentit autre chose, un besoin semblable à une faim insatiable, un besoin vital dont Rose ignorait l’objet. Chez n’importe qui d’autre, il aurait porté sur l’amour, l’amitié, les relations, mais ces notions ne signifiaient rien pour Rose. Elle savait seulement… qu’elle éprouvait un besoin.
Elle, de son côté, eut l’impression de regarder une fleur s’épanouir en révélant des possibilités nouvelles et infinies. Elle ne savait pas que le monde pouvait être aussi vaste, que les gens pouvaient receler tant de potentialités ; en grande partie, ce qu’elle vit dans l’esprit de Brett lui resta étranger et inintelligible, comme si elle distinguait soudain des couleurs inconnues dans l’arc-en-ciel. Brett la sentit fouiller dans ses pensées en s’efforçant de comprendre ce qu’elle y trouvait, et il éprouva de la terreur devant une volonté beaucoup plus focalisée et glaciale que la sienne. Il se concentra, manipula maladroitement ses nouveaux talents et finit par fermer une porte mentale entre eux ; alors, brutalement, ils se retrouvèrent chacun dans sa tête, chacun avec son âme. La fusion n’avait duré qu’un instant mais, durant cette éternité, tout avait changé pour toujours. Brett leva les yeux vers Rose et elle le considéra avec curiosité.
« C’était… différent, dit-elle enfin. Je n’avais jamais rien ressenti de pareil. Pendant un moment, je t’ai perçu aussi réel que moi-même.
— Un télépathe ! s’exclama Finn d’un ton joyeux. Quel effet cela fait-il ?
— Fermez-la », répondit Rose sans se retourner, et le parangon obéit. La gladiatrice regardait toujours Brett dans les yeux comme si elle s’efforçait de rétablir le lien entre eux. « Il y a tant en vous, Brett. Votre esprit… il s’agite sans cesse, il est encombré de pensées et de… de choses. D’émotions…
— Et vous êtes si seule, fit-il. Comment supportez-vous une pareille solitude ?
— Je pensais que tout le monde vivait ainsi. Je ne savais pas… je ne me rendais pas compte… Il va falloir que j’y réfléchisse. »
Sans ménagements mais avec efficacité, elle le remit debout et le laissa tomber dans son fauteuil. Elle avait les traits toujours aussi froids, le pli de la bouche aussi cruel, mais Brett crut discerner une expression nouvelle dans ses yeux. Il détourna le regard : il n’avait de force que pour ses propres problèmes. Il tira un mouchoir crasseux de sa poche et essuya son front couvert de sueur glacée, les mains tremblantes. Rose se rassit avec un air serein mais lointain. Finn les observait, le sourcil ironique.
« Si je ne vous connaissais pas bien tous les deux, je jurerais que vous tombez amoureux – et vous n’avez pas idée combien cette idée me révolte. »
*
Louis Traquemort, près du plot d’atterrissage principal du plus vaste astroport de Logres, resserra son épais manteau sur ses épaules pour se protéger du vent froid. En principe, seul le personnel qualifié avait le droit d’accéder aux plots, mais ces petits détails techniques n’avaient jamais arrêté Louis pendant sa carrière de parangon et ils n’allaient certainement pas barrer la route au champion de l’Empire. Au terminal, quelques petits tâcherons zélés avaient voulu discuter mais ils avaient reculé, réduits au silence et apeurés, quand il leur avait adressé le regard pensif qui, fruit de longues réflexions et d’un travail acharné, faisait sa fierté et laissait entrevoir toute sorte de brutalités imminentes et désagréables, d’éventuelles voies de fait et, plus généralement, diverses possibilités effrayantes. Par le passé, certains criminels avaient préféré lâcher leurs armes et implorer l’arrestation plutôt que devoir supporter ce regard.
Cet après-midi-là, un grand soleil brillait, malgré le froid, dans un ciel bleu pâle sans trace de nuages. Le plot d’atterrissage principal était immense, plus étendu que certains quartiers de la cité, et les croiseurs stellaires à l’ancre se dressaient devant Louis comme autant de montagnes d’acier, le sommet de leur coque luisante noyé dans l’éclat du jour. Le Marteau, le Highlander et le Hector se trouvaient tous au port pour changer d’équipage, embarquer du nouveau matériel ou simplement faire une pause entre deux missions. Des dizaines d’appareils plus petits occupaient les autres plots, mais Louis n’avait d’yeux que pour le Highlander, en provenance de Xanadu. Le nouveau parangon de Logres promis depuis longtemps par Douglas était enfin arrivé : la célèbre – ou, plus exactement peut-être, la tristement célèbre – Emma Dacier.
Même au regard des réputations hypertrophiées des parangons, celle d’Emma Dacier touchait aux limites de ce qu’une seule personne peut commodément porter. Emma était née et avait grandi sur Brumonde, ce qui expliquait pas mal de choses : jadis unique planète rebelle de l’Empire de Lionnepierre, ce monde demeurait rustique et en grande partie sauvage, ce qu’il devait surtout au choix de ses habitants : ils ne voulaient pas s’amollir, au cas où l’Âge d’Or et tout son tralala se révéleraient une simple mode passagère. Ils restaient entre eux, décourageaient les touristes, les collecteurs d’impôts et tous ceux qui manifestaient une curiosité excessive pour leurs affaires. Emma était le premier parangon issu de Brumonde et elle prenait sa position et ses responsabilités très au sérieux.
Pisteuse tenace, elle avait pour spécialité la chasse aux criminels qui échappaient à toutes les poursuites. Nul ne pouvait se cacher d’Emma Dacier ; on pouvait changer de nom, de visage, d’apparence tout entière, effacer la plus infime trace de soi de tous les ordinateurs connus, sauter de planète en planète à bord d’un cargo, dans une caisse estampillée « pièces de machines », rien n’empêchait Emma de renifler sa piste. Elle revenait toujours avec sa proie, même si elle devait la transporter en plusieurs petits conteneurs frigorifiques.
Elle avait l’avantage de ne se laisser en imposer par personne et d’être toujours prête à intimider, brusquer, voire, si nécessaire, faire valser à grandes claques dans le beignet les inconscients qui se croyaient assez d’autorité pour lui barrer la route. Emma partait du principe que chacun avait quelque chose à se reprocher ; hélas, elle avait souvent raison. De tous les parangons, elle seule n’avait pas assisté au couronnement de Douglas : elle s’occupait d’une affaire, or Emma Dacier n’interrompait sa chasse pour rien ni personne. À sa place, n’importe qui d’autre aurait été accusé de trahison, mais il s’agissait d’Emma Dacier : aussi avait-on haussé les épaules en lui trouvant de bonnes excuses. Tout le monde trouvait toujours des excuses à Emma Dacier, même le roi Douglas ; il savait qu’il ne devait pas prendre ombrage de son attitude : elle ne pouvait pas agir autrement, un point c’est tout.
Bref, elle avait fini par apprendre la nouvelle de sa nomination à Logres, pris ses dispositions pour renvoyer chez elle sa dernière prise couverte de chaînes et embarqué à bord du premier vaisseau en partance pour le monde-capitale en annonçant la date de son arrivée. Louis consulta de nouveau la montre incrustée dans son poignet puis haussa les épaules : Emma avait de nombreuses et solides qualités mais la ponctualité n’en faisait pas partie. Il poussa un soupir, croisa les bras et reporta son poids d’une jambe sur l’autre. Le cuir noir de son armure craqua bruyamment, et Louis secoua la tête avec exaspération ; les tailleurs personnels de Douglas avaient repris l’armure à trois reprises et elle le gênait encore. Il avait pris l’habitude de la dissimuler sous son manteau pourpre de parangon ; il avait ainsi l’impression d’être un peu moins voyant.
Anne n’avait montré aucune compassion quand il en avait parlé avec elle. « Il faut que les apparences correspondent à la fonction, avait-elle répété ; ton armure sert à envoyer un message ; c’est une déclaration vestimentaire. Crois-moi, tu as tout à fait l’air d’un champion ainsi. » Louis avait répondu par une phrase brève et tranchante où ressortaient nettement le mot « maquereau » ainsi que l’expression « l’air d’un con », sur quoi Anne lui avait lancé sa tasse de café à la tête avant d’éclater de rire à s’en déclencher une crise de hoquet.
Une silhouette surgit soudain de l’ombre du Highlander et se dirigea droit sur lui d’une démarche assurée. Louis se redressa de toute sa taille : pour une première fois, il voulait faire bonne impression. Naturellement, il était champion et elle simple parangon, mais n’empêche… il avait affaire à Emma Dacier, élue personnage le plus effrayant de l’Empire pour la troisième année consécutive. Un magazine lui avait offert un million de crédits pour poser nue en page centrale ; elle avait envoyé au directeur une tête tranchée dans une boîte. Louis l’étudia sans se cacher tandis qu’elle approchait, portée sur ses longues jambes qui dévoraient la distance entre eux. Les holos officiels du site en son honneur ne lui rendaient pas justice. En chair et en os, Emma Dacier irradiait la personnalité comme un haut fourneau la chaleur.
Grande et souple, elle dégageait à chacun de ses mouvements une grâce quasiment surhumaine ; elle avait le teint couleur café, et ses cheveux noirs et lisses étaient ramenés en un chignon serré à l’arrière de son crâne. Remarquable plus que jolie, elle n’en était pas moins belle à couper le souffle ; son armure de parangon l’avantageait encore, et son manteau pourpre battait au vent comme les ailes d’un oiseau de proie ; ses mains aux doigts effilés ne s’écartaient jamais bien loin de ses armes.
Elle s’arrêta devant Louis, le toisa rapidement, hocha sèchement la tête et lui tendit brusquement la main. Il la prit, elle lui broya les phalanges puis l’attira soudain contre elle et l’étreignit à l’en étouffer. Elle lui plaqua un baiser sonore sur chaque joue, toqua sur sa cuirasse, eut une moue approbatrice en entendant le bruit, et enfin recula d’un pas pour le regarder d’un air appréciateur.
« Traquemort ! s’exclama-t-elle d’une voix basse de contralto. Ça me fait plaisir de faire enfin votre connaissance. Bien, l’armure ; et félicitations pour votre nouveau poste : vous l’avez bien mérité. J’aurais bien voulu assister au couronnement, mais j’ai dû cavaler après un taré du Club de l’Enfer sur plus de la moitié de Xanadu avant de le coincer. Mais j’ai envoyé une carte de vœux et un cadeau.
— Ah oui, fit Louis, la plante insectivore et les petits rongeurs. Douglas… a été très impressionné. Bienvenue sur Logres, Emma ; votre réputation vous a précédée.
— Balivernes ! répliqua-t-elle vivement. Les citoyens qui respectent les lois n’ont rien à craindre de moi ; simplement, je n’en rencontre jamais, je ne sais pas pourquoi. » Elle parcourut les alentours du regard puis sourit largement, et elle parut soudain beaucoup plus jeune que sa trentaine déclarée, et nettement moins intimidante. « Ah, je me sens bien ici ! Le plus grand astroport de l’Empire ! J’ai passé mon enfance près de celui de Brumonde ; mon arrière-grand-père l’avait dirigé autrefois. C’est romantique comme tout, les astroports ; il y a toujours des foules de gens en transit, qui arrivent de planètes lointaines, fabuleuses, des familles qui se séparent, qui se retrouvent… et tous les crimes, délits et autres sales trafics qu’on peut imaginer. Je vous signale que les services des douanes et de l’immigration ne valent pas un clou ici : personne ne m’a encore interpellée une seule fois.
— Ils tâchent encore sans doute de trouver quelqu’un d’assez cinglé pour se frotter à vous, répondit Louis. Vous avez quelque chose à déclarer ?
— Rien que ma magnificence. » Emma éclata d’un grand rire. « Pas de médias aujourd’hui ? D’habitude, je ne peux pas débarquer d’un vaisseau sans me prendre les pieds dans une demi-douzaine d’équipes vidéo.
— Le roi tient à garder votre présence secrète en attendant de vous mettre au courant de votre travail. Une fois les criminels avertis de votre arrivée, ils se planqueront dans les égouts ou ils prendront la tangente. En outre, la situation est… plus compliquée que vous ne l’imaginez peut-être. »
Emma haussa les épaules d’un air nonchalant. « Comme d’habitude ; on ne me refile jamais les missions les plus simples. Bon, eh bien, parlez-moi du légendaire Finn Durendal ; je suis fan de lui depuis longtemps, j’ai étudié ses grandes affaires et j’ai regardé les cinq documentaires consacrés à sa carrière. C’est à cause de lui que j’ai décidé de devenir parangon, le premier de Brumonde, et j’ai hâte de commencer à bosser avec lui. Vous qui avez été son équipier des années, dites-moi comment il est en vrai.
— Ah ! Le problème vient en partie de lui. Finn pensait qu’on allait le désigner comme champion ; il y tenait même beaucoup, et il a mal accepté que Douglas me choisisse à sa place. Du coup, il… il délaisse un peu son travail ; à la vérité, on ne l’a pratiquement plus vu depuis le couronnement. »
Emma fronça les sourcils. « Vous voulez dire qu’il fait la tête ? Que le légendaire Finn Durendal boude dans son coin ?
— Euh… oui, grosso modo ; il finira sûrement par se calmer. Mais en attendant vous allez devoir reprendre le flambeau. Comme Douglas est désormais roi et moi champion, il ne reste plus que vous comme parangon de Logres. J’espère que vous savez retomber sur vos pieds.
— Merveilleux ! » fit Emma. Elle avança les lèvres et cracha par terre, un peu trop près de la botte de Louis pour le goût de ce dernier. Elle le fusilla du regard comme si elle l’accusait de l’avoir fourrée dans ce pétrin puis haussa les épaules avec un grognement sonore. « C’était trop beau pour être vrai, j’aurais dû le savoir ; je me demandais bien pourquoi on faisait appel à un électron libre comme moi. Mais, bon, ce n’est pas la première fois qu’on me balance à l’eau avec des poids aux pieds. Ne vous en faites pas, Traquemort, je m’en sortirai. » Elle sourit soudain et parut de nouveau presque adolescente. « Je suis pressée de me mettre au boulot ; défendre le monde-capitale… ça représente un grand pas en avant dans ma carrière. Sur Brumonde, je rêvais de venir ici, d’avoir l’occasion de montrer ce que je sais faire, de relever enfin de vrais défis ! Le Durendal peut aller se faire foutre ; laissez-moi un an et tout le monde l’aura oublié. Je vais choper Logres par la peau du cou et la secouer si fort que toute la crasse va en tomber, vous verrez ! »
Louis ne put s’empêcher de sourire : elle lui rappelait irrésistiblement un Louis Traquemort plus jeune et moins cynique, à l’époque de son arrivée sur Logres, confiant, assuré, certain d’accomplir de hauts faits. Son sourire s’effaça tandis qu’il songeait combien il s’était éloigné de ce jeune homme naïf et plein d’optimisme. Oh, il avait eu son lot d’exploits et il avait fait du bon travail… mais, tout bien considéré, le monde tournait comme avant ; la Cour fantôme existait toujours, comme le Club de l’Enfer, et l’Humanité pure distillait ses mensonges à des oreilles toujours plus nombreuses… Il haussa mentalement les épaules. Peut-être Logres avait-elle besoin précisément de quelqu’un comme Emma Dacier qui saurait la tirer brutalement de son autosatisfaction.
Tout à coup, Louis faillit avoir une crise cardiaque quand Emma hurla d’une voix d’adjudant juste à côté de son oreille : « Hé là, vous, je vous ai vus ! Arrêtez tout de suite ! »
Et elle s’élança sur le plot d’atterrissage au pas de course, portée à une vitesse extraordinaire par ses longues jambes, son disrupteur et son épée au poing. Louis se précipita derrière elle en cherchant l’ennemi des yeux et en tâchant de ne pas trop se laisser distancer. Les Elfes n’allaient tout de même pas frapper de nouveau si peu de temps après leur débâcle aux Arènes ? À moins qu’il ne s’agît d’un nouvel attentat des Hommes Nouveaux ? L’astroport lui paraissait tout à fait paisible mais il faisait confiance à l’instinct d’Emma ; il dégaina ses armes lui aussi et la suivit en direction de la zone de débarquement des bagages.
Elle y fit halte brusquement, le pistolet pointé sur deux bagagistes terrifiés, qui firent aussitôt la course pour savoir qui lèverait les bras le plus vite. Louis pila près d’elle et dut attendre quelques instants pour reprendre haleine ; Emma, elle, n’était même pas essoufflée.
« Je vous arrête tous les deux ! déclara-t-elle sèchement. Les mains sur la tête, et ne songez même pas à tenter de vous enfuir ou je vous explose les rotules ! Vous croyiez pouvoir jouer à ça juste sous mon nez ?
— Jouer à quoi ? demanda Louis d’une voix imperceptiblement plaintive. Que se passe-t-il ? Je pensais affronter des terroristes et je me retrouve devant deux bagagistes. D’accord, il y a des fois où j’ai envie de les descendre moi aussi, quand mes valises atterrissent sur une planète à l’autre bout de l’Empire avec tous mes vêtements de rechange dedans, mais…
— Ils ont monté une arnaque, et pas discrète avec ça. Ils passent les bagages dans un scanner portatif, là-bas, ils repèrent ceux qui contiennent du matériel intéressant et ils les marquent d’un signe visible uniquement aux ultraviolets ; à l’autre bout, un complice intercepte les bagages marqués avant qu’ils n’arrivent au carrousel du terminal, et ensuite ils partagent les bénéfices. Je vous l’ai dit, j’ai grandi à côté d’un astroport.
— Et c’est tout ? Tout ça pour des escrocs à la petite semaine ? » Louis secoua la tête et rangea son arme. « Nom de Dieu, j’ai failli mourir d’apoplexie ! Je n’avais pas couru comme ça depuis qu’un démineur chargé de désamorcer une bombe a gueulé “oh merde !” avant de se jeter par la fenêtre ! En plus, je ne vous dis pas où le cuir de ma tenue m’irrite la peau ! Emma, ça, c’est le boulot des flics ; ça ne regarde pas un parangon. Si vous repérez encore des opérations suspectes, contactez la sécurité de l’astroport et laissez-la s’en charger.
— Ouvrez les yeux, Traquemort, répliqua-t-elle. La sécurité trempe dans le détournement ; c’est comme ça que ça marche. »
Là-dessus, elle fit passer ses deux prisonniers tremblants devant elle et les conduisit sous la menace de son pistolet jusqu’à la prison de l’astroport, où elle veilla personnellement à ce qu’on les inculpe et les enferme ; alors seulement elle s’en alla, non sans avoir averti d’un ton sévère toutes les personnes présentes qu’elle reviendrait vérifier les progrès de l’enquête. Louis la suivit avec une nette impression d’inutilité.
« Vous savez, vous n’avez pas à vous occuper de ce genre de délits mineurs, dit-il après qu’ils eurent récupéré la valise d’Emma et quitté le terminal. Vous êtes le parangon de Logres à présent, ce qui veut dire que vous n’avez plus à vous crever la paillasse sur les petites affaires ; autrement, vous n’aurez plus de temps ni d’énergie à consacrer aux vrais problèmes quand ils éclateront. Il faut apprendre à voir la globalité de la situation. »
Emma dressa soudain l’oreille. « Les vrais problèmes ?
— Les Elfes, les démons, les assassins de la Cour fantôme, les émeutes des Hommes Nouveaux. Dans ces cas-là, quand la police ne suffit plus, on fait appel à nous ; ça, c’est du boulot de parangon.
— Mon boulot consiste à combattre tous les crimes et toutes les injustices, grands ou petits, répliqua sèchement Emma en portant sa valise d’une seule main comme si elle ne pesait rien. Surtout quand on a la bêtise de les commettre sous mon nez. »
Vaillamment, Louis réprima un nouveau soupir. Il avait exactement les mêmes idées en arrivant sur Logres, et on ne pouvait pas discuter avec lui. Avec un peu de chance, elle mettrait moins de temps que lui pour comprendre qu’il fallait déléguer sous peine de finir submergée.
« Eh bien, vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer », dit-il avec diplomatie.
*
Il l’escorta jusqu’à l’appartement qu’on lui avait alloué, spacieux pour une seule personne et situé dans un quartier très convenable. En chemin, elle arrêta trois voleurs à main armée, sept pickpockets et un exhibitionniste, qui eut beaucoup de chance de ne pas recevoir un coup de disrupteur à un endroit extrêmement sensible quand Emma crut qu’il ouvrait son manteau pour saisir son pistolet. Louis jugea préférable de la laisser se familiariser seule avec son nouveau voisinage : ses nerfs ne le supporteraient pas. Non, il avait plutôt besoin d’une promenade au calme ; il devait réfléchir sur les divers problèmes qu’il avait à résoudre, et il n’arrivait pas à se concentrer convenablement quand son pouls montait en flèche toutes les dix minutes. Il prit donc poliment congé d’Emma, la laissa l’étouffer dans une nouvelle étreinte, lui donna son numéro com privé – en cas d’urgence, dit-il en insistant sur « urgence » –, puis il s’en alla aussi vite que la courtoisie le lui permettait.
Il suivit d’un pas flânant l’agréable avenue bordée d’arbres, les sourcils juste assez froncés pour que les passants lui fichent la paix, et entreprit de songer sérieusement au tour qu’avait pris son existence. Il se plaisait à croire qu’il avait effectué du bon travail en tant que parangon, qu’il n’avait pas fait que de la figuration, mais cette période de sa vie se trouvait désormais derrière lui, apparemment : son passage au Saint-Graal l’avait douloureusement éclairé là-dessus. Il était champion aujourd’hui, et il lui revenait de décider ce que recouvrirait ce titre. En tout cas, pas question de se contenter de jouer les gardes du corps auprès de Douglas, si honorifique cette position fût-elle. Rester à se tourner les pouces en attendant un incident ou un attentat… Non, ce n’était pas son truc. Il avait besoin de s’occuper, de rester actif.
Il avait besoin de se sentir utile, professionnellement et personnellement.
Absorbé par ses pensées, il ne remarqua pas que l’avenue se vidait peu à peu et qu’il se retrouvait seul à y déambuler ; il ne s’aperçut pas que le silence y régnait ni que les caméras de surveillance s’éteignaient les unes après les autres, et c’est donc avec surprise qu’il vit jaillir d’une ruelle devant lui un démon écarlate qui s’avança vivement pour lui barrer le passage. Louis s’arrêta net, cligna deux ou trois fois les yeux puis examina le nouveau venu. Les modifications d’excellente qualité qu’il avait subies portaient clairement la signature d’une boutique corporelle de grande classe : ses cornes de bouc en volute prenaient naissance sur un front bas, ses lèvres minces découvraient des dents pointues et ses pattes de satyre s’achevaient en sabots fendus – une refonte totale qui coûtait un max. Quant au disrupteur que le démon pointait sur la tête de Louis, c’était aussi une arme de première catégorie.
Louis aurait dû applaudir à ce spectacle, il le sentait, mais il n’était vraiment pas d’humeur. Il regarda le démon d’un air mauvais. « Le Club de l’Enfer, hein ? Jolies, les cornes. Maintenant, dégage, j’ai à faire. »
L’autre battit des paupières, soudain décontenancé, en baissant légèrement le canon de son pistolet. « Quoi ?
— J’ai dit : dégage. Je n’ai pas le temps pour ces conneries en ce moment. Va tabasser un touriste, ça lui fera une anecdote à raconter quand il rentrera chez lui.
— La ferme ! cria le démon en tendant son bras rouge et poilu pour viser Louis entre les deux yeux. Le Club de l’Enfer t’a condamné à mourir, Louis Traquemort ! »
Louis poussa un soupir. À l’œil, il voyait une demi-douzaine de façons de désarmer son adversaire sans courir aucun risque, mais il n’en avait pas l’énergie ; il préparait une réponse cinglante quand un second personnage surgit de la ruelle, les yeux dissimulés derrière un loup à la manière des assassins de la Cour fantôme, et pointa lui aussi un disrupteur sur le Traquemort.
« Fais tes prières, champion royal ! La Cour fantôme t’a condamné à… à… Une seconde. Fous-moi le camp, l’amateur, petite crevure du Club de l’Enfer ! Le Traquemort est à moi !
— Mon cul ! répliqua le démon en tournant son arme vers l’assassin. J’étais là le premier ; va chier !
— Va chier, toi, espèce de… de dilettante ! La Cour fantôme a la préséance sur toutes les revendications de votre bande de dégénérés sur le Traquemort ! Retourne dans ta boutique corporelle te faire rembourser et laisse un vrai professionnel faire le boulot !
— Excusez-moi… fit Louis.
— J’étais là le premier, répéta le démon. Je vais le descendre.
— C’est moi qui vais te descendre, répondit l’assassin, et c’est à moi que reviendra le crédit de sa mort. Que tous craignent la vengeance de l’aristocratie !
— Tas de pédales ! Vous vivez sur votre gloire d’autrefois et vous pleurez sur le bon vieux temps où vous pouviez encore baiser avec vos cousines sans que tout le monde se foute de vous ! Vous n’auriez pas le cran de faire ce qu’on fait tous les jours rien que pour se marrer !
— Ah ouais ? Et quoi, par exemple ? Qu’est-ce que des tarés comme vous peuvent bien fabriquer de si exceptionnel ? Vous volez les plaques de plomb sur les toitures des églises et vous pissez à l’intérieur par les trous ?
— Nous, au moins, on se marie pas entre frère et sœur ! Non, mais vise un peu tes oreilles ! Pour arriver à des esgourdes pareilles, il faut plusieurs siècles de consanguinité avec un fonds génétique tellement réduit qu’on a besoin d’un microscope pour l’apercevoir ! Un peu plus grandes, elles pourraient te servir pour voler !
— Fumier ! Sale petite ordure !
— Allez bon ! Il va se mettre à pleurer, maintenant !
— Même pas vrai ! Je ne vais pas pleurer !
— Excusez-moi… répéta Louis.
— La ferme ! » gronda l’assassin. Il continua de pointer son arme sur le démon. « Fous le camp ou sinon…
— Ou sinon quoi ? Tu vas trépigner, taper des pieds ? Oh là là, je suis terrifié !
— Tu l’auras voulu ! Tu es mort ! »
À cet instant, une silhouette descendit du ciel désert à bord d’un traîneau gravifique sans immatriculation. Elle portait un long manteau noir, la capuche rabattue pour dissimuler ses traits. L’homme s’arrêta près du trio, puis il dut dégager un peu son capuchon pour voir ce qu’il faisait avant de pouvoir pointer son pistolet à énergie sur Louis.
« À genoux et implore ma pitié, Traquemort ! Tu entraves la destinée manifeste de l’Humanité pure et tu vas payer de ta vie. Les Hommes Nouveaux…
— Dégage ! hurla l’assassin, au bord de l’hystérie. Mais c’est pas vrai ! C’est la soirée des amateurs ou quoi ? Je suis ici pour tuer Louis Traquemort, et, quand la Cour fantôme décrète l’exécution de quelqu’un, il est mort. Allez vous chercher un autre héros à flinguer !
— On a décrété sa mort les premiers ! rétorqua le démon.
— Prouve-le !
— L’Humanité pure a la préséance », intervint l’Homme Nouveau en descendant de son traîneau. Il se prit les pieds dans son manteau, trébucha, et Louis le saisit par le coude pour l’empêcher de tomber. Distraitement, l’autre le remercia de la tête puis fusilla ses deux concurrents du regard. « Le Traquemort a tué notre kamikaze à la cour, ce qui fait de lui notre cible privilégiée. Vous avez certainement vu la scène ; elle passait sur toutes les chaînes.
— Oh, ça, on l’a vue, répondit l’assassin de la Cour fantôme ; un plantage complet du début à la fin. On ne se met pas à débiter des discours quand on vient tuer quelqu’un ! Si votre bonhomme avait fermé sa gueule et fait son boulot, il aurait pu réussir ; mais non, il a fallu qu’il se justifie, qu’il déballe toutes ses couillonnades de propagande…
— Il faut proclamer ses intentions ! À quoi bon un attentat si personne n’en connaît le motif ? Avec tous les marginaux et les tarés qui traînent partout, il est essentiel d’annoncer aux médias quelle cause on représente, sinon une dizaine de groupuscules auront revendiqué l’opération avant qu’on ait le temps de sortir un communiqué de presse.
— Le terroriste typique ! fit le démon d’un ton ironique. De grandes phrases dogmatiques et rien de concret. Quand on doit tuer quelqu’un, on le tue, point final. Le meurtre est un art philosophique, non politique.
— Parlons-en, tiens, de votre philosophie, à vous les démons ! répliqua l’Homme Nouveau d’un ton cinglant. Vous prenez votre pied à casser les serrures des églises et à vous tripoter devant l’autel ; vous croyez être des provocateurs et des suppôts de Satan parce que vous savez réciter la prière du Seigneur à l’envers. Achetez-vous des magnétophones, ça sera plus simple ! Vous n’avez pas de projet, pas de manifeste politique, et vous n’êtes sans doute même pas fichus d’écrire “dialectique” correctement ! Aucun but à part scandaliser papa et maman ; à mon avis, ça vient de ce qu’on vous a mis sur le pot trop tard quand vous étiez petits…
— Retire ça tout de suite ! » brailla le démon en pointant son arme sur l’Homme Nouveau. Et c’est alors que l’Elfe, grande, dégingandée, vêtue de lambeaux de soie, la figure ornée de tatouages tribaux outrés, apparut par téléportation dans un impressionnant nuage de fumée sulfureuse. Elle commençait à proclamer son intention de venger ses frères tombés quand les trois autres la réduisirent au silence en criant plus fort qu’elle.
Louis les laissa s’empoigner et s’éloigna ; nul ne remarqua son départ. Il était au bout de la rue quand ils se mirent à se tirer dessus. Il ne se retourna pas.
*
Arrivé au Parlement, Louis s’aperçut que l’on comptait justement sur lui pour rester les bras croisés à ne rien faire : sa mission principale consistait à suivre Douglas dans le dédale d’étroits couloirs du bâtiment et à l’attendre tandis que le roi passait d’une pièce anonyme à l’autre pour présider des réunions, diriger d’importantes discussions, bref, s’efforcer d’établir une base politique personnelle en engrangeant de futurs renvois d’ascenseur. On laissait Louis à la porte sous prétexte qu’il n’avait rien à dire d’intéressant et qu’en outre, moins il y avait de témoins, mieux les tractations se déroulaient. Le Traquemort fit donc le pied de grue devant des portes fermées, quelquefois à clé, en nourrissant l’espoir qu’une tentative d’assassinat viendrait rompre la monotonie de son travail.
Il eut le mérite de tenir deux heures avant de perdre patience et de péter un gros câble. D’un coup de pied, il ouvrit la porte qu’il gardait, la franchit en trombe, épée et disrupteur au clair, et, sans s’arrêter aux exclamations d’effroi de l’assistance, exigea de Douglas qu’il lui confie une mission utile avant qu’il ne devienne complètement fou et ne commence à prendre les politicards alentour comme cibles d’exercice. Devant le visage empourpré de son champion, le roi jugea qu’il ne proférait peut-être pas ces menaces en l’air. Il s’excusa auprès des hauts fonctionnaires avec lesquels il négociait, dont la plupart, tapis sous la table de conférence, exprimaient une angoisse non déguisée sous forme de borborygmes divers et variés, et il entraîna Louis dans le couloir.
« D’accord, dit-il d’un ton calme ; tu veux te rendre utile, je vais t’arranger ça. Jésamine vient justement d’annoncer qu’elle a des achats importants à faire en ville ; je me sentirais rassuré de la savoir escortée par quelqu’un de fiable. Les responsables de la sécurité du Parlement ont promis de nous fournir un garde du corps mais, après l’attentat de l’Homme Nouveau hier, je ne leur donnerais même pas une pièce vide à garder. Occupe-toi de veiller sur elle, Louis ; je peux me débrouiller seul ici. »
Un long moment, le Traquemort regarda Douglas fixement, l’œil noir, puis il répondit d’un ton très calme, très froid et très inquiétant : « Attends que je vérifie si je te suis bien. Tu veux que j’emmène Jésamine faire du shopping ?
— Oui. Tâche de la ramener pour le thé.
— Douglas…
— Louis, je suis ton roi. Je ne te le demande pas, je te l’ordonne.
— Vraiment ? Je te croyais mon ami.
— Et c’est vrai, tu peux le croire ; mais j’ai de nouvelles responsabilités aujourd’hui. Accompagne Jésamine ; nous recevons encore de nombreuses menaces de mort qui la visent, et j’ai besoin de la savoir en sécurité ; sur qui d’autre que toi puis-je compter ?
— Encore un de ces jours où tout va marcher de travers, je le sens, fit Louis d’une voix accablée. Mais à mon retour, Douglas, il faudra qu’on discute très sérieusement.
— Je m’en ferai un plaisir, Louis.
— Tu n’as jamais su me mentir, Douglas. »
Il tourna le dos et s’éloigna ; il savait que le roi le suivait des yeux. À vrai dire, une fois qu’il eut pris le temps d’y songer, sa nouvelle mission ne l’horrifiait pas tant que cela : passer l’après-midi en compagnie de Jésamine Florale était sûrement plus amusant que faire les cent pas dans des couloirs. En outre, il n’ignorait pas que les menaces de mort continuaient d’affluer ; Anne lui en avait déjà parlé. La plupart émanaient apparemment des fans les plus extrémistes de la diva, outrés qu’elle abandonne sa carrière et tourne le dos à ses admirateurs pour épouser le roi ; si elle ne leur appartenait plus, elle ne devait appartenir à personne… Elle avait en effet besoin d’un garde du corps compétent. Louis avait joué les récalcitrants parce qu’il ne voulait pas laisser Douglas croire qu’il se ramollissait.
*
Le Traquemort avait encadré des manifestations de l’Humanité pure, fait front à des fans déchaînés des Arènes bien décidés à prendre d’assaut les guichets pour s’arracher les ultimes billets de la saison, et bravé toute sorte de foules en furie au cours de sa carrière, mais il n’avait jamais eu affaire à la démence qui environnait Jésamine Florale où qu’elle aille. Ses admirateurs locaux, venus en force, l’attendaient à la sortie de son hôtel, et chacun des magasins où elle se rendait se voyait aussitôt encerclé par une multitude d’excités qui scandaient en braillant le nom de leur idole ou hurlaient à tue-tête jusqu’à s’en étourdir par hyperventilation, voire à s’évanouir. Ils exigeaient un sourire, un salut de la main, un autographe, un geste d’attention, comme s’ils n’avaient de réalité que si elle daignait reconnaître leur existence. Pour Jésamine Florale, c’était de la routine et elle y faisait face sans effort ; à tout moment, une troupe d’agents à son service l’entourait, habituée à contenir les fans sans les énerver, et formait une barrière vivante qui la protégeait de l’instant où elle quittait la limousine de la société d’enregistrement en compagnie de Louis jusqu’à son entrée dans le magasin. Néanmoins, le Traquemort ne la lâchait pas d’une semelle, et sa main ne s’éloignait jamais de son disrupteur.
La nature quasi animale de la foule le fascinait. Il avait l’habitude qu’on l’admire, voire qu’on l’adule, comme tous les parangons : cela faisait partie du boulot. Mais les admirateurs se cantonnaient en général à rendre hommage à leurs héros de loin, trop prudents pour s’agglutiner autour d’individus qui avaient tendance à réagir à l’inattendu l’arme au poing. (Il y avait naturellement des groupies aussi, mais Louis n’avait jamais encouragé leurs assauts ; leurs motifs ne lui inspiraient pas confiance, sans compter la gêne qu’il éprouvait en leur présence.) Les fans de Jésamine appartenaient à une engeance très différente ; on les aurait crus en nombre infini, et Louis trouvait leurs vociférations incessantes franchement effrayantes. Leur clameur montait et retombait sans arrêt comme si elle se nourrissait d’elle-même, mélange angoissant d’hystérie, de possessivité et de concupiscence à l’état brut. La seule vue de Jésamine en personne suffisait à les déchaîner, et la foule ne cessait d’affluer pour se heurter aux champs d’entrave que les boutiques chic avaient mis en place en apprenant que Jésamine Florale projetait de les honorer de sa pratique ; plus d’une fois, Louis vit des hommes et des femmes tourner de l’œil sous l’effet de la surexcitation et de la pression excessive des corps. Des médecins se faufilaient à grand-peine dans la foule pour les en extraire et devaient parfois faire le coup de poing pour se frayer un chemin parmi les admirateurs qui refusaient de se laisser déloger.
Jésamine souriait à ses fans et les saluait de la main en se rendant de la limousine jusqu’au magasin, et là elle les oubliait complètement pour ne s’intéresser qu’à ses achats avec une constance dans l’intention qui forçait le respect de Louis ; elle n’avait même plus l’air d’entendre les cris de la foule de l’autre côté de la vitrine. Sans doute s’habitue-t-on à tout avec le temps. Les paparazzis se servaient de leur champ de force personnel comme d’une matraque pour parvenir jusqu’au premier rang, d’où leurs caméras fonçaient jusqu’à la devanture pour apercevoir ce que Jésamine achetait cette semaine-là, détails dont les émissions potinières de bas étage faisaient leurs choux gras. Louis négligeait leur présence pour surveiller les fans sans relâcher son attention un seul instant ; il se méfiait de la foule, de ses yeux étrangement vides et de ses comportements extrêmes. Il y avait des courants sourds de colère, voire de rage, dans certaines voix, qui s’exprimaient çà et là sur des placards griffonnés à la hâte et brandis avec passion. « Reviens-nous ! » disaient-ils. « Ne nous abandonne pas. Tu nous dois tout ! » En tournant le dos à sa carrière, Jésamine tournait le dos à ses admirateurs ; elle leur signifiait qu’elle n’avait plus besoin d’eux, qu’ils n’avaient pas d’importance – injure inacceptable, naturellement.
Les besoins ou les désirs de Jésamine ne comptaient apparemment pas pour eux ; une star existe pour ses fans, non l’inverse, tout le monde le sait.
Les boutiques les plus grandes possédaient leur propre générateur de champ de force, des vitrines polarisées, un personnel de sécurité en armes, et les clients devaient passer par une succession de portiques détecteurs avant de pénétrer dans le magasin proprement dit. À chaque fois, Louis déclenchait pratiquement toutes les alarmes en fonction, mais on se montrait indulgent – non à cause de sa position de champion royal, mais parce qu’il accompagnait Jésamine Florale. Pour sa part, il jugeait rassurant le niveau de paranoïa que manifestaient ces établissements, et il commençait même à se détendre légèrement quand un employé jailli de nulle part se rua vers la star pour lui demander un autographe, avec à la main un bloc-notes que, l’espace d’un instant d’épouvante, le Traquemort prit pour une bombe. Le malheureux imbécile ne se douta pas une seconde à quel point il était passé près de se faire tuer. Jésamine fit un sourire charmant au jeune homme radieux et signa d’un rapide griffonnage que l’expérience avait rendu automatique, tandis que Louis s’efforçait de reprendre la maîtrise de sa respiration. Si Jésamine s’aperçut qu’on avait frôlé la catastrophe, elle n’en dit rien, mais par la suite elle fit en sorte de garder Louis à ses côtés et de lui demander son avis sur ce qu’elle achetait.
Et elle achetait beaucoup. D’abord impressionné, Louis finit par rester abasourdi devant la quantité d’articles qu’elle accumulait. Elle parcourait les allées des magasins à grands pas en désignant ce qu’elle désirait d’un index impérieux, sans même se donner la peine de regarder le prix. (D’ailleurs, au-delà d’un certain degré de luxe, les produits ne portent plus d’étiquette. Si on doit demander combien ils coûtent, c’est qu’on n’a pas les moyens de se les offrir.) Elle commandait ses robes par douzaines, ses chaussures, gants et chapeaux par centaines, du moins Louis en avait-il l’impression, et des tonnes de bijoux, de bracelets d’or et d’argent qui pour beaucoup méritaient le titre d’œuvre d’art et dont chacun coûtait plus que ce que Louis gagnait en un an. Il commençait à se demander s’il avait les moyens de respirer l’air luxueux et subtilement parfumé de la boutique. Jésamine voulait aussi commander des vêtements pour Louis quand elle voyait des articles qui, estimait-elle, lui iraient bien, et s’étonnait de ce qu’il refusât chaque fois.
« Mais j’ai le droit de vous offrir des cadeaux, chéri ! protesta-t-elle enfin. Vous êtes le meilleur ami de mon fiancé et mon champion autant que le sien ; en outre, hier, vous m’avez sauvé la vie à la cour. Je vous le dis en toute franchise, je n’ai jamais vu personne agir avec autant de courage. Pourquoi ne me laissez-vous pas vous offrir une ou deux babioles en gage de remerciement ?
— Personnellement, je n’appelle pas des bijoux d’or et d’argent des babioles, répondit-il d’un ton ferme. Quant à ces… vêtements à la mode que vous tenez tant à me payer, ils ne ressembleraient à rien sur moi ; je n’ai aucun sens de la prestance, tout le monde le sait. Chaque fois que je me présente à la cour en tenue chic, on a l’impression que je l’ai louée. Et puis ça me gêne que vous dépensiez tant d’argent pour moi.
— Tant d’argent ? Mais ce n’est rien, chéri ! Je suis riche, Louis, plus que vous ne pouvez l’imaginer, grâce aux droits d’auteur que je touche de l’Empire tout entier. Chaque année mes comptables doivent inventer de nouvelles disciplines mathématiques rien que pour faire le tour de ma fortune. Je pourrais acheter ce magasin avec mon argent de poche – et ça risque fort de se produire si ce directeur adjoint n’arrête pas de reluquer mon décolleté. Je vous en prie, laissez-moi vous offrir quelque chose, Louis ; pour moi, c’est de la petite monnaie, je vous le promets.
— Pas pour moi. »
Jésamine sentit dans le ton de Louis une contrainte qui lui fit dresser l’oreille ; elle étudia longuement son visage sombre puis, d’un geste sec, fit signe à tous de reculer et de leur laisser un peu d’intimité. Les employés de l’établissement obéirent promptement, quitte à se marcher les uns sur les autres, et même les membres de la suite de la diva trouvèrent soudain des articles passionnants à examiner dans d’autres rayons. Jésamine posa sur Louis un regard d’acier.
« Dites-moi ce qui ne va pas, Louis. Il y a quelque chose que vous ne me dites pas, que vous me cachez, or j’ai horreur de ne pas tout savoir. Quel est le problème ? Le vrai problème ? »
Louis tenta de biaiser pour préserver son amour-propre, mais Jésamine l’accula contre le comptoir et le cuisina impitoyablement jusqu’à ce que, vaincu, il lui expose la précarité de sa situation financière. Elle resta effarée puis, en l’espace d’un instant, elle passa de l’incrédulité à la fureur noire.
« Je ne permettrai pas qu’on traite mon champion ainsi ! C’est une insulte ! Un outrage ! Le Parlement vous versera ce que vous méritez jusqu’au dernier sou ou je demanderai à Douglas de… »
Louis l’interrompit. « Non. Douglas a lui-même des problèmes à régler au Parlement ; pas question que je vienne encore compliquer sa situation. Certains n’hésiteraient pas à se servir de ma position… équivoque pour attaquer ou saper celle de Douglas, et je n’y prêterai pas la main. Je refuse qu’on m’utilise contre mon ami. Cette affaire ne regarde que moi ; je m’en débrouillerai seul.
— Dans ce cas, si… si je vous avançais un peu d’argent ? Juste de quoi vous remettre à flot ? Vous me rembourseriez une fois votre salaire réévalué.
— Non, vraiment, répondit Louis avec circonspection. Ce ne serait pas convenable ; on risquerait de se méprendre. »
Jésamine émit un grognement méprisant. « Ah, les hommes ! Vous n’avez pas une once de sens pratique, tous autant que vous êtes. Je n’ai jamais eu une conduite convenable de toute ma vie, et je me suis amusée comme une folle. Bien ; je ne peux donc pas vous offrir de cadeaux ni vous prêter d’argent… » Elle se tut, puis un sourire radieux illumina son visage. « Puis-je au moins vous emmener dans un salon de thé digne de ce nom et vous payer une tasse d’un bon breuvage chaud ? Je ne sais pas pour vous, mais moi je meurs littéralement de soif, chéri.
— Ma foi… une tasse de thé serait la bienvenue, en effet.
— Parfait, c’est entendu. Et, si vous vous montrez bien sage, je commanderai même du lait et du sucre. »
*
Jésamine Florale ne fréquentait naturellement que les meilleurs établissements, et le Earl Grey ouvrit exceptionnellement tôt ce jour-là pour que Louis et elle jouissent de la salle pour eux tout seuls. Elle laissa sa suite à l’extérieur sous prétexte d’assurer la sécurité, mais en réalité afin de rester en tête à tête avec Louis. Elle entra dans le grand salon comme si elle était propriétaire des lieux ou qu’elle en nourrît le projet, jeta son manteau de fourrure d’un prix monstrueux dans la direction approximative d’une dame du vestiaire pétrifiée d’admiration et se dirigea tout droit vers la meilleure table. Des serveuses en uniforme désuet se précipitèrent, tirèrent des chaises pour elle et Louis puis se mirent à effectuer des allers et retours pressés avec les cuisines pour apporter tous les ingrédients nécessaires à un thé civilisé. On leur fournit des couverts en argent massif d’époque, et l’on soumit à l’approbation de Jésamine toute sorte de crêpes, de pâtisseries et d’amuse-gueule.
Elle donna son accord à tout puis, d’un geste brusque, fit signe au personnel de se faire rare. Les employés se retirèrent en hâte avec force courbettes et raclements de pieds. Louis regarda Jésamine d’un air songeur ; ceux qui croyaient que l’aristocratie n’existait plus n’avaient jamais côtoyé une star authentique. Il parcourut la salle des yeux, un peu mal à l’aise ; d’une façon subtile, l’établissement apparaissait encore plus majestueux que la cour royale. En temps normal, même un parangon n’aurait jamais pu espérer y pénétrer sans une réservation, et, une fois dans la place, il n’aurait sans doute pas eu les moyens de payer la valeur locative de la tasse dans laquelle on lui servirait son thé ; celle qui se trouvait devant Louis, en porcelaine, avait l’air si fragile qu’il avait peur d’y toucher, et il se réjouissait d’avoir identifié à temps le rince-doigts et son usage. Comme toujours, Jésamine paraissait parfaitement à son aise et s’affairait à servir le thé ; elle insista pour que son invité goûte à tous les amuse-gueules qu’il ne connaissait pas, et alla jusqu’à lui en placer certains dans la bouche entre ses doigts fuselés, ce que Louis trouva extrêmement embarrassant.
Elle bavardait à l’infini de tout et de rien, de sujets sans importance mais que son esprit caustique rendait divertissants ; Louis, pour sa part, ne contribuait guère à la conversation et se contentait de l’écouter en la regardant. Elle était vraiment très belle, au contraire de certaines vedettes de la vidéo, splendides à l’écran mais décevantes dans la réalité, où elles paraissaient plus petites, plus boulottes, ou le visage abîmé par des défauts inattendus, habituellement effacés par infographie avant de livrer l’image au public. Ou bien peut-être étaient-elles tout bonnement moins belles, moins grandioses dans la vraie vie. À quelques dizaines de centimètres de distance, Jésamine, elle, restait d’une beauté à couper le souffle, qui tenait non à des traits sculpturaux mais à un visage empreint de caractère, qui s’animait à chaque émotion qu’il exprimait. De près, elle irradiait une sensualité, une sexualité si désinvoltes qu’elles ne pouvaient être que naturelles et d’autant plus irrésistibles. Les rares célébrités que Louis avait croisées par le passé l’avaient subtilement intimidé, même s’il ne l’eût jamais avoué, fût-ce à lui-même ; mais il se sentait complètement à l’aise devant Jésamine. Il percevait l’affection qu’elle lui portait.
Affection réciproque : il admirait sa… sa fougue, son assurance, son énergie sans limite ; en toute occasion, elle restait sûre d’elle et gardait l’esprit clair, et, quand elle lui souriait, il avait l’impression de se chauffer au soleil. Il n’avait jamais rencontré personne comme elle, éclatante, charmante, drôle, dont les mots qui se bousculaient quand elle parlait évoquaient le bruit d’un torrent rapide qui bouillonne et pétille sans cesse. Et sa silhouette magnifique… Louis se reprit durement : il avait devant lui la fiancée de son meilleur ami, la femme qui devait devenir reine de l’Empire, une star, une diva, une légende dans sa partie, et lui… lui n’était qu’un garde du corps chargé de la protéger de tout danger, y compris de lui-même peut-être.
De son côté, Jésamine observait Louis avec soin, discrètement. L’environnement huppé du salon de thé le mettait manifestement mal à l’aise mais il paraissait commencer à se détendre un peu, enfin ; elle tenait à ce qu’il sût se laisser aller en sa présence : il se montrait toujours très collet monté et très courtois avec elle, attention qui la touchait, certes, mais qui l’agaçait aussi un peu. Il fallait être l’objet d’une adulation universelle pour savoir la vraie valeur de l’amitié ; quand on jouit de la célébrité, de la fortune et d’une beauté exceptionnelle, on se retrouve environné d’une quantité incroyable d’amis et l’on apprend avec une rapidité un peu décevante à voir clair dans leur jeu, à découvrir ce qu’ils attendent de leur flagornerie. Jusque-là, Jésamine n’avait qu’une seule véritable amie, Anne, qui la connaissait depuis toujours – et Douglas, bien sûr. Quelqu’un de bien, Douglas, et peut-être même quelqu’un de grand. (Ses maris précédents ne comptaient pas, même ceux qui se débrouillaient bien au lit ; le diable pouvait bien les emporter.) Non ; Louis… Louis l’aimait parce qu’il l’aimait ; il appréciait la personne, non la star, elle le voyait bien, et c’était très rafraîchissant, même s’il ne s’en rendait pas compte, visiblement. Elle aussi l’appréciait.
Elle avait eu des doutes au début. Il avait la réputation d’un grand parangon incorruptible, d’un héros, certes pas aussi connu que Finn Durendal, pas aussi flamboyant que Douglas Campbell, mais admiré, respecté de tous ; et, naturellement, il portait un nom légendaire. Jésamine avait nourri quelques inquiétudes avant de faire sa connaissance : elle avait incarné des légendes, elle en était devenue une elle-même, et elle s’attendait à se trouver devant un puritain glacé, dénué d’humour, qui dormait au garde-à-vous et ne quittait jamais ses armes, quelqu’un qui regarderait avec réprobation une saltimbanque comme elle. Mais, tout au contraire, Louis Traquemort s’était révélé… amusant, à sa manière ; il ne se laissait impressionner par rien ni personne, et il avait toujours une plaisanterie ou une remarque caustique à partager à mi-voix. Elle se sentait bien en sa compagnie, et en sa présence Douglas aussi se détendait ; il cessait de se prendre, lui et son rôle, trop au sérieux. Le Traquemort attirait à la surface les plus belles qualités du roi.
D’accord, Louis n’était pas beau ; il avait les traits disgracieux, même quand il souriait, une tête à faire peur aux gargouilles. Mais il avait le regard doux ; en outre, rien ne vaut une carrière dans le monde du spectacle pour se lasser de la beauté. Pour Jésamine, le caractère comptait infiniment plus que l’apparence.
Et elle aimait aussi sa façon de marcher. Louis se déplaçait avec assurance, en combattant aguerri, comme s’il savait toujours ce qu’il faisait, où il allait ; on sentait qu’on pouvait s’en remettre à lui pour prendre la bonne décision. C’était à la fois rassurant et séduisant de trouver enfin quelqu’un de réel, de substantiel, après toute une vie passée à ne croiser que du toc et du clinquant, et il ne s’en rendait manifestement pas compte. Parfois il souriait à Jésamine ou croisait son regard et elle sentait son souffle se bloquer ou son cœur manquer un battement – puis elle plaquait sur ses lèvres son sourire éclatant de professionnelle et se mettait à parler un peu plus vite pour masquer son émotion. Même si elle aimait cette soudaine chaleur qui l’envahissait, elle en connaissait le danger ; elle pouvait apprécier le Traquemort, l’admirer même, mais elle n’avait pas le droit d’aller plus loin ; elle allait épouser Douglas Campbell, devenir reine, parvenir au sommet de sa vie, de sa carrière, de son ambition, de tous ses projets, de ses efforts et de ses rêves : être la femme la plus connue, la plus fabuleuse de l’Empire, et la plus puissante aussi, même si on ne le savait pas encore. Rien ne devait mettre en péril ce cheminement, pas même la perfidie de ses propres sentiments.
Louis et Jésamine bavardèrent à bâtons rompus en buvant leur thé, sans s’avouer une seule fois le fond de leur cœur : jamais, au cours de leur existence pourtant agitée, ils n’avaient rencontré personne de semblable. En une occasion, comme ils s’apprêtaient à prendre le même petit gâteau, leurs mains s’effleurèrent et ils sentirent des étincelles jaillir entre elles.
Ils avaient pratiquement fini leur collation et cherchaient discrètement un prétexte pour prolonger leur réunion quand Louis s’aperçut soudain que le vacarme de la rue, devant la vitrine, avait changé de nature. Tous ses instincts de parangon se réveillèrent aussitôt et il détourna le regard de Jésamine, de sa bouche et de ses yeux, bien contre son gré. La clameur de la foule avait grandi et pris une sonorité sombre, malveillante. Il se leva brusquement, et Jésamine s’interrompit au milieu d’une anecdote ; une remarque sèche lui vint aux lèvres mais elle se tut devant l’air inquiet de Louis, son attitude qui le disait prêt au combat et à la violence. L’ami calme et attentionné avait laissé place à quelqu’un d’autre, un inconnu effrayant. Pour la première fois, Louis ressemblait à sa légende ; il ressemblait à un Traquemort. Elle se leva elle aussi et suivit son regard vers la grande vitre de verracier qui donnait sur la rue ; il s’y déroulait un événement nouveau, qui n’avait rien à voir avec elle. Louis s’approcha de la vitrine, une main sur la crosse de son pistolet ; Jésamine le rejoignit vivement.
La marée d’admirateurs s’était égaillée le long des trottoirs et couvrait de lazzis la colonne à l’ordre quasi militaire qui défilait sur la chaussée. Les manifestants, à six de front, barraient la rue et leur troupe s’étendait pratiquement à perte de vue. Leurs bottes frappaient le sol avec une précision parfaite, et ils brandissaient leurs placards et leurs bannières comme des drapeaux. De temps en temps, ils scandaient des slogans brefs et ignobles d’une clameur froide mais sonore qui noyait les insultes et les avanies des spectateurs. Le vacarme rappelait à Louis l’heure où, aux Arènes, on présentait au public les extraterrestres tueurs qu’on venait d’importer ; on aurait cru pouvoir goûter la soif de sang qui imprégnait l’air.
Il avait reconnu la tenue des manifestants au premier coup d’œil, la grande croix blanche sur l’uniforme rouge sang, nouvelle image de l’Église militante du Christ transcendant depuis que, lassée d’attendre patiemment le changement, elle avait décidé de forcer l’allure en s’acoquinant avec l’Humanité pure. Leurs porte-parole étaient partout, aux infos, aux émissions politiques comme de spectacle, et on ne parlait plus que de la nouvelle Église militante et de son mariage contre nature avec les Hommes Nouveaux ; Dieu seul savait à quoi ressembleraient leurs rejetons.
La manifestation regroupait un nombre impressionnant d’affidés qui défilaient d’un pas décidé devant la vitrine du salon de thé, et Louis fronça les sourcils devant la présence ridiculement réduite de la sécurité officielle ; il n’y avait qu’un encadrement symbolique, une poignée de policiers et pas un seul parangon en vue. Louis s’assombrit encore. Certes, Emma Dacier devait encore être occupée à s’informer des tâches qui lui incombaient, et Dieu savait où Finn Durendal se planquait, mais les autorités auraient quand même pu trouver du personnel pour surveiller la marche, même s’il avait fallu pour cela opérer une razzia au Saint-Graal… à moins qu’elles n’aient eu peur de se faire mal voir de l’Église, dont les militants avaient acquis un poids surprenant avec une rapidité tout aussi surprenante. Une présence policière trop visible risquait de susciter les troubles que les autorités souhaitaient précisément éviter. N’empêche, si la situation dérapait… Louis chercha du regard les gardes chargés de la sécurité de Jésamine et ne s’étonna pas outre mesure de les repérer dans le vestibule du salon de thé, le plus à l’écart possible du danger ; ils se préoccupaient uniquement de protéger la diva. Louis ne leur jetait pas la pierre : ils avaient assez d’expérience pour reconnaître une situation à laquelle ils n’étaient pas préparés.
« Les militants de l’Église, murmura Jésamine près de lui ; je les ai vus aux informations. Des gens déplaisants porteurs d’un message tout aussi déplaisant : les humains d’abord, les non-humains nulle part. Aucun sens de la mode – ni de l’humour, d’ailleurs, d’après ce que j’ai entendu de leurs représentants. Curieux comme l’humour tend à disparaître à mesure qu’on s’approche des extrêmes de la politique ou de la religion et qu’on s’éloigne d’un sain équilibre mental.
— Or nous avons affaire ici à un mélange de politique et de religion. » Louis s’exprimait d’un ton froid et songeur. « Un mélange détonant. L’Église a perdu toute modération, toute retenue depuis qu’elle a embrassé la philosophie des Hommes Nouveaux : un sauveur humain, un Empire humain, un avenir humain. Pas besoin que les extraterrestres se fatiguent à postuler. Ce point de vue ne représente pas la majorité, loin de là, mais beaucoup de gens y prêtent l’oreille, et l’opposition est fragmentée ; elle ne peut guère qu’assister à ce genre de manifestations pour huer les militants, ce qui ne fait qu’enflammer les passions dans les deux camps. Nous pourrions bien nous retrouver dans de sales draps aujourd’hui.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi l’Église se retourne tout à coup contre les non-humains.
— Je puis vous en fournir l’explication, mais n’espérez pas qu’elle rime à grand-chose, répondit Louis sans quitter des yeux la colonne en marche. L’Église n’a que la transcendance à la bouche, d’accord ? Eh bien, elle juge à présent que, puisque seuls des humains y parviennent par le Labyrinthe de la Folie, ça prouve de facto l’infériorité essentielle des extraterrestres, bons uniquement à être guidés – entendez “gouvernés” – par leurs supérieurs naturels, les hommes ; pour leur propre bien, naturellement. Quand des gens veulent asseoir leur pouvoir sur d’autres, c’est toujours pour leur propre bien. Pour aller vite, les Hommes Nouveaux souhaitent en revenir au bon vieux temps de l’Empire, à l’époque où les non-humains connaissaient leur place – esclaves ou cadavres. Cette association avec l’Église confère à l’Humanité pure un nouveau vernis de respectabilité : si la religion officielle de l’Empire adhère à ses convictions, c’est qu’il doit y avoir du vrai en elles, et des gens qui n’y prêtaient pas l’oreille jusque-là s’y intéressent désormais. Et beaucoup hélas commencent à y croire.
— Mais, il y a quelques semaines à peine, les Hommes Nouveaux ont tenté d’assassiner le roi à l’aide d’une bombe à transmutation !
— L’Église et l’Humanité pure ont désavoué cet attentat comme étant celui d’un déséquilibré qui agissait seul. Ce pauvre type a crevé pour rien. La cause a un nouveau porte-parole : l’Ange de Madraguda.
— Ce gars-là ne m’a jamais plu, répondit aussitôt Jésamine. Je l’ai rencontré une fois lors d’une représentation caritative. Il avait les mains moites et de petits yeux porcins qu’il n’arrêtait pas de plonger dans mon décolleté pendant qu’il me parlait – et il parlait beaucoup, mais pour ne pas dire grand-chose. Je connais cette engeance : ces gens-là sont toujours prêts à faire main basse sur tout ce qu’ils trouvent. Mais j’ignorais qu’il avait des ambitions ou des relations politiques…
— Eh bien, il en a maintenant, et, de fait, il a pris plus d’importance que jamais. On ne peut plus allumer son poste d’holovision sans le voir à l’écran en train de tenir des propos affreux, pleins de haine, de son ton calme et modéré de toujours. L’ennui, c’est qu’il dit tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas : qu’ils valent mieux que les non-humains et qu’ils ont le droit de changer l’état de la société, par la force si nécessaire… Il n’y a rien de plus dangereux qu’une foule en fureur, sinon une foule en fureur qui poursuit un but. Nous n’avons pas affaire à une simple manifestation, là-dehors ; ces gens vont quelque part, ils ont une destination précise. Je crois que je ferais bien d’appeler… »
Jésamine frissonna d’inquiétude. « J’espère qu’il n’y a pas d’extraterrestres dans les rues en ce moment… Si la situation devait dégénérer… »
Côte à côte devant la vitrine, ils regardèrent passer la colonne apparemment infinie des militants, hommes et femmes à l’expression glacée qui, par centaines, scandaient leurs terribles slogans d’une voix âpre, empreinte de colère. Un tremblement parcourut à nouveau Jésamine, et Louis lui passa le bras sur les épaules. Alors, comme malgré lui, il se tourna vers elle, et elle se tourna vers lui. Ils se tenaient très près et se rapprochaient encore à chaque instant, jusqu’au moment où chacun sentit l’haleine de l’autre sur ses lèvres. Les yeux dans les yeux, ils ne pouvaient détourner le regard, leur passion comme alimentée par celle de la rue. Leur respiration s’accéléra, devint pesante, et leurs yeux se dirent tout ce qu’ils avaient tu jusque-là. Pour finir, l’un ou l’autre – peu importe – fit le premier geste, ils s’étreignirent violemment comme s’ils craignaient qu’on les sépare, et ils échangèrent un baiser ardent.
Quand ils s’écartèrent enfin, ils haletaient. Louis voulut dire quelque chose mais en vain. Il détourna le visage, et Jésamine resserra son étreinte sur lui. Il ramena les yeux vers elle et de nouveau leurs regards s’accrochèrent. Ils tremblaient tous deux.
« Nous ne pouvons pas, dit Louis. Nous ne pouvons pas ! Nous n’avons pas le droit. Douglas est mon ami !
— Et moi, alors ? fit Jésamine. C’est mon fiancé ; je vais l’épouser.
— L’aimez-vous ?
— Oui. Non. Ah, je ne sais plus ! C’est trop compliqué.
— Pas pour moi. »
Finalement, parce que, des deux, elle avait le sens pratique le plus développé, Jésamine trouva la force de se dégager. Elle posa les mains sur la cuirasse de Louis et le repoussa ; il trébucha comme si elle l’avait frappé, mais ils savaient l’un comme l’autre qu’elle n’aurait pu le faire bouger d’un centimètre s’il n’y avait pas consenti. Ils restaient les yeux dans les yeux, ils avaient tous deux le souffle court, et leurs mains tremblaient à leurs côtés comme si elles n’aspiraient qu’à se tendre à nouveau.
« Je ne sais pas quoi faire, dit enfin Louis. Je n’ai jamais rien ressenti de pareil.
— Jamais ? demanda Jésamine. Vous n’avez jamais été amoureux ?
— Non. Il n’y a jamais rien eu de tel dans ma vie, à part l’amitié de Douglas.
— Chut ! » fit Jésamine en lui posant le bout des doigts sur les lèvres.
Louis détourna de nouveau le visage, parcourut le salon de thé du regard, et c’est alors qu’il vit Anne Barclay, à l’autre bout de la salle, les yeux sur eux. À son expression, il comprit qu’elle les observait depuis un moment.
« Anne ? lança-t-il d’une voix qu’il ne reconnut pas. Que fais-tu ici ? »
Jésamine suivit brusquement son regard mais, en dehors de ses yeux qui s’agrandirent imperceptiblement, son visage resta impassible.
« Ce que je fais ici ? fit Anne en s’avançant vers eux avec l’irrévocabilité du destin en marche. Mieux vaudrait demander ce que vous, vous faites – non, ne réponds pas, Louis : quoi que tu dises, ce serait un mensonge, or tu n’as jamais su mentir. En outre, je n’ai ni le temps ni la patience d’écouter vos bredouillages : je venais vous chercher tous les deux. On a besoin de vous au Parlement ; Douglas a été convoqué à une séance de crise à la Chambre et il aura besoin de tout le soutien possible.
» Entre deux coups de lèche-museau, vous aurez peut-être remarqué l’agitation qui règne dehors ; eh bien, il y a six autres manifestations similaires dans la cité, de même ampleur, empreintes d’une colère et d’une détermination semblables. Elles convergent toutes vers le bâtiment du Parlement, et on ne pense pas qu’elles viennent y déposer une pétition. Ça sent très mauvais, Louis. On a rameuté toute la police disponible mais il faut absolument éviter une confrontation directe. L’Église a proclamé que rien ne l’arrêterait ni ne la détournerait de son but ; nous avons essayé de dresser des barricades, mais les manifestants s’en servent comme prétexte pour se déchaîner sur tout ce qui bouge. Si nous ne trouvons pas le moyen de désamorcer cette bombe, ça va mal finir, c’est sûr. Maintenant, bougez-vous, tous les deux ; j’ai une plate-forme gravifique qui nous attend à l’arrière. »
Jésamine acquiesça de la tête et partit vers le vestiaire pour récupérer son manteau de fourrure ; elle passa devant Anne, la tête haute ; elle n’avait pas prononcé un mot, et Louis ne pouvait qu’admirer la grâce avec laquelle elle faisait front à l’adversité. Pour sa part, il se sentait les joues brûlantes et ne savait pas quoi faire de ses mains. Anne et lui restèrent à se regarder en silence jusqu’au moment où Jésamine revint avec son manteau après avoir congédié son personnel de sécurité. Elle se dirigea vers le fond du salon de thé, le visage calme et composé comme si rien ne la préoccupait. Alors Anne foudroya Louis des yeux, et il faillit tressaillir de peur.
« Comment as-tu pu faire ça ? demanda-t-elle d’une voix si basse qu’on eût dit un grondement. Qu’est-ce qui t’a pris, Louis ? Elle épouse Douglas dans deux semaines ! Ton meilleur ami ! Elle va devenir reine de l’Empire. Tu vas tout foutre en l’air !
— Tu crois que je ne m’en rends pas compte ? répondit-il en s’efforçant de maîtriser sa voix. J’ignore comment c’est arrivé. Ce… c’est arrivé, voilà tout. Je savais que je ne devais pas mais… elle ne l’aime pas, de toute façon ; il s’agit d’un mariage arrangé, l’équivalent de la fusion de deux sociétés. Et Jésamine… elle est à part ; je tiens à elle. Merde, je n’ai donc droit à rien ? Je ne suis plus parangon, on m’a bombardé champion mais personne n’a l’air de savoir à quoi ça sert. Et, depuis que mon meilleur ami a été couronné roi, il n’a plus un instant à me consacrer. Je me sens si seul, Anne… Je ne convoitais pas ce titre de champion, je ne m’attendais pas à le recevoir ; je l’ai accepté uniquement parce que je croyais que Douglas avait besoin de moi. Et maintenant j’ai perdu tout ce qui comptait pour moi, selon toute apparence. Est-ce donc si mal de vouloir avoir quelque chose rien que pour moi, Anne ? Elle me rend heureux, elle m’aime.
— Ne te méprends pas, Louis. » Anne s’exprimait d’un ton plus méprisant que furieux. « N’oublie pas que c’est une comédienne. Je la connais depuis des années ; il n’y a pas un homme qu’elle ne puisse entortiller autour de son petit doigt. À mon avis, elle s’ennuyait et tu te trouvais là. Elle va devoir faire des sacrifices pour devenir reine, y compris celui de nombreuses libertés qui lui paraissaient normales jusqu’ici ; tu représentes pour elle un dernier caprice, un dernier geste de défi, une dernière gorgée de plaisir avant qu’elle ne doive y renoncer pour se montrer respectable. Je te croyais plus futé, Louis, et plus fort que ça. Si cette affaire s’ébruite le moins du monde, les émissions cancanières en feront leurs choux gras, tu le sais, et les ennemis du roi s’en serviront pour l’abattre. C’est ce que tu veux ?
— Bien sûr que non ! C’est mon ami !
— Alors conduis-toi comme tel ! Et dorénavant boucle-la et garde tes mains dans tes poches quand tu t’approches de mademoiselle J’ai-le-feu-au-cul. Je ne peux pas lui faire confiance, peut-être, mais je pensais pouvoir compter sur toi.
— Tu peux compter sur moi », dit Louis. Il avait désormais le visage calme, la voix froide et posée ; il aurait fallu très bien le connaître pour déceler la tristesse tapie au fond de son regard. Anne, qui avait grandi avec lui, le prit doucement par le coude et l’entraîna vers le fond du salon de thé.
« Viens, Louis ; il y a du pain sur la planche et on a besoin de nous ; ce n’est pas aussi agréable qu’être aimé, mais il faudra s’en arranger. »
*
Dans le charmant appartement de Finn, le Durendal et ses acolytes regardaient la manifestation qui associait l’Église et les Hommes Nouveaux sur l’écran démesuré qui prenait tout un pan de mur. Les couleurs étaient un peu éblouissantes, mais la 3D et le son multicanal donnaient l’impression d’observer le défilé depuis sa fenêtre. En règle générale, les gadgets n’intéressaient guère Finn, mais, quand un appareil lui plaisait, il n’acceptait que le haut de gamme. Confortablement installé dans son fauteuil préféré, parfaitement détendu, il sirotait un vin à la mode et souriait d’un air heureux en voyant ses plans se réaliser sous ses yeux.
Angelo Bellini, dans le fauteuil voisin, observait attentivement l’écran, et un sourire lui échappait quand il s’oubliait. Il avait un verre à la main mais le spectacle des événements qu’il avait contribué à orchestrer l’absorbait tant qu’il ne pensait pas à boire ; de temps en temps, il se penchait brusquement en avant lorsqu’il repérait un visage connu dans la foule puis il le désignait d’une voix sonore aux autres spectateurs, qui, à vrai dire, s’en moquaient un peu. Angelo ne remarquait pas leur manque d’intérêt, entièrement centré sur lui-même et ses propres réactions, et, s’il lui arrivait de sursauter ou de se gratter de façon exagérée, il ne se doutait pas qu’il n’y était pour rien.
Brett Hasard le surveillait d’un air narquois, avachi dans un fauteuil le plus loin possible des autres. Il avait vidé aux trois quarts une bouteille de cognac au cours de l’heure écoulée, mais l’alcool n’avait pas amélioré sa disposition d’esprit : il était d’humeur massacrante et se fichait bien qu’on le remarque, même s’il conservait assez de jugeote pour se taire quand Finn se tournait vers lui. Il avait toujours des crampes d’estomac, mais accompagnées désormais d’une migraine pulsatile. À cause de la drogue psi, il passait son temps à tenter de se désyntoniser du rugissement constant des esprits qui pensaient autour de lui ; peu à peu, il y parvenait avec plus de facilité, et il pensait finir par y arriver automatiquement. Et, au loin, dans une direction impossible à déterminer, il voyait, entendait ou sentait quelque chose de… de splendide, qui brillait comme le soleil, qui évoquait le foyer qu’il n’avait jamais connu, et qui l’appelait. Il songeait qu’il s’agissait peut-être de la surâme.
Il en éprouvait une terreur mortelle.
Il avait commencé à tester ses nouveaux talents et déjà découvert qu’au prix d’une légère concentration il pouvait influencer les gens qui l’entouraient, les obliger à agir selon sa volonté. Rien d’extraordinaire, rien d’important, mais il pouvait forcer Angelo à crisper brusquement le visage et à se gratter là où ça ne le démangeait pas – plaisanterie bon marché, certes, mais, au service de Finn, il fallait se débrouiller avec les moyens du bord. Ce n’était pas un talent des plus utiles mais il représentait un début – et puis Brett se réjouissait de posséder une faculté ignorée de Finn : on ne sait jamais quand on peut avoir besoin d’une arme ou d’un atout dans sa manche. Brett sourit et avala une lampée de cognac.
Il avait essayé son nouveau pouvoir sur Rose Constantine, mais elle s’était aussitôt tournée vers lui et il n’avait pas recommencé l’expérience ; il n’avait surtout pas envie d’attirer son attention. Il s’efforçait encore de comprendre ce bref et stupéfiant contact entre leurs esprits ; depuis, il voyait Rose différemment, même s’il n’aurait su dire comment. Elle, de son côté, ne cessait de le regarder sans qu’il pût déchiffrer son expression. Il avait la même impression que lorsqu’on se réveille un lendemain de fête et qu’on découvre une inconnue dans son lit ; on se retrouve avec quelqu’un de nouveau dans sa vie, avec qui on a partagé son intimité mais qu’on ne connaît pas du tout. Rose avait rapproché son fauteuil tout près du sien, trop près, et elle ne cessait de l’observer. Pour le moment, elle suivait les événements à l’écran parce que Finn le lui avait ordonné, mais Brett savait qu’elle n’y prêtait nulle attention. Comment, il l’ignorait : il… il le savait, voilà tout.
« Vous avez fait du bon boulot, Angelo », déclara soudain Finn, et Brett et Bellini sursautèrent. Le Durendal eut un sourire nonchalant. « Réunir l’Église et les Hommes Nouveaux, voilà un de mes plus beaux coups de génie ; mais jamais je n’aurais rêvé qu’ils s’entendraient si bien et si vite.
— Je n’ai pas eu beaucoup de mal, reconnut Angelo. Quelques mots idoines murmurés à la bonne oreille au bon niveau, et brusquement les dirigeants des deux camps ont fait preuve d’une grande réceptivité. Le fait que ni les uns ni les autres n’arrivaient à rien m’a donné un bon coup de pouce ; une fois que je leur ai exposé ce à quoi ils pouvaient aspirer s’ils unissaient leurs forces, ils se sont mis à piaffer d’impatience. Et, naturellement, quand ils ont reçu les ordres de leur hiérarchie, les échelons inférieurs ont obéi sans se faire prier. J’ai toujours eu le talent de montrer aux gens où se trouvait leur intérêt, et il est toujours plus facile de les pousser à la haine qu’à l’amour. Qu’on traite de religion ou de politique n’y change rien : les gens adorent qu’on leur désigne un bouc émissaire, quelqu’un à qui reprocher les ennuis et les échecs qui parsèment leur petite vie – quelqu’un d’autre qu’eux, naturellement ; or qu’y a-t-il de plus “autre” que les extraterrestres ? J’aurais dû y penser il y a des années. »
Il s’interrompit soudain et se pencha en avant : un incident venait d’éclater dans l’une des manifestations et toutes les caméras se précipitaient pour filmer en gros plan. Les forces de sécurité avaient apparemment jugé que cela suffisait et commencé à installer des barrières pour bloquer l’accès au Parlement ; du coup, les manifestants, forcés de s’arrêter, se déchaînaient, criaient, hurlaient, brandissaient le poing et abreuvaient la police d’injures. Angelo Bellini eut une moue désapprobatrice : ces gens fréquentaient l’église, en principe. Ils reprirent leur marche et repoussèrent les barrières en menaçant les brigades policières qui se trouvaient derrière ; déjà certains leur jetaient des projectiles, bien planqués dans la foule. Les policiers reculèrent en lançant des regards inquiets alentour. Ils se trouvaient en large infériorité numérique et ignoraient quoi faire ; aucun n’avait encadré de manifestation de telles proportions ni aussi violente depuis des années. Pourtant, aucun parmi eux n’avait tiré le disrupteur ni l’épée – du moins pas encore : ils avaient reçu l’ordre strict de ne pas provoquer les militants. Toutefois, certains cailloux et autres missiles commençaient à tomber dangereusement près d’eux, et les barrières étaient bien peu solides ; elles ne contiendraient pas les manifestants s’ils décidaient de passer outre, et on le savait dans les deux camps. Du défilé, on apercevait maintenant le Parlement, et la seule vue de ce symbole de l’autorité suffisait à enflammer encore davantage les passions. On entrerait dans la Chambre par la force s’il le fallait et on forcerait les députés à écouter.
Et ce n’était pas une poignée de flics et d’agents de sécurité terrifiés qui allait les en empêcher.
« Quand est-ce que ça tourne à l’émeute ? demanda Brett, si captivé par la scène qu’il en oubliait ses maux d’estomac.
— Dès que mes agents provocateurs, à qui je verse des gages exorbitants, auront pris leurs positions, répondit Finn en buvant son vin à gorgées délicates. Je veux que les sept manifestations se trouvent bloquées devant le Parlement avant de déchaîner les enfers. La sécurité arriverait peut-être à maîtriser une foule furieuse, mais pas sept à la fois – surtout sept raz-de-marée humains assoiffés de sang et poussés à une rage aveugle par la rhétorique affûtée de mes agents.
— Mais… ils ne parviendront jamais à entrer dans le bâtiment, dit Brett ; il est bourré de systèmes de protection antiterroriste qui datent de l’ancien temps, et, à tous les coups, la sécurité du Parlement les aura réactivés après l’attentat manqué du kamikaze.
— Je ne leur demande pas d’entrer mais de déclencher une émeute. Je veux des crânes fracassés, des gens à terre, du sang dans les caniveaux. La police ne pourra pas les contenir, la sécurité prendra ses jambes à son cou et il ne restera plus qu’une seule option à notre cher Douglas ; alors… il jouera mon jeu. Un peu de patience, Brett ; je sais ce que je fais, et tu auras l’occasion de jouer ton rôle très bientôt.
— Et je pourrai tuer quelqu’un ? intervint Rose.
— Je vous ai promis le Traquemort, et vous savez que je tiens toujours mes promesses. »
*
Dans la Chambre, tous les députés étaient présents pour une fois, serrés comme des sardines dans l’hémicycle ; tous les représentants extraterrestres se trouvaient là aussi, ainsi que ceux des clones, de Shub et de la surâme. On n’avait pas défié de façon aussi flagrante l’autorité du Parlement depuis un siècle ; on entendait croître le rugissement sinistre, violent et menaçant de la foule en furie dans les rues voisines, et nombre de députés avaient l’air inquiets, même ceux qui n’assistaient à la séance que sous forme holographique. Ils se sentaient en territoire inconnu. Le roi Douglas présidait sur son trône, la mine grave, Jésamine à sa gauche, Louis à sa droite. La future reine arborait une expression calme et composée, quasi royale ; Louis avait l’air encore plus sombre que Douglas, malgré les efforts d’Anne qui lui parlait à l’oreille et s’efforçait de le convaincre de se détendre parce qu’il flanquait la trouille à tout le monde. Des agents de sécurité se tenaient le long des murs, nerveux, la figure luisante de transpiration.
Sur un grand écran qui flottait au milieu de la salle, les honorables députés pouvaient suivre les dernières retransmissions sur les manifestations convergentes. Des opposants à la marche se précipitaient toujours plus nombreux, alertés par les reportages. Les militants de l’Église ne manquaient pas d’ennemis de tous bords politiques et philosophiques, et la police et la sécurité devaient à présent s’interposer entre les deux camps. Déjà on entendait des cris furieux, on échangeait des injures et des menaces, des pierres et d’autres projectiles volaient en tous sens. Des deux côtés, certains, touchés, s’étaient assis, ruisselants de sang et sonnés, mais les médecins ne pouvaient aller jusqu’à eux ; d’ailleurs, la plupart avaient trop peur de s’y risquer. Là où les opposants parvenaient à rompre le cordon de sécurité qui les tenait séparés, des bagarres et pire encore éclataient aussitôt ; policiers et hommes de la sécurité s’enfuyaient, terrifiés, sans plus d’espoir de maîtriser ni même de contenir la situation, et on s’en rendait compte dans tous les bords ; on ne les avait pas formés à faire face à une insurrection civile de masse : nul n’en avait vu la nécessité.
Aucune arme n’avait encore été dégainée mais, tout le monde le savait, ce n’était désormais qu’une question de temps.
« Qu’on envoie la troupe, dit Tel Markham, député de Madraguda. La police ne suffit plus ; il va y avoir des blessés, et des blessés graves. Qu’on appelle l’armée et qu’elle s’en charge ; dès qu’elle verra surgir des professionnels du combat, la foule s’égaillera.
— Et dans le cas contraire ? fit Louis.
— L’idée que des troupes armées courent librement dans la ville et attaquent des civils ne me plaît pas, déclara Douglas gravement. Nous ne devons surtout pas aggraver les choses. Louis a raison ; si ces gens voient des militaires foncer sur eux, des armes entre les mains, ils ne fuiront pas : ils se déchaîneront. Selon nos renseignements, nombre des manifestants ont des armes sur eux, certaines à énergie ; ils s’attendaient à des affrontements. Je ne veux pas de sang ni de cadavres dans les rues ; ça rappelle trop l’ancien temps et les formes de riposte dont raffolait Lionnepierre. Nous valons mieux que ça ; il faut trouver un moyen de désamorcer cette bombe avant qu’il n’y ait des victimes.
— En effet, répondit Mirah Puri, députée de Malédiction. On n’a jamais permis à la troupe de pénétrer dans la capitale depuis plus d’un siècle, même pour les défilés. Ne laissons pas une foule en colère nous pousser à prendre des mesures que nous risquerions de regretter.
— Si ces fous furieux forcent les barricades et attaquent le Parlement, nous risquons de le regretter encore bien davantage, répliqua Rowan Boswell, représentant d’Hercule IV. Ils ont la rage au ventre et soif de sang ; au moindre signe de faiblesse, ils s’empareront de la Chambre par la force, et nous pourrions bien tous finir au bout d’une corde !
— Maîtrisez votre hystérie, Rowan ! intervint sèchement Gilad Xiang, déléguée de Zénith. Respirez à fond plusieurs fois et mettez-vous la tête entre les genoux avant que quelqu’un ne vous y oblige. Il n’y a aucune raison de paniquer ; nous ne risquons absolument rien. Les manifestants n’ont aucun moyen d’arriver jusqu’à nous. La sécurité du Parlement est en alerte rouge depuis l’attentat manqué du kamikaze et on a réactivé toutes les défenses du bâtiment. La Chambre possède ses propres portes anti-explosion, en acier massif, et ses propres boucliers de force intérieurs. Nous pourrions empêcher une armée entière d’entrer. Quoi qu’il arrive dehors, nous sommes à l’abri.
— Mais on ignore toujours comment ce satané kamikaze a fait pour pénétrer jusqu’ici ! s’exclama Rowan d’une voix suraiguë, le visage blême et les lèvres tremblantes. Nous devrions peut-être… accepter de rencontrer un représentant de l’Église, une délégation…
— Pas question d’ouvrir nos portes à une foule en furie ! rétorqua aussitôt Tel Markham. Il ne faut pas plier sous les menaces, il ne faut pas laisser voir la moindre indécision. Si nous cédons d’un doigt aux militants de l’Église, nous ne pourrons plus jamais nous en dépêtrer ; si nous commençons à faire des concessions, où cela finira-t-il ? Ce ne sont pas les seuls extrémistes qui ont des exigences. Non, il faut faire un exemple, montrer à tous qu’on ne nous intimide pas. Il faut briser ce front et renvoyer les militants dans leur trou ; et pour ça nous avons besoin de l’armée !
— Les troupes se trouvent dans leurs cantonnements en dehors de la cité, répondit Douglas d’un ton égal ; même si la Chambre les appelait, il leur faudrait du temps pour s’assembler et arriver ici en force. Nous ne les verrions sans doute pas avant une heure, or il peut se produire beaucoup d’événements en une heure – surtout si la foule apprend que des brigades s’apprêtent à la disperser.
— Comment l’apprendrait-elle ? demanda Boswell.
— Ne soyez pas naïf, dit Xiang. Ces manifestations ne doivent rien au hasard ; on les a organisées, et les responsables n’ont pas la bêtise d’y participer. Je vous parie ce que vous voulez qu’ils surveillent étroitement la situation, et, si nous donnons l’ordre à la troupe d’intervenir, les militants le sauront quasiment en même temps que l’armée. À partir de là, ce sera le pétrin le plus total.
— Il y a une autre solution, intervint Louis, et chacun se tourna vers lui.
— Vraiment, grand Dieu ? fit Douglas. J’aimerais beaucoup savoir laquelle.
— Les parangons. En ce moment même, tu en as une centaine dans la cité qui se tournent les pouces en attendant le mariage royal. Fais appel à eux. Devant autant de parangons, les gens se calmeront aussitôt. Moi, en tout cas, je me calmerais.
— Tu n’as pas tort, Louis. » Douglas parcourut l’hémicycle du regard. « On respecte les parangons, en tout cas beaucoup plus que la sécurité de la Chambre et la police. Ils ont la réputation de résoudre les problèmes par tous les moyens nécessaires ; en outre, le peuple les considère comme des héros. Je parie que même les militants les plus acharnés préféreront se disperser plutôt que lever les armes contre leurs héros. Louis, sais-tu où ils se trouvent actuellement ?
— Ma foi, pour la plupart, dans un bar qui s’appelle le Saint-Graal, pas très loin d’ici ; et ils sauront où dénicher les autres. Si tu as besoin d’eux, la majorité pourrait arriver sur place d’ici dix minutes et la totalité dans moins de vingt. En outre, on ne doit pas les surveiller comme l’armée ; par conséquent, les militants ignoreront tout de leur arrivée avant que les parangons leur tombent dessus. Ensuite, tout devrait s’apaiser très vite.
— Et ainsi, pas la peine de faire intervenir l’armée. » Douglas se laissa aller contre le dossier de son trône. « Bravo, Louis ; bien vu. » Il regarda les députés. « Qu’en dites-vous, mesdames et messieurs ? Faisons-nous appel aux parangons ? »
Toute l’assemblée vota « oui » à l’unanimité, dans une atmosphère de soulagement quasi palpable.
*
Le roi en personne prit contact avec les parangons. Eux aussi suivaient les événements à l’holovision, et ils saisirent aussitôt ce qu’on attendait d’eux. Ils récupérèrent leurs armes, enfilèrent leur armure et sortirent au pas de charge dans l’air du crépuscule, heureux d’un peu d’action en perspective. Beaucoup avaient bu et fait longtemps la fête mais aucun ne prit la peine de s’injecter une dose de Purge : ils ne s’attendaient pas à de vrais ennuis de la part de simples civils. Ils se prévinrent mutuellement de l’ordre royal par leur canal com professionnel et, peu après, tous se dirigeaient vers le Parlement en ramassant les traînards en chemin ; à pied ou en traîneau antigravifique, ils empruntaient les rues à toute allure, et leur cape pourpre battait bravement au vent qui se levait.
À la périphérie de l’émeute, on repéra leur approche, et la rumeur de leur présence se répandit rapidement parmi les manifestants. La clameur générale s’éteignit et un silence de mauvais augure lui succéda. Les parangons descendaient l’avenue au pas cadencé, survolés par une poignée de traîneaux antigrav. La cité n’avait jamais vu pareille assemblée de héros. Ils avancèrent avec assurance vers la foule muette et ne ralentirent puis ne s’arrêtèrent qu’à quelques pas des premiers civils en percevant l’humeur générale, totalement différente de ce à quoi ils s’attendaient. Les gens n’avaient pas l’air effrayés ni même intimidés par un si large rassemblement de parangons ; ils paraissaient… dans l’expectative. Les parangons échangèrent des regards indécis jusqu’au moment où Véronique Mae Sauvage se présenta au premier rang en jouant des coudes. Un murmure parcourut la foule : on reconnaissait Véronique Mae et on était au courant de sa réputation. Elle se campa devant les manifestants, les pouces dans son ceinturon, le menton levé, le béret crânement incliné sur la tête.
« Très bien, tout le monde, déclara-t-elle sèchement d’une voix qui portait loin dans le silence. Ça suffit maintenant ; on se disperse et on rentre chez soi avant qu’il n’arrive un accident. Si certains d’entre vous ont des doléances valables à présenter, je vous garantis au nom des parangons qu’ils pourront les faire entendre ; mais pas comme ça, vous le savez bien. Alors choisissez une rue et mettez-vous tous en route ou ça va barder. Ce n’est pas ce que vous voulez, n’est-ce pas ? »
Du cœur de la foule, un tir de disrupteur jaillit et lui fit sauter la tête des épaules. Les parangons poussèrent un cri de surprise et de colère puis dégainèrent leurs armes et s’élancèrent dans la masse, bien décidés à trouver le tireur. Certains militants commencèrent à se défendre, bientôt des traits d’énergie fusèrent de toutes parts et des gens churent à terre, morts ou blessés. La multitude s’était muée en une bête enragée, folle de peur et de fureur, et les parangons ne songeaient qu’à venger leur camarade tombée ; et ce fut l’enfer.
Dans la Chambre, le roi et les députés virent avec horreur la masse des manifestants et de leurs opposants attaquer ses soi-disant héros avec ce qu’elle avait sous la main, du simple gourdin au disrupteur de poing. Les parangons se battaient efficacement, sans pitié, et traçaient une voie sanglante dans la presse, mais l’ennemi les écrasait par le nombre. Déjà des parangons gisaient morts et se faisaient piétiner par les combattants. Douglas en reconnut certains.
« Mon Dieu ! fit Louis. Qu’ai-je fait ?
— Ce n’est pas votre faute, répondit promptement Jésamine. Vous ne pouviez pas prévoir, personne ne pouvait prévoir un tel retournement.
— Des bêtes, dit Douglas. Ce sont des bêtes ! »
Louis se tourna vers lui. « Contacte les casernements, fais intervenir les troupes ! »
Le roi le regarda, égaré, comme absent. « Comment ? Louis… pourquoi une telle réaction ? Nous les avons toujours protégés…
— Demande l’armée. Il faut arrêter cette folie avant qu’elle ne s’étende…
— Une seconde, intervint Mirah Puri. Nous n’avons pas encore donné notre accord pour l’appel à la troupe. Il ne s’agirait pas d’aggraver la situation.
— Exact, enchaîna Michel du Bois. Nous devons soumettre la question au débat. Allons-nous vraiment ordonner aux soldats d’ouvrir le feu sur des civils comme au temps de Lionnepierre ?
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, des parangons se font massacrer ! répliqua Louis. Nous n’avons plus affaire à des civils mais à des terroristes ; ils ne valent pas mieux que les Elfes. L’heure n’est plus aux discussions ; faites venir les troupes d’urgence ou nous allons assister à un carnage. »
Tous les députés se mirent à parler ensemble, choqués, effrayés par ce qu’ils voyaient. Chacun avait son avis sur ce qu’il convenait de faire, et, comme nul ne voulait laisser la parole aux autres, ils finirent bientôt par crier à tue-tête en proposant toute sorte de solutions, depuis la conciliation jusqu’aux exécutions sommaires. On sentait la panique dans leur voix : si le peuple pouvait s’en prendre si violemment à ses parangons adorés, la sécurité n’existait plus. Les délégués hurlaient, la Chambre devenait un asile de fous et, sur l’écran, des gens continuaient à mourir dans les rues – et parmi eux des parangons : les militants de l’Église avaient goûté le sang et y avaient pris plaisir.
« Assez de conneries, dit Louis. J’y vais.
— Louis, non ! s’exclama Jésamine. Ne faites pas ça.
— Elle a raison, fit Douglas. Ta présence ne changerait rien à la situation. Tu es mon champion ; j’ai besoin de toi auprès de moi.
— Pour quoi ? Te tenir la main ? Ce sont mes amis qui tombent, là-dehors. » Le Traquemort s’exprimait d’une voix glacée. « Et c’étaient tes amis aussi naguère. Je ne sers à rien ici, et je ne peux pas rester les bras croisés devant ce spectacle.
— Non, naturellement, répondit Douglas. Je ferai intervenir l’armée le plus vite possible ; tâche de gagner du temps, Louis. Va, cours, vole ! »
Tel Markham vit le Traquemort se diriger vers la sortie et se précipita au centre de l’hémicycle. « Arrêtez-le ! Au nom du Parlement et de tous mes collègues, j’exige qu’on interdise au champion de s’impliquer personnellement dans ce… cette gabegie ! Nous ne pouvons le laisser nous obliger à prendre position. J’exige qu’il reste ici pour nous protéger au cas où l’impensable se produirait et que des terroristes franchissent nos défenses… »
Il s’interrompit en voyant l’expression de Louis et le disrupteur dans son poing. Le député frôlait la mort, il s’en rendit compte ; il avala péniblement sa salive et se tut. Le champion hocha la tête et sortit en trombe, les yeux pleins d’une fureur assassine. Markham avala de nouveau sa salive et se tourna vers le roi qui regardait toujours la porte que venait de franchir son ami.
« Majesté, je dois protester…
— Ah, fermez-la ! le coupa Douglas d’un ton las en posant sur lui un œil méprisant. Si je n’étais pas le roi, je l’accompagnerais.
— Surtout pas ! rugit Anne dans son oreille, par son canal privé. Je vous le défends formellement, Douglas ! Vous ne feriez que fournir aux émeutiers un point focal, une cible, et ils vous mettraient en pièces dès qu’ils vous verraient. Pire, ils risqueraient de vous prendre en otage, et Dieu sait à quels compromis nous serions contraints pour vous récupérer vivant. »
Douglas gronda, secoua la tête mais ne quitta pas son trône. Jésamine lui posa la main sur le bras ; il ne la regarda pas, toute son attention tournée vers les atrocités qui s’affichaient sur l’écran : des hommes et des femmes hurlaient comme des bêtes prises de folie, le sang coulait en torrents dans les caniveaux de la cité parfaite de l’Empire, tandis qu’autour de lui les députés se disputaient, criaient et refusaient d’écouter les propos de quiconque.
Par la suite, on s’accorda à dater de ce jour la mort de l’Âge d’Or ; beaucoup plus tard, après de nombreux autres événements, on comprit qu’il s’agissait non d’une mort naturelle mais d’un meurtre.
*
Louis Traquemort sortit du Parlement au grand galop, le disrupteur et l’épée à la main, en lançant le cri de guerre de son antique famille : « Shandrakor ! Shandrakor ! » Certains dans la foule le reconnurent aussitôt : ils l’attendaient. Deux d’entre eux lui décochèrent des traits d’énergie, mais Louis avait retenu la leçon de la fin de Véronique Mae et son bouclier de force bourdonnait à son bras ; les rayons ricochèrent pour se perdre dans le ciel, puis Louis s’enfonça dans la masse bouillonnante et se trouva ainsi protégé de nouveaux tirs.
Tout le monde s’en prit à lui à coups de poignard, de matraque et même de bouteilles cassées, et Louis, avec un hurlement de rage brûlante, contre-attaqua et frappa tous ceux qui se ruaient sur lui une arme à la main. Chacun de ses coups était mortel, et, sans pitié ni compassion, il s’ouvrait une voie sanglante dans la presse pour atteindre ceux qui avaient tiré sur lui ; eux savaient ce qui se tramait réellement, et Louis avait l’intention bien ancrée de leur soutirer des réponses – avant de les tuer pour le massacre de ses amis. Beaucoup de militants préféraient s’enfuir plutôt que l’affronter, mais certains refusaient de reculer et assuraient leur prise sur leurs armes avec le sourire calme des professionnels : éliminer des parangons s’était révélé plus facile que prévu. Liquider le Traquemort ne présenterait pas plus de difficultés.
Louis les frappa comme la foudre. Il fondit sur les assassins comme un bourreau, comme la mort incarnée, impitoyable, et ils ne purent rien contre lui. Il déclencha son disrupteur à bout portant, et le trait d’énergie perfora deux meurtriers avant de se dissiper dans la foule derrière eux ; il écarta violemment l’épée du premier qui s’avança et ouvrit le ventre de l’homme d’un coup de tranchant horizontal ; sa victime poussa un hurlement à la fois de souffrance et de surprise puis tomba à genoux et lâcha son arme pour rentrer ses entrailles dans la blessure béante. Louis poursuivit son chemin en portant des attaques de taille et d’estoc à une vitesse terrifiante et en parant à l’aide de son bouclier de force les lames qui s’abattaient sur lui de toutes parts.
Trop vite, plus personne ne voulut l’affronter malgré les gages et les ordres reçus, et les rares assassins survivants tournèrent les talons. Louis les tua par-derrière, tous sauf un ; d’un ample mouvement de la jambe, il lui balaya les chevilles, le jeta au sol et lui écrasa la main du talon pour l’obliger à lâcher son épée. L’homme voulut s’éloigner en rampant ; mais, quand Louis se pencha sur lui, le tueur se retourna brusquement et lui entailla le flanc avec une dague dissimulée. Le Traquemort la lui fit sauter du poing avec une facilité méprisante, coupa son bouclier d’énergie pour économiser son cristal, saisit l’assassin par le devant de sa tunique rouge sang et le remit debout. L’autre se débattit, et Louis l’attira brutalement pour lui décocher un coup de boule en pleine face. Le nez fracturé, dégoulinant de sang, l’assassin perdit toute envie de se battre et il se serait effondré si le Traquemort ne l’avait pas retenu. Louis approcha le visage de son ennemi tuméfié.
« Tu es un professionnel ; que fais-tu là ? Qui t’a payé ? Qui a organisé cette émeute ? »
Un tir de disrupteur venu de la foule fit exploser la tête de l’assassin dans un nuage rouge d’os et de cervelle vaporisés qui éclaboussa de sang la figure de Louis. Sans un tressaillement, sans un cri, le Traquemort lâcha le corps décapité puis jeta vivement des regards alentour pour repérer le tireur ; mais celui qui avait réduit le tueur à gages au silence avait disparu dans la multitude grouillante. Louis parcourut ceux qui l’entouraient d’un regard noir, et tous reculèrent, ou du moins s’y efforcèrent ; malgré la soif de sang et les slogans hurlés par les agents provocateurs qui déchaînaient les pires instincts, nul parmi ces hommes et ces femmes n’avait atteint un degré de démence suffisant pour affronter le Traquemort. Jamais le faciès disgracieux de Louis n’avait été plus horrible à regarder, et cela ne tenait pas au sang ni aux bouts de cervelle qui le maculaient.
Il traversa la foule à grands pas en intimant à tous d’une voix âpre et grondante de jeter leurs armes et de se rendre. La plupart obéissaient ; ceux qui refusaient ou ne s’exécutaient pas assez vite, il les tuait sans autre forme de procès. Il n’œuvrait plus à rétablir la paix ni à accomplir son travail de parangon ; il ne s’agissait plus que de vengeance, de boucherie pure et simple destinée à frapper d’épouvante ceux qui le voyaient. Là où le Traquemort passait, l’émeute cessait.
Mais il était seul et ne pouvait se trouver partout à la fois ; des centaines, des milliers de militants forcenés continuaient à courir en tous sens en attaquant tous les représentants de l’autorité.
Emma Dacier émergea de la mêlée pour se placer au dos de Louis, l’armure cabossée, éclaboussée d’un sang qui venait en partie de ses propres blessures, les épaules couvertes des haillons de son fier manteau pourpre. Un trait d’énergie lui avait calciné les cheveux d’un côté de la tête, mais elle gardait une expression calme et posée tandis qu’elle abattait son épée avec une efficacité tranquille sur la foule hurlante pour se rendre auprès du Traquemort ; elle avait les sourcils légèrement froncés comme si elle réfléchissait à un problème simple mais qu’elle n’avait pas envie d’aborder. Elle se glissa derrière Louis pour surveiller ses arrières, et il ne remarqua même pas sa présence.
Il continuait de progresser en tuant ceux qui avaient la bêtise de se placer en travers de son chemin et en s’efforçant, d’un regard de prédateur, de repérer ceux qui excitaient les passions par leurs paroles enflammées. Quand il en voyait un, il l’abattait d’un coup de disrupteur, mais la plupart du temps ils l’apercevaient et se hâtaient de se perdre dans la multitude. Alors Louis tirait dans le tas pour être sûr de toucher sa cible. Il n’était plus parangon ni même champion, mais Traquemort, et il vengeait ses amis et ses camarades tombés ; il reviendrait plus tard sur les actes terribles qu’il commettait, quand il aurait le loisir d’écouter ses sentiments.
Pourtant, pendant qu’il se battait et massacrait, une partie de lui-même réfléchissait furieusement pour trouver une autre solution, un autre moyen de mettre un terme à la violence et à la folie générales, une façon de maîtriser la foule déchaînée sans avoir à tuer autant.
Mais il n’en voyait pas ; il n’y avait ni champ d’entrave ni gaz soporifique à portée de main, rien que le sang et le carnage – et son devoir. Son devoir de parangon, de champion, de Traquemort de défendre le Parlement, d’occuper les émeutiers en folie en attendant que l’armée arrive, même s’il devait y laisser la vie.
Soudain une voix cria son nom, pressante, tremblant de souffrance, et trancha par miracle sur le fracas des combats. Louis tourna vivement la tête et vit à la périphérie de la foule un homme à genoux, une main tendue vers lui dans un geste suppliant. Il appela de nouveau le Traquemort à l’aide, et Louis se dirigea vers lui parce qu’il avait toujours attaché plus d’importance à secourir les victimes qu’à punir les coupables. La presse parut s’ouvrir devant lui et nul ne lui barra la route lorsqu’il laissa la mêlée derrière lui. Emma Dacier voulut le suivre mais la foule se referma entre elle et lui, et elle dut de nouveau se défendre contre des attaques de toutes parts. Louis ne se rendit compte de rien, tout entier à l’homme qui l’attendait ; il rengaina son pistolet et, prenant la main que l’autre lui tendait, il l’aida à se redresser. De près, il ne paraissait souffrir d’aucune blessure.
« Qui êtes-vous ? demanda Louis d’une voix rauque.
— Je m’appelle Brett, répondit Brett Hasard ; vous devez me sortir d’ici. Je me suis fait prendre dans les émeutes et je n’arrive pas à m’en tirer. Vous devez me conduire à l’abri.
— Oui, dit Louis. Je dois vous conduire à l’abri. »
Brett serrait les dents pour lutter contre la migraine qui l’aveuglait à demi et employer son talent psi limité à influencer le Traquemort. Il avait du mal à maintenir son emprise sur l’esprit du champion qui luttait violemment contre un ennemi dont il ignorait jusqu’à la présence et menaçait à tout instant de lui échapper. Brett persévérait car il savait le sort que lui réservait Finn Durendal s’il échouait. Il prit Louis par le bras et l’emmena dans une rue transversale, à l’écart de la foule déchaînée. Le Traquemort se laissa faire, le front plissé, tâchant de comprendre pourquoi, et ni lui ni Brett ne remarquèrent la caméra qui les suivait en planant.
Brett sentit son mal de tête augmenter, trébucha et perçut que le Traquemort se dégageait de son empire. À cet instant, Rose Constantine sortit de l’ombre, souriante, son épée à la main ; Brett poussa un gémissement de soulagement et relâcha se prise mentale. Louis secoua la tête et parcourut vivement les alentours du regard, soudain redevenu lui-même. Il ne s’attarda pas sur l’homme qui gisait à terre et saignait abondamment du nez. Il connaissait Rose Constantine et il savait pourquoi on l’avait entraîné dans cette ruelle : pour affronter le seul assassin peut-être capable de lui en remontrer.
« Tiens, tiens, fit-il d’un ton léger, la Rose Sauvage des Arènes. Désolé, je ne fais pas partie de vos admirateurs. Je devrais me sentir flatté, je suppose, qu’on ait jugé nécessaire de faire appel à quelqu’un comme vous pour me barrer la route mais, en toute franchise, je n’ai pas le temps de m’occuper de vous. Des affaires plus importantes m’appellent. Alors brisons là, que je puisse retourner à mon travail.
— Vous n’irez nulle part, Traquemort. » Rose s’exprimait d’une voix douce, légèrement rauque, et une étincelle d’excitation quasiment sexuelle brillait dans ses yeux. « Je suis ici pour vous tuer ; vous êtes mon cadeau personnel. On m’a promis l’occasion de vous affronter si j’étais sage. Venez, Traquemort ; je vais vous arracher le cœur et le dévorer.
— J’ai toujours dit que vous aviez un grain. Je n’ai pas de temps à perdre avec vous. »
Et il s’en alla en direction des émeutes et de la foule en furie. Rose se rua vers lui, les traits empreints d’une rage noire. « Ne me tournez pas le dos, Traquemort ! »
Alors Louis pivota vers elle, disrupteur au poing ; il n’avait pas l’intention de se battre en duel avec une dingue aux instincts meurtriers. En un clin d’œil, il visa et tira, mais Rose réussit à s’écarter à la dernière seconde et le trait d’énergie lui effleura seulement le flanc en calcinant au passage le cuir de sa tenue sur ses côtes. Elle s’élança de nouveau, l’épée à la main, sans prêter attention à la douleur de la brûlure. Louis releva sa lame juste à temps pour parer un coup violent qui lui aurait tranché le cou, et l’impact lui ébranla tout le bras. Le champion et la Rose Sauvage entamèrent le combat face à face, sans qu’aucun des deux cède le moindre pouce de terrain. Brett Hasard s’éloigna promptement à quatre pattes et regarda les deux machines à tuer se heurter sans arriver à faire plier l’adversaire.
Au bout d’un moment, lassés des assauts directs, ils se mirent à tourner lentement l’un autour de l’autre en se portant de vifs coups d’estoc pour tester la garde de l’autre, sonder ses faiblesses, étudier ses points forts et son style, toujours à la recherche de l’ouverture ou de l’angle mort qui permettrait une attaque mortelle. Rose arborait à présent un large sourire, et ses yeux étincelaient ; elle découvrait un plaisir nouveau : un adversaire qui la valait peut-être. Il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était plus sentie vraiment en danger, et cette sensation d’affronter enfin un véritable défi la ravissait. Le visage disgracieux de Louis n’exprimait qu’une concentration glacée, comme s’il examinait un insecte d’une espèce inconnue qui, à la première occasion, risquait de lui infliger une piqûre ou une morsure mortelle. Il restait sur la défensive, parait les attaques de plus en plus furieuses de Rose, observait, apprenait. Enfin, il jugea en savoir assez ; il passa de la défense à l’attaque avec des mouvements si rapides que Brett n’arrivait pas à les suivre et, peu à peu, il contraignit Rose à reculer.
Et ce fut lui qui tira le premier sang : une longue et fine entaille juste au-dessus de la pommette droite de Rose. Le sang coula sur sa peau pâle et sa langue pointa vivement au coin de sa bouche pour le lécher au passage. Elle eut un petit rire et regarda Louis avec des yeux pleins d’un amour pervers ; elle affichait désormais un sourire écarlate, large et terrible, son cœur bondissait dans sa poitrine au rythme de ses pas, de ses attaques et de ses parades. Elle se savait tout près de la mort et cela la mettait en extase. Elle ripostait en puisant dans toute sa force, sa dextérité, ses années d’expérience, et elle finit par arrêter la progression du Traquemort. Ils se trouvaient face à face, ahanants, le guerrier entraîné et la forcenée douée, le champion et la Rose Sauvage, maîtres de leur art, égaux par le talent et la technique, l’un poussé par la soif du meurtre, l’autre par le besoin de justice et de vengeance. Ils résistaient et refusaient de reculer, leurs épées s’entrechoquaient dans des gerbes d’étincelles, et nul n’aurait pu dire comment se serait achevé leur duel si Brett Hasard n’avait pas dégainé un disrupteur caché sur lui et tiré à bout portant dans le flanc de Louis.
Même au milieu du plus grand combat de sa vie, Louis conservait tout son instinct. Son sixième sens autant que sa vue l’avertit que Brett avait sorti une arme, et il se tournait déjà quand l’autre fit feu. Le trait d’énergie lui perfora le flanc droit et ressortit par son dos en laissant un trou calciné dans ses côtes, son estomac et un rein. L’impact le jeta au sol, et ses doigts soudain sans force lâchèrent son épée. Convulsé, la respiration pénible, il voulut tirer son propre pistolet mais son bras refusa de lui obéir. Il serra les dents pour lutter contre l’horrible douleur et, par un pur effort de volonté, dirigea sa main vers sa hanche en s’attendant à recevoir le coup de grâce à tout instant. Mais, quand il leva vers Rose des yeux brouillés de souffrance, il la vit étendre Brett d’un coup violent à la tête puis se pencher sur lui et lui placer la lame de son épée sur la gorge.
« À moi ! Il était à moi ! C’était à moi de le tuer ! hurla-t-elle avec fureur.
— On avait des ordres, Rose ! Ses ordres ! » Brett s’exprimait d’une voix suraiguë où perçait l’hystérie. « Il allait vous tuer ! Vous perdiez ! J’avais des instructions. Maintenant, égorgez-le et foutons le camp ! »
Rose se retourna vers Louis, qui avait réussi à poser la main sur la crosse de son pistolet et s’efforçait de trouver la force de le dégainer. Elle fronça les sourcils. « Je ne peux pas le tuer, pas comme ça. C’est le Traquemort, et moi… moi je ne suis pas un boucher. »
Brett se redressa tant bien que mal en se tenant à distance respectueuse de la Rose Sauvage. « Il le faut ! On a des ordres – ses ordres ! »
Pourtant elle hésitait, le regard dubitatif ; un problème se posait à elle, nouveau et inconnu : quand était-il bien de tuer et quand était-ce mal ? Rose se voyait depuis toujours comme quelqu’un d’intègre, comme une guerrière et non comme une simple combattante. Néanmoins, malgré tout le plaisir qu’elle éprouvait à donner la mort, il y avait des gestes honorables et d’autres ignobles. Elle ne pouvait pas tuer le Traquemort alors qu’il gisait sans défense ; entre autres parce que cela ôtait tout le piquant de la chose.
Et, comme elle restait ainsi indécise, une immense silhouette noire surgit soudain des ombres d’une ruelle adjacente. Brett poussa un cri d’effroi, et Rose porta aussitôt la main au disrupteur à sa hanche, mais Samedi, le reptiloïde, fut sur elle avant qu’elle eût le temps de dégainer. Il la dominait du haut de ses deux mètres cinquante de muscles et d’écailles vertes et luisantes, et un sourire terrifiant, vitrine de dents pointues, lui fendait la figure. D’une gifle de ses bras trompeusement chétifs, il fit effectuer à Rose un vol plané de trois mètres ; elle heurta durement le trottoir et le choc chassa l’air de ses poumons, mais elle ne lâcha pas son épée. En un éclair, Brett la rejoignit et l’obligea à se redresser en lui hurlant à l’oreille : « Il faut se barrer, Rose ! Vite ! On n’a pas une chance devant à un monstre pareil, et il ne faut pas qu’on nous attrape ! »
Il l’entraîna, et Rose le suivit en trébuchant, trop sonnée pour discuter. Elle n’avait jamais fait face à une créature aussi grande, puissante et rapide, même lors de son combat contre le Grendel. Sans cesser de courir, elle retrouva le sourire : la prochaine fois, elle serait prête, et le reptiloïde connaîtrait sa douleur ; il ferait un superbe sac à main. En tout cas, elle se réjouissait de constater qu’il restait quelques vrais défis à relever dans le monde. Brett et elle couraient dans la rue, appuyés l’un sur l’autre, et il aurait été difficile de dire qui soutenait qui.
Samedi les suivit du regard puis se pencha sur le Traquemort. Il l’empoigna et le souleva à demi pour se rendre compte de l’étendue de ses blessures ; Louis poussa un cri et faillit s’évanouir de douleur. Samedi grogna et le laissa retomber.
« Je vous connais, champion du roi. Traquemort. Oui. C’est une plaie mortelle pour votre espèce ? Dois-je vous venger ou chercher de l’aide ? Conseillez-moi, champion du roi ; que dois-je faire ?
— Arrêtez l’émeute », dit Louis, ou du moins le crut-il. La tête pleine de bruit et de lumière, il avait du mal à articuler. Le monde lui paraissait très loin ; il avait froid et il tremblait comme une feuille. Il était choqué. Il serra les dents : il allait avoir mal. « Aidez-moi à me relever, sire reptiloïde. »
Samedi le hissa facilement, puis Louis se retint à son bras, haletant, appuyé contre son cuir écailleux. Il prit vaguement conscience que la clameur de la foule avait changé de tonalité : on entendait toujours des cris et des hurlements, mais on y décelait plus de peur que de colère ; ils s’éteignaient peu à peu, et ceux qui braillaient des slogans restaient désormais muets. Louis s’écarta du reptiloïde, et son front se couvrit de sueur sous l’effort ; il se tourna vers la foule et constata que tous se tenaient immobiles, le nez en l’air. Louis leva les yeux à son tour, et un sourire tremblant apparut sur ses lèvres lorsqu’il vit le ciel rempli de barges antigravifiques. Les troupes arrivaient enfin. Des voix amplifiées ordonnaient à tous de se rendre, de jeter leurs armes, et des rangées de disrupteurs se pointaient ostensiblement sur ceux qui n’obéissaient pas assez vite. Partout, les combats cessaient ; l’émeute était terminée. Louis ferma les yeux un moment, soulagé, puis il se tourna vers le reptiloïde.
« Samedi. Conduisez-moi… au Parlement. La machine… régénératrice.
— Comme vous voulez. » L’extraterrestre jeta un regard de regret à la foule désormais soumise, les mains levées. « Je venais justement montrer à l’Humanité pure ce dont est capable un non-humain quand on le chatouille de trop près, mais j’ai l’impression d’avoir manqué l’occasion. Dommage ; j’espérais découvrir le goût des Hommes Nouveaux… Tant pis ; il y aura sûrement une prochaine fois. »
Il baissa les yeux sur Louis et constata qu’il ne l’écoutait pas ; le Traquemort n’était plus qu’à peine conscient. Samedi haussa les épaules, jeta négligemment le blessé sur l’une d’elles en sifflotant une vieille chanson tribale puis prit à grandes enjambées la direction du Parlement. Les gens s’écartaient promptement de son chemin.
*
À la Chambre, tendu sur son trône, le roi Douglas poussa un cri d’horreur et d’effarement en voyant un trait de disrupteur inattendu jeter Louis à terre. Un opérateur, curieux de savoir pourquoi le Traquemort quittait la mêlée, avait envoyé sa caméra le suivre, et, quand le champion entama son duel avec la Rose Sauvage, il comprit qu’il venait de tomber sur un scoop d’enfer. L’Empire tout entier regarda l’affrontement en direct et vit Louis traîtreusement abattu.
Le roi se leva d’un bond, Jésamine en larmes pendue à son bras. La Chambre se tut et se tourna vers le souverain, indécise. Anne lui hurlait dans l’oreille mais il n’y prêtait pas attention. Il descendit de l’estrade jusqu’au centre de l’hémicycle en traînant quasiment Jésamine avec lui. Il porta les yeux vers la sortie, et les députés retinrent leur souffle dans l’attente de sa décision.
« Non, n’allez pas dehors ! fit Anne si fort qu’elle s’en érailla la voix. Douglas, écoutez-moi ! Vous êtes le roi, vous devez rester ici !
— C’est mon ami, répondit-il sans prendre la peine de subvocaliser. Ils ont tué mon ami ; je dois aller le chercher.
— Vous devez rester ici, répéta-t-elle, pour assurer la cohésion du Parlement ! Il n’est peut-être que blessé ! » Anne fit un effort pour baisser le ton : seule la logique aurait prise sur Douglas dans son état actuel. « Vous avez le devoir de ne pas risquer votre vie. Comment savoir si on n’a pas tiré sur Louis précisément dans l’espoir de vous attirer hors de la protection de la Chambre ? Il ne voudrait pas se sentir responsable de votre mort. Ne faites pas leur jeu, Douglas ; l’heure de la vengeance viendra plus tard. Demeurez ici, empêchez les députés de paniquer et de prendre une décision irréfléchie. Il faut laisser vos sentiments de côté pour le moment et vous poser en exemple pour la Chambre. Vous êtes le roi.
— Quel roi faut-il être pour abandonner un ami ? Un ami… à l’agonie ?
— Un souverain qui connaît son devoir. Je vous en prie, Douglas, vous ne pouvez pas sortir ; c’est ce que nos ennemis attendent, vous le savez bien. S’ils vous tuent, ils auront gagné ; et Louis aura péri pour rien. »
Il se retourna lentement et regarda son trône d’or ; en cet instant, il lui évoquait plus un piège qu’un symbole de pouvoir. Mais, monarque et Campbell, il savait quel était son devoir ; il remonta lentement les marches de l’estrade et reprit sa place sur le trône. Il parcourut la Chambre silencieuse d’un œil froid, implacable, et ne remarqua même pas la disparition de Jésamine. Il regarda les députés, et ils lui rendirent un regard empreint d’expectative. Douglas se tourna enfin vers le représentant des espsis, et le porte-parole de la surâme se leva.
« Quand je parle, dit le roi, la surâme m’entend, tous les espsis m’entendent, n’est-ce pas ?
— Nous vous entendons tous. » Le jeune homme avait l’air tout à fait banal. « Que désirez-vous du Gestalt des espsis, Majesté ?
— Mettez fin aux émeutes, répondit Douglas sans ambages. Faites tout ce qu’il faudra mais arrêtez ce carnage.
— Non ! » intervint Mirah Puri en se dressant d’un bond. D’autres l’imitèrent. « Majesté, je proteste ! Vous n’avez pas le droit de vous servir d’espsis contre des humains !
— Taisez-vous ! répliqua Douglas. Vous avez eu l’occasion d’agir et vous l’avez laissée passer ; vous n’avez fait que parler et vous quereller pendant que des innocents mouraient. J’ai fait ce qu’il fallait, j’ai pris une décision alors que vous restiez les bras ballants. C’est le rôle d’un président de la Chambre et d’un souverain, non ?
— Vous n’aviez pas le droit d’engager ainsi notre autorité ! » lança Michel du Bois, et d’autres voix furieuses se joignirent à la sienne. Douglas leur éclata de rire au nez, puis le délégué des espsis prit la parole, et sa voix juvénile trancha sans difficulté le tohu-bohu.
« C’est fait, déclara-t-il d’un ton calme. La surâme a téléporté des troupes et des barges antigrav directement en position devant le Parlement ; les télépathes maîtrisent et apaisent ceux qui veulent encore se battre. Tout est fini, Majesté.
— Nom de Dieu, Douglas, murmura Anne, qu’avez-vous fait ? »
*
Quand Emma Dacier se trouva séparée de Louis par la foule, elle resta un instant désorientée mais repéra bientôt une autre silhouette familière vêtue de l’armure et de la cape pourpre des parangons. Elle se dirigea vers elle en écartant à coups d’épée des hommes et des femmes au visage tordu de haine et munis d’armes improvisées, et en s’efforçant de résister à leur folie meurtrière. Il n’aurait été que trop facile de céder à la colère, de tuer par vengeance et non pour la justice ; mais Emma restait avant tout un parangon et un parangon n’agit pas ainsi. Elle se trouvait seule au milieu d’émeutiers déchaînés prêts à la mettre en pièces à mains nues, mais elle gardait la tête froide et ne tuait que pour assurer sa survie ; pour le moment, elle se concentrait sur son objectif : trouver quelqu’un pour surveiller ses arrières. Devant elle, celui qu’elle avait aperçu se battait avec talent et précision, un léger sourire aux lèvres alors qu’il affrontait un adversaire infiniment supérieur en nombre. Mais, naturellement, il fallait s’y attendre de sa part. Emma ne connaissait guère de parangons de vue mais tout le monde pouvait identifier les traits à la beauté classique de Finn Durendal.
Il ne la vit pas venir, trop occupé à jouer les vedettes. Il s’était joint au combat parce que son absence aurait pu paraître étrange, voire carrément suspecte : rien n’aurait pu expliquer qu’il ignore l’émeute en cours et les assauts que subissaient ses collègues, et, s’il n’avait pas fait acte de présence, on aurait commencé à poser des questions, peut-être même à se méfier de lui, ce qui n’aurait pas fait ses affaires. Il devait rester le héros altruiste que l’on connaissait. Il avait donc foncé du haut du ciel à bord de son traîneau antigrav, sauté au plus fort de la mêlée, juste sous l’objectif d’une caméra, et s’était mis à frapper les mécréants avec sa vigueur et son énergie habituelles.
Naturellement, courir des risques inutiles ne servait à rien, et il choisissait ses adversaires parmi des spadassins triés sur le volet par ses soins, recrutés dans les tanières enfumées des Taudis et payés royalement pour lui opposer une solide résistance et se faire battre de façon spectaculaire sous l’œil des caméras tout en le protégeant des véritables émeutiers. Ils se fondaient sans mal dans le reste de la foule, anonymes dans les costumes rouges de l’Église que Finn avait eu la prévoyance de leur fournir au préalable, et ils engageaient avec le parangon de longs duels flamboyants mais essentiellement sans danger qui laissaient le public béat d’admiration. Et, si aucun de ces pseudo agresseurs ne mourait, ma foi, cela prouvait que le grand Finn Durendal pouvait faire preuve de clémence et de compassion.
Tout se déroulait parfaitement lorsque Emma Dacier surgit sans crier gare, bien décidée à combattre à ses côtés. Il connaissait sa réputation, comme tout le monde ; impossible de feindre un duel devant elle en espérant qu’elle n’y verrait que du feu. Finn haussa mentalement les épaules et se mit à tuer ses propres hommes, vite, sans leur laisser le temps de se rendre compte qu’il ne jouait plus la comédie. Néanmoins, il crut voir Emma lui lancer un regard bizarre, comme intrigué, avant que le dernier de ses sbires ne succombe, que la presse des vrais émeutiers ne se referme sur eux et qu’ils ne doivent tous deux se battre pour de bon.
Finn repérait un trajet qui le mènerait (apparemment par hasard) à la périphérie de la foule, dans une sécurité relative, quand il entendit le rugissement d’un volume d’air brutalement déplacé dans le ciel. Il leva les yeux et vit des barges militaires apparaître en l’air au-dessus des combats, énormes appareils noirs hérissés de rangées de canons disrupteurs qui visaient la masse déchaînée. Des voix amplifiées sommèrent les combattants de jeter les armes et de se rendre. Finn et Emma, dos à dos, le pistolet et l’épée à la main, lancèrent de rapides coups d’œil alentour pour voir la réaction de la foule ; elle avait pris goût au sang et risquait de vouloir résister. Alors des dizaines d’espsis surgirent dans le ciel autour et au milieu des barges, dominant la masse grouillante des simples mortels comme autant d’anges du Jugement dernier. Ils flottaient en l’air, les yeux brillants comme des soleils, et ils irradiaient une présence écrasante ; ils s’exprimèrent soudain d’une seule voix qui résonna dans tous les esprits, comme la voix d’un dieu qui interdisait l’opposition ou la discussion et n’autorisait que la soumission.
Lâchez vos armes. Ne bougez plus. Attendez que la police vienne vous chercher.
Partout, les gens ouvrirent les mains malgré eux et laissèrent tomber leurs disrupteurs, leurs épées et leurs gourdins. La compulsion qui avait envahi leur esprit bloquait tous leurs processus mentaux à part les plus rudimentaires ; leur visage perdit toute expression, leurs yeux devinrent fixes, et leur rage, leur passion, leur individualité même se dissipèrent en un clin d’œil. Seuls les policiers, agents de sécurité et parangons survivants restèrent exempts de chape télépathique. Emma baissa lentement son épée en parcourant les alentours d’un regard méfiant. Finn rengaina ses armes et s’en alla discrètement. Les policiers s’avancèrent lentement dans la foule désormais inerte et se mirent à la recherche des fauteurs de troubles et des agents provocateurs, tout en récupérant des brassées entières d’armes ; les télépathes en firent autant, mais en l’air, et fouillèrent les esprits en quête de secrets coupables. En d’autres circonstances, il se serait agi d’une activité illégale et inconcevable, mais la surâme avait l’autorisation du roi – provisoirement, et des hommes et des femmes qui, peu de temps auparavant, étaient prêts à se battre et à mourir pour la cause en laquelle ils croyaient les laissaient faire, réduits à l’impuissance et indifférents.
Ils n’avaient pas bougé lorsque, quelques minutes plus tard, les troupes les emmenèrent menottes aux poings et que les équipes médicales vinrent soigner les blessés et étiqueter les morts, parmi lesquels un nombre étonnamment élevé de parangons. Les héros bien-aimés de l’Empire gisaient inertes sur le sol rougi de sang, couverts des lambeaux de leur orgueilleuse cape pourpre.
*
Les députés et le roi regardaient en silence les émeutiers désormais immobiles et placides, l’œil aussi vide et inexpressif que celui de bêtes de somme. La police embarquait certains manifestants que les caméras avaient révélés comme instigateurs de troubles ; parfois, les agents les frappaient ou les jetaient violemment à terre pour les rouer de coups de pied, et ils supportaient ces traitements sans broncher, incapables de se plaindre ou de se défendre. L’atmosphère restait lourde de colère, de la part de ceux qui avaient survécu à la folie de la foule ; la plupart des individus présents seraient enfermés dans des centres de détention que l’armée montait en hâte à l’extérieur de la cité. L’heure des tribunaux, de la loi et du droit viendrait plus tard.
On relâcherait sans doute la majorité des prévenus avec une mise en garde ; encombrer les cours de justice avec des accusés anodins ne servirait pas à grand-chose ; en outre, l’Église et les Hommes Nouveaux avaient démontré leur poids : mieux valait ne pas éveiller inutilement leur hostilité. Aucun député ne l’avait dit tout haut, mais cela n’était pas nécessaire. Ils regardaient en silence la foule qui se clairsemait peu à peu ; au-dessus d’elle, comme fixés au ciel, les espsis émettaient des pensées apaisantes et tenaient son esprit dans une solide poigne mentale. Certains souriaient ; ils ne ressemblaient plus à des anges mais plutôt à des oiseaux de proie en train d’attendre la mort d’un animal stupide et lent.
« Des espsis aux commandes d’esprits humains, dit enfin Michel du Bois d’une voix amère, froide et lasse ; des espsis qui imposent leurs pensées aux autres, qui les privent de leur libre arbitre, qui en font des esclaves… Cela ne rappelle rien à Votre Majesté ? Ce que les Elfes ont fait aux Arènes il y a quelques semaines, par exemple ?
— Les Elfes ont commis des actes de terrorisme et des meurtres, répondit le roi Douglas sans quitter l’écran des yeux. La surâme, elle, a mis un terme à des actes de terrorisme et à des meurtres.
— Les citoyens ne partageront pas ce point de vue, intervint Mirah Puri. Il y a des actes inacceptables, quels qu’en soient l’auteur et ses motivations.
— Alors au diable les citoyens et vous tous ! s’exclama Douglas en se levant brusquement. Je recommencerais à l’instant s’il le fallait ! Mes parangons, mes collègues, mes amis se faisaient massacrer ; et mon champion… il est peut-être mort lui aussi. J’aurais dû me trouver à ses côtés. Vous voulez ma couronne, mesdames et messieurs ? Prenez-la ! » Et, joignant le geste à la parole, il la déposa sur le trône. « J’ai fait ce qu’il fallait faire ; j’ai toujours su prendre les bonnes décisions ; c’est le travail d’un parangon. Je vais chercher des nouvelles de mon ami Louis ; vous pourrez envoyer plus tard quelqu’un m’annoncer si je reste roi ou non. J’y attacherai peut-être de l’importance à ce moment-là.
— Vous n’avez pas le droit de vous en aller, dit Tel Markham. La Chambre demeure en séance et nous ne vous avons pas donné l’autorisation de sortir. »
Douglas le regarda, et le député eut un mouvement de recul involontaire avant de détourner les yeux. Le roi parcourut tout l’hémicycle d’un regard noir et dangereux que nul ne put soutenir. Il eut un bref sourire. « Puissiez-vous tous finir en enfer, dit-il à mi-voix. Tous ensemble, vous ne valez pas un seul des parangons qui ont péri pour vous défendre. Qu’est devenu l’Empire, que sommes-nous devenus pour qu’il faille payer un tel prix ? Une folie rôde dans les rues, une maladie de l’âme qui nous a infectés aussi. Traitez, négociez des compromis avec l’Église et les Hommes Nouveaux, protégez-vous ; je ne peux pas vous en empêcher, mais rien ne m’oblige à y assister. J’ai encore ma fierté. »
Il tourna le dos aux députés et quitta la salle sans prêter attention au tohu-bohu qui éclata derrière lui. Anne l’attendait dans le couloir.
« Des nouvelles de Louis ? demanda-t-il.
— On vient de l’amener à l’infirmerie du Parlement. » Il se mit en route et Anne le suivit. « On l’a placé dans une cuve régénératrice. Douglas… ses chances de s’en tirer sont minces. Il a reçu un tir de disrupteur à bout portant.
— Mais il est toujours vivant ?
— Oui, pour le moment.
— Je n’aurais jamais dû le laisser y aller seul, Anne. Je n’aurais pas dû vous écouter.
— Dans ce cas, vous flotteriez à présent dans une cuve régène à côté de Louis – avec de la chance.
— Je l’ai laissé tomber. Il m’a toujours soutenu et, moi, je l’ai laissé tomber.
— Vous avez fait ce qu’il fallait, Douglas.
— Quel rapport ? Notre ami est en train de mourir.
— Je sais. Je sais. »
Ils continuèrent à suivre le couloir, et ceux qui les croisaient s’écartaient de leur chemin devant l’expression de leur visage.
*
Louis partagea l’étonnement général en se découvrant vivant quand on ouvrit le couvercle de la cuve de régénération. Sa stupéfaction grandit encore lorsqu’il constata que Samedi, le reptiloïde, avait disparu et qu’à sa place l’attendait, dans la salle nue et froide, une Jésamine Florale folle de douleur. De grands sanglots l’ébranlaient tout entière et des larmes sillonnaient ses joues. Elle vit qu’il s’efforçait de se redresser dans la cuve et se précipita pour l’aider à en sortir. Il avait l’impression que ses jambes ne lui appartenaient pas, et il s’assit brusquement à côté de la machine en se palpant le flanc à la recherche d’un trou aux bords déchiquetés qui n’existait plus. Jésamine se jeta à son cou et enfouit son visage contre son épaule. Ils restèrent ainsi enlacés.
« Mon Dieu, j’ai cru que je vous avais perdu, dit-elle enfin sans lever la tête. Quand je vous ai vu tomber, j’ai cru qu’on venait de m’abattre moi aussi ; j’en ai eu le souffle coupé. On m’a appris que l’extraterrestre vous ramenait ici et j’ai accouru aussitôt. Dans quel état vous étiez ! Vous aviez un trou dans le flanc de la taille de mon poing, vous respiriez à peine ; j’étais sûre que j’allais vous perdre.
— La régène fait du bon travail », répondit-il, les lèvres dans ses cheveux d’or. Ils sentaient bon la vie et le bonheur. « J’ai dû passer à deux doigts de la mort, et les machines régénératrices ne font pas de miracles. Mais je ne pouvais pas mourir, Jésamine ; je ne pouvais pas vous abandonner alors que je vous avais enfin trouvée, vous, la seule femme que j’aie jamais aimée. »
Ils s’écartèrent un peu l’un de l’autre pour se regarder en face. Elle était presque laide, le visage barbouillé de maquillage, les yeux gonflés d’avoir trop pleuré ; les traits de Louis paraissaient plus rugueux que d’habitude, même nettoyés du sang et des bouts de cervelle qui les maculaient, comme si frôler la mort les avait pétrifiés. Le Traquemort et Jésamine se tenaient les mains si serré qu’ils en avaient les phalanges blanchies.
« C’est vrai ? fit-elle. Vous m’aimez ?
— De tout mon cœur, Jésamine. J’ai tort, je sais ; cet amour ne mène qu’à une impasse, mais ça m’est égal.
— À moi aussi. Je vous aime, Louis. Bien des hommes ont traversé ma vie mais vous êtes le seul qui m’ait fait pleurer ; le seul qui compte.
— Vous incarnez tous mes rêves, Jésamine, l’amour tel que je l’imaginais. Toujours la chance des Traquemort : tomber amoureux de la seule femme que je n’aurai jamais.
— Jamais ? Louis…
— Non, Jésamine, écoutez-moi ; l’un de nous doit se montrer fort, assez pour prendre la bonne décision. Vous allez épouser mon meilleur ami ; tout est arrangé, l’humanité entière souhaite cette union, Douglas aussi, et je préférerais mourir que lui faire du mal. Vous allez devenir sa reine ; l’Empire a besoin de vous.
— Mais, moi, c’est de vous que j’ai besoin, Louis ! Est-ce que ça ne compte pas ? Ça ne veut-il rien dire ?
— Ça compte plus que tout – mais nous n’avons pas le droit d’y accorder de l’importance. Je vais partir, m’exiler ; épousez Douglas et soyez heureuse, Jésamine.
— Louis… je ne peux pas…
— Il le faut. Je ne vous aimerais pas autant si je n’aimais pas l’honneur encore davantage, dit Louis Traquemort. Je ne peux pas, je ne veux pas trahir mon ami le roi.
— Ce n’est pas juste. Ce n’est pas juste !
— Non. Laissez-moi m’en aller, Jésamine, tant que j’en ai la force.
— Où irez-vous ? Que ferez-vous ?
— Je l’ignore. Seigneur, je n’arrive plus à réfléchir clairement ! »
Ils s’étreignirent à nouveau, se murmurèrent longuement leur amour et enfin, tendrement, échangèrent un dernier baiser. Et c’est ainsi que Douglas et Anne les découvrirent.
Un long moment, ils restèrent pétrifiés devant ce spectacle, et puis Douglas prononça le nom de Jésamine. Sa voix résonna fort dans le silence de l’infirmerie. Louis s’écarta aussitôt de sa bien-aimée pour se tourner vers la porte. Jésamine demeura accrochée à lui quelques instants, les yeux clos comme pour nier ce qui se passait, mais sa discipline intérieure innée reprit bientôt le dessus et elle lâcha prise. Elle avait toujours su faire preuve de force quand il le fallait. Elle fit face à Douglas et Anne sans hâte, le visage calme et composé bien qu’elle ne pût cacher ses yeux rougis ni son maquillage dévasté. Louis se leva en titubant légèrement, fit un pas en direction de Douglas puis s’arrêta devant l’expression de son visage. Jésamine regarda son amie d’un air accusateur, mais Anne secoua discrètement la tête : elle n’avait pas rapporté à Douglas la scène du salon de thé.
« Louis, dit Douglas d’une voix si atone, si vide d’émotion que le Traquemort crut recevoir une gifle. Qu’as-tu fait, Louis ? Je t’ai envoyé mettre un terme à une émeute, non t’y laisser entraîner. Qu’est-ce qui t’a pris ? Combien de personnes as-tu tuées ? Le sais-tu seulement ? J’ai fait de toi mon champion ; tu dois te montrer impartial quoi qu’il arrive, tu n’as pas le droit de prendre parti dans les disputes politiques. Une fois que les députés t’ont clairement fait comprendre qu’ils refusaient de t’écouter, tu aurais dû te retirer, non lever l’épée contre des civils. Tu avais l’air d’un boucher – mon boucher.
— Les civils en question étaient en train d’assassiner des parangons, répondit Louis en soutenant le regard de Douglas, et ils ont tout fait pour me tuer aussi.
— Tu as aggravé une situation déjà catastrophique. J’ai dû faire appel à la surâme pour étouffer les émeutes, et Dieu sait ce que les espsis exigeront en échange de ce service – et tout ça parce que tu as failli à ton roi !
— Et qu’aurais-je dû faire ? Ils avaient tous perdu la tête ! Je ne peux pas opérer de miracle à chaque fois !
— Alors à quoi me sers-tu ? demanda Douglas d’un ton glacé. Je dois pouvoir compter sur toi, Louis.
— Mais tu le peux, tu le sais bien, Douglas ! Tu sais que… j’agirai toujours dans le sens du devoir et de l’honneur.
— Je ne suis plus sûr de rien ! J’étais prêt à renoncer à ma couronne pour toi, Louis, et, quand j’arrive ici, je te trouve… » Douglas regarda Jésamine pour la première fois. « Comment puis-je accomplir mon travail si je ne peux plus me fier à personne ? »
Il se détourna brusquement et sortit à grands pas, le dos raide, la tête haute, sans laisser voir son visage. Jésamine pressa rapidement la main de Louis puis se précipita à la suite de Douglas. Louis se rassit, les jambes en coton, et regarda fixement le sol, plus blessé, plus brisé que par aucun coup de disrupteur. Anne s’approcha lentement et prit place à côté de lui ; elle poussa un grand soupir et se laissa aller contre le flanc de la régénératrice.
« Il y a des jours comme ça… où tout va de travers.
— J’aurais peut-être dû mourir, dit Louis. Peut-être aurait-ce valu mieux pour tout le monde.
— Cesse tes âneries. Je trouverai un moyen de remettre de l’ordre dans cette pagaille – mais Dieu seul sait lequel ! Même si tu l’avais voulu, tu n’aurais pas pu merder davantage, Louis. Tu te rends certainement compte que cette affaire entre Jésamine et toi n’a aucun avenir. Il y a trop d’intérêts investis dans le nouveau couple royal ; la machine est en route, plus rien ne peut l’arrêter. Au premier écart, des émeutes éclateraient dans toutes les grandes cités de l’Empire. Un mariage royal, un couple en or pour un âge d’or pourraient refermer les fractures de la société, alléger l’atmosphère, inciter les gens à discuter au lieu de hurler. Il n’est pas question que tu viennes gripper cette mécanique, Louis ; trop de choses dépendent d’un déroulement sans à-coup des opérations.
— Je sais, dit Louis, accablé. D’ailleurs, j’ai décidé de m’en aller, de quitter Logres et de disparaître. Qu’un autre prenne ma place ; de toute manière, je n’ai jamais voulu de ce poste de champion. Donnez-le à Finn ; il s’en tirera bien mieux que moi. Il a le sens de la politique et il ne s’embarrasse jamais de sentiments.
— Tu ne peux pas démissionner et tu ne peux pas t’exiler, répliqua Anne d’un ton implacable. Jusqu’ici, rien n’a filtré, et ça ne doit pas changer. Si tu fais tes valises, que tu plantes ton meilleur ami la veille de ses noces, on va se poser des questions et, tôt ou tard, on découvrira la vérité. Ça finit toujours ainsi. Et un scandale comme celui-là signerait l’arrêt de mort de Douglas en tant que souverain ; tous les groupes d’intérêt, tous les politiciens se rueraient à la curée. Je préfère ne pas imaginer ce que deviendrait l’équilibre que nous avons si soigneusement mis en place au Parlement. Non, Louis, tu ne t’en iras pas ; tu resteras et tu serreras les dents en attendant qu’on te trouve un moyen crédible de te retirer et de disparaître – peut-être une urgence familiale… Virimonde se trouve dans une région très écartée… Laisse-moi le temps de réfléchir, il me viendra bien une idée. Entre-temps, ne t’approche pas de Jésamine ! À la Chambre, ne la regarde même pas, sauf si tu ne peux pas faire autrement. Je te conseillerais bien d’agir avec naturel mais tu n’es pas assez bon comédien. J’arrangerai vos emplois du temps pour vous éviter de vous croiser jusqu’à son mariage. Tu arriveras à garder ta braguette fermée jusque-là ?
— Ce n’est pas une histoire de coucherie ! Je l’aime, Anne !
— Non, tu ne l’aimes pas ; tu n’en as pas le droit : trop de gens en souffriraient. Le destin de l’Empire dépend de ta capacité à prendre la bonne décision ; n’oublie pas ton devoir, Traquemort.
— Je connais mon devoir, répondit Louis. Je le connais parfaitement, ce satané devoir. »
*
Dans son appartement, Finn Durendal et ses acolytes, installés dans leurs fauteuils préférés, faisaient tourner entre eux des assiettes d’amuse-gueule en regardant les rediffusions des émeutes. Les canaux d’information les retransmettaient en boucle, avec les meilleurs passages au ralenti pour permettre de mieux apprécier la violence et le sang : rien ne valait la mort et la souffrance en gros plan pour attirer les spectateurs, à tel point que ces images obtenaient de meilleurs taux d’audience que le direct du vendredi soir aux Arènes. Finn, détendu comme jamais, souriait, hochait la tête et applaudissait parfois aux morceaux de bravoure ; il tirait très bien son épingle du jeu et avait l’air d’un vrai héros, surtout lorsqu’il tuait ses propres hommes sous l’œil de la caméra. Il n’aurait pas fait mieux s’il avait tout programmé.
Emma Dacier aussi s’en sortait brillamment ; son calme olympien au milieu de la folie ambiante lui donnait l’air extrêmement professionnelle, et les commentateurs affirmaient déjà qu’elle et Finn formeraient une superbe équipe. Il n’en était pas si sûr : il ignorait ce qu’elle avait vu exactement et les éventuels soupçons qu’elle nourrissait. Elle n’avait rien dit, ni à lui ni aux médias, mais… Enfin, chaque chose en son temps ; pour le moment, son bonheur était à son comble. À l’écran, on revit Brett abattre Louis, et Finn éclata de rire ; puis la scène changea brusquement : des gens tenaient une veille aux chandelles devant le Parlement et priaient pour la survie du Traquemort. Le Durendal se renfrogna : il avait sous-estimé la popularité de Louis ; toutefois, il n’y avait pas de risque qu’il meure et acquière le statut de martyr : Brett avait visé très soigneusement, sur les instructions de Finn, pour obtenir un effet spectaculaire tout en évitant de toucher les organes vitaux.
Il regarda discrètement Rose Constantine, qui boudait dans son fauteuil. Il l’étudia un moment ; il n’avait jamais eu l’intention de la laisser tuer Louis mais, naturellement, il ne pouvait pas le lui dire : il fallait que le combat ait l’air naturel, qu’elle soit convaincue pour être convaincante. Non, Louis ne devait pas mourir tout de suite alors que Finn avait encore pour lui des projets utiles et amusants.
Sur l’écran s’afficha de nouveau la scène où un tireur dans la foule avait décapité Véronique Mae Sauvage d’un coup de disrupteur et déclenché l’émeute. Finn était aux anges : saisissante, l’image correspondait exactement à ses besoins. En outre, il n’avait jamais aimé Véronique Mae ; toutefois, n’importe quel parangon aurait fait l’affaire. Il faudrait qu’il songe à envoyer un bonus à l’assassin.
Brett, lui, avait recommencé à s’imbiber sérieusement d’alcool. Il n’avait pas desserré les mâchoires depuis son retour ; il regardait l’écran, prenait une poignée d’amuse-gueule quand ils passaient près de lui, mais paraissait absorbé dans de sombres réflexions. Finn se dit qu’il ferait bien de garder un œil sur son nouvel espsi.
Ils suivirent ainsi pendant plus d’une heure la couverture médiatique des événements, en passant d’une chaîne à l’autre pour obtenir un aperçu représentatif de la façon dont le public avait perçu les émeutes et la manière dont le Parlement et le roi avaient géré la crise. (La Chambre assurait de sa solidarité inébranlable avec le souverain – pour le moment.) Un pourcentage étonnamment important des spectateurs exprimaient déjà leur mécontentement devant la réaction excessive des autorités ; l’envoi de troupes dans la cité pour s’en prendre à des civils leur déplaisait particulièrement, ainsi que l’emploi d’espsis pour maîtriser des humains, et l’on commençait à faire des comparaisons avec les méthodes de l’ignoble impératrice Lionnepierre. Sur toutes les chaînes, les commentateurs dressaient des parallèles entre les Elfes et la surâme malgré les communiqués lénifiants du centre espsi de Nouvel-Espoir. Le sentiment général était que le roi et le Parlement avaient eu la main lourde face à une protestation légitime, et qu’ils portaient donc la responsabilité du déclenchement des émeutes. Beaucoup continuaient d’apporter leur soutien à l’Église même s’ils ignoraient (pour le moment) jusqu’à quel point l’influence des Hommes Nouveaux y régnait.
La mort d’un si grand nombre de parangons (trente-sept au dernier décompte) avait causé un choc à la population mais, là encore, on estimait en général qu’ils n’avaient rien à faire là ; les parangons s’occupaient des crimes et délits, non des manifestations politiques. Ils représentaient la justice du roi, non ses spadassins, et il n’y eut aucun appel à une journée de deuil, pourtant traditionnelle quand un parangon tombait en service. Finn y vit un signe particulièrement parlant.
Angelo Bellini arriva en retard et, sans même un mot d’excuse, s’assit au bord de son fauteuil, fasciné par les images du massacre qu’il avait contribué à orchestrer. Œuvrer discrètement en coulisses pour s’assurer que les manifestations dégénéreraient selon le scénario prévu était une chose ; c’en était une tout autre de voir le carnage se dérouler devant ses yeux. Il sautillait sur place, les joues empourprées, la respiration haletante, et Finn lui trouvait une certaine ressemblance avec Rose quand elle projetait la mort d’un ennemi dans d’atroces souffrances. Angelo sentit le regard de Finn posé sur lui et se tourna vers lui avec un sourire béat.
« L’insurrection, la violence et la mort dans les rues, la chute des héros et des idéaux, tout cela par ma volonté. » Une pensée lui traversa l’esprit et il se renfrogna soudain. « Je n’avais pas prévu l’intervention de la surâme. Les espsis pourraient-ils exhumer nos noms de la tête de ces gens ?
— Moi, j’avais tout prévu, répondit Finn avec calme. Aucun des participants aux émeutes ne nous connaissait ; ils avaient reçu leurs instructions par le biais de tant d’intermédiaires que les enquêteurs finiront par tourner en rond. Mes agents des Taudis ont déjà lancé une vaste opération de désinformation. Nul ne nous recherchera, Angelo ; j’ai tout organisé avec soin. »
L’autre acquiesça de la tête, reporta les yeux vers l’écran et oublia aussitôt ses inquiétudes. « Je dois vous féliciter, Finn. Je ne me doutais pas qu’on pouvait s’amuser à ce point grâce à la politique. Des masses humaines qui se battent et meurent sur mon ordre, le Défilé des Innombrables mis à feu et à sang à cause de moi… Je ne savais pas que le pouvoir était à ce point… grisant.
— Ne vous pissez pas dessus dans mon fauteuil, Angelo, dit Finn. L’auteur de cette victoire, c’est moi, non vous. Vous m’avez seulement aidé. Cette œuvre est la mienne, ne l’oubliez jamais.
— Elle n’aurait jamais vu le jour sans moi, répliqua Angelo d’un ton où pointait la morgue. J’ai acoquiné l’Église avec les Hommes Nouveaux, j’ai planifié les manifestations ; c’est moi que ces gens écoutent, pas vous ! »
Tranquillement, le Durendal se pencha vers lui et lui décocha une gifle brutale. Sous le choc, Angelo faillit tomber de son fauteuil ; il leva le bras dans un geste de défense et s’apprêta à protester, puis il croisa le regard de Finn et un goût de cendres lui envahit la bouche. Le parangon n’était pas en colère, il ne paraissait même pas agacé, mais son expression glacée indiquait qu’il se dominait impitoyablement et lui donnait l’air très dangereux.
« Vous êtes ma créature, Angelo, dit-il d’un ton calme, et je ferai de vous ce que je veux. Vous m’appartenez. Vous ne pouvez plus reculer, et, si jamais vous projetez de vous mettre en travers de mon chemin ou que vous entreteniez des ambitions au-dessus de vos moyens, j’anéantirai votre sainteté médiatique du jour au lendemain et je vous ferai chasser de votre Église, couvert d’opprobre ; je traînerai votre nom dans la boue et je vous jetterai aux loups, et ce dès l’instant où vous songerez à placer vos désirs avant les miens. Ou bien… je vous confierai simplement à Rose.
— Confiez-le-moi, fit aussitôt l’intéressée. Le Traquemort m’a tout émoustillée mais je n’ai pas eu le temps de conclure. »
Angelo poussa un gémissement plaintif. Il se radossa dans son fauteuil et ne quitta plus l’écran des yeux. Rose émit un grognement mécontent et Finn sourit.
Brett Hasard se servit à nouveau un grand verre de cognac, mais l’alcool ne le déridait pas. Le spectacle des massacres et des dégradations provoqués par les émeutes ne lui procurait nul plaisir ; il n’avait même rien de particulier à reprocher au Traquemort, un mec plutôt bien, à ce qu’on disait. Il obéissait seulement aux instructions de Finn quand il lui avait tiré dessus, et il espérait (en son for intérieur) qu’il survivrait. Jadis, leurs ancêtres s’étaient liés d’amitié et avaient fait équipe, deux héros qui combattaient le mal côte à côte. Tout devait être plus simple à l’époque. Brett ne pouvait s’empêcher de se demander ce que son aïeul aurait pensé de lui ; il ne l’aurait sans doute pas tenu en très haute estime.
Brett n’avait pas le caractère violent. Né dans les Taudis, il avait appris à se servir d’un pistolet et d’une épée par nécessité, pour survivre jusqu’à l’âge adulte, mais il avait toujours préféré les opérations où les blessures restaient morales ou financières. Même ceux qu’il délestait de leur dernier sou ne pouvaient pas vraiment se plaindre : il ne s’en prenait qu’à de riches ordures qui avaient les moyens de perdre ce qu’il leur fauchait. Il ne s’attaquait qu’aux cupides – jusqu’à présent. Aujourd’hui, des gens mouraient à cause de lui, des gens innocents et honnêtes. Il avala son cognac à grandes lampées sans en tirer de réconfort. Il souffrait de crampes d’estomac plus terribles que jamais : tension, culpabilité et, peut-être, peut-être, émergence d’une conscience morale.
À la première occasion, il décanillerait en direction de l’horizon le plus proche comme s’il avait le feu au falzar, et au diable Finn Durendal ! L’affaire n’avait rien de très drôle dès le début et elle avait désormais perdu tout attrait. Il leva les yeux de son verre et vit Rose, la Rose Sauvage, qui l’observait d’un air songeur ; elle sourit, et Brett sentit un frisson d’épouvante le parcourir. Oui, il fallait absolument qu’il mette les voiles, et le plus tôt serait le mieux.
Finn suivait à l’écran le décompte des morts qui ne cessait d’augmenter, et un large sourire de satisfaction lui étira lentement les lèvres. Une douce et agréable chaleur l’envahissait ; tout se déroulait selon ses plans. Les commentateurs parlaient de ce jour comme du pire qu’eût connu l’Âge d’Or. Lui seul savait que tout ne faisait que commencer.