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TERREUR NOCTURNE

EMMA DACIER, nouvelle parangon de Logres, protectrice des faibles et vengeuse des victimes d’injustices, se tenait sur le toit de l’immeuble qui abritait son nouveau logement ; l’aube se levait, son épaisse cape pourpre battait bruyamment dans le vent, et elle attendait avec impatience l’arrivée de Finn Durendal. Elle attendait depuis près d’une heure et son humeur s’en ressentait. Elle avait déjà mal accepté qu’il se défile ouvertement au cours des derniers jours avant d’accepter enfin de l’emmener faire le tour de la plus grande cité de Logres, mais voilà qu’il ne paraissait même pas vouloir se donner la peine de se présenter à l’heure qu’il avait lui-même fixée. Emma, qui était la ponctualité incarnée, regardait ce retard comme un affront personnel. D’abord outragée, elle avait ensuite réfléchi aux insultes dont elle pourrait l’abreuver et tâchait désormais de décider de quel côté du toit il serait le plus amusant de le pousser dans le vide. On ne manquait pas impunément de politesse envers Emma Dacier.

Elle bouillait intérieurement, les bras croisés sur sa cuirasse, et battait la mesure d’un tapement de pied de mauvais augure. Pour ne rien arranger, elle avait la conviction que le Durendal avait accepté ce rendez-vous uniquement parce que les médias s’étonnaient chaque jour un peu plus qu’il n’ait pas encore formé équipe avec sa nouvelle partenaire, surtout après l’efficacité dont ils avaient fait preuve ensemble pendant les émeutes. Emma pinça davantage les lèvres à cette réflexion : justement, certains aspects de cet épisode la tracassaient.

Tout d’abord, la rage des combats l’avait laissée pantoise. Née sur Brumonde où les voies de fait étaient monnaie courante, elle avait l’habitude de la violence ; mais… des civils qui s’en prenaient à des parangons ? Qui tuaient des parangons, leurs protecteurs adulés, dans la cité la plus civilisée du monde le plus civilisé de l’Empire ? Si les habitants de Logres commençaient à se conduire en sauvages, en déments, on ne pouvait plus se fier à personne – peut-être même plus au légendaire Finn Durendal. L’expression d’Emma s’assombrit encore.

Durant ces minutes confuses où elle s’était frayé un chemin à coups d’épée dans la foule furieuse pour combattre aux côtés de Finn… ses yeux avaient dû lui jouer des tours : elle n’avait pas pu voir le grand, le mythique Finn Durendal faire semblant de se battre avec ceux qui l’entouraient. D’ailleurs, une fois près de lui, elle l’avait vu tuer les émeutiers avec un talent et une technique exceptionnels, sans hésitation et sans merci. Emma se sentait coupable de trahison à envisager que, jusque-là, il n’avait fait que donner le change ; pourtant, elle devait bien avouer que, par bien des aspects, Finn Durendal n’avait rien de commun avec le héros porté aux nues dont les exploits l’avaient poussée à devenir le premier et unique parangon de Brumonde.

Elle n’avait pas eu de plus grande ambition qu’être nommée sur Logres, de plus grand rêve que travailler avec Finn Durendal ; quelle naïveté ! Il ne faut jamais faire la connaissance de ses héros : on est toujours déçu ; et l’ambition n’est qu’une boursouflure de l’amour-propre qui empêche d’accomplir convenablement sa mission. Par exemple, là, au couronnement de sa carrière, au lieu de s’absorber dans son travail, de se rendre maîtresse de la cité, de montrer à la pègre locale qui commandait, elle perdait son temps sur un toit désert à s’efforcer de trouver des réponses à des questions sans queue ni tête.

Mais ces questions la tarabustaient, revenaient sans cesse à la charge. Elle ignorait encore pourquoi, mais elles étaient importantes, très importantes.

Son traîneau antigrav se trouvait près d’elle comme un chien fidèle, le moteur ronronnant imperceptiblement. Elle lui jeta un regard empreint d’affection, heureuse d’avoir un vieil ami auprès d’elle, un ami sur qui elle pouvait compter. Il l’avait accompagnée depuis Rhiannon, et elle avait payé de sa poche le supplément du transport quand les autorités de Logres avaient refusé de débourser un sou. Ces radins de fonctionnaires ! Elle avait passé des années à personnaliser son appareil, l’avait quasiment reconstruit de fond en comble pour l’adapter à ses besoins, y avait monté des armements, des protections et tout un tas d’options supplémentaires (en majorité légales). Il était rapide, puissant, bourré de surprises et capable d’en remontrer à tout ce que les criminels pouvaient lui opposer. Quand elle prendrait sa retraite (dans de nombreuses années, naturellement), Emma projetait d’en vendre le brevet à l’armée. Elle ne se montrerait pas gourmande ; elle n’en demanderait pas une fortune, rien qu’un pourcentage sur les ventes.

Elle se tenait si près du bord du toit que le bout de ses bottes dépassait dans le vide, et elle contemplait la cité. Sous le ciel qui s’assombrissait, lourd de nuages noirs que le soleil levant teintait de sang, le Défilé des Innombrables étendait à l’infini dans toutes les directions ses milliers de bâtiments peuplés de millions d’habitants. Elle était là pour ces gens ; elle avait la responsabilité, le devoir de les protéger. Elle devait défendre le troupeau contre les loups et d’autres prédateurs moins visibles. Elle regarda les immenses tours, les flèches, les dômes, les ponts élancés, les minces passerelles qui zébraient le ciel, les routes en spirale, en s’efforçant d’y reconnaître la grande et merveilleuse cité qu’elle rêvait depuis toujours de servir ; mais elle ne vit que la colère stupide, la haine bornée de la foule déchaînée. Les citoyens modèles de la cité modèle avaient massacré des parangons et y avaient pris plaisir. Le vent parut soudain à Emma d’un froid mordant, porteur de sinistres augures, et elle n’eut plus qu’une envie : rentrer chez elle, retrouver les rues familières de son enfance, les criminels qu’elle connaissait, les maux qu’elle comprenait.

Enfin il arriva ; il descendit sans à-coups des nuages, à bord de son traîneau antigrav, grand et fier, ses célèbres boucles blondes à peine agitées par le vent froid. Le seul, l’unique Finn Durendal. Il rangea son appareil à côté du premier puis en descendit pour s’incliner avec élégance devant Emma. De près, il se révélait aussi grand, aussi beau, aussi impressionnant qu’on pouvait l’espérer, mais la jeune femme ne put s’empêcher de remarquer que son sourire franc et ouvert ne trouvait aucun écho dans ses yeux. Elle écarta cette idée en se disant qu’elle voyait ce que ses soupçons lui montraient et elle s’avança pour échanger avec lui l’étreinte traditionnelle des parangons ; il se raidit à son contact, tendu comme une barre d’acier, et elle s’écarta aussitôt en rougissant, ce qui assombrit son teint de café. Le Traquemort, lui, n’avait pas paru gêné…

« Bienvenue sur Logres, Emma », dit Finn. Il s’exprimait d’une voix chaude, agréable, mais où ne perçait nulle émotion. « Désolé de n’avoir pas pu vous voir plus tôt mais j’étais débordé, vous n’avez pas idée. Logres est une grande planète avec une énorme population ; et, sans Louis ni Douglas pour m’épauler, je n’ai plus une seconde de libre. Même moi, j’ai du mal à me trouver partout à la fois. Mais nous voici enfin ensemble, équipiers. J’avais hâte de commencer à travailler avec vous ; je suis sûr que nous aurons beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Et je me réjouis d’avoir de nouveau quelqu’un pour surveiller mes arrières. Logres peut se révéler dangereux si on ne connaît pas ses pièges. Alors montez sur votre traîneau, Emma, je vous emmène faire la tournée de la ville, pour vous indiquer les ficelles, vous glisser le pied à l’étrier. Vous vous y mettrez très vite ; les délits et les délinquants restent les mêmes partout dans l’Empire, après tout. Et appelez-moi Finn, s’il vous plaît ; nous ne faisons pas de façons ici. »

Et ce fut tout ; les présentations et le discours d’accueil emballés en moins d’une minute. Des sourires en veux-tu en voilà, des regards francs, mais nulle chaleur – et nulle véritable information non plus. Rien qu’une brève présentation de Logres qu’il avait sans doute répétée devant sa glace avant de sortir. Louis avait donné à Emma l’impression d’être la bienvenue, d’avoir de la valeur en tant qu’équipière, même s’il avait tendance à s’égarer dans des digressions oiseuses. Elle inclina sèchement la tête et se dirigea vers son traîneau. Avec Louis, elle avait su tout de suite à quoi s’en tenir ; avec Finn, elle n’en savait pas davantage qu’avant de le rencontrer.

Ils s’élevèrent au-dessus de la cité et, au ras des nuages, survolèrent les rues déjà grouillantes d’activité. Le reste de la circulation aérienne leur laissait la place, depuis les rapides coursiers en équilibre sur leurs planches effilées jusqu’aux énormes cargos trop lourds pour les routes. Nul ne les saluait au passage, ne faisait même mine de les voir ni ne voulait s’approcher d’eux. Emma fronçait tant les sourcils que son front devenait douloureux : un parangon devait inspirer le respect, non la peur. Ça ne tournait pas rond du tout sur Logres.

Et elle avait la conviction que Finn Durendal en était responsable. Elle avait regardé tous les documentaires sur lui, y compris les dramatiques inspirées de la réalité, étudié toutes les grandes affaires sur lesquelles il avait travaillé, appartenu à son fan-club pendant son adolescence. Il avait accompli de véritables exploits, surtout en collaboration avec Douglas Campbell et Louis Traquemort. L’équipe des battants, comme les avaient surnommés les médias. Finn représentait l’idéal sur lequel Emma avait modelé sa vie ; mais ce personnage froid, distant, voire affecté, avec ses discours creux et ses sourires vides, n’avait rien à voir avec la légende. Ce n’était qu’un homme bien bâti, avec une belle gueule et une technique de combat spectaculaire.

Aucun rapport avec le Traquemort, qui ne paraissait jamais en dessous du guerrier qu’il était. Son attitude pendant les émeutes n’inspirait nul doute à Emma : là où d’autres avaient vu de la barbarie, elle avait vu la passion ; là où d’autres avaient vu des meurtres, elle n’avait vu que l’accomplissement du devoir. Louis s’était conduit en vrai parangon.

À la suite de Finn, elle quitta les nuages et descendit dans la cité. Ils fondirent du haut du ciel comme des oiseaux de proie, et toute circulation s’écarta pour laisser la place à Finn et Emma qui filaient entre les hauts immeubles, montaient et retombaient au gré des courants thermiques. À cette vitesse, le vent froid qui frappait le bouclier avant des traîneaux devenait cuisant, mais, si Emma restait le souffle coupé, c’était devant les proportions de la cité qui s’étendait sous ses yeux. Le jour se levait à peine, l’aube sourdait encore dans l’azur, mais déjà les rues grouillaient de passants et de véhicules qui allaient et venaient en tous sens comme les fourmis d’une colonie ; les conducteurs se faufilaient sans difficulté dans le dédale affolant des rues grâce aux ordinateurs du central routier municipal. Les gens se déplaçaient, qui pour se rendre au travail, qui de retour de son service de nuit, dans la cité qui ne dormait jamais, ne s’arrêtait jamais, n’hésitait jamais. Et partout, impressionnants, voire écrasants à si courte distance, se dressaient des tours et de hauts édifices, tournés comme des œuvres d’art, étincelant de lumières et souvent couverts de publicités holographiques aux couleurs vives qui tiraient l’œil des passants en contrebas. La cité, infiniment vivante, palpitante, toujours en éveil, s’étendait comme une mer sans limite de pierre et d’acier aux facettes de verre scintillant et de métaux précieux ; devant le plus beau joyau de l’Empire, Emma sentait son cœur se gonfler d’émerveillement et de fierté à l’idée d’en faire désormais partie. Il n’existait rien de pareil sur Brumonde ou Xanadu, rien d’aussi… plein de tension, de vie, de volonté.

Finn l’emmena plus bas encore et ralentit pour filer trois mètres à peine au-dessus des passants des grandes artères. Les gens levaient la tête pour regarder passer les deux parangons ; quelques-uns les saluaient de la main ou leur souriaient, mais la plupart affichaient une expression glacée, les traits figés, comme s’ils se trouvaient sur le banc des accusés. Emma n’était pas habituée à cette réaction ; certes, elle n’avait pas la réputation d’une tendre, et elle s’en glorifiait ; mais elle s’enorgueillissait surtout de ce que seuls les coupables dussent la craindre.

Finn s’approcha sur son traîneau. « Ne faites pas attention à eux, déclara-t-il d’un ton désinvolte. Ils n’ont pas les idées très claires ; ça leur passera.

— On dirait qu’ils nous détestent, qu’ils ne nous font pas confiance, qu’ils ne nous considèrent plus comme des parangons.

— N’espérez jamais de reconnaissance de ceux que vous servez, Emma. Nous les protégeons, nous faisons le sale boulot à leur place, nous réparons même leurs erreurs, mais ils ne nous en remercient jamais. Ils se fichent que nous seuls soyons capables d’effectuer ce travail, que nous lui dédiions notre vie parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse ; ils ne veulent pas voir le sang ni la souffrance qui accompagnent notre métier, sinon ils seraient forcés d’admettre qu’ils font eux-mêmes partie du problème. S’ils obéissaient tous à la loi, s’ils avaient la conscience tranquille, sans culpabilité ni secrets ni désirs dissimulés, ils n’auraient pas besoin de nous, n’est-ce pas ? »

Emma ne sut que répondre. Le Durendal tenait des propos durs et cyniques, pas très éloignés de ce qu’elle pensait souvent, mais… on était sur Logres, le monde-capitale de l’humanité, le cœur de la civilisation ; tout ne s’y passait pas comme ailleurs. Et puis Finn avait décidément une attitude bien étrange, comme si ses paroles cachaient un sens différent et qu’il la mette au défi d’y retrouver la vérité. Comme si… comme s’il jouait avec elle.

Cette impression se renforça à mesure qu’ils poursuivaient leur visite, et la jeune femme s’aperçut vite que Finn lui jetait de la poudre aux yeux. Il désignait volontiers des points de repère dans la ville, évoquait vaguement des affaires passées, mais il ne lui fournissait aucune des informations précises dont elle avait besoin : où se trouvaient les points chauds de la cité et comment éviter les débordements, l’identité des principaux truands et où les rechercher, lesquels étaient en phase montante, lesquels en phase descendante, où aller et à qui s’adresser pour obtenir des réponses à des questions, bref, les bases simples et fondamentales nécessaires à tout bon flic pour effectuer son boulot correctement. Finn parlait beaucoup mais ne disait rien ; Emma voyait sa première impression se confirmer : il n’avait pas le feu sacré, pas de passion, rien qui indique qu’il s’intéressait à son travail et s’efforçait de l’accomplir au mieux, qu’il aimait son métier de parangon. Finalement à bout, Emma accéléra et plaça son traîneau devant celui de Finn pour l’obliger à s’arrêter. Elle fusilla le Durendal du regard et ne chercha pas à masquer sa colère.

« Alors c’est ça pour vous, patrouiller ? On se balade, on admire le paysage et on attend qu’on nous appelle pour une urgence ? Mais on ne peut rien faire en l’air ! Il faut se mêler aux gens, dans les rues, poser des questions, obtenir des noms ! J’ai interrogé le central en me levant ce matin : il y a des centaines d’affaires en cours sur lesquelles on pourrait enquêter ! En plus, je ne saurai jamais comment fonctionne cette ville si vous ne m’apprenez rien d’utile. Pourquoi ne m’emmenez-vous pas aux Taudis ? Louis a dit…

— Peu importe ce que dit le Traquemort ! Il n’est plus parangon. » Finn regarda brusquement Emma dans les yeux et laissa tomber son masque composé. Il s’exprimait d’une voix froide, impérieuse, autoritaire qui aurait sans doute impressionné n’importe qui d’autre. « N’approchez pas des Taudis, Emma ; vous n’êtes pas encore prête. C’est un quartier très dangereux même pour un parangon – surtout pour un parangon, peut-être. Malgré votre réputation, vous vous feriez manger toute crue. »

Emma prit un air ironique. « Je croyais cette cité la plus civilisée du monde le plus civilisé de l’Empire. Seriez-vous par hasard en train de me dire qu’il y a une zone de Logres où vous avez peur de vous aventurer ?

— Vous vous imaginez tout connaître de la pègre parce que vous avez vécu sur Brumonde et Rhiannon, mais, à côté de Logres, vous n’avez eu affaire qu’à des amateurs. Seuls les meilleurs crus produisent la lie la plus toxique, et seules les civilisations les plus raffinées produisent les criminels les plus subtils, les plus terribles. Les Taudis distillent le crime aux concentrations les plus effrayantes. Vous n’y tiendriez pas dix minutes. Quand je vous jugerai prête, quand vous aurez fait vos preuves à mes yeux, je vous y emmènerai et je vous montrerai ce que vous n’avez jamais vu, même dans vos pires cauchemars, chère cousine de la campagne. Jusque-là, restez-en à l’écart, c’est un ordre. »

Il se tut : un appel leur parvenait par le canal com réservé aux parangons. Le central leur fournit tous les détails d’un attentat à la bombe que le Club de l’Enfer venait de commettre dans l’astroport d’Avalon, le second de Logres en importance après celui du Défilé des Innombrables. Des démons avaient fait exploser la coque d’un paquebot stellaire au niveau des moteurs à hyperpropulsion, et des flots d’énergie mortelle se déversaient sur les plots d’atterrissage. Il y avait déjà cinquante-sept morts, des centaines de survivants en train de muter, et les chiffres grimpaient toujours. Finn adressa à Emma un regard où se lisait comme du soulagement.

« Ça a l’air grave, même pour le Club de l’Enfer ; je vais m’en occuper. Continuez à survoler la cité, histoire de vous acclimater ; descendez dans les rues et parlez avec les gens, si vous avez l’habitude de procéder ainsi, mais ne baissez pas votre garde et, par pitié, surveillez vos arrières. Et ne vous approchez pas des Taudis ! Je n’ai pas envie de rédiger un rapport circonstancié sur votre mort le jour de votre prise de poste. »

Sans attendre de réponse, il fit demi-tour et s’élança en direction d’Avalon. Emma attendit qu’il eût disparu au loin puis se dirigea droit vers les Taudis en suivant les coordonnées que lui avait fournies Louis. Il y avait sûrement une raison pour que Finn tienne tant à l’écarter du centre officiel du crime sur Logres, quelque chose qu’il voulait l’empêcher de voir ou de découvrir.

Or Emma voulait toujours savoir ce qu’on cherchait à lui cacher.

 

*

 

Elle trouva l’entrée sans grande difficulté : une ruelle entre les façades aveugles de deux bâtiments sans signe distinctif, dans un quartier de la ville composé presque exclusivement d’entrepôts et de hangars. Les constructions étaient en pierre de taille, dépourvues de fenêtres et fermées par des portes d’acier si solidement renforcées qu’il aurait sans doute fallu rien moins qu’un coup de disrupteur à bout portant pour les égratigner – ce dont Emma n’avait nullement l’intention, naturellement. Enfin, pas pour le moment. Les magasins ne portaient même pas d’enseigne indiquant leur fonction ou le nom du propriétaire. Selon toute vraisemblance, si le visiteur ignorait à qui ils appartenaient ou ce qu’on y stockait, sa pratique n’était ni nécessaire ni bienvenue.

Emma se planta à l’entrée de la ruelle pendant que son traîneau flottait, immobile, derrière elle. La pénombre qui régnait dans la venelle n’invitait pas à y pénétrer et remplaçait avantageusement un écriteau du genre « Entrez à vos risques et périls ». La jeune femme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : il n’y avait personne dans la rue derrière ; les rares quidams qui s’y trouvaient à son arrivée, apparemment occupés à vaquer à leurs activités ordinaires, avaient tous disparu, et pas un visage n’apparaissait aux rares fenêtres alentour. Nul ne l’observait ; Emma ne savait pas ce qui se préparait, mais personne ne voulait en être témoin. Elle sourit : elle avait trouvé ce qu’elle cherchait.

Elle se retourna vers la ruelle et constata qu’elle n’était plus seule : une demi-douzaine de malabars anormalement charpentés, bosselés de muscles hypertrophiés qui ne se vendaient que dans les boutiques corporelles, avaient émergé sans bruit de l’ombre et barraient l’entrée de la venelle. Quatre d’entre eux avaient une épée à la main, un brandissait une hache, le sixième un pistolet à énergie, et tous avec l’autorité nonchalante de spécialistes. Six contre une : le sourire d’Emma s’élargit ; la journée s’annonçait bonne. L’homme au disrupteur fronça les sourcils, intrigué par son air détendu ; il s’avança, l’arme pointée sur le ventre de la jeune femme.

« Où tu vas comme ça, parangon ?

— Je suis nouvelle en ville, alors j’avais envie de faire un peu de tourisme ; il paraît qu’il faut visiter les Taudis si on cherche des ordures.

— On n’entre pas, dit l’homme d’un air sinistre. Zone interdite à tout le monde et en particulier aux pétasses à grande gueule. Comme t’es nouvelle, on t’excusera pour cette fois. Remonte sur ton traîneau et retourne dans ton territoire, sinon on va t’apprendre les bonnes manières, et là, tu vas en baver, morveuse ; tu vas nous supplier à genoux de te laisser rentrer chez toi.

— Vraiment ? J’aimerais voir ça ; ça me plairait beaucoup. Il y a longtemps qu’un gros tas de muscles avec des courants d’air entre les oreilles ne m’a rien appris. »

Elle arborait un sourire ravi. Elle savait qu’elle avait tort, qu’elle ne se conduisait pas en professionnelle, mais c’était plus fort qu’elle. L’homme au pistolet parut perplexe : l’insolence et l’enjouement ne faisaient pas partie des réactions auxquelles il s’attendait. Il tourna la tête vers ses comparses, en quête de soutien, et la jeune femme choisit cet instant pour agir : quand il la quitta des yeux, elle s’élança, fit une roulade avant et se releva, le disrupteur et l’épée au clair. Le gorille ramena le regard vers elle, son arme toujours pointée là où elle se tenait une seconde plus tôt, loin de sa cible qui apparut soudain à côté de lui et lui perfora la poitrine d’un coup de pistolet. Le trait d’énergie le transperça de part en part et le projeta en arrière ; il heurta le sol durement, déjà mort, le devant de sa chemise en feu.

Emma éclata de rire et se rua sur les autres alors qu’ils levaient encore leurs armes ; elle abattit son épée de droite et de gauche avec la vitesse et la précision d’une combattante aguerrie, et sa lame disparut dans un flou étincelant. Ses adversaires étaient costauds mais lents, surtout celui qui maniait la hache, et elle s’en débarrassa avec une promptitude presque insolente : ils avaient trop l’habitude de réduire leurs victimes à l’impuissance par la peur et, quand ils devaient se battre, de compter sur leur nombre pour remporter la victoire ; cela ne les avait pas préparés à faire face à une guerrière professionnelle et surtout pas à quelqu’un comme Emma Dacier. Elle se faufilait entre eux, vive comme l’éclair, jamais là où ils s’attendaient à la voir, elle tuait l’un d’un rapide coup d’épée puis passait à l’autre pendant que le premier s’écroulait sans vie par terre. Ils se débrouillaient au combat, mais ils ne lui arrivaient pas à la cheville.

Elle en laissa un en vie, l’homme à la hache. Elle se planta devant lui, à distance prudente tout de même, un sourire mauvais aux lèvres et pas même essoufflée ; le sang gouttait régulièrement du bout de sa lame, et l’autre la regardait fixement, les yeux écarquillés de terreur. Il abaissa lentement sa hache comme si elle devenait trop lourde pour lui. Emma releva légèrement son épée puis eut un petit rire en voyant la brute tressaillir. La suite s’annonçait plus facile qu’elle ne l’avait prévu.

« Je t’épargne parce qu’il me faut des réponses, fit-elle sèchement, et tu resteras vivant tant que tu me diras la vérité. Si tu as seulement l’idée de me mentir, je te taille à coups d’épée un joli costume de citoyen respectable. Alors, pour qui travailles-tu ? Qui vous a prévenus de ma venue ? Qui vous a donné l’ordre de m’intimider ? Et qu’est-ce qui se passe dans les Taudis que je ne dois pas apprendre ? Parle, nom de Dieu, ou je t’arrache la rate et je te la fais bouffer toute crue ! »

Le truand poussa un cri suraigu, lâcha sa hache, tourna les talons et s’enfuit à toutes jambes dans la ruelle ; les ombres l’engloutirent aussitôt et son hurlement s’éteignit peu à peu comme la sirène d’un navire qui s’éloigne. Emma soupira tout bas ; dans certaines occasions, sa réputation la gênait plus qu’elle ne l’aidait. Elle rengaina son pistolet, tira un chiffon de sa poche, nettoya son épée puis la remit au fourreau ; enfin elle essuya le sang qui lui rougissait les mains, tenta de faire disparaître les plus grosses taches de son armure, renonça en constatant qu’elle ne réussissait qu’à les étaler, et rangea son bout de tissu. Inutile de se lancer à la poursuite du gorille ; il avait eu le temps de disparaître dans une dizaine de planques, et nul doute que, si elle avait la bêtise de le chercher dans les tanières obscures du quartier, toutes sortes de pièges et d’autres mauvaises surprises l’attendaient, du genre tir de barrage ou mines de proximité. Elle n’aurait pas procédé autrement.

Elle verrait ça une autre fois ; peut-être parviendrait-elle à persuader le Traquemort de lui indiquer un autre point d’entrée, voire de se joindre à elle. Louis avait l’air de quelqu’un qui ne crachait pas sur une petite virée au nom de la justice, même s’il occupait la prestigieuse place de champion impérial. En tout cas, il ferait un bien meilleur équipier que ce faux-cul de Finn Durendal… Elle plissa le front. Elle allait devoir fouiner un peu pour découvrir pourquoi il avait tellement changé, celui-là.

Elle retourna auprès de son traîneau antigrav et le trouva au milieu d’un petit attroupement. Les gens paraissaient plus intéressés par les cadavres que par elle ; elle les salua poliment, le sourire aux lèvres, mais ne rencontra que des regards glacés. Ceux-là ne ressemblaient pas aux truands qu’elle avait affrontés mais à des citoyens ordinaires. Pourtant, ils affichaient une expression revêche, et la colère brillait dans leurs yeux ; on les aurait dits prêts à la prendre à partie, à l’insulter s’ils en avaient eu le courage. Emma supposa qu’ils habitaient les Taudis ou tout au moins qu’ils se rangeaient dans le camp de la faune qui y régnait ; dans le cas contraire… cela signifiait que la population dans son ensemble avait des parangons une opinion encore pire qu’elle ne l’imaginait. Mais elle refusait d’y croire, du moins pour l’instant. En prenant soin de ne tourner le dos à personne, elle remonta sur son traîneau et s’envola dans le ciel. Elle continua de prendre de l’altitude jusqu’à ce qu’elle soit assez haut pour voir toute la cité s’étendre sous ses pieds, merveilleuse comme sur les cartes postales.

 

*

 

Le patriarche de l’Église du Christ transcendant, le très révéré Roland Wentworth, exigeait une audience avec Angelo Bellini, responsable des Militants de l’Église, depuis que sa manifestation avec les Hommes Nouveaux avait dégénéré en émeute, et ce dernier avait enfin accepté de le voir. Ils étaient assis face à face, de part et d’autre du bureau imposant et bourré d’informatique dernier cri d’Angelo, dans la pièce extraordinairement somptueuse où travaillait désormais le saint de Madraguda. Maintenant qu’il avait fait son chemin dans le monde et atteint le statut élevé qui lui revenait de plein droit, ainsi qu’il le savait depuis toujours, il avait transféré sans perdre de temps sa base d’opération dans le plus grand bureau qu’il avait pu trouver dans la monumentale cathédrale de Logres. Le précédent occupant avait senti d’où venait le vent et n’avait pas discuté.

Angelo avait doté son nouveau siège de tous les conforts imaginables : épais tapis au point, marbre veiné aux murs, chauffage central et climatisation efficaces mais invisibles, et vaste casier rempli des meilleurs crus tirés des immenses caves de la cathédrale. La vie était belle ; pourquoi Angelo se serait-il refusé quoi que ce soit ? De facto, il dirigeait l’Église, il régissait la destinée de milliards d’âmes, et il était grand temps que le patriarche s’en rende compte, que Roland Wentworth comprenne qu’il appartenait au passé. Angelo se laissa aller contre le dossier de son fauteuil démesuré, mit en route la fonction de massage et sourit largement ; le patriarche, assis avec raideur dans le siège dur à dos droit réservé aux visiteurs, s’agita, mal à l’aise, et le regarda en clignant les yeux comme une chouette.

« Joli bureau, Angelo, très spacieux. Un peu trop luxueux à mon goût, mais je n’ai jamais apprécié les plaisirs matériels. J’étais moine, comme vous le savez sans doute, avant qu’on me nomme cardinal puis patriarche. La vie monacale me comblait ; je ne demandais rien de mieux. Mais on m’a dit qu’on avait besoin de moi, et je n’ai jamais su dire non… Donc me voici, et nous nous rencontrons au sommet. Le patriarche et… quel statut avez-vous aujourd’hui, exactement ?

— Celui d’Ange de Madraguda ; saint médiatique, source d’inspiration spirituelle pour les Militants de l’Église et seigneur de tous ceux sur qui tombe mon regard. Je suis Angelo Bellini, et l’Église m’obéit, vous l’avez sûrement remarqué.

— Euh… oui, répondit Roland Wentworth d’un ton hésitant. On ne m’écoute pas, mais surtout on me court-circuite : on ne me soumet plus les problèmes importants, on égare ou on classe mal mes directives et les médias ne prennent plus mes appels ; la moitié de mon personnel ne se donne même plus la peine de venir travailler. J’ai l’impression d’être devenu invisible. Mais je n’en demeure pas moins le patriarche, Angelo, chef élu et oint de l’Église vivante, seigneur spirituel de tout l’Empire, désigné par la justice et béni par Dieu, et je ne me laisserai pas mettre à l’écart ni réduire au silence sans me battre. J’ai le devoir et la responsabilité de guider mon troupeau, mon Église, dans la bonne direction pour le protéger du mal et, le cas échéant, de lui-même. Si c’est la lutte que vous cherchez, Angelo, je m’y prêterai volontiers. Malgré tous vos efforts, il existe une différence entre l’Église et les Militants de l’Église, et il reste beaucoup de gens honnêtes prêts à nous soutenir, l’Église authentique et moi.

— Seul un sot engage un combat qu’il ne peut pas remporter, dit Angelo. Vous disposez de quelques partisans pleins de bonne volonté mais clairsemés, moi des Hommes Nouveaux ; vous avez la foi et du cœur, moi une armée de fidèles fanatiques prêts à se battre et à mourir sur mon ordre. Toutes vos chères convictions ne valent rien face à l’acier, et la foi n’arrête pas un tir d’énergie.

— Il y a longtemps que vous n’avez pas relu la Bible, n’est-ce pas, Angelo ? fit le patriarche avec calme. Voyez-vous, la récente tournure des événements me contrarie beaucoup. Je suis resté désemparé quelque temps : je voyais l’Église changer sans en comprendre la raison ; était-ce ma faute ? Avais-je perdu le contact avec la réalité ? Mais vous avez commis une erreur avec les émeutes des Hommes Nouveaux : même moi je me suis rendu compte qu’elles ne devaient rien au hasard mais tout à une planification minutieuse, une orchestration de votre part. J’admets volontiers ma perplexité quant aux motifs qui vous poussent à désirer l’anarchie et les effusions de sang, mais je n’ai jamais compris le mal ; je sais seulement que je dois le combattre avec toutes les armes à ma disposition.

— Votre temps est révolu, Wentworth ! répondit sèchement Angelo en se penchant brusquement en avant, le regard plein de fureur. Vous et vos semblables invertébrés n’avez plus votre place dans la nouvelle Église ni dans l’Empire à venir. Rentrez chez vous, retirez-vous, réendossez votre bure de moine tant qu’on vous en laisse encore le choix.

— Le papillon ne peut redevenir chenille. On m’a choisi et, au contraire de vous apparemment, je prends ma religion au sérieux. Je vous combattrai parce que c’est mon devoir ; même les âmes les plus pacifiques peuvent prendre l’épée au nom de Dieu. Nous sommes tous capables de nous dépasser ; c’est le fondement de notre croyance : nous pouvons tous transcender nos viles origines au nom de Dieu. En quoi croyez-vous, Angelo ? Croyez-vous en autre chose qu’en vous-même ?

— Je crois que je vais devenir très riche et très puissant. » L’autre se radossa dans son fauteuil en s’efforçant de conserver son calme. « Et je me balance de ce que pensent les autres ; ces conneries n’ont plus d’importance ; seul compte désormais de savoir si vous êtes pour ou contre moi. Ah, Roland, quel plaisir de pouvoir m’exprimer librement, dire la vérité après des années passées à débiter des platitudes bien pensantes ! Savez-vous pourquoi je manifestais un si grand talent à réunir des fonds pour les œuvres de charité ? Parce que, plus les gens donnaient, plus je pouvais détourner d’argent pour m’offrir la vie de luxe que je méritais. Entre nous, je regarde les membres de l’Humanité pure comme une bande de brutes imbéciles et leur prétendue politique comme de la xénophobie de bas étage – mais ils font d’excellents soldats ; il suffit de les remonter, de les pointer dans la direction désirée puis de les lâcher ; ensuite, on reste à l’écart pendant qu’ils font le sale boulot.

— Vous avouez donc ?

— Et pourquoi pas ? Tout ce que je vous dis là, vous le savez ou vous le soupçonnez déjà, et, de toute manière, nul ne vous écoutera si vous tentez de le répéter… Voyez-vous, Roland, sous votre autorité et celle de votre engeance, le potentiel de l’Église demeurait inexploité : pas de vrai pouvoir, pas de véritable influence, une philosophie vaseuse et une fixation lassante sur le Labyrinthe de la Folie. Vous aviez l’oreille du roi, l’attention du Parlement et le respect du peuple, mais vous n’en avez jamais rien fait. Vous n’aviez aucune fougue, aucune passion, aucune ambition. J’ai rebâti l’Église à ma propre image, je lui ai donné de la vigueur, et déjà elle dispose d’une base de pouvoir avec laquelle il faut compter. Quand je parle, le roi écoute, la Chambre tremble et le peuple se bouscule pour obéir. Notre cri de ralliement : ne demandez pas ce que votre Église peut pour vous, mais ce que vous pouvez pour elle. Et puis je m’amuse toujours de constater à quelles extrémités les gens peuvent aller au nom de la religion ; ils sont prêts à la haine, à la guerre, au meurtre, à toute sorte d’actes ignobles auxquels ils ne songeraient même pas pour une autre cause. Et je finirai par leur faire cadeau du Labyrinthe ; Dieu sait combien de milliers, voire de millions de pauvres crétins fanatisés je devrai envoyer dans cette saleté pour découvrir comment elle opère, mais, après tout, il n’y a qu’une différence infime entre un fanatique et un martyr, or l’Église n’a jamais manqué des uns ni des autres.

— Je vous en empêcherai, dit le patriarche. J’empêcherai cette démence, cette folie malfaisante par tous les moyens !

— Non, répondit Angelo. Votre temps est écoulé, Roland. Adieu. »

D’un mouvement désinvolte, il appuya sur un bouton isolé de son bureau, et la bombe à transmutation dissimulée sous le siège du patriarche explosa sans bruit. L’engin, réduit, avait une portée parfaitement définie et une efficacité extrême. Une grêle d’énergie perfora le patriarche par en dessous et le détruisit au niveau génétique. Il poussa un cri rauque de surprise, de souffrance et d’horreur mêlées, mais ne quitta pas Angelo Bellini du regard. La partie inférieure de son corps s’affaissa sur elle-même en perdant toute forme, ses cuisses et son bassin se transformèrent, la chair et l’os devinrent une épaisse gelée puis un liquide protoplasmique rose et visqueux, le tout en l’espace de quelques secondes ; ses rotules et ses tibias se détachèrent et tombèrent en se liquéfiant à leur tour sur le tapis.

Le torse du patriarche chut dans le fauteuil couvert de magma rosâtre et se mit à se transmuer à son tour. Ses mains se crispaient spasmodiquement : Roland Wentworth était encore vivant ; son cœur battait encore, sa bouche formait des mots bien que nul son n’en sortît, et, comble de l’horreur, la conscience brillait toujours dans ses yeux. Angelo Bellini se pencha par-dessus son bureau pour observer d’un regard avide la lente et atroce agonie du patriarche. La poitrine de Wentworth descendit brusquement quand son abdomen disparut puis ses côtes se mirent à se dissoudre l’une après l’autre. L’énergie de transmutation toucha enfin son cœur, le détruisit, et ses yeux s’éteignirent. Ses bras se décrochèrent de ses épaules, tombèrent dans la flaque rosâtre et commencèrent à se décomposer. La tête s’inclina sur ce qui restait de la poitrine ; quelques instants plus tard, elle tomba sur le fauteuil puis elle se liquéfia à son tour, et il ne resta du patriarche de l’Église que les longs fils gluants du fluide protoplasmique rose qui gouttait lentement du fauteuil sur l’onéreux tapis.

« Je n’ai jamais pu te blairer, espèce de petit bigot morveux. Je ferai un bien meilleur patriarche. » Angelo se radossa dans son fauteuil, inspira profondément puis éclata de rire. « Alors ça… ça, c’est le vrai pouvoir. Je crois que ça va me plaire. » Il alluma le panneau com de son bureau et appela sa secrétaire. « Mademoiselle Lyle, envoyez-moi l’équipe de nettoyage, voulez-vous ? Mon visiteur a un peu sali mon tapis. »

 

*

 

Douglas Campbell, roi de l’Empire, président du Parlement et dernier d’une longue lignée de héros, ajusta ses robes et vérifia son maquillage dans le miroir de son cabinet de toilette ; avec toutes les caméras qui filmaient les séances de la Chambre, il fallait absolument qu’il paraisse sous son meilleur jour. Son front qui se dégarnissait lui fit froncer le sourcil ; il tira la langue, fit la moue devant sa couleur et la rentra à contrecœur : il ne dormait pas assez et cela se voyait. Mais il avait du travail par-dessus la tête, la paperasserie affluait sans cesse et il n’aurait pu justifier l’embauche de nouveaux assistants : il avait déjà du mal à se rappeler le nom de tous ceux qui trimaient sous ses ordres. Il regarda la couronne posée sur la table devant le miroir et décida de ne pas la coiffer tout de suite : elle lui donnait mal au crâne. Avec un grognement sonore, il se laissa tomber dans son fauteuil préféré puis adressa un petit hochement de tête à Jésamine Florale, sa future épouse et reine, assise avec distinction dans le fauteuil en face du sien. Elle portait une robe d’une élégance ravageuse avec une classe et une grâce nonchalantes, un maquillage d’une perfection discrète, et Douglas songea in petto qu’elle avait l’air beaucoup plus royale qu’il n’y parviendrait jamais lui-même.

« Tu fronces encore les sourcils, Douglas ; cesse, tu vas te donner des rides.

— Désolé, je réfléchissais. Écoute, nous n’avons pas beaucoup de temps. La séance du Parlement va s’ouvrir dans moins d’une heure, Anne m’appelle de façon de plus en plus urgente depuis que j’ai pointé le nez, mais… il me semble important que nous ayons cette discussion, histoire de dépolluer l’atmosphère, si je puis m’exprimer ainsi.

— Bien sûr. À toi l’honneur.

— Nous allons nous marier, dit-il en s’efforçant de prendre un ton naturel. Rien ne l’empêchera, même si nous le voulions : trop de gens souhaitent cette union. C’est comme la fusion de deux sociétés que les actionnaires auraient votée sans se préoccuper des desiderata des deux P.-D.G. On n’y coupera plus.

— Chéri, le romantisme te perdra. Mais, oui, je comprends : le spectacle doit continuer. Je suppose que le champion n’assistera pas à la séance du Parlement qui nous attend ?

— Non ; j’ai décidé qu’on avait un besoin urgent de lui ailleurs – et il continuera à être demandé ailleurs tant que nous ne serons pas mariés.

— J’ai vu la robe de mariage ; je l’ai trouvée superbe, à la limite de l’œuvre d’art.

— Louis est mon meilleur ami.

— J’aurai vraiment l’air d’une reine, vêtue ainsi ; nous formerons un couple magnifique.

— Je n’aurais pas dû le nommer champion et je n’aurais pas dû quitter mon métier de parangon. Nous étions heureux alors, notre vie avait un sens ; je n’ai jamais voulu devenir roi.

— Tu peux toujours abdiquer, fit Jésamine avec circonspection. On ne t’a pas condamné à la prison à vie.

— Non, je ne peux pas ; on a besoin de moi.

— Alors joue ton rôle, nom de Dieu ! Mets-toi au travail et fais comme moi : ne regarde pas en arrière. Nous allons devenir roi et reine ; rien d’autre ne compte. »

Douglas acquiesça lentement de la tête. « J’ai songé… que nous pourrions reprendre le chœur que mon père avait choisi pour mon couronnement ; je l’ai trouvé bon.

— Un peu faible dans les déchants, et le premier ténor se croit meilleur qu’il n’est, mais… oui, ça ira. Qui prendras-tu comme garçon d’honneur ? Louis ne fait plus partie de la liste.

— En effet. J’avais pensé à Finn Durendal, peut-être. Nous avons fait équipe pendant des années, et ça pourrait lui permettre de digérer de n’avoir pas été désigné comme champion.

— Oui, le Durendal ; bonne idée. Il présente toujours bien et les médias seront ravis. Je devrais peut-être choisir Emma Dacier comme demoiselle d’honneur… si on peut la persuader de laisser ses armes au vestiaire. Tu as des projets pour notre lune de miel ? Il paraît que les monts des Soupirs de Magellon sont magnifiques à cette saison.

— J’avais songé aux Lacs noirs de Hali, répondit Douglas d’un ton hésitant. C’est devenu le séjour de vacances à la mode.

— Oh oui, chéri ! Hali ! Des paysages somptueux et plein de gens chic qu’on pourra regarder de haut. »

Ils se turent soudain et se regardèrent un long moment. Au cours des trois jours qui avaient suivi les émeutes et l’incident de l’infirmerie, ils avaient passé beaucoup de temps ensemble pour montrer aux médias la grande complicité qui les unissait, mais il restait beaucoup de sujets auxquels ils n’avaient pas touché et qu’ils devaient aborder à présent, ne serait-ce que pour ne pas avoir à y revenir plus tard.

« Nous pouvons encore y arriver, déclara enfin Jésamine. Nous pouvons être heureux ensemble en tant que roi et reine – en tant qu’époux.

— Nous sommes faits l’un pour l’autre ; nous avons beaucoup de points communs, nous travaillons bien ensemble… Peu importe que tu ne m’aimes pas.

— Si, je… je t’aime bien, à ma façon. Tu es un homme solide, courageux, droit, avec un grand cœur, et, crois-moi, on n’en croise pas tous les jours dans le monde du spectacle. Nous formerons une bonne équipe ; et puis je veux devenir reine ; j’en ai toujours eu envie. Quant à toi, tu feras un excellent souverain ; peu importe que tu ne m’aimes pas.

— Mais je t’aime, fit Douglas tout bas d’un ton malheureux. Je t’aime, Jésamine, et c’est bien le problème.

— Oh, grand Dieu ! Douglas, je… je ne savais pas. Ce… ça va sacrément compliquer la situation, j’ai l’impression.

— Sans doute. Je t’aime, Jésamine, et Louis est mon meilleur ami. Comprends-tu maintenant pourquoi…

— Naturellement. Pas étonnant que tu… Depuis combien de temps…

— Je t’ai aimée dès l’instant où j’ai fait ta connaissance. Je t’ai regardée et j’ai su aussitôt que tu étais la femme de ma vie, celle que j’attendais depuis toujours, la seule à qui j’accepterais de donner mon cœur.

— Mon Dieu, Douglas, tu veux dire que… que tu n’as jamais aimé aucune femme avant moi ? Voyons, il y en a sûrement eu d’autres ! Tu étais parangon, prince… le meilleur parti de tout l’Empire ; je t’ai vu dans les émissions populaires avec des filles au bras…

— Oh, oui ! fit-il, les yeux baissés pour ne pas avoir à croiser le regard de Jésamine. Il y en a toujours eu, des jolies, et même des belles ; c’est incroyable comme le statut d’héritier unique du Trône impérial peut rendre séduisant ! Certaines mères auraient été prêtes à tout pour introduire leur fille dans ma chambre. Et puis il y a toujours des femmes qui se damneraient pour coucher avec un parangon, n’importe lequel. Elles couraient même après Louis malgré sa laideur, mais il s’est toujours montré plus… difficile que moi dans ce domaine. Je ne dormais jamais seul, sauf par choix, et, si j’ai apprécié certaines de mes maîtresses, aucune n’a jamais vraiment compté. Je ne suis jamais tombé amoureux d’elles parce que je n’avais jamais la certitude qu’elles m’aimaient, qu’elles aimaient l’homme, non le parangon ou le prince. Toi, une vedette, une diva, tu as certainement connu le même genre d’expérience. As-tu déjà été amoureuse, Jésamine ?

— Mais, chéri, c’est ce qui fait ma renommée ! répondit-elle en s’efforçant de conserver un ton badin. Six mariages, deux fois plus de concubins officiels et plus d’amants que je n’aime à y penser. Je n’ai jamais eu à me restreindre en quoi que ce soit, donc je ne me suis jamais rien refusé ; et puis on peut se sentir très seule à voyager d’une ville à l’autre. Plus jeune, je me conduisais vraiment comme une fille facile et je tombais amoureuse de toutes les belles gueules et de tous les jolis petits culs qui passaient… Je m’éprenais de tous mes partenaires, à l’époque, mais… franchement, aucun n’a jamais compté. Il n’y a jamais eu dans ma vie quelqu’un d’aussi important que moi. » Elle eut un rire un peu chevrotant. « Seigneur, je me fais l’impression d’une évaporée ! Douglas, tu es quelqu’un de très impressionnant ; moi, je ne suis qu’une star ; toi, tu es une légende. Tu mérites mieux que moi.

— Je crois que je ne tiendrais pas le coup devant quelqu’un de plus impressionnant que toi », répondit-il. Enfin, il leva les yeux et croisa le regard de Jésamine ; chacun vit de la compassion dans l’expression de l’autre. Douglas poussa un petit soupir. « J’ai l’impression que nous sommes liés pour le meilleur et pour le pire, Jésamine. Nous allons devenir roi et reine ; nous devons en être fiers.

— Oui ; c’est un grand honneur.

— Et peu importe que tu ne m’aimes pas.

— Oh, Douglas…

— Pourquoi Louis, Jésamine ? Pourquoi ?

— Bah, je n’en sais rien… Peut-être parce que… parce que je ne lui en impose pas ; parce qu’il a du courage et le sens de l’honneur ; parce que… parce qu’on a toujours envie de ce qu’on ne peut pas avoir. Peu importe ; c’est fini. On tourne la page.

— Je dois pouvoir te faire confiance, Jésamine.

— Tu peux me faire confiance, Douglas.

— Louis est un homme intègre.

— Oui.

— J’ai toujours été fier de l’avoir pour ami. Mais je crois que tout ira mieux après son départ. » Douglas se leva, s’approcha de la table du cabinet de toilette, prit la couronne et s’en coiffa. Il se regarda brièvement dans le miroir, le visage inexpressif, puis se détourna de cette image. Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit puis se retourna vers Jésamine. « Je renonce à mon seul véritable ami pour t’épouser. Ne me le fais jamais regretter, Jésamine. »

 

*

 

Louis Traquemort, assis dans l’unique fauteuil de son appartement désert, avait le regard absent et ne songeait à rien de particulier ; il attendait l’heure du dîner pour prendre un repas dont il n’avait pas envie. Il n’y avait pas un bruit et rien ne bougeait dans la pièce ; rien n’attirait son attention, rien ne le distrayait. Même les murs étaient nus. Les rares possessions personnelles qu’il avait apportées se trouvaient encore dans une caisse dans la chambre voisine, à côté d’un matelas posé à même le sol. Louis regardait le mur sans le voir ; nulle pensée ne traversait son cerveau, seulement des sensations. Une fois qu’il aurait absorbé autant de nourriture que son estomac pouvait en contenir, il placerait les assiettes jetables dans l’atomiseur, retournerait s’asseoir et attendrait l’heure de se coucher afin de s’évader enfin dans le sommeil et d’oublier sa vie pendant quelques heures.

Comment avait-elle pu tourner si vite à la tragédie ?

Sa fonction de champion ne l’occupait plus guère ; Douglas y avait pourvu. Anne avait appelé pour lui annoncer au nom du roi que sa présence n’était plus nécessaire à la Chambre, et apparemment on avait aussi suspendu tous ses autres devoirs. Il ne lui restait plus qu’à passer ses journées dans son fauteuil en songeant de temps en temps au fiasco de son existence. Tout ce qui allait de soi jusque-là, toutes ses valeurs, toutes les fondations honorables de sa vie avaient disparu, brutalement balayées, et il ne savait plus que faire. Il avait trompé son meilleur, son plus fidèle ami – peut-être pas dans les faits, mais dans son cœur. Il aimait Jésamine Florale, la femme, non la vedette, mais elle allait épouser Douglas, devenir reine de l’Empire, et l’aimer, même en silence et de loin, s’assimilait à une trahison. Il n’avait jamais imaginé l’amour ainsi, comme une douleur insupportable, un besoin impossible à rassasier, une femme inaccessible, la honte et le déshonneur. Mais il était un Traquemort et il traînait l’éternelle malchance de sa famille.

Il n’y avait qu’à demander à Owen ou Hazel, si l’on pouvait les trouver.

Il poussa un grand soupir et, du regard, chercha dans la pièce quelque chose à faire, quelque chose qui retienne son intérêt, au moins quelques instants, pour oublier ses pensées, ses émotions. Il aurait pu aller déballer ses affaires, mais il n’en avait pas l’énergie ; de toute manière, la caisse ne contenait rien d’important : il n’était pas du genre à conserver des souvenirs. Il n’en avait pas le temps ni le goût ; sa vie, c’était son travail – enfin, jusque-là. Il continua de parcourir des yeux son salon désert en se demandant comment il avait pu vivre si longtemps sans garder une seule trace de son passé. Son regard s’arrêta enfin sur son terminal d’ordinateur posé par terre près de la fenêtre polarisée. Il pouvait toujours relever ses messages, même s’il n’y trouverait sans doute rien de passionnant : les plus importants transitaient par son implant com, en général ; mais peut-être dénicherait-il dans son courrier de quoi l’occuper.

Il quitta son fauteuil à mouvements lents et las, comme un vieillard, et alla s’accroupir devant la machine. Il activa la messagerie et l’écran s’alluma. Une seule communication aujourd’hui, de la part du fan qui administrait son site personnel. Louis plissa le front : Tim Highbury ne le dérangeait que pour des problèmes importants ; peut-être avait-il repéré une nouvelle opération de piratage visant à faire du fric sur le nom du Traquemort. Louis mettait toujours un terme à ce genre de fraudes ; il tenait à sa réputation, et, en outre, la dernière série de jouets à son image fabriqués clandestinement ne lui ressemblait pas du tout. Il établit la connexion, forma le numéro personnel de Tim, et l’écran afficha aussitôt le visage juvénile de son fan le plus fidèle. À peine sorti de l’adolescence, Tim gérait pourtant le site avec un enthousiasme et une efficacité effrayants depuis l’âge de quatorze ans. Louis lui sourit, heureux de constater qu’il y avait encore des gens sur qui il pouvait compter.

« Salut, Tim ; content de te voir. Que se passe-t-il ? Tu es enfin en manque de fonds ?

— Non, ça n’a rien à voir. » Le jeune homme s’exprimait d’une voix aiguë, hésitante, et il avait le regard fuyant. « Il ne s’agit pas d’argent, Louis ; l’argent n’a jamais eu d’importance, vous le savez. Mais… je vais devoir fermer le site, votre site. D’ailleurs, il est déjà fermé ; je regrette. »

Louis resta pantois. La disparition de son site suscitait chez lui des sentiments mitigés ; d’un côté, il avait toujours été un peu gêné de son existence, qui encourageait une idolâtrie qui le mettait mal à l’aise. Mais, d’un autre… s’il y avait quelqu’un dont il était certain d’avoir le soutien inébranlable, c’était bien Tim Highbury. Tim avait toujours cru en lui, l’avait toujours compris et protégé des obsédés qui, autrement, lui auraient pourri l’existence. Avant l’apparition de Tim, Louis avait dû se servir d’un système de filtre pour ses appels et changer d’adresse électronique tous les six mois pour s’assurer un minimum d’intimité. Et maintenant… Tim avait une attitude étrange ; il avait l’air moins attristé que… déçu.

« Qu’y a-t-il, Tim ? Que t’arrive-t-il ? On fait pression sur toi par le biais du site ?

— Non, il ne s’agit pas de ça – enfin, pas exactement. C’est que… que tout a changé ; les gens ne vous regardent plus de la même façon depuis les émeutes avec les Hommes Nouveaux. Tout a changé ; ça ne m’amuse plus. Vous trouverez sans doute quelqu’un d’autre pour reprendre l’administration du site, le réactiver pour ceux qui croient encore en vous. Je regrette, mais je ne peux plus m’en occuper. Il faut que j’y aille. Adieu. »

Sa voix emplissait tout le salon et on y sentait comme des sanglots quand il coupa la communication. Louis resta un moment les yeux fixés sur l’écran vierge, sidéré, puis il éteignit son ordinateur. Tim l’avait abandonné ! Son fan le plus ancien et le plus fidèle ! Louis croyait avoir touché le fond de la solitude et de la déréliction, mais, comme dans bien d’autres domaines, il se trompait. Il se leva et retourna à son fauteuil, la démarche mal assurée ; il faillit s’écrouler par terre en s’asseyant. Sa soudaine impopularité venait-elle seulement des émeutes ou bien la rumeur de sa relation avec Jésamine circulait-elle déjà ? Non, impossible ; le plus petit bruit aurait attiré des meutes de journalistes qui exigeraient une déclaration de sa part. Douglas aurait-il annoncé discrètement que Louis était désormais officiellement persona non grata ? Cela ne lui ressemblerait pas mais, d’un autre côté, personne ne lui avait planté un tel poignard dans le dos jusque-là. Non, pourtant : une pareille rupture entre deux personnalités éminentes aurait fait les choux gras des émissions potinières. Alors pourquoi Tim l’abandonnait-il ?

Son implant com carillonna dans son oreille, et Louis se redressa soudain sur son siège en entendant la voix de Douglas, calme et impérieuse comme toujours mais un peu… impersonnelle.

« Salut, Louis ; désolé de te déranger mais j’ai un travail pressant à te confier.

— Salut, Douglas. Ne t’inquiète pas, je ne faisais rien d’important. Que puis-je pour toi ?

— Il faudrait que tu te rendes à la cour pour voir comment avancent les préparatifs du mariage ; ils sont très en retard sur le programme et je n’arrive pas à savoir pourquoi. Comme je n’ai pas le temps d’aller pousser un coup de gueule, je veux que tu t’en charges ; tu peux distribuer les coups de pieds au cul à ta convenance pour accélérer le mouvement. On se reparlera plus tard, Louis. Au revoir. »

Et ce fut tout. Louis remâcha ce qu’il venait d’entendre sans savoir s’il en appréciait le goût ni s’il en percevait tous les sous-entendus. Il songea d’abord qu’on lui donnait un os à ronger, une occupation qui l’éloignait de la Chambre, de Douglas… et de Jésamine ; n’importe qui aurait pu régler le problème – Anne elle-même aurait pu y mettre bon ordre pendant sa pause déjeuner. En outre, en lui demandant de veiller au bon déroulement de l’organisation du mariage, Douglas ne cherchait-il pas à enfoncer le clou ? Non, ç’aurait été mesquin, or Douglas avait bien des défauts mais pas celui-là. Alors, se passait-il à la cour des événements importants, lourds de conséquences dans lesquels Douglas voulait qu’il fourre son nez ? Que le roi ne pouvait se permettre de remarquer officiellement ? Une menace, une querelle, des manœuvres sournoises qu’il ne pouvait pas évoquer ouvertement ? Dieu savait qu’il ne manquait pas de factions ni d’individus prêts à se servir du mariage royal pour se faire remarquer ; Louis songea à l’attaque suicide au Parlement, estima les dégâts que pourrait provoquer une bombe à transmutation lors de la cérémonie et frissonna d’horreur. Il n’y avait qu’une façon d’apprendre ce qui se passait : aller voir sur place.

Il y alla donc.

 

*

 

Il se sentait beaucoup mieux quand il arriva, heureux d’agir, de se rendre utile. À la cour, des gens couraient en tous sens, apparemment occupés à des missions trop urgentes pour leur laisser le temps de bavarder avec lui. Louis se mit à déambuler lentement dans la vaste salle pour s’imprégner de l’ambiance, l’œil et l’oreille aux aguets mais la bouche close, et ceux qu’il croisa s’écartèrent prudemment de son chemin sans toutefois manifester qu’ils remarquaient sa présence. Il s’aperçut rapidement que, malgré les échanges bruyants d’instructions, accompagnés de grandes gesticulations et de force jurons, les préparatifs n’avançaient guère parce que nul n’arrivait à s’entendre sur ce qu’il convenait de faire et dans quel ordre ; chacun avait son planning et ses échéances personnels et nul n’acceptait de céder le pas aux autres. Des projets restaient à demi achevés parce que le responsable d’une autre réalisation avait réquisitionné leur main-d’œuvre pour terminer son propre projet. Louis poussa un soupir, remonta moralement ses manches et se jeta dans la mêlée.

En cas de doute, toujours se rendre au sommet. Louis alla voir chaque chef de projet à son tour et s’entretint avec lui sur un ton courtois mais ferme ; quand cette méthode n’aboutissait à rien, il le saisissait par la chemise, le collait durement contre le mur le plus proche et le regardait d’un air assassin jusqu’à ce que l’autre se mette à pousser de petits couinements de terreur. Alors il lui expliquait que tout se passerait beaucoup mieux si tout le monde, au lieu de discuter et de se bouffer le nez, collaborait de manière civilisée, et son interlocuteur acquiesçait vigoureusement de la tête à ses propos, surtout tant que Louis n’avait pas lâché la poignée de son épée, voire, dans les cas extrêmes, la gorge de cet interlocuteur. Pour finir, Louis réunit tous les responsables et leur exposa le mécontentement du roi devant leur manque de progrès, en ajoutant que ce mécontentement le contrariait lui-même ; il leur expliqua donc que, s’ils ne pouvaient ou ne voulaient pas faire leur travail, coopérer harmonieusement et rattraper leur retard à très court terme, il s’occuperait personnellement de les enterrer tous dans une grande fosse commune, sans doute – mais pas obligatoirement – après les avoir tués, et qu’on verrait alors comment leurs assistants se débrouilleraient à leur place. Tous promirent de se montrer beaucoup plus civilisés à l’avenir et de transmettre au roi des rapports sur leurs progrès à titre de preuve ; alors Louis les renvoya au travail avec pour chacun une parole encourageante accompagnée d’un sourire, de la promesse d’une prime substantielle en cas d’achèvement des travaux à temps et sans dépassement de budget, et d’un bon coup de pied au cul pour les plus lents à se mettre en route.

Et le chapitre aurait dû être clos.

Oui, mais… Louis digérait mal l’effroi qu’il avait lu sur le visage de ces hommes et de ces femmes. Certes, il avait joué son rôle avec application, sans oublier les regards menaçants et la respiration grondante, parce qu’autrement ils ne l’auraient pas écouté, et il n’aurait pas hésité à distribuer quelques beignes pour retenir leur attention si nécessaire, mais certains avaient commencé à transpirer rien qu’en le reconnaissant et d’autres avaient eu l’air prêts à prendre leurs jambes à leur cou s’ils en avaient eu le courage. S’il n’avait pas été prévenu, Louis aurait juré qu’ils prenaient ses menaces au sérieux, qu’ils le croyaient vraiment capable de les tuer s’ils ne lui obéissaient pas.

C’était… angoissant.

Il monta sur l’estrade, se posta près du trône du roi et parcourut à nouveau la cour du regard. On criait et on gesticulait beaucoup moins désormais, et les efforts paraissaient nettement plus constructifs, mais nul ne tournait les yeux vers lui ; on évitait même de s’approcher de l’estrade où il se tenait, ce qui plongeait Louis dans des abîmes de perplexité. Il avait l’habitude qu’on lui manifeste du respect, bien gagné au cours de ses années de service en tant que parangon et représentant de la justice du roi, mais là… il ne s’agissait pas de respect ; c’était de la peur. Ils se comportaient comme si un animal sauvage se trouvait parmi eux, un fauve qui risquait de s’attaquer à eux à tout instant.

Louis scruta la cour et finit par repérer un journaliste en train de commenter les préparatifs devant sa caméra. Louis descendit de l’estrade et se dirigea vers lui d’une démarche nonchalante. Les gens s’égaillèrent sur son passage, le journaliste tourna brusquement la tête, vit le Traquemort approcher, interrompit son commentaire et prit la direction de l’issue la plus proche, suivi par sa caméra. Louis accéléra le pas ; l’autre jeta un coup d’œil derrière lui, constata qu’il perdait du terrain et se mit à courir. Louis poussa un soupir, tira une fine dague de jet de sa botte, visa soigneusement et la lança. L’arme fendit l’espace, crocha la manche flottante de l’homme et se planta fermement dans le mur. Le journaliste fut arrêté en pleine course et faillit tomber ; il tirait furieusement sur le tissu en sacrant et en jurant quand Louis parvint enfin à sa hauteur. L’autre se redressa aussitôt, adressa au champion un sourire nettement crispé et s’adossa au mur.

« Sire Traquemort ! Sire champion ! Quelle joie de vous rencontrer ! Vous paraissez en grande forme, vraiment ! Quel temps splendide nous avons, n’est-ce pas ?

— Pourquoi vous enfuyiez-vous ? demanda Louis d’un air intéressé.

— Un reportage urgent ! » Le journaliste transpirait à grosses gouttes et il avait les yeux exorbités. « La nouvelle vient de tomber, vous savez ce que c’est ; une grosse histoire, très importante, et je dois absolument y aller. Pas le temps de discuter, désolé !

— Cessez de vous agiter. Vous n’irez nulle part tant que nous n’aurons pas eu une petite conversation à cœur ouvert.

— Et merde, fit l’homme d’un ton accablé.

— Comment vous appelez-vous et pour qui travaillez-vous ?

— Adrian Pryke, sire Traquemort, chaîne 437 ; holos, photos et tout ce qui fait l’info. “Si c’est important, toujours présents !” Dites, il faut vraiment que…

— Non. Donnez-moi des explications, Adrian Pryke, des explications franches et sans détours, ou je vous cogne le crâne contre le mur jusqu’à ce que vos yeux changent de couleur. Pourquoi avez-vous si peur de moi ?

— Vous rigolez ? fit Pryke, si effrayé qu’il en oubliait ses manières. Après ce que vous avez fait pendant les émeutes ? Mais vous foutez la trouille à tout le monde ! »

Louis le regarda un long moment. « J’ai accompli mon devoir.

— Vous avez assassiné des gens ! Par dizaines ! Vous les avez massacrés devant les caméras, avec l’air de prendre votre pied. Il n’était plus question de devoir ni de loi, mais de carnage.

— On avait tué des parangons ; je vengeais mes camarades tombés.

— Les parangons servent la justice, pas la vengeance. » On sentait à présent dans la voix du journaliste une résignation amère comme si, certain de sa mort prochaine, il n’avait plus rien à perdre ; condamné, il pouvait dire la vérité. « Nous l’avons tous vu de nos yeux, Traquemort : vous avez attaqué tous ceux qui avaient tué vos amis et vous avez éliminé ceux qui se trouvaient en travers de votre chemin, coupables ou non – et vous ne cessiez de sourire. Vous aviez la figure éclaboussée de sang et vous souriiez. Depuis, nous rediffusons pratiquement en boucle les images des meurtres que vous avez commis – pas seulement 437 mais toutes les chaînes d’info. Personne n’en croyait ses yeux, toute cette haine, ce… ce déchaînement incontrôlé – la fameuse rage aveugle des Traquemort qui se retournait contre des civils. Nul ne vous fait plus confiance. Alors quoi, Traquemort ? Vous vouliez la vérité ; vous ne supportez pas de l’entendre ?

— Je n’ai tué que pour me défendre.

— On vous a tous vu, Traquemort ; on a tous vu ce que vous avez fait ; on a tous vu votre vrai visage. »

Louis arracha du mur la dague qui retenait la manche de l’homme, et le journaliste se recroquevilla, certain de recevoir un coup mortel. Mais Louis rengaina l’arme dans sa botte et recula d’un pas.

« Merci, Adrian. Vous pouvez y aller. »

Pryke le regarda d’un air indécis. « C’est vrai ? Vous n’allez pas me tuer ?

— Non, Adrian, je ne vais pas vous tuer.

— Ah ! Tant mieux. Alors, si vous voulez bien m’excuser, il y a des toilettes qui m’attendent avec impatience. »

Il longea le mur en crabe puis, une fois assez loin, s’enfuit vers la sortie, sa caméra derrière lui ; il ne se retourna pas, comme s’il craignait que le Traquemort ne change d’avis et ne se lance à sa poursuite – ou ne lui tire dans le dos. Louis le suivit des yeux puis les reporta lentement vers la cour. Il y régnait un grand silence et tout le monde l’observait ; mais nul n’osa croiser son regard et chacun reprit en hâte ses occupations. Le brouhaha revint peu à peu, mais beaucoup moins fort et animé qu’avant.

Louis s’adossa au mur, soudain las. Son air sombre l’enlaidissait encore. Voilà donc la raison pour laquelle Douglas l’avait envoyé à la cour, ce qu’il voulait lui montrer, lui faire toucher du doigt, la vérité qu’il n’avait pas pu lui dire en face : que tout le monde avait peur de Louis Traquemort désormais, qu’on ne lui faisait plus confiance, non à cause de Jésamine mais des actes qu’il avait commis, que la fureur lui avait dictés pendant les émeutes. On le prenait pour un monstre, et peut-être avait-on raison. Pas étonnant que Tim Highbury refuse de continuer à gérer son site.

Non seulement un monstre mais un paria.

Voilà ce que Douglas voulait lui apprendre. Dernier cadeau d’un vieil ami ou coup de poignard hargneux d’un nouvel ennemi ?

Louis Traquemort sortit à grands pas de la cour, la tête haute, et tout le monde poussa un soupir de soulagement.

 

*

 

Assis dans leurs fauteuils habituels dans l’appartement de Finn, Brett Hasard et Rose Constantine attendaient leurs instructions. Le Durendal était sorti jouer les parangons au-dessus de tout soupçon avec Emma Dacier, mais il avait promis de revenir dès qu’il pourrait en toute crédibilité laisser son encombrante équipière à ses propres moyens. Brett et Rose attendaient donc son retour sans se regarder, sans échanger un mot. Le premier avait soigné ses maux d’estomac avec tout ce que contenait l’armoire à pharmacie de Finn, mais en pure perte ; tout en frottant des deux mains son ventre douloureux dans l’espoir de l’apaiser, il se demanda, lugubre, s’il ne devrait pas contacter le docteur Joyeux et se servir du crédit de Finn pour obtenir un remède. Les élancements l’empêchaient de dormir, le chassaient de son lit aux aurores, et il commençait à en avoir franchement assez ; ni la fortune ni le pouvoir promis par le Durendal ne valaient d’endurer ce calvaire, et les menaces de Finn en cas de désertion perdaient rapidement de leur caractère inhibiteur. Parfois Brett aurait volontiers vendu son âme, ou le peu qu’il en restait, pour calmer son tourment.

Avachi dans son fauteuil, les genoux quasiment au même niveau que la poitrine, il parcourait d’un œil morose le salon de Finn en quête d’une distraction, par exemple d’un objet précieux à fracasser par terre en plaidant ensuite l’accident. Il avait déjà bu tout ce qui était consommable dans l’appartement et procédé à deux pillages en règle de la cuisine ; parfois, manger lui apaisait l’estomac, d’autre fois non, mais Brett avait toujours eu tendance à grignoter pour se tasser les nerfs. Hélas, les goûts culinaires de Finn le portaient à l’insipide, voire à l’inintéressant, or Brett avait des critères gastronomiques autrement relevés.

Il jeta un coup d’œil circonspect à Rose, installée dans un fauteuil dont la trop grande proximité le mettait mal à l’aise. Elle tourna légèrement la tête et fixa sur lui son regard noir qui ne cillait pas. Elle le regardait souvent ainsi, surtout depuis leur jonction mentale par le biais de la drogue psi, où il avait découvert à sa grande surprise qu’il n’avait pas devant lui une simple tueuse ; quant à elle, Dieu savait ce qu’elle avait vu en lui : il n’arrivait pas à déchiffrer son expression. Elle portait son habituelle tenue de cuir couleur de sang séché, qui moulait ses deux mètres dix des pieds au menton. Elle donnait l’impression d’occuper un fauteuil à la taille d’un enfant et, malgré son immobilité parfaite qui confinait à l’inhumain, elle dominait la pièce par sa seule présence.

Brett se mit à l’étudier sans se cacher, et elle ne réagit pas. Avec ses cheveux noirs comme la nuit coupés à la Jeanne d’Arc, son teint d’une pâleur cadavérique et sa bouche d’un rouge violent, elle évoquait une antique déesse de la mort au repos après avoir fait le tour d’un champ de bataille où elle arrachait les yeux des morts comme un grand et terrifiant corbeau. Brett n’arrivait pas à savoir s’il la trouvait belle : un verdict à ce point conventionnel ne s’appliquait pas à quelqu’un d’aussi intense, sauvage, indompté. Saisissante, ça oui, séduisante aussi, comme une arme superbement façonnée, voire sexy, d’une façon effrayante et franchement perverse. Elle inspirait à Brett une terreur mortelle, mais il faut dire qu’un rien le terrorisait ces temps-ci. Il se mordilla la lèvre, le front plissé, en s’efforçant d’énoncer clairement ce qu’il éprouvait en sa présence. Il aurait dû ressentir de l’horreur mais…

Il se rendit compte soudain qu’il la dévisageait depuis un moment et qu’elle n’avait rien dit ; elle fixait toujours sur lui son regard froid et curieux, implicitement menaçante comme un serpent lové. Il avala péniblement sa salive et se redressa un peu.

« Eh bien, Rose, je vois que vous avez fait réparer votre costume, après le coup de disrupteur que vous avez reçu pendant les émeutes.

— C’en est un autre, répondit-elle. Je possède sept tenues identiques ; ça m’évite de perdre mon temps le matin à me demander ce que je vais mettre. Ces détails m’agacent. La direction des Arènes, qui considère que l’image prime sur tout, a demandé à un couturier célèbre de créer l’original, et je n’ai pas élevé d’objection : j’aime bien le cuir, c’est pratique et ça fait peur aux gens, ce qui est utile dans les Arènes ; on peut gagner ou perdre un combat selon l’apparence qu’on présente à l’adversaire. »

Brett resta stupéfait. Jamais elle ne lui avait parlé aussi longuement – ni à personne, d’ailleurs, pas même à Finn. Dans le cas de n’importe qui d’autre, il aurait pensé qu’elle se confiait à lui, voire qu’elle tentait d’établir une relation. Il se creusa la cervelle pour trouver de quoi alimenter la conversation. « Très jolie, votre tenue ; la couleur vous va à ravir. Mais est-ce que ce genre de combinaison ne devient pas gênant au bout d’un moment ? Parce que j’ai connu une fille qui tournait dans des films… éducatifs, destinés à un public adulte averti ; elle portait souvent des vêtements en cuir et elle se plaignait qu’ils la fassent transpirer comme un porc.

— Je ne transpire jamais, dit Rose. C’est mauvais pour mon image de marque. » Elle se tut un instant. « C’est de l’humour. »

Pas loin, en tout cas, songea Brett. Doux Jésus, le coup suivant, elle va essayer de sourire ! Je ne sais pas si je tiendrai le choc.

« Je me réjouis de votre présence, Brett, reprit Rose d’une voix lente. Je voulais m’entretenir avec vous, en privé. Ce… ce n’est pas facile pour moi ; je ne parle guère aux autres, et les autres ne me parlent guère. Je n’ai pas grand-chose en commun avec eux, vous l’avez sans doute remarqué. Je vis pour le combat, la tuerie, le sang qui gicle et le regard de mes victimes au moment où la vie les abandonne. Pendant des années, ça m’a suffi ; je ne demandais rien de plus aux autres. Mais vous, Brett… vous n’êtes pas comme eux ; vous m’inspirez des sentiments différents. Je… j’ai envie de vous connaître mieux, et j’ignore pourquoi. »

Elle essaye de me draguer ! s’exclama Brett in petto, incrédule. Sait-elle seulement ce que ça veut dire ? Aucune idée, mais il n’y a pas à s’y tromper. L’idée le chatouilla un instant de sauter de son fauteuil et de s’enfuir au grand galop, mais il l’écarta, d’abord parce qu’elle le tuerait sans doute avant qu’il atteigne la porte si elle s’estimait insultée, ensuite parce que… il éprouvait comme de l’attendrissement devant la tentative maladroite de Rose d’ouvrir une relation avec quelqu’un d’autre, peut-être pour la première fois de sa vie. Elle n’en restait pas moins terrifiante, mais…

« Vous pouvez parler avec moi, Rose, si vous le souhaitez, fit-il avec circonspection. De quoi aimeriez-vous discuter ?

— Je ne sais pas. C’est nouveau pour moi, comme un territoire inconnu. Est-ce une activité normale entre amis ?

— Parfois, oui. Vous n’avez pas d’amis, Rose ? Non, bien sûr ; question idiote.

— Je n’en ai jamais voulu. Des gens autour de soi, ça complique tout ; ils veulent de moi des choses que je n’ai jamais comprises, l’amitié, l’amour, la sexualité ; tout ça demeure un mystère pour moi. Mais aujourd’hui… je veux vous connaître, Brett, savoir qui vous êtes, qui vous étiez avant notre rencontre. Ça se fait, entre amis ?

— Oui, Rose ; vous commencez à comprendre. »

Il s’apprêtait à se lancer dans son discours habituel, le paquet de mensonges parfaitement répétés et polis qu’il tenait toujours prêts quand il voulait épater une femme, quand il s’aperçut… qu’il ne pouvait pas tromper Rose ainsi. De toute façon, elle n’aurait pas apprécié son esbroufe à sa juste valeur. Alors, pour une fois et à sa grande surprise, Brett Hasard dit la vérité.

Il avait grandi dans les Taudis auprès d’une mère qui gagnait le loyer sur le dos et d’une succession de beaux-pères qui allaient et venaient au gré de leur humeur ; parfois ils lui donnaient de l’argent et parfois ils le frappaient, mais Brett s’en moquait. Il avait pris très tôt l’habitude de vivre dans la rue, de subvenir seul à ses besoins parce qu’il ne pouvait faire confiance à personne, et là, à force de se mêler de toutes les embrouilles possibles et imaginables, il avait appris par lui-même l’art de l’escroquerie et de l’esquive, domaines où il avait le plus de talent et qui lui procuraient le plus de plaisir. Adolescent, il avait déjà une belle réputation dans les Taudis, cependant qu’au-dehors il se construisait avec soin une dizaine d’identités et d’apparences distinctes prêtes à l’emploi. Il avait amassé et perdu dix fortunes avant l’âge de vingt ans sans jamais les regretter ; ce n’était pas l’argent qui l’intéressait mais la traque, le défi, la jouissance du jeu qui le consumait, qui lui donnait l’impression de vivre.

Mais il n’oubliait jamais sa prétention personnelle à la vraie grandeur : sa filiation avec, non pas un, mais deux des plus grands héros de l’Empire. Il était un Bâtard de Hasard par son père disparu depuis belle lurette, personnage de passage qui avait fait si forte impression à sa mère qu’elle avait donné à son fils unique son nom de famille. Naturellement, l’homme avait pu mentir, histoire d’en mettre plein les yeux à sa mère, mais Brett ne le pensait pas. Depuis toujours, il se savait destiné à gravir les sommets, il le sentait au plus profond de lui-même. Un jour, il accéderait à la gloire et aux honneurs, quel qu’en soit le prix à payer.

On a besoin de rêves quand on vit dans les Taudis.

« Et voilà, Rose, toute l’histoire de ma vie. Vous me voyez tel que je me suis fait : prince de l’arnaque et du bluff. Et vous ? Quels traumatismes épouvantables vous ont coupée du reste de l’humanité et ont fait de vous la Rose Sauvage, la tueuse légendaire et terrifiante que vous êtes aujourd’hui ?

— Je me suis faite toute seule ; nul ne m’y a poussée. Je viens d’une famille parfaitement normale où l’on m’a élevée de façon tout à fait classique. Nous ne roulions pas sur l’or mais nous ne manquions jamais de rien ; j’avais des parents qui m’aimaient et se trouvaient toujours là quand j’avais besoin d’eux ; rien dans ce passé ordinaire, banal, n’explique mon trajet. Je suis un coucou, un monstre, une erreur de la nature. Je ne vis que par et pour le sang, la souffrance, le carnage ; ils remplacent la musique, le rire, l’amour, et ils m’ont toujours satisfaite… jusqu’à maintenant. Lorsque nos esprits se sont touchés grâce à la drogue, j’ai vu que la vie ne se limitait pas à ce que je croyais, j’ai vu des choses… dont j’avais toujours eu envie sans le savoir. J’ai vu l’affection et l’amour physique entre deux êtres et, pour la première fois, j’ai songé qu’il ne s’agissait peut-être pas seulement de la rencontre de deux corps, mais de réconfort, de communion, de paix de l’esprit et plus encore. Je veux ces choses, Brett ; je veux les connaître. Apprenez-moi l’amitié ; apprenez-moi ce que c’est de faire l’amour. Montrez-moi. »

Oh, vérole ! pensa Brett. Pourquoi moi, mon Dieu ?

Mais on ne dit pas non à une tueuse pathologique ; alors il lui prit la main, ôta son gant rouge et le laissa tomber sur ses genoux. Elle le regardait avec curiosité, sans passion. Brett porta sa main nue jusqu’à son propre visage et lui fit effleurer sa joue du bout de ses longs doigts fuselés, puis, lentement, très lentement, il les guida jusqu’à son menton puis ses lèvres. Rose plissait le front, concentrée sur l’instant, sur les sensations. Brett lui baisa les doigts l’un après l’autre. Rose retira sa main, la tint devant ses yeux et l’observa. Brett resta parfaitement immobile. Enfin Rose saisit ses doigts dans sa main de tueuse et les fit glisser lentement sur son propre visage. Il l’encouragea d’un sourire ; il y avait une atmosphère nouvelle dans la pièce. Il se pencha et posa sa main libre sur la poitrine de Rose, qui se souleva brusquement dans un crissement de cuir.

« Brett, dit-elle, je pense…

— Ne pensez pas. Écoutez votre corps.

— C’est nouveau ; ce n’est pas comme tuer.

— Tout n’est pas obligatoirement comme tuer. »

Il lui prit le menton et attira son visage vers le sien. Elle le regarda, les yeux agrandis, et, quand il l’embrassa, il s’aperçut aussitôt que, là encore, c’était une première pour elle. Il lui montra comment s’y prendre, sans hâte, en évitant soigneusement toute agressivité ou contrainte. Il avait quand même affaire à Rose ; elle l’effrayait toujours mais… il sentait la naissance d’un contact nouveau entre eux, un lien qui pouvait s’apparenter à l’amitié, à la passion charnelle ou à un type de relation complètement différent – et il devait avouer qu’il y trouvait un certain piment ; il y avait quelque chose de très excitant à sortir avec une femme qui pouvait le tuer s’il lui déplaisait.

Elle s’écarta, et leurs lèvres se séparèrent comme à contrecœur. Elle regarda Brett en plissant de nouveau le front ; elle s’efforçait d’analyser ce qu’elle éprouvait. Elle baissa les yeux sur la main posée sur ses seins et posa la sienne par-dessus pour l’appuyer plus fort. Brett défit lentement les boutons de sa chemise et dénuda sa poitrine, puis il prit la main de Rose et la plaça sur sa peau nue. Les prémices d’un sourire tirèrent les coins de la bouche rouge sombre de la jeune femme ; chez une autre, Brett aurait parlé de timidité. Il lui rendit son sourire. Avec curiosité, elle explora sa poitrine du bout des doigts sans avoir besoin de guide.

Soudain ils entendirent des pas approcher de la porte d’entrée : Finn revenait. Brett ignorait s’il devait se sentir soulagé ou non. Rose se radossa dans son fauteuil et renfila son gant, calme et impassible, tandis que Brett reboutonnait sa chemise. Quand Finn arriva, ils étaient assis tranquillement chacun sur son siège et ne se regardaient pas – et s’ils avaient le souffle un peu court, eh bien quoi ? En tout cas, Finn ne parut s’apercevoir de rien et annonça d’un ton enjoué une nouvelle mission. Brett n’entendit pas ses premiers mots, car il venait de se rendre compte que ses douleurs d’estomac avaient cessé.

« Brett ! Tu ne m’écoutes pas ! lança Finn d’un ton sec et menaçant.

— Je suis suspendu à vos lèvres, sire Durendal, répondit-il aussitôt. Une nouvelle mission ! Je me réjouis toujours de pouvoir me rendre utile. Euh… une seconde ; on pourrait revenir un peu en arrière ? Vous avez dit que je devais retourner en ville ? Vous savez bien que je ne peux plus me présenter en public avec cette tête, non ? J’ai abattu le Traquemort en plein devant les caméras ! Les parangons n’ont peut-être pas la grosse cote en ce moment, mais le champion a encore des fans, surtout chez les flics. S’ils me repèrent, je suis cuit !

— Dans ce cas, change de tête. Tu en as plusieurs à ta disposition, après tout. Et puis c’est de ta faute ; ne compte pas sur ma compassion : tu aurais dû remarquer cette caméra. Tu as agi en parfait amateur.

— J’avais l’esprit ailleurs, d’accord ? Du reste, c’est à cause de ce genre de conversations que je préfère bosser en solo.

— Tu as d’autres identités ; choisis-en une. Tu retournes dans la cité dans moins d’une heure.

— Moins d’une heure ? Mais, bon Dieu, Finn, d’habitude vous planifiez tout à l’avance ! Il me faut du temps pour devenir quelqu’un d’autre, et plusieurs visites dans une boutique corporelle de confiance. Tout l’intérêt d’une identité de rechange réside dans la capacité à donner une image de soi complètement nouvelle, jusque dans la gestuelle et les attitudes. Il ne suffit pas de se coller une moumoute sur la toiture et de marcher en canard…

— Pour l’instant, il te faut simplement une apparence assez différente pour éviter de te faire arrêter dans la rue, dit le Durendal, catégorique. Ne t’inquiète pas ; de toute façon, là où tu vas, il y aura des chances pour qu’on ne te reconnaisse pas. »

Au ton qu’il avait employé, Brett sentit l’accablement le saisir. « D’accord, je marche ; où je vais, cette fois ?

— Je t’envoie parlementer avec les Elfes, passer un marché avec eux en mon nom. »

Brett bondit de son fauteuil, trop effaré pour avoir peur. « Mais vous êtes complètement malade ! Pas question que j’aille chez les Elfes ! Ma cervelle, je veux qu’elle reste dans ma tête, pas qu’elle me dégouline par les oreilles ! Je ne m’approcherais pas d’un Elfe même armé d’une dizaine de psi-bloquants, d’un bouclier de force et d’un canon disrupteur portatif ! Ces gens-là sont dingues ! »

Finn attendit patiemment qu’il se taise. « Les Elfes accepteront de négocier parce que je leur offrirai un cadeau qu’ils désirent encore plus que ma peau. Et tu iras leur parler en mon nom parce que je t’en donne l’ordre et que je t’interdis de refuser. J’ai toute confiance en tes capacités ; tu sais te montrer très persuasif. Tu as même réussi à convaincre le Traquemort de quitter son poste pendant une émeute. Il faut du talent pour y parvenir… »

Brett hésita, soudain indécis. Finn avait-il découvert son nouveau pouvoir de coercition ou bien le soupçonnait-il seulement ?

« Je l’accompagnerai, intervint Rose, et les deux hommes la regardèrent, abasourdis.

— Et pourquoi donc feriez-vous ça, Rose ? demanda Finn avec une curiosité non feinte.

— Parce que j’ai besoin d’exercice et que ça m’intéresse. » Elle s’exprimait d’un ton calme et dégagé. « Je n’ai pas eu l’occasion de me mesurer aux Elfes lors de leur attaque dans les Arènes. J’aimerais en voir un de près.

— Vous avez beaucoup de valeur pour moi, Rose. Je ne veux pas vous risquer dans une mission de ce genre ; en outre, on vous a filmée aussi en train de vous battre avec le Traquemort.

— J’irai », dit-elle. Elle se leva, posa sur Finn son regard dément, noir et dangereux, et il dut détourner les yeux.

« Et comment je m’y prends pour entrer en contact avec les Elfes ? fit Brett pour rompre le silence gêné qui s’était abattu sur la pièce. Je passe une petite annonce dans Le Soir de Logres ? “Taré total cherche âme sœur” ?

— J’ai une adresse, répondit Finn. Enfin, plutôt un lieu de rendez-vous. Tout est arrangé ; le docteur Joyeux s’est fait un plaisir de jouer les intermédiaires – contre rémunération. Apparemment, le bon docteur ne se prive pas de manger à tous les râteliers.

— Mais… pourquoi les Elfes traiteraient-ils avec vous après votre intervention dans les Arènes ? insista Brett. On n’en avait jamais tué autant en une seule journée ; le soir, pour s’endormir, au lieu de compter les moutons, ils doivent imaginer les pires tortures qu’ils pourraient vous infliger avant de vous tuer. Que pourriez-vous leur offrir pour les détourner de ce projet ? Ça sent le piège à plein nez, Finn.

— Possible. Voilà pourquoi c’est toi qui t’y rends et non moi. S’ils me voyaient en chair et en os, ils perdraient les pédales avant même de prendre le temps de réfléchir à mon offre. Mais je suis sûr qu’ils t’écouteront, Brett, avec ton bagout. Tes nouveaux talents psi devraient te mettre à l’abri de la possession mentale ; quant à Rose… je préfère ne pas songer au sort du malheureux Elfe qui aurait la bêtise de s’introduire dans sa tête. Hic sunt dracones… Force-les à t’écouter, Brett ; j’ai tant à leur offrir… et l’ennemi de mon ennemi est mon ami – ou du moins mon allié. Et maintenant, en route ; tâchez de revenir à l’heure pour le thé ; j’ai acheté des petits fours.

— Pas si vite, pas si vite, fit Brett. Vous ne m’avez pas encore dit ce que je dois offrir aux Elfes pour obtenir leur appui. »

Finn le lui révéla, et les crampes d’estomac de Brett reprirent de plus belle.

 

*

 

Il n’avait guère modifié son physique mais, additionnés, les changements subtils qu’il y avait apportés formaient un ensemble assez frappant pour lui assurer un anonymat raisonnable. Il avait à présent les cheveux couleur paille, les yeux bleu clair, un maquillage soigneux accentuait les creux de son visage et lui donnait l’air hâve et affamé ; grâce à des semelles dans ses chaussures, il paraissait plus grand, et un rembourrage approprié lui élargissait les épaules. L’ensemble composait un personnage tout neuf qui avait demandé à Brett dix minutes de travail seul dans une pièce à l’écart. À son retour dans le salon, Finn avait carrément applaudi et Rose hoché la tête avec respect.

Nul dans les Taudis ni ailleurs n’avait jamais vu toutes ses identités – question de sécurité : quand on gagne sa vie en truandant les autres, on risque toujours d’énerver quelqu’un d’influent, quelqu’un pour qui l’humiliation ne s’efface que par une vengeance sanglante, quelqu’un qui a les moyens d’offrir une récompense extrêmement alléchante. Il est alors commode de pouvoir disparaître complètement aux yeux des ennemis comme des amis. Brett avait toute une réserve de visages et de faux noms dont il ne s’était encore jamais servi.

Naturellement, on n’attire guère l’attention sur soi-même quand on marche dans la rue aux côtés de Rose Constantine. Brett avait réussi à la convaincre de dissimuler sa célèbre tenue de cuir rouge sous une longue et ample robe noire et ses traits derrière un masque holo d’argent scintillant, mais elle mesurait toujours plus de deux mètres et se déplaçait comme un prédateur au milieu de ses proies. On ne reconnaissait pas la Rose Sauvage mais on se retournait quand même sur son passage. Brett se serait senti moins visible en compagnie d’un Grendel.

« J’aime bien votre nouvel aspect, dit-elle. C’est joli.

— Ne vous y habituez pas trop, répondit-il de la voix qu’il avait choisie, plus aiguë et légèrement rauque. Je ne porte cette tête que pour l’occasion. Une fois que les Elfes l’auront vue, je m’en débarrasserai pour toujours ; je ne tiens pas à leur fournir un seul moyen de me retrouver par la suite. »

Rose le regarda derrière son masque miroitant. « Ils sont télépathes, Brett ; ils vous reconnaîtront à votre esprit, pas à votre apparence.

— Zut ! Vous avez raison. Je débute dans ces conneries psi : jusqu’ici, j’avais toujours gardé mes distances avec les espsis parce que, dans mon métier, ces gars-là vous mettent au chômage direct. Enfin, j’espère que mes nouveaux pouvoirs suffiront à les empêcher d’entrer dans ma tête ; Finn avait l’air de le croire.

— Il aurait dit n’importe quoi pour vous faire accepter cette mission. »

Brett se renfrogna. « Vous savez, vous avez le droit de me mentir pour entretenir ma confiance ; je ne vous en voudrai pas.

— On arrive bientôt ?

— Rose, ça fait une demi-heure que vous n’arrêtez pas de me poser la question ! Je vous avertirai quand on arrivera ! Maintenant, taisez-vous et tâchez de passer inaperçue ; en tout cas, faites un gros effort. Le zoo est au coin de la rue. »

Finn Durendal avait pris ses dispositions pour que ses agents retrouvent ceux des Elfes quelque part sous le zoo impérial. En passant les larges portes d’acier surmontées de la fière devise « Notre mission : préserver », Brett sentit un frisson le parcourir. Il n’avait plus mis les pieds au zoo depuis qu’un de ses nombreux beaux-pères, plus aimable que les autres, l’y avait emmené enfant en guise de cadeau d’anniversaire. Les portes lui parurent plus petites et moins impressionnantes qu’alors, mais les souvenirs d’enfance jouent de ces tours ; en revanche, l’établissement lui-même n’avait rien perdu de son étendue.

On trouvait dans le zoo impérial du Défilé des Innombrables plus de créatures étranges, étonnantes et carrément anormales que nulle part ailleurs dans l’Empire, y compris au Parlement. On y avait introduit des milliers d’extraterrestres venus des quatre coins de l’univers connu, tous garantis sans plus d’intelligence que l’animal, naturellement, et pour la plupart derniers représentants de leur espèce, ultimes rescapés des grands nettoyages opérés par les Investigateurs des siècles précédents, à l’époque où une apparence différente équivalait à un danger mortel. Le zoo avait entrepris de grands programmes de clonage, d’ingénierie génétique, et il ressuscitait chaque jour des espèces au bord de l’extinction, mais le processus restait très lent. En attendant, il maintenait ses spécimens en vie, les soignait amoureusement et les montrait au public afin d’acquérir les fonds nécessaires aux recherches futures. « Notre mission : préserver », disait-il en s’efforçant de réparer les crimes du passé.

Les remords peuvent être un moteur très puissant.

Chaque créature vivait dans un environnement aussi proche que possible de son biotope d’origine, renforcé par des projections holo le cas échéant, et des boucliers de force de préférence à des grilles pour des raisons pratiques autant qu’esthétiques. Certains pensionnaires ne se rendaient même pas compte qu’ils se trouvaient dans un zoo. Et on avait prévu des champs d’entrave alimentés par des générateurs individuels, à tout hasard : il fallait que les visiteurs se sentent en sécurité si l’on voulait qu’ils viennent dépenser leur argent.

Comme toujours, les allées étaient envahies de touristes : on n’avait pas vu le Défilé des Innombrables si on n’avait pas fait un tour au zoo impérial. Des familles bruyantes encombraient donc les travées entre les enclos et poussaient des oh ! et des ah ! devant les créatures exposées. Entre les non-humains qui flottaient en l’air, ceux qui nageaient dans des eaux noires et ceux qui se déplaçaient de toutes sortes de façons extraordinaires dans des champs de gravités variables, Brett et Rose purent traverser la cohue sans trop attirer l’attention. Ils flânèrent, examinèrent à loisir les pensionnaires du zoo en se partageant un sachet de cacahuètes et en bavardant tandis que Brett vérifiait soigneusement qu’on ne les suivait pas. À vrai dire, c’était lui qui tenait le crachoir ; Rose ne savait pas parler à bâtons rompus. Il essaya de la prendre par la main, mais cela ne faisait vraiment pas naturel et il laissa tomber. Il aurait voulu se servir de son pouvoir psi pour fouiller dans la tête des gens qui l’entouraient mais, cerné par une multitude d’esprits extraterrestres, il n’osait pas baisser ses boucliers mentaux de peur de succomber sous le nombre.

« À votre avis, qui les Elfes enverront-ils parler avec nous ? demanda-t-il enfin, certain de ne pas être entendu au milieu du vacarme de la foule. Ils ne vont sûrement pas désigner un de leurs gros bonnets pour du menu fretin comme nous, si ?

— Qui peut savoir comment les Elfes raisonnent ? répondit Rose avec calme. J’aimerais en tuer un ; c’est une des rares créatures que je n’ai pas encore tuées. »

Brett fronça le nez. « Rose, promettez-moi de me laisser m’occuper des négociations.

— Je peux me montrer diplomate quand il le faut.

— Rose… pour vous, la diplomatie, ça consiste à tuer quelqu’un de face plutôt que de dos.

— Ma foi, en gros, oui.

— Vous allez nous faire massacrer, c’est sûr.

— Dans ce cas, vous auriez dû me laisser emporter mon épée.

— Croyez-moi, Rose, une épée ne vous servirait à rien contre des Elfes. J’espère seulement qu’ils n’enverront pas un de leur superespsis ; on entend des rumeurs… de vieilles, très vieilles histoires qui datent des origines du phénomène et parlent d’espsis aux pouvoirs monstrueux… d’esprits déments, d’abominations créées par la Mater Mundi pour des raisons obscures, des armes vivantes capables de détruire des cités entières d’une seule pensée. Certains affirment que ces superespsis dirigent l’organisation des Elfes.

— S’ils disposent d’un tel pouvoir, pourquoi n’ont-ils pas combattu pendant la Rébellion ? »

Brett plissa le front. « On les a peut-être jugés trop cinglés, trop incontrôlables pour les utiliser même contre Lionnepierre. » Il jeta des coups d’œil inquiets alentour : il se faisait peur tout seul mais ne parvenait pas à se taire. « Ou bien ils ont refusé que quiconque, même leur créateur, se serve d’eux… Ah, merde, j’ai un sale pressentiment ; on ferait peut-être mieux de foutre le camp tant qu’on en a l’occasion.

— Ça ne plairait pas à Finn.

— Finn n’a pas le pouvoir de me retourner comme un gant par la seule force de son esprit.

— Je vous protégerai, Brett.

— Contre des Elfes ? Contre des superespsis ? Vous êtes très efficace, Rose, mais vous n’en restez pas moins humaine ; les superespsis, eux, Dieu seul sait ce qu’ils sont. Même les noms qu’on leur donne me flanquent les chocottes : le Train gris, le Fracasseur, le Silence hurlant, les Harpes arachnéennes, l’Enfer bleu… »

À ce dernier nom, Rose prit un air songeur. « Un rapport avec Stevie Blue ?

— Non, elle a vécu beaucoup plus récemment – et, en réalité, ce n’était qu’une pyro comme les autres malgré ce qu’en disent les légendes. Elle aurait dû se multiplier au moins par trois pour accomplir tous les exploits qu’on lui prête. Bon Dieu, je me sentirais mieux avec un psi-bloquant ! Finn aurait pu nous en fournir un s’il avait voulu, mais non, ç’aurait été trahir la confiance des Elfes, lancer les négociations d’un mauvais pied… Tu parles ! La seule façon de négocier avec un Elfe, c’est en position de force, de préférence chacun sur une planète différente. J’ai envie de rentrer chez moi pour me cacher sous le lit. Si je me fais tuer, je vous jure que je reviens hanter Finn.

— Je crois que nous y voilà », dit Rose.

Ils s’arrêtèrent devant une porte discrète sur laquelle on lisait simplement « Entretien », un peu à l’écart des allées fréquentées, au bout d’un chemin qui passait facilement inaperçu si on ignorait son existence. Au-dessus de la porte, on avait dessiné au pochoir un corbeau stylisé, le signe qu’on leur avait dit de chercher. Brett avala péniblement sa salive et observa les environs d’un air neutre : nul ne paraissait regarder de son côté, aussi posa-t-il la main sur le battant qui s’ouvrit aussitôt. Il se faufila vivement à l’intérieur, Rose sur ses talons. La porte se referma derrière eux avec un cliquetis définitif ; Brett voulut la rouvrir mais elle ne bougea plus, verrouillée. Il haussa les épaules d’un air lugubre et repassa devant Rose pour suivre l’étroit couloir qui s’étendait devant eux.

Les murs d’acier brut luisaient d’un éclat terne à la lumière ambrée des lumisphères fixées au plafond à intervalles réguliers. Il pouvait s’agir d’un simple passage souterrain à l’usage des équipes d’entretien, mais Brett en doutait : il y régnait une absence de bruit anormale ; le vacarme de la foule et des créatures en cage s’était éteint, comme si Rose et lui avaient pénétré dans un autre monde. Leurs pas soulevaient un écho à peine perceptible, aussitôt absorbé par les parois. Un silence tendu emplissait le long couloir, comme si quelqu’un guettait leur approche à l’oreille – ou même les suivait discrètement… Brett jetait sans cesse des coups d’œil derrière lui mais ne voyait jamais personne.

N’empêche qu’on les observait, il en était certain.

Le tunnel s’étendait devant eux, interminable, sinueux, mais toujours selon une pente inexorable qui les menait dans les entrailles de la terre sous le zoo. Aucune équipe d’entretien n’avait rien à faire à une telle profondeur ; le zoo, la cité, la civilisation même se trouvaient désormais très loin au-dessus de leur tête. Nul ne les entendrait crier ou appeler à l’aide ; nul ne saurait même quel sort ils auraient connu… Brett sentait de petits gémissements de peur lui monter dans la gorge. Il regarda Rose et se tranquillisa un peu devant son expression habituelle, calme, froide et implacable. Quoi qu’elle pût éprouver, si elle éprouvait quelque chose, cela ne l’affectait pas comme lui, et, à sa propre surprise, il se sentit mieux de la savoir à ses côtés ; les Elfes lui inspiraient une si grande terreur que même Rose Constantine lui paraissait rassurante en comparaison.

Le couloir s’arrêta enfin, barré par une porte en acier massif. Elle ne portait pas d’inscription et on n’y voyait ni poignée ni serrure. Brett regarda leur reflet déformé, à Rose et lui, sur le métal poli et un soudain frisson d’angoisse le parcourut : l’horreur les attendait de l’autre côté, il le sentait au plus profond de son être. Il sentait aussi une pression de plus en plus forte sur les boucliers mentaux qu’il avait appris à dresser depuis peu afin d’empêcher les pensées du monde d’entrer dans sa tête ; un esprit donnait des coups de boutoir contre ses murailles intérieures, un esprit monstrueusement grand, étranger, affamé. Brett ferma les yeux, les paupières plissées comme un enfant qui a peur du noir et de ce qui peut s’y cacher, et, les poings crispés, lutta pour maintenir en place ses boucliers mentaux. L’assaillant rit doucement, sans bruit, et tout à coup les attaques cessèrent, la pression disparut. Brett poussa un long soupir tremblant, ouvrit les yeux et découvrit Rose qui l’observait avec curiosité ; à l’évidence, elle n’avait rien perçu de son combat. Mais, avant qu’il pût prononcer un mot, des bruits se mirent à retentir : ceux d’une dizaine de solides verrous qui se débloquaient l’un après l’autre ; puis la porte s’ouvrit lentement vers l’intérieur, et tous deux durent reculer.

Ce fut l’odeur qui les frappa d’abord. Brett fronça le nez avec un grognement de dégoût : la puanteur lourde, humide, organique, avec pourtant un fond de poussière, exhalait le passage du temps, le cadavre et la putréfaction. Il fallait des années, voire des siècles accumulés pour parvenir à une telle pestilence. On entendait aussi des bruits, froissements, crépitements, accompagnés de clappements humides, visqueux. Le cœur de Brett cognait dans sa poitrine, et il respirait si fort qu’il risquait l’hyperventilation. Il ignorait ce qui les attendait au-delà de la porte mais il n’avait nulle envie de le découvrir. Il tourna vers Rose un regard de bête acculée ; elle tenait à la main un disrupteur, malgré l’ordre de Finn de n’emporter aucune arme. Il se contraignit à respirer plus lentement dans un effort pour se reprendre ; règle numéro un du bon escroc : ne jamais laisser voir sa nervosité à la cible ; qu’elle ne se doute jamais de l’importance qu’on attache à l’affaire.

« On nous attend, dirait-on, fit Rose d’un ton calme. Entrons dire bonjour.

— Après vous », répondit Brett.

Elle s’avança d’un pas majestueux dans la pénombre, et il la suivit en traînant les pieds. À l’intérieur, le spectacle était pire qu’il ne l’avait imaginé, pire qu’il n’aurait pu l’imaginer, et le peu d’assurance qu’il avait réussi à conserver se dissipa en un clin d’œil. On se serait cru dans une caverne creusée à même la roche, dans un ancien entrepôt abandonné depuis longtemps ou dans l’antichambre de l’enfer. Impossible d’en déterminer le volume total à cause du réseau impénétrable de fils qui l’encombrait entièrement.

D’épais filaments gris-rose s’étiraient d’un mur à l’autre et du sol au plafond, se croisaient et s’entremêlaient, formaient des motifs complexes si divers et labyrinthiques qu’ils donnaient une idée de l’infini. Des corps humains y étaient suspendus un peu partout, certains à demi dévorés, avec des bouts d’os brisés qui pointaient, blancs au milieu de la chair rouge pâle ; on voyait d’autres restes plus anciens, momifiés, et, ici et là, des faisceaux d’ossements soigneusement liés. Dans un coin, on avait entassé des crânes humains après les avoir méticuleusement curés, et les fils qui s’y rattachaient se perdaient dans l’obscurité du plafond. Une odeur lourde de mort et de décomposition rendait l’air irrespirable, et partout les filaments gris-rose vibraient doucement, constamment, jamais complètement immobiles.

Un étroit passage s’ouvrait dans l’écheveau, une trouée qui menait de la porte vers le centre de la salle, de la caverne, bref de l’immense espace, où les deux seuls êtres vivants de ce monde se tenaient assis dans des fauteuils démodés. Des filaments couraient sur eux et les rattachaient au reste de la toile ; manifestement, ni l’un ni l’autre n’avait quitté son siège depuis très longtemps.

Rose s’enfonça aussitôt dans le passage pour se diriger vers eux, et, naturellement, Brett ne put faire autrement que la suivre. Un grand hurlement retentissait au fond de lui. Le tunnel leur permettait tout juste de marcher de front ; Brett gardait les bras le long du corps pour éviter de frôler les fils gris-rose.

Plus il approchait, plus les deux personnages figés côte à côte dans une immobilité de cadavre lui paraissaient effrayants. Humains d’aspect mais non de nature, leurs traits creusés n’affichaient aucune expression connue de l’homme. On leur avait ouvert le sommet du crâne, à moins qu’il n’eût explosé sous la pression, et de là partaient tous les fils qui envahissaient l’espace ; ils avaient jailli de leur tête, extensions gris-rose de leur cerveau, conscience filamenteuse qui s’étirait dans toute la caverne, infiniment générée, infiniment ramifiée, tout entière vibrante de vie. Brett parcourut du regard les câbles tremblants, sidéré, horrifié en prenant conscience qu’il se déplaçait dans l’esprit commun des deux êtres. Le long des tissus cérébraux entrecroisés, nus, fins et délicats, les neurones jetaient des éclats intermittents comme de minuscules feux d’artifice.

Rose et lui arrivèrent enfin devant les deux personnages assis, s’arrêtèrent, et, pour la première fois, les silhouettes indistinctes bougèrent légèrement avec un bruissement qui évoquait le papier qu’on froisse. Peut-être tournèrent-elles les yeux, peut-être leurs lèvres minces s’étirèrent-elles en un petit sourire, peut-être s’agitèrent-elles un peu, impatientes de connaître les nouveaux venus. Chacune tendait un bras nu vers l’autre afin de pouvoir lui tenir la main ; elles avaient gardé cette position si longtemps que leur chair s’était fondue en une masse inséparable. Brett sentit une sérieuse envie de vomir lui monter dans la gorge. Depuis combien de temps ces deux-là n’avaient-ils pas quitté leurs sièges, le cerveau à l’air, hérissé de filaments gris-rose qui partaient dans tous les sens, en s’alimentant des pauvres crétins qui venaient leur rendre visite ?

Nous sommes les Harpes arachnéennes, dit l’un deux, ou peut-être les deux ensemble ; les mots résonnèrent dans la tête de Brett et de Rose ainsi que la voix des morts, mous et puants comme des fruits pourris, comme la somme de toutes les intentions les plus ignobles. Nous parlons au nom des Elfes. Exprimez-vous, petits humains ; montrez-vous éloquents et hardis, et peut-être ensuite… vous inviterons-nous à rester dîner.

Sans Rose, Brett aurait aussitôt détalé, et au diable Finn ; mais il savait qu’elle ne s’enfuirait pas et il ne pouvait pas l’abandonner dans cet épouvantable enfer. Alors il fixa son attention sur leurs deux hôtes rabougris, pour éviter de voir le réseau cérébral qui les entourait ou les corps à demi dévorés qui pendaient autour d’eux. Ils étaient si vieux, si ridés, si ratatinés qu’on aurait eu du mal à leur attribuer un sexe ; s’ils avaient un jour porté des vêtements, le tissu avait depuis longtemps pourri avant de tomber en poussière. Pourtant, malgré leurs traits morts, ils avaient le regard vif et vigilant. Brett prit une profonde inspiration, qu’il regretta aussitôt en sentant à nouveau la pestilence de l’atmosphère et se jeta à l’eau.

« Bonjour ; je m’appelle Brett Hasard et je vous présente Rose Constantine. Nous représentons Finn Durendal ; ne nous tuez pas avant d’avoir entendu ce que nous avons à dire, s’il vous plaît. C’est sympa, chez vous ; j’adore la déco. Euh… il y a longtemps que vous habitez ici ? »

Très longtemps, petit Hasard. Depuis que la Mater Mundi nous a créés à partir de l’humble glaise d’espsis ordinaires. Nous avons souffert, beaucoup souffert, mais qui étions-nous pour discuter avec la Mère de toutes les Âmes ? Elle nous a installés ici, dissimulés sous le vacarme d’esprits étrangers, pour que nous réfléchissions, calculions et résolvions ses problèmes. Quand les problèmes nous dépassaient, nous grandissions pour les appréhender. Nous étions ses cerveaux, ses créatures, faites pour servir ses buts. Naturellement, cela se passait au temps du Lion, à l’époque glorieuse de l’Empire où la situation commençait seulement à se détériorer. Pourtant, déjà, la Mater Mundi savait ; elle voyait ce qui se préparait et elle fabriquait des armes, des armes vivantes, des machines infernales prêtes à détruire ceux qui voudraient s’opposer à elle. Mais il y a eu un accroc ; la Mater Mundi ne s’est complètement éveillée que beaucoup trop tard. Aujourd’hui, elle n’existe plus, mais nous demeurons ; nous servons les Elfes à présent parce que notre nature nous oblige à servir quelqu’un et que nous attendons depuis bien longtemps notre revanche…

« Le Lion… dit tout bas Brett à Rose. Le grand-père de Lionnepierre ! Grands dieux, il y a des siècles qu’ils vivent ici, à grandir, à s’étendre…

— Pourquoi les cadavres ? » demanda Rose aux Harpes arachnéennes avec sa brutalité habituelle.

Nous ne pouvons pas sortir d’ici et nous avons toujours faim. Nous devons entretenir notre croissance, alimenter nos tissus. Ne vous effarouchez pas, petit Hasard : nous sommes tels que nous a faits un créateur qui nous dépasse tous. Nous avons opéré des prodiges en notre temps ; nos pensées ont emprunté des voies que les humains n’imaginent même pas. Les Elfes, eux, nous comprennent. Nous ne voulons pas que la surâme découvre notre existence ; elle chercherait à nous sauver, à nous débarrasser de notre folie, à nous séparer. Nous préférerions mourir. Nous sommes grands, extraordinaires, et nul ne nous interdira notre revanche, le triomphe que nous attendons depuis si longtemps.

« Ça ne s’arrange pas, fit Brett. D’accord ; pourquoi ce nom de “Harpes arachnéennes” ? »

Les deux silhouettes levèrent leur bras libre dans un concert de craquements jusqu’à ce que leurs longs doigts squelettiques touchent les fils délicats qui sortaient de leur crâne ; alors elles les pincèrent comme des cordes tendues, et des notes parfaites jaillirent dans la caverne pour former une musique atroce, totalement inhumaine, jouée sur les excroissances d’esprits vieux de plusieurs siècles.

Brett se plaqua les mains sur les oreilles pour ne plus entendre la terrifiante mélodie, mais elle envahit son esprit, âpre, stridente, empreinte de significations effrayantes ; il tomba à genoux, les yeux fermés, le visage crispé en un masque de douleur. Il voulut leur crier d’arrêter mais ses cordes vocales ne lui obéissaient plus ; il était trop petit, trop humain, trop sain d’esprit. Rose s’approcha de lui, posa une main rassurante sur son épaule, leva son disrupteur et le pointa sur la tête de gauche.

« Cessez, dit-elle d’une voix sonore. Cessez immédiatement ! »

Les Harpes arachnéennes lâchèrent les fils piquetés de neurones, et la musique s’interrompit, même si ses échos parurent perdurer anormalement dans l’air immobile. Brett écarta lentement les mains de ses oreilles ; il avait les paumes pleines de sang. Rose l’empoigna et le releva en tenant toujours sa cible en joue.

« Ça va, Brett ? demanda-t-elle sans le regarder.

— Je n’en sais rien. J’ai mal au crâne ; ça me change. Vous n’avez rien senti ? »

Elle haussa les épaules. « Je ne suis pas sensible à la musique.

— Normal. Remercions Dieu pour ses plus petits bienfaits et rechargeons nos armes. » Brett regarda les Harpes arachnéennes d’un œil noir. « Je devrais la laisser vous tuer. »

Vous avez l’un et l’autre un esprit très intéressant, répondit l’une, ou peut-être les deux, sans s’inquiéter de la menace de Brett ni du pistolet de Rose. Vous dressez des boucliers résistants, Brett Hasard, et vous, Rose Constantine, nous ne vous comprenons pas ; vous êtes… trop différente. Nous avions prévu de vous posséder tous les deux, de vous asservir, de trouver l’adresse de Finn Durendal dans votre tête puis de vous renvoyer chez lui pour vous obliger à le tuer lentement, pour notre plaisir. Mais c’est impossible et nous allons donc écouter votre proposition. Qu’avez-vous à nous offrir ?

Brett le leur dit. Il y eut un long silence puis un bruit étrange envahit l’espace, semblable à un soupir haché : les Harpes arachnéennes riaient.

Nous acceptons. Dites à votre maître que les Elfes collaboreront avec lui pour l’occasion afin de détruire les parangons une fois pour toutes. Vous pouvez partir ; mais revenez, nous vous en prions. Vos esprits nous fascinent et nous sommes impatients de nous y attaquer.

Brett craqua : il tourna les talons, se précipita dans le passage parmi les filaments cérébraux et regagna le couloir extérieur au grand galop. Rose, elle, recula lentement, le disrupteur toujours pointé sur les Harpes arachnéennes. Mais, alors qu’ils avaient quitté la salle, la caverne, l’enfer vivant, et que la porte s’était refermée, ils continuèrent d’entendre leur rire sec et bruissant jusqu’à la surface.

 

*

 

Les réunions du Club de l’Enfer débutaient toujours par une partouze : il fallait satisfaire le corps et ses appétits pour clarifier l’esprit, contenter le physique, ses besoins, ses caprices pour permettre à l’intellect de se concentrer sur d’autres sujets, pour que les plaisirs immédiats de la chair n’empiètent pas sur ceux, plus subtils, du complot et de la trahison. Par principe, les démons du Club ne se refusaient rien.

Le sol de l’immense salle était entièrement recouvert de coussins, de draps de soie et d’autres textures agréables à l’épiderme, dans l’air flottaient des parfums capiteux et des phéromones de synthèse, et, dans un coin, un orchestre, les yeux bandés, jouait bruyamment. On servait toutes sortes d’alcools et de drogues, et partout… des corps s’agitaient à l’unisson, se plongeaient les uns dans les autres et s’absorbaient dans l’instant, en accord avec la philosophie du Club de l’Enfer : Je fais ce que je veux, et malheur à celui qui se met en travers de mon chemin.

Par la suite, nus, assis ou couchés, ils attendirent que leur respiration s’apaise et que leur sueur s’évapore tandis que des membres adeptes de la soumission, qui souriaient béatement sous les coups ou les viols, se déplaçaient parmi eux avec des rafraîchissements et des amuse-gueules d’une nature obscure et déplaisante. La centaine de démons qui avaient pu se libérer s’étaient réunis pour discuter de Finn Durendal et de ses initiatives agaçantes. Le débat promettait de durer, mais cela n’avait rien d’original, car tout le monde avait bien l’intention de faire entendre sa voix. Tel Markham, un ventre confortable en guise d’oreiller, parcourut la salle d’un œil songeur.

Il appartenait à de nombreuses organisations : membre du Parlement et de la Cour fantôme, partisan de l’Humanité pure, recteur de l’Église officielle et démon de longue date du Club de l’Enfer, il aurait été prêt à s’inscrire chez les Elfes s’ils avaient accepté sa candidature. Il avait pour credo de profiter de tous les avantages possibles, de réunir tous les soutiens disponibles sous le prétexte inattaquable qu’on ne sait jamais quand on peut en avoir besoin. Il avait sa carte dans tant de mouvements clandestins qu’il en avait quasiment perdu le compte ; ses ordinateurs s’occupaient de son agenda compliqué afin de lui assurer de toujours savoir où il devait se trouver et pourquoi. La plupart des groupes dont il faisait partie ignoraient tout de ses autres accointances – simple question de courtoisie de sa part : chaque faction voulait se croire la seule qui comptait.

Par chance, Tel Markham, parlementaire bien établi, n’avait plus à faire à la Chambre que de rares apparitions en personne, lors des débats importants ; le reste du temps, une IA de bas niveau gérait son double holographique et prenait des notes à soumettre ultérieurement à l’étude de son personnel, chargé, comme tout bon personnel, des affaires courantes. Les réunions du Club de l’Enfer, toutefois, lui posaient plus de problèmes que la majorité des autres, parce que la direction tenait à choisir chaque fois un nouveau lieu de rendez-vous qu’elle ne dévoilait qu’à quelques heures de l’échéance afin de se protéger des intrus et des infiltrés.

Markham tâchait de participer le plus souvent possible à ces assemblées.

Ce jour-là, le Club occupait une église à l’abandon dans un quartier de la cité destiné à une remise en valeur. A-t-on prononcé l’exécration de ce bâtiment ? avait-il demandé en arrivant. Ça ne va pas tarder, lui avait-on répondu, et il avait eu un petit rire forcé.

Frankie ouvrit la discussion. D’un certain âge, grande, d’une volupté à la limite du supportable, elle avait des traits durs, acérés, et une longue crinière d’un blanc pur qui tombait jusqu’à sa taille souple. Markham adorait la regarder respirer, mais il avait assez de bon sens pour éviter de l’approcher ; à la différence de beaucoup de démons, elle ne jouait pas la comédie : elle avait assassiné vingt-sept personnes, dont deux ex-amants, toutes connues de Markham. Il avait la certitude qu’elle faisait partie du noyau le plus dur du Club ; Frankie ne faisait pas les choses à moitié.

Le Club de l’Enfer se composait de cercles concentriques, avec les dilettantes et les aspirants à la périphérie et les dialecticiens les plus dangereux au centre. On pouvait progresser autant qu’on voulait – ou qu’on pouvait le supporter –, il restait toujours des cercles à l’intérieur de ceux qu’on croyait les plus proches du pouvoir. Ce système avait pour but de limiter le nombre de gens qu’un membre pouvait trahir en cas de capture, mais il existait surtout parce que tout le monde n’avait pas le cran d’affronter les actions du Club – ou celles qu’il projetait. Markham se trouvait déjà très haut dans la hiérarchie et il comptait bien continuer à monter, mais, même s’il se savait dépourvu du plus petit germe de conscience, il y avait des actes qu’il refusait de commettre. Il était ambitieux, pas fou.

On murmurait qu’au cœur du Club les idées extrémistes des fondateurs survivaient : anarchie complète pour l’Empire et l’humanité ; un nouvel Empire sans conscience, sans pitié, sans contrainte, le chaos divin, une ère de plaisirs atroces et de souffrances sublimes où les classes inférieures, celles qui n’appartenaient pas au Club, serviraient comme esclaves, objets, biens meubles pour accomplir toutes les besognes indispensables, satisfaire tous les caprices de leurs maîtres, vivre et mourir à leur gré, tandis que le Club créerait pour chacun un glorieux enfer sur terre.

Markham n’embrassait pas ces idéaux – il ne comptait partager le pouvoir avec personne – mais il avait assez de bon sens pour garder ses opinions pour lui. Il voyait le Club de l’Enfer comme un instrument parmi d’autres, un moyen d’accéder à ses désirs ; et il avait le pressentiment que beaucoup d’autres membres pensaient comme lui en privé.

« Eh bien, dit Frankie de sa voix grave et sensuelle qui donnait l’impression de recevoir un gant de cuir en plein visage, que devons-nous faire du Durendal ? Le cher homme, nous connaissons tous ses plans et il a fait bien du chemin en peu de temps, mais j’ai le sentiment qu’il menace de nous couper l’herbe sous le pied. Le Club de l’Enfer regroupe les démons et les ennemis officiels de l’Âge d’Or par choix personnel et populaire. Si quelqu’un doit renverser le Trône, c’est nous.

— Il a de bonnes intentions, fit une jeune et jolie créature de sexe indéterminé, et j’adore encourager les nouveaux talents.

— Il faut liquider ce présomptueux ! s’exclama sèchement un personnage excessivement gras, avec tant de piercings qu’il cliquetait en respirant. Il aurait dû s’adresser d’abord à nous. Quelle insolence de projeter des atrocités sans nous y associer !

— Néanmoins, intervint Markham, dont la voix de politicien aguerri trancha aisément sur les autres, ne trouvez-vous pas réjouissante l’idée du plus grand parangon de tous les temps devenant le plus grand criminel de l’Empire ? D’un homme qui a voué sa vie à protéger l’Empire et ses valeurs devenant l’instrument de sa ruine ? Ah, l’ironie, quel bonheur pour l’âme ! Laissons-le s’amuser ; laissons-le abattre le gros du travail, attirer des partisans, mûrir ses plans, et, quand le Trône se trouvera vraiment en danger, nous sortirons de l’ombre pour récolter sa moisson, intégrer le Durendal à nos rangs, que ça lui plaise ou non. C’est la stratégie du Club de l’Enfer, après tout.

— Naturellement, répondit Frankie en étirant sa magnifique silhouette avec une langoureuse mollesse. On peut séduire tout le monde.

— Vous êtes bien placée pour le savoir, fit Markham avec largesse. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je vais vous laisser régler les détails ; une autre réunion m’attend. Le Parlement va entrer en séance et je dois y assister.

— Ah, bien sûr, dit Frankie. Amusez-vous bien, mon membre préféré… »

 

*

 

Dans son bureau somptueux, au milieu du butin de sa victoire, Angelo Bellini, nouveau patriarche de la seule véritable Église, recevait son deuxième visiteur important de la journée. On avait soigneusement gratté les restes du précédent avant de les faire disparaître, et la pièce avait retrouvé son aspect normal, même si les extracteurs d’air tournaient à plein régime.

Angelo se leva de son fauteuil et accueillit d’un petit hochement de tête le représentant, ou ce qui s’en rapprochait le plus, des extatiques. De taille moyenne, l’homme était un peu maigre, sans doute parce qu’il oubliait souvent de manger à force de vivre dans un état d’orgasme constant. Il portait une robe d’un gris uniforme, il sentait fort et on aurait dit qu’il se déplaçait sur un coussin d’air.

De près, l’extatique n’avait rien de très impressionnant ; néanmoins, son sourire inaltérable faisait une impression vaguement inquiétante, et il y avait quelque chose dans son regard… Du geste, Angelo l’invita à s’asseoir ; plutôt crever que serrer la main à ce type. L’autre se laissa tomber comme un pantin désarticulé sur le siège à dos droit réservé aux visiteurs tandis qu’Angelo s’installait douillettement dans son luxueux fauteuil.

« Appelez-moi Joie, dit tout à coup l’extatique d’une voix empreinte d’un enthousiasme non feint quoique un peu nébuleux. C’est un pseudonyme, naturellement ; je n’ai plus la patience de m’attacher aux patronymes officiels. D’ailleurs, mon passé ne présente aucun intérêt ni pour vous ni pour moi. Je me sens bien ici ; je me sens bien partout. Nous nous sommes croisés au couronnement de Douglas, vous et moi ; nous avons échangé quelques mots. Ou peut-être pas. C’est très difficile d’avoir des certitudes sur ce qui n’a pas d’importance. J’adore le chocolat.

— Bravo, fit Angelo ; vous avez frôlé le discours cohérent pendant un moment, même s’il n’avait rien de très passionnant. Êtes-vous à votre aise ?

— Oh, toujours. Vraiment ; vous n’avez pas idée.

— Pourriez-vous cesser de sourire comme ça, s’il vous plaît ? Ça ne fait pas naturel.

— À vos yeux, peut-être ; pour moi, le monde est bon, immense, merveilleux, gorgé de plaisir. Appelez-moi Joie. Vous m’avez convoqué, me voici. Vous avez beaucoup travaillé dans cette pièce ; je ne l’aime pas. Quelqu’un est mort ici récemment. »

Angelo dévisagea l’extatique, les yeux plissés. Il n’avait jamais prêté beaucoup d’attention aux extravagantes prétentions des extatiques à percer le voile de la réalité, mais cette dernière remarque, prononcée avec tant de détachement, l’ébranlait. Il fit un effort pour se détendre ; l’autre pouvait dire ce qu’il voulait, ça n’avait pas d’importance.

« Le précédent patriarche de l’Église, le très vénérable Roland Wentworth, a démissionné, déclara-t-il sans ambages. Raisons de santé. Il nous a quittés sans espoir de retour ; je le remplace donc en tant que chef de l’Église du Christ transcendant et des glorieux militants de l’Église, et il n’y a pas de place dans notre nouvelle congrégation pour des gens comme vous, pour une… philosophie aussi ostensiblement hédoniste. Nous ne croyons qu’au service, à la loyauté, à une autodiscipline rigide ; vous n’apporteriez rien à notre cause, vous seriez incapables de servir dans la sainte guerre à venir et, par votre nature même, vous jetteriez l’opprobre sur l’Église. Vous me dégoûtez ; en conséquence, j’excommunie les extatiques et j’interdis la chirurgie qui produit vos semblables. Je vous expulse de notre mère l’Église, dont vous ne bénéficierez plus du réconfort ni de la protection. Vous ne cadrez pas avec l’image nouvelle que nous voulons donner. »

Angelo se rendit compte qu’il en révélait plus qu’il n’en avait l’intention, plus que nécessaire, mais le sourire et le regard d’un calme inébranlable de l’extatique assis devant lui l’aiguillonnaient, le poussaient à chercher ce qui pourrait détruire cette sereine maîtrise de soi. Il avait envie de lui faire mal, de l’effrayer, de l’obliger à crier de peur, à pleurer, à implorer sa pitié – en vain, naturellement.

« Vous ne voulez pas de nous parce que vous ne pouvez pas vous permettre de tolérer au sein de l’Église l’existence d’une seconde base de pouvoir qui risquerait de s’opposer à vous, dit Joie d’un ton étonnamment rationnel. Je le savais, nous le savions tous. C’est la raison de ma présence ici.

— Vous le saviez ? fit Angelo, abasourdi. Comment ? Qui a parlé ? Aucun de mes agents n’aurait…

— Nul n’a eu besoin de nous avertir. Vous n’avez jamais compris ce que nous représentons, Angelo Bellini, ce que nous voyons, ce que nous savons. Physiquement libérés des contraintes de l’instant, nous avons le loisir de voyager par l’esprit dans le passé, le présent et l’avenir ; nous avons débarrassé nos pensées des chaînes de la rationalité. Je vois en vous et au-delà de vous, Angelo, aussi clairement que je vois les instruments de votre bureau. Derrière vous, le Durendal ; devant vous, la terreur. Rien ne nous échappe ; nous n’avons simplement pas envie de nous fatiguer à prévenir les gens concernés. Il y a des Lumineux qui marchent parmi vous sans que vous les remarquiez, occupés à des missions inconnues ; il y a des anges dans le ciel et des démons dans la terre. Nous entendons des voix qui n’existent pas et voyons des événements qui ne se réaliseront peut-être pas. J’ai vu l’avenir retomber dans le passé, les morts ressusciter ; je distingue votre aura et elle est vraiment très laide.

— Fermez-la ! cria Angelo. Fermez votre gueule ! » Il avait les poils des bras et de la nuque hérissés, il transpirait et sentait un froid glacial dans ses paumes, comme si quelqu’un avait marché sur sa tombe. Il tremblait d’une peur terrible dont il ignorait la cause. « Vous êtes ici parce que je vous en ai donné l’ordre, pour écouter ce que j’ai à dire ! Rien ne vous oblige à mourir ; vous pouvez repasser à la chirurgie, vous soumettre au bistouri, nous laisser réinstaller des systèmes de régulation dans votre cerveau, continuer à vivre au service de la nouvelle Église… »

Joie le coupa d’un ton amène : « Non ; nous ne redeviendrons jamais de simples humains. Nous préférerions mourir.

— Alors crevez ! » fit Angelo avec haine.

Mais, comme il tendait la main vers le panneau qui commandait l’explosion de la bombe – récemment changée – placée sous le siège de l’extatique, celui-ci se pencha brusquement en avant, passa les mains sous son fauteuil et arracha l’engin infernal ; il le tint à hauteur d’yeux un moment, l’examina d’un air curieux puis le lança par-dessus le bureau, droit vers le bouton qui en commandait la détonation. Angelo poussa un cri d’horreur et, d’un bond, intercepta la bombe en plein vol ; il s’écarta vivement du meuble, posa l’engin par terre avec un luxe de précautions puis recula, l’esprit plein des images atroces de la mort du précédent patriarche. Soudain il se tourna, le souffle court, certain de trouver Joie l’index sur le bouton ; mais il ne vit nulle trace de l’extatique : il était sorti aussi discrètement qu’il était entré, en profitant de la distraction de son hôte.

Comment pouvait-il être au courant de la bombe sous son siège ? Que sait-il d’autre et à qui risque-t-il d’en parler ? De toute façon, ce qu’un extatique sait…

Il s’appuya sur son bureau et enfonça la touche com avec une violence bien inutile. « Sécurité ! Il y a un extatique dans le bâtiment ! Tuez-le, abattez-le ! Et, une fois certains que cet être contre nature est bien mort, apportez-moi son cadavre, que je le voie de mes propres yeux ! »

Les agents quadrillèrent la cathédrale au pas de course, poussés par les ordres de plus en plus hystériques du patriarche, mais l’extatique resta introuvable. Nul ne le vit sortir et il n’apparut sur aucun écran de la sécurité, ce qui relevait de l’impossible. Alors Angelo appela ses partisans parmi les Hommes Nouveaux les plus fanatiques et leur donna l’ordre de mettre à mort tous les extatiques de toutes les villes sur tous les mondes ; ils allaient voir la vraie signification d’une excommunication… Les tenants de la loi pouvaient bien bêler tant qu’ils voudraient ; le temps qu’ils réagissent, tout serait fini. Et, si certains de ses assassins se faisaient prendre, ma foi, les fanatiques n’aspiraient qu’à devenir des martyrs pour la cause…

En tant que mouvement, les extatiques étaient finis ; ils n’existaient déjà plus ; ils appartenaient au passé.

Pourtant, Angelo n’en tirait aucun réconfort.

Devant vous, la terreur…

 

*

 

Dans l’heure qui suivit, le Défilé des Innombrables se retrouva grouillant d’Hommes Nouveaux fanatisés qui, farauds dans leur nouvelle armure ecclésiastique, armés de pistolets, d’épées et d’un zèle missionnaire, pourchassaient les extatiques et les tuaient dans les rues, sous les yeux de tous. Les policiers se mobilisèrent en masse pour les arrêter et appelèrent des renforts de toutes les villes environnantes, mais leurs forces restaient néanmoins trop clairsemées et largement inférieures en nombre. Excommuniés, condamnés et maudits par l’Église pour hérésie, les extatiques se virent jetés à la porte de leurs séminaires, retraites et chapelles, dont on boucla les serrures derrière eux ; nul fidèle de l’Église n’acceptait de prendre le risque de les cacher ni de les secourir. Les Hommes Nouveaux parcouraient les rues de la cité en hurlant comme des loups, l’épée dégouttante de sang. La plupart des extatiques formaient des proies faciles : loin de s’enfuir, ils marchaient calmement et ne se défendaient pas, par incapacité ou par manque de volonté ; ils souriaient avec bonté à leurs assassins sans chercher à leur échapper et ils mouraient sans bruit, sans se départir de leur troublant sourire. Les cadavres s’amoncelaient et le sang coulait dans les caniveaux de la cité idéale. Quand les policiers tentaient d’intervenir, les Hommes Nouveaux les abattaient eux aussi.

Le parangon Emma Dacier entendit des tirs de disrupteurs et, fondant du ciel sur son traîneau antigrav, vit une demi-douzaine d’Hommes Nouveaux en tenue de militants de l’Église en train de poursuivre un extatique sur une avenue. Sans se cacher, ils ouvraient le feu sur lui, mais, par miracle, il parvenait toujours à esquiver les traits d’énergie. Il courait au milieu de la chaussée, heureusement sans aucun trafic pour le moment, tandis que, sur son passage, des badauds sur les trottoirs l’abreuvaient de lazzis et d’insultes ; ils s’égaillèrent comme des moutons apeurés quand le traîneau d’Emma descendit à toute allure dans un hurlement strident et pila net entre les Hommes Nouveaux et leur gibier. Les six hommes s’arrêtèrent en se bousculant tandis qu’elle sautait de son véhicule, le disrupteur et l’épée à la main. C’étaient des fanatiques mais ils connaissaient sa réputation.

Ils échangèrent quelques coups d’œil incertains, regardèrent l’extatique qui se tenait, silencieux, derrière le traîneau, et leur rendait leur regard en souriant, puis Emma Dacier qui avançait lentement sur eux. En toute autre circonstance, ils auraient sans doute choisi la solution la plus raisonnable et pris leurs jambes à leur cou ; mais la chasse leur avait tourné la tête, le sang de leurs précédentes victimes dégoulinait encore de leurs épées et, après tout, ils étaient six contre un seul parangon ; or ils avaient appris lors des émeutes que les parangons mouraient parfois aussi facilement que le premier venu. Un des hommes leva son disrupteur et tira à bout portant ; le trait d’énergie ricocha sur le bouclier de force au bras d’Emma. Le combat était engagé ; les Hommes Nouveaux se ruèrent sur leur adversaire en poussant des cris inarticulés.

Emma élimina les deux premiers avec une efficacité impitoyable ; dans un flou étincelant, son épée trancha une gorge et ouvrit un ventre, puis elle bondit avant même que ses victimes n’aient touché le sol éclaboussé de sang et se jeta parmi les quatre hommes restants sans leur laisser le temps de comprendre ce qui se passait. Ils hurlèrent en sentant l’acier déchirer leur chair alors que leurs propres armes ne fendaient que l’air. C’étaient des fanatiques mais elle était une guerrière. Elle les tua tous en quelques instants puis parcourut sans hâte les alentours du regard : six cadavres sanglants gisaient dans la rue et elle n’avait même pas le souffle court. Sur les trottoirs, les témoins de la scène se taisaient, l’air maussade, furieux d’avoir été privés du massacre qu’ils attendaient. Une femme s’avança, enlaidie par une expression glaciale, et foudroya Emma Dacier du regard.

« Comment osez-vous contrarier l’œuvre de Dieu ? Cette créature est une abomination ! Elle doit mourir. » Elle se tourna vers les autres spectateurs, en quête de soutien. « Tuons l’abomination ! Le parangon ne peut pas tous nous arrêter !

— Vous, si », répliqua Emma. Elle pointa son disrupteur sur le front de la femme. « Et vous seriez surpris du nombre de gens que je peux abattre si on m’énerve assez. »

Les spectateurs regardèrent les Hommes Nouveaux qui baignaient dans leur sang puis commencèrent à se disperser : ils soutenaient peut-être les idées de l’Humanité pure, mais ils n’étaient pas prêts à mourir pour elles ; en tout cas, pas tout de suite. L’agitatrice fixa une dernière fois un œil noir sur Emma, cracha en direction de l’extatique puis tourna les talons et s’en alla. Le parangon la tint en joue jusqu’à ce qu’elle passe l’angle d’une rue, puis elle rangea son arme et se tourna vers l’objet de leur haine. Il se tenait à côté d’elle et souriait toujours. Emma le fusilla du regard.

« Vous pouvez m’expliquer ce foutoir ?

— Je m’appelle Joie. Vous devez me protéger ; c’est indispensable ; je détiens des renseignements importants. Je vois l’Empire à venir, né dans le sang et la terreur ; je vois des légendes en marche et des héros qui sombrent du côté obscur. Vous savez que vous avez une aura magnifique ? Les Lumineux s’agglutinent autour de vous comme des papillons autour d’un chalumeau. Celui en qui vous avez le plus confiance vous trahira. C’est très triste mais pas très original…

— Qu’est-ce que vous racontez ? Pourquoi ces tarés d’Hommes Nouveaux voulaient-ils vous tuer ? On ne parle que d’assassinats d’extatiques sur tous les canaux com ; que se passe-t-il ?

— On nous a excommuniés, expliqua Joie d’un ton patient. Nous tuer est devenu un geste saint ; l’Ange l’a dit. Pour la plupart, nous n’y attachons pas d’importance : la vie et la mort se ressemblent beaucoup plus qu’on ne le croit généralement. Mais, moi, je suis différent, vous l’aurez peut-être remarqué ; je sais des secrets, je connais le passé, le présent, l’avenir. Je ne puis vous révéler mes renseignements : d’autres risqueraient de les arracher à votre esprit. »

Emma hocha lentement la tête. « D’accord ; vos derniers propos avaient l’air à peu près cohérents. Suivez-moi ; je vais vous faire placer sous protection le temps qu’on y voie un peu plus clair dans ce délire.

— Hélas, ils me retrouveraient ! Les Hommes Nouveaux traversent désormais les murs et passent sous les portes. Pour quelqu’un comme moi, il n’existe qu’un seul abri sûr ; vous devez m’y conduire et me garder des attaques sur le trajet. Emmenez-moi à Nouvel-Espoir, Emma Dacier, pour préserver l’âme de tous.

— La ville des espsis ? Le cœur de la surâme ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils accepteraient de se mettre en danger pour vous ?

— Parce que les mentaux ont eux-mêmes été pourchassés et qu’ils ne l’ont pas oublié. »

Emma ne trouva rien à répondre. Elle examina la rue : il n’y restait plus qu’eux deux, mais de nombreux regards les observaient des fenêtres. Quelqu’un avait certainement averti l’Église à l’heure qu’il était, et de nouveaux assassins, plus nombreux, devaient converger vers eux. Et, si Joie détenait vraiment des renseignements confidentiels assez dangereux pour menacer la récente popularité de l’Église militante… Emma eut un sourire torve.

« O.K., Joie, vous venez de gagner un transport gratuit ; grimpez derrière moi sur le traîneau. Mais pas de mains baladeuses, et, si vous avez le mal de l’air, tâchez de viser sur les côtés. Et formez le vœu que les espsis se montrent aussi accueillants que vous avez l’air de le penser : on n’entre pas dans Nouvel-Espoir sans autorisation.

— Précisément », dit l’extatique.

Emma ne put s’empêcher de sourire ; elle retourna près de son appareil, aida son passager à monter et décolla en direction des nuages, en poussant le moteur à plein régime pour éviter d’offrir un objectif à d’éventuels tireurs postés sur les toits. Plus vite elle arriverait à Nouvel-Espoir, mieux cela vaudrait : elle avait l’impression d’avoir une grande cible peinte dans le dos.

 

*

 

La ville espsi de Nouvel-Espoir, noyau central de la surâme, ne se trouvait qu’à une quinzaine de kilomètres au nord du Défilé des Innombrables, mais les Hommes Nouveaux manifestèrent une farouche détermination à empêcher Emma et son nouvel ami d’y parvenir. Plusieurs dizaines de traîneaux antigrav jaillirent d’abord du haut du ciel et ouvrirent le feu de toute part ; le parangon se mit à voler en zigzag, à monter et à descendre, à profiter au mieux des courants thermiques pour rendre son trajet imprévisible. Les boucliers de force de son appareil jetaient des éclats aveuglants en absorbant les impacts d’énergie, toujours au bord de la surcharge et de l’effondrement, mais sans jamais lâcher ; apparemment, les améliorations qu’elle avait amoureusement apportées à son véhicule se révélaient payantes.

Des traits d’énergie s’entrecroisaient autour d’elle tandis qu’elle jetait son traîneau de droite et de gauche, s’élevait et chutait entre les hauts bâtiments de la cité. À si grande vitesse, les turbulences glacées que rabattait le bouclier de proue devenaient des coups de rasoir, mais Emma n’y prêtait pas attention ; son sang bouillait dans ses veines et elle affichait un sourire encore plus béat que celui de l’extatique. Pour la première fois depuis son arrivée sur Logres, elle avait l’occasion de prendre un peu d’exercice ; l’ennemi se dévoilait enfin, et il allait payer de son sang cette imprudence. Nul ne savait piloter mieux qu’elle un traîneau antigrav ; elle avait appris à la dure, en combattant les pirates aériens de Rhiannon.

Une dizaine d’appareils foncèrent sur elle de front en tirant de tous leurs canons. Emma opéra un virage serré en criant à l’extatique de s’accrocher aux arceaux de renfort, et, pendant quelques secondes, elle se trouva de flanc par rapport à ses assaillants, dont les traits d’énergie perforèrent la façade d’un immeuble derrière elle ; murs et fenêtres explosèrent, et des boules de feu s’épanouirent dans l’air froid. Les Hommes Nouveaux manœuvrèrent pour barrer le passage à la jeune femme sans lui laisser aucune issue – du moins le croyaient-ils. Emma fit pivoter son appareil et fila droit sur le bâtiment en feu.

À la vitesse où elle se déplaçait, les flammes la touchaient à peine et les boucliers de force bloquaient la plus grande partie de leur chaleur ; néanmoins, pendant un moment, elle eut l’impression de traverser le soleil. Elle ferma les yeux et retint sa respiration en espérant que son passager avait assez de bon sens pour en faire autant. Une seconde plus tard, elle pulvérisa la baie vitrée de l’autre côté de l’immeuble et retrouva l’air glacial du dehors. Elle poussa un grand cri de triomphe et décrivit un large arc de cercle pour prendre ses adversaires à revers. Elle avait les cheveux roussis, sa peau à nu l’élançait douloureusement et sa cape avait pris feu sur une épaule ; sans y penser, elle éteignit les flammes de quelques tapes et, avec un nouveau hurlement de bonheur, elle ouvrit le feu sur les traîneaux des Hommes Nouveaux, qui explosèrent ; leurs épaves fumantes et des corps brisés tombèrent du ciel comme des oiseaux calcinés et plongèrent vers les rues, très loin en contrebas.

Ils auraient dû investir comme elle dans des boucliers de poupe de bonne qualité.

Emma aurait pu appeler à l’aide par le canal d’urgence des parangons, mais elle n’en fit rien, d’abord par amour-propre, mais surtout parce qu’elle ignorait à qui se fier encore. Joie avait raison sur un point : l’Humanité pure avait des partisans partout, même dans la police. Mieux valait conduire l’extatique le plus vite possible à son refuge en espérant que les espsis manifesteraient autant de plaisir à le recevoir qu’il le croyait ; même les Hommes Nouveaux y réfléchiraient à deux fois avant d’affronter la surâme.

Elle poussa donc son engin au maximum de sa puissance en déclenchant ses canons en surchauffe sur tous ceux qui avaient la stupidité de lui tirer dessus et en rentrant dans les traîneaux qui ne s’écartaient pas assez vite de sa route. Elle avait entonné les vieux chants de guerre de Brumonde, qui dataient de l’époque où sa planète natale était la seule à se rebeller ouvertement contre la redoutable impératrice Lionnepierre, et sa voix s’élevait, empreinte d’orgueil et de défi, tandis qu’elle se frayait un chemin parmi des ennemis largement supérieurs en nombre. Elle avait encaissé quelques coups, on voyait des enfoncements et des plaques gauchies dans le blindage de son appareil, mais la plupart de ses boucliers de force tenaient toujours et elle arrivait à la périphérie de la cité. Prochain arrêt : Nouvel-Espoir. Elle songea soudain que, si tant de monde tenait à ce point à l’arrêter, ce que savait ou croyait savoir l’extatique devait vraiment valoir la peine qu’on le protège, même si elle ignorait ce dont il s’agissait.

Elle dépassa en coup de vent les dernières tours et, tout à coup, plus aucun traîneau ne la suivit. Elle accéléra, laissa la cité derrière elle et prit lentement conscience que même le trafic aérien commercial avait apparemment choisi d’autres trajets que le sien : elle volait seule dans le ciel. Elle plissa le front, aussitôt méfiante, examina ses détecteurs de bord sans rien repérer autour d’elle. Elle s’en était tirée, semblait-il ; les Hommes Nouveaux avaient abandonné la poursuite. Pourtant, parangon mais aussi brumondienne et pétrie de la fourberie et de la paranoïa de sa planète natale, Emma ne se fiait jamais entièrement à ses instruments, surtout quand son instinct tirait toutes les sonnettes d’alarme ; aussi l’apparition subite d’une barge militaire de cinquante tonnes dans les nuages devant elle ne la prit-elle pas au dépourvu.

Il ne faisait aucun doute que l’appareil appartenait à l’armée, malgré le mal qu’on s’était donné pour dissimuler ses marques d’immatriculation et ses emblèmes ; soit des Hommes Nouveaux l’avaient détourné, soit son équipage se composait de soldats militants de l’Humanité pure. Quoi qu’il en soit, énorme et menaçant, il fonçait droit sur elle, protégé par un chevauchement de boucliers de force et bourré de rangées de canons disrupteurs qui se tournaient vers elle. Emma plongea aussitôt vers le sol, quasiment à la verticale ; Joie se raccrocha à elle, les deux bras autour de sa taille, et elle le laissa faire. Les sourcils froncés, elle passait rapidement en revue les stratégies qui s’offraient à elle. Tas de salauds ! Une barge antigrav ! Ça, elle ne l’avait pas prévu, et un gros modèle en plus, avec des boucliers et une puissance de feu infiniment supérieurs aux siens. Mais, à côté d’un traîneau, ce monstre manœuvrait lentement, lourdement ; elle ne le distancerait pas, elle n’échapperait pas à ses ordinateurs de tir, mais elle avait peut-être une petite chance de se montrer plus maligne que ses occupants. C’est l’équipage qui fait la valeur du bâtiment…

Les premiers traits d’énergie la frôlèrent d’un peu trop près. Elle interrompit sa descente en tirant si fort sur la barre que l’appareil protesta bruyamment ; sans y prêter attention, elle fonça vers l’horizon en sacrifiant un peu de vitesse à effectuer des zigzags à quelques mètres à peine du sol. Les gens qui circulaient sur les routes levaient vers elle des regards stupéfaits ; Emma avait envie de leur faire coucou de la main, mais elle se retint : elle devait songer à sa dignité. Elle poussa le moteur bien au-delà de ses capacités théoriques et sentit la structure tout entière du traîneau se mettre à trembler ; les turbines émettaient des bruits bizarres qui tendaient vers le menaçant. Emma leur parla d’un ton apaisant : elle avait investi de nombreuses heures de travail dans le traîneau ; il tiendrait, il le fallait. Les tirs de disrupteur continuaient à s’entrecroiser autour d’elle et creusaient des cratères fumants dans le sol malgré ses manœuvres d’évasion. Réfléchis, bon sang, réfléchis ! Il doit bien y avoir un moyen…

La réponse lui apparut soudain – une réponse si folle, si risquée que, si elle n’y avait pas pensé elle-même, elle aurait abattu par principe celui qui la lui aurait proposée, mais… Emma Dacier entonna son chant de guerre d’une voix qui se brisait et remonta vers les nuages à toute vitesse ; elle coupa tous ses boucliers de force pour fournir davantage de puissance au moteur. Derrière elle, l’extatique avait enfoui son visage entre ses omoplates pour ne pas voir ce qui se passait ; Emma ne pouvait pas lui en vouloir.

La barge antigrav dominait le ciel au-dessus d’elle et grandissait à vue d’œil. Emma fila devant sa proue qu’elle n’évita que d’un mètre à peine, et elle poursuivit son ascension. Les canons disrupteurs n’avaient pas réussi à la suivre. La jeune femme fit basculer encore son traîneau et elle se retrouva en train de voler la tête en bas avec son passager, tous deux retenus par les harnais de sécurité ; la force centrifuge attira le sang d’Emma de sa tête vers ses pieds, mais elle refusa de perdre connaissance. Elle continua d’accélérer jusqu’au moment où, avec une soudaineté qui lui coupa le souffle, ils sortirent du looping, revenus à l’horizontale, la tête en haut, derrière la barge vers laquelle ils fonçaient à toute allure.

Plus précisément, ils se dirigeaient vers les évents arrière de ses moteurs où se situait l’unique brèche dans les boucliers de force, destinée à permettre à la chaleur de se dissiper – petite erreur de conception. Emma tira de tous ses disrupteurs de bord, et il en résulta une explosion d’une puissance tout à fait réjouissante. De grandes flammes jaillirent, qu’elle évita au prix d’une manœuvre quasiment suicidaire, suivies par d’épais tourbillons de fumée noire. La barge s’inclina lentement sur le flanc tandis que les cellules de carburant se désactivaient les unes après les autres pour ne pas alimenter les déflagrations, puis l’engin entama sa lente, son inexorable chute. Emma éclata d’un rire rauque, fit demi-tour et reprit la direction de Nouvel-Espoir.

« Et on me traite de fou ! » s’exclama Joie, le nez toujours dans la cape du parangon.

Nul ne tenta plus de les arrêter.

 

*

 

Nouvel-Espoir flottait dans les nuages, vaste métropole de trente kilomètres de diamètre suspendue dans le ciel, sereine, à l’écart des malheurs du monde, protégée par des pouvoirs terribles et invisibles, plus puissants, plus destructeurs que des armées. Nul ne troublait la surâme. La grande cité flamboyant de lumières vives se détachait, brillante, sur le crépuscule, d’une beauté surnaturelle, royaume féerique aux bâtiments délicats de verre et d’acier travaillés en fils et en gazes arachnéens, pleins de grâce et de charme, véritables œuvres d’art reliées par de hautes passerelles. Nouvel-Espoir, presque trop belle pour l’œil humain.

Emma Dacier ralentit afin d’étudier la cité à une distance où elle ne risquait rien, du moins l’espérait-elle. « Vous êtes sûr de vouloir y aller ? demanda-t-elle à l’extatique. La ville n’accueille que les espsis ; les humains n’y sont pas les bienvenus, en général.

— Le danger existe, reconnut Joie en regardant timidement par-dessus l’épaule du parangon la cité lumineuse. Il faut espérer que les espsis me verront comme assez différent de l’homme de base pour accepter provisoirement ma présence. Nouvel-Espoir a toujours donné asile à ceux qui présentent des talents et se trouvent dans le besoin. À mon avis, quand ils liront ce qu’il y a dans ma tête, ce que je sais, ce que j’ai vu d’hier et de demain, ils me demanderont de rester. La surâme constitue assurément une des seules forces de l’Empire assez puissantes pour me mettre à l’abri des attaques de l’Ange.

— L’Ange ? Vous voulez dire Angelo Bellini, l’Ange de Madraguda ? C’est lui qui a décrété votre exécution ? Mais qu’est-ce que vous avez donc sur lui ? Un film où on le voit danser en sous-vêtements féminins pendant un dîner du Club de l’Enfer ?

— Non, rien d’aussi amusant, répondit Joie d’un ton de regret. Si les espsis me refoulent, je pourrai toujours m’adresser aux clones, mais ils ne possèdent pas les défenses redoutables de Nouvel-Espoir. Et ils ont un goût épouvantable en matière d’habillement.

— Vous savez que vous tenez des propos tout à fait rationnels, tout d’un coup ?

— Je découvre l’extraordinaire concentration mentale à laquelle on parvient sous l’effet de la terreur. Ne vous inquiétez pas, ça ne durera pas. »

Prudemment, ils approchèrent de la cité à une vitesse qui ne laissait supposer nulle menace de leur part. Emma sentit les poils de sa nuque se hérisser dans l’attente de l’assaut psionique qu’elle n’aurait sans doute même pas le temps de percevoir. En principe, les espsis ne commettraient pas l’erreur de s’en prendre à l’autorité qu’incarnait un parangon, mais elle violait manifestement leur espace aérien et, à la suite des émeutes des Hommes Nouveaux, tout le monde était sur les nerfs. Le traîneau franchit le périmètre de la ville et poursuivit à une allure régulière en direction des plots d’atterrissage officiels ; Emma relâcha son souffle qu’elle avait retenu sans s’en rendre compte : si les espsis avaient voulu la stopper, ils seraient déjà intervenus. À moins que la surâme ne mijote une surprise très désagréable pour faire un exemple d’elle et de son compagnon…

La cité se déployait sous leurs pieds comme une fleur somptueuse ; il en émanait une présence formidable, presque écrasante, comme si elle avait plus de réalité que le reste du monde. Elle brillait d’un éclat intense, comme illuminée de l’intérieur par sa propre vitalité. On entendait un fort bourdonnement à la fois par l’oreille et par l’esprit, semblable à celui d’un énorme moteur sans cesse en activité et qui mettait Emma mal à l’aise : elle savait que Nouvel-Espoir ne possédait pas de générateurs, de réacteurs ni aucune source d’énergie artificielle : c’étaient les espsis eux-mêmes qui alimentaient la cité en électricité, en assuraient l’entretien et la faisaient léviter. Ils avaient en la surâme une source d’énergie vivante, générée par des esprits vivants et de ce fait complètement indépendante du reste de Logres et de l’Empire même.

Emma pilotait avec soin son traîneau entre les tours élégantes qui s’élevaient autour d’elle jusqu’à des altitudes extraordinaires, chefs-d’œuvre de verre, d’acier et de métaux précieux, tous plus beaux les uns que les autres. Les gens y entraient et en sortaient par la voie des airs sans l’aide d’aucun équipement lourd et encombrant. Dans les rues, les passants ne cessaient d’apparaître et de disparaître, téléportés ici ou ailleurs au gré de leurs désirs ou de leurs besoins ; et partout des hommes et des femmes regardaient des objets qui se déplaçaient, se dissipaient brusquement ou éclataient en flammes. Il n’y avait ni machines ni technologie car elles ne servaient à rien ; Nouvel-Espoir avait franchi le pas qui lui permettait de s’en dispenser.

Emma posa son traîneau à la périphérie des plots d’atterrissage, et alors seulement se demanda comment elle avait su où se diriger. Elle n’avait jamais mis les pieds à Nouvel-Espoir ; donc quelqu’un avait implanté l’information dans sa tête. Sans pouvoir réprimer un frisson de malaise, elle descendit de son véhicule et parcourut les alentours d’un œil délibérément noir : en tant que parangon, elle avait quand même droit à un accueil convenable et respectueux ! Toutefois, en tant qu’hôte non invité, elle jugea préférable de ne pas bouger. La dignité était une chose ; l’arrogance ne la mènerait qu’à se faire tuer – ou pire. La surâme gardait jalousement ses secrets.

C’était d’ailleurs précisément la raison pour laquelle elle lui avait amené l’extatique : même l’Ange de Madraguda ne pouvait prendre le risque d’encourir les foudres de la surâme.

Emma croisa les bras sur sa cuirasse et tapa impatiemment du pied en surveillant le terrain d’atterrissage désert : on n’y voyait ni vaisseaux ni passagers, ni même un bureau de douane. Elle entreprit de réfléchir à ce que cela sous-entendait puis se ravisa : ses conjectures la mettaient trop mal à l’aise. Elle se tourna pour aider Joie à descendre du traîneau puis, quand elle refit demi-tour, elle se trouva nez à nez avec un espsi. Par principe, elle ne sursauta pas, mais il fallut quand même quelques instants à son cœur pour se calmer. L’espsi, femme de haute taille d’une minceur presque surnaturelle, avait un long visage émacié auquel ses longs cheveux blonds et légers faisaient comme une auréole ; elle inclina la tête à l’intention de l’extatique en un signe qui n’était pas tout à fait un salut puis fixa sur Emma un regard noir et glacé.

Celle-ci le lui retourna sans broncher puis sentit autant qu’elle entendit un vrombissement naître dans sa tête, derrière ses yeux, comme un point de démangeaison impossible à gratter ; il s’accrut brusquement pour devenir une douleur vrillante au cœur de son cerveau. Emma vacilla, porta une main à sa tempe, et alors son esprit s’ouvrit comme une fleur sous la pluie, s’étendit dans toutes les directions, dont certaines qu’elle ignorait jusque-là : vue, sonorités, couleurs, échos et bien davantage… L’espace d’un instant, Emma Dacier eut un aperçu de la surâme à l’œuvre, trame complexe de pensées reliées entre elles qui communiquaient plus vite, plus clairement et à un niveau plus profond que ne le permettait le langage articulé. Un million d’esprits qui se parlaient tous ensemble sans perte d’information, en formant des réseaux de logique et des structures d’émotion d’une beauté insoutenable, d’une intrication surhumaine, d’une productivité infinie, un tout bien supérieur à la somme de ses parties. Puis la douleur reprit brutalement en même temps que l’esprit d’Emma se reployait ; elle avait vu le ciel mais les portes s’étaient refermées devant elle. Elle poussa un gémissement involontaire et regarda l’espsi d’un œil neuf.

« Pourquoi m’avoir montré tout ça si c’est pour m’en barrer l’accès ?

— Vous possédez le gène espsi, parangon. » La femme s’exprimait dans un murmure, comme si elle n’avait pas l’habitude de parler tout haut, et Emma devait tendre l’oreille. « Il remonte très loin dans votre ascendance ; il ne domine pas assez pour entretenir votre talent télépathique sans une assistance importante. Poursuivre notre contact vous aurait consumée – définitivement. Vous n’avez pas votre place chez nous ; vos descendants, oui, peut-être. Nous représentons l’avenir de l’humanité ; un jour, nous brillerons tous comme des soleils. L’Owen l’a dit.

— J’ai l’impression de l’entendre, lui, grommela Emma en désignant Joie de la tête. C’est un extatique.

— Je sais ; j’ai reconnu le sourire. » La femme le regarda, plissa brièvement le front, et un contact s’établit entre eux. L’espsi hocha la tête à contrecœur. « Très bien ; nous lui donnerons asile. Vous, parangon, vous devez partir.

— Quoi, comme ça ? » Emma passa ostensiblement les pouces dans sa ceinture d’armes et fixa sur son interlocutrice son œil le plus noir. « Ouvrez grand les oreilles : cette affaire relève des parangons, et je ne bougerai pas tant que je n’aurai pas obtenu quelques réponses. Pourquoi l’Église fait-elle soudain assassiner les extatiques ? Qu’est-ce que celui-ci sait de si important ? Et pourquoi acceptez-vous de le protéger ?

— La société change, répondit l’espsi, la voix et le regard impassibles ; l’Église a besoin d’ennemis pour empêcher ses membres de se disperser. Fournissez aux gens un bouc émissaire et ils cesseront de penser par eux-mêmes ; alimentez assez leur haine et ils s’en prendront à n’importe qui. Vous devriez le savoir, parangon. Bientôt l’Église s’attaquera aux espsis ; logiquement, nous formons sa prochaine cible : nous avons les idées trop claires pour nous laisser prendre à ses mensonges et à ses tentations, et elle ne peut tolérer que nous existions hors d’elle à cause de notre puissance et du danger qui en découle. Nous rappelons chez nous tous nos semblables, pour les abriter à Nouvel-Espoir ; nous ne nous laisserons plus écraser. À présent, vous devez partir. »

Emma ouvrit la bouche pour protester et se retrouva tout à coup à côté de son traîneau sur les plots d’atterrissage de l’astroport de Logres, exactement au même emplacement qu’à son arrivée sur la planète. On l’avait téléportée ; l’extatique, lui, avait disparu. Elle haussa les épaules en soupirant et remonta sur son appareil, prit lentement de l’altitude puis se dirigea vers le cœur de la cité, sans destination précise. Elle portait désormais sur le Défilé des Innombrables un regard bien différent de celui qu’elle avait le jour de son débarquement, pourtant récent ; elle était pétrie de bonheur et de bonnes intentions alors, voire d’innocence, même si elle n’aurait pas choisi ce terme pour se décrire avant son arrivée sur Logres. Mais à présent sa vision du monde avait changé, tout comme l’Empire lui-même, peut-être ; l’humanité se transformait en une espèce nouvelle, une espèce inquiétante. Parfois Emma avait l’impression qu’elle seule conservait sa santé mentale et son sens de l’honneur.

Elle croyait encore dans les valeurs de son métier de parangon.

Elle montait lentement dans le ciel, et, en bas, dans les rues, les gens levaient la tête sur son passage mais ils ne souriaient pas, ils ne la saluaient pas, ils ne l’acclamaient pas. Elle n’était plus leur protectrice mais leur ennemie.

Emma Dacier fronça les sourcils et, avec une espèce de désespoir, se demanda ce qu’elle devait faire.

 

*

 

Seule dans son bureau, Anne Barclay se balançait d’avant en arrière dans son vieux fauteuil en regardant ses écrans de surveillance, le son baissé au minimum. Son regard passait de l’un à l’autre, mais elle ne voyait pas les images ; rien n’avait d’importance. La Chambre allait bientôt entrer en séance, et toute sorte d’affaires urgentes auraient dû retenir son attention, mais elle n’arrivait pas à fixer son esprit sur elles. Elle tenait une chope de café brûlante dont elle buvait une gorgée de temps en temps, quand elle se rappelait sa présence, mais elle n’en sentait pas le goût. De sa main libre, elle caressait ses cheveux roux coupés ras en un geste mécanique qui, cette fois, ne la réconfortait pas.

On ne l’appréciait pas à sa juste valeur. Elle travaillait d’arrache-pied, dirigeait quasiment seule la sécurité du Parlement, et on s’en fichait ; elle veillait à ce que Douglas dispose toujours des informations dont il avait besoin, souvent plusieurs heures avant tout le monde, mais elle n’arrivait pas à se rappeler quand il l’avait remerciée pour la dernière fois ; elle courait de salle en salle, de réunion en réunion, pour passer les accords secrets auxquels Douglas ne pouvait se permettre de participer, et tout ça pour quoi ? Elle se tuait à la tâche, opérait chaque jour des miracles pour lui, et il trouvait cela tout à fait normal. Il ne bavardait plus avec elle. Certes, il passait en coup de vent s’assurer qu’elle était au courant de ses derniers problèmes, lui adressait parfois un sourire de façade mais disparaissait aussitôt sans prendre le temps d’un petit « bravo », d’un simple « Je n’y arriverais pas sans vous », encore moins d’un « Vous êtes mon bras droit, Anne, j’ai beaucoup d’admiration pour vous ». Pas grand-chose, quoi. D’accord, il avait beaucoup à faire et travaillait encore plus d’heures qu’elle par jour ; elle se savait injuste et elle n’en avait rien à secouer.

Jamais elle n’avait ressenti une telle impression de solitude, de désolation, d’accablement. Le travail de Jésamine – ou ses remords – l’accaparait trop pour lui laisser le temps de lui parler ; quant à Louis, tombé en disgrâce de façon officieuse mais rédhibitoire, il n’avait accès à la Chambre qu’en des occasions très spéciales. Anne poussa un soupir et avala une gorgée de café dont elle n’avait nulle envie. Elle ne pouvait pas aller voir Louis sans risquer de paraître déloyale à Douglas, or le roi avait eu son compte de trahisons. Par conséquent, Anne n’avait plus personne à qui parler, en tout cas à qui faire confiance ; elle arrivait donc au bureau tôt le matin, repartait tard le soir et s’assommait de travail parce qu’il ne restait rien d’autre dans sa vie ; elle assurait son emprise sur le Parlement et sa sécurité parce qu’elle était incapable d’avoir la maîtrise de sa propre existence.

Comme à contrecœur, son regard se porta sur le dernier tiroir de son bureau, soigneusement verrouillé, où elle cachait le boa rose vif que Jésamine lui avait donné ; elle aurait dû le jeter, le donner à quelqu’un qui saurait apprécier le cadeau ou, à tout le moins, avoir le courage de l’arborer en public ; mais elle n’y arrivait pas. Elle attachait de l’importance à ce boa, une valeur dont elle ignorait la nature. Peut-être représentait-il la liberté, celle d’être quelqu’un d’autre que la bonne, la fiable, l’ennuyeuse Anne Barclay ; quelqu’un qui avait le cran d’aller à la recherche de sa propre vie, quelqu’un qui savait s’amuser, faire tout ce dont elle rêvait sans jamais trouver le temps ni l’audace de s’y lancer. Quelqu’un qui savait vivre au lieu de se contenter d’exister.

Il y avait un miroir sur son bureau, petit, simple et fonctionnel, sans rien d’ostentatoire. Anne s’y mira et ne se reconnut pas ; ce n’était pas elle, ce masque sombre et rébarbatif au regard de bête aux abois, cette vieille femme, cette morte.

Personne ne sait ce dont j’ai envie, ce dont j’ai besoin. Je voudrais… aller danser en tenue scandaleuse dans un de ces établissements louches que ne fréquentent pas les gens comme Anne Barclay. Je voudrais boire à l’excès, me dépoitrailler en public, empoigner un beau mec sur la piste de danse, l’entraîner dans les toilettes et faire l’amour avec lui comme une bête, sans y mêler de sentiments. Je voudrais avoir honte de ma conduite le lendemain matin ; je voudrais faire tout ce que je ne dois pas faire, tout ce que je n’ai jamais eu le droit de faire. Je voudrais… faire comme Jésamine et Louis, et ne jamais avoir de remords.

Mon Dieu, comme j’aimerais me sentir vivante avant qu’il soit trop tard !

On frappa à la porte ; Anne sursauta et perdit le fil de ses pensées. Elle rougit comme une collégienne prise en faute, fit pivoter son fauteuil et observa la porte close d’un air méfiant ; elle n’attendait pas de visiteur et son personnel se gardait bien de la déranger quand elle annonçait qu’elle devait réfléchir. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à l’écran qui montrait le couloir devant son bureau et vit le député de Virimonde, l’honorable Michel du Bois. Elle haussa les sourcils ; il y avait longtemps que du Bois ne lui avait plus présenté de requête : il savait qu’elle n’y accédait jamais. Elle n’avait pas de meilleur souvenir de Virimonde que le jour de son départ. Quel trou paumé ! Là-bas non plus, on n’avait pas reconnu sa valeur. Pour finir, elle haussa les épaules et invita son visiteur à entrer ; cela lui ferait au moins quelqu’un à qui parler, et puis elle était curieuse d’apprendre le motif de sa venue.

Michel du Bois pénétra dans le bureau avec toute la dignité d’un homme de métier, vêtu sur son trente et un pour la séance prochaine du Parlement. Il s’inclina très bas devant Anne avant de tirer à lui un fauteuil et de s’installer en face d’elle sans demander la permission. Il lui fit un sourire qu’elle ne lui rendit pas : il n’y aurait vu qu’un signe de faiblesse. Elle ignorait ce qu’il désirait, mais il ne pouvait certainement l’obtenir de nul autre qu’elle. Il arrangea minutieusement ses robes puis leva vers Anne un regard où se lisait comme de la sincérité.

« Virimonde a choisi un nouveau parangon, déclara-t-il sans ambages ; un jeune homme très compétent du nom de Stuart Lennox. Il ira loin : bonne famille, états de service parfaits en tant que policier de la planète, et pas le plus petit relent de scandale autour de lui. Il manque peut-être un peu d’humour et de joie de vivre, et il faudra lui faire la leçon avant de le lâcher devant les médias, mais c’est un combattant solide, fiable et avisé ; exactement l’homme dont nous avons besoin pour nous représenter devant l’Empire. Il arrivera sur Logres pour son investiture dans le courant de la semaine prochaine, juste à temps pour le mariage royal.

— En quoi cela me regarde-t-il ? demanda Anne. Je ne m’occupe pas des parangons.

— Vous êtes née sur Virimonde, répondit du Bois d’un léger ton de réprimande ; je pensais que ça vous intéresserait, en particulier du fait que vous… avez pris vos distances avec notre précédent parangon.

— Ah ! fit Anne en hochant la tête d’un air entendu. C’est donc ça. On en revient toujours à ce satané Louis. Que vous a-t-on raconté, du Bois ? Que croyez-vous savoir ? Et qu’est-ce qui vous fait penser que je pourrais y attacher de l’importance ? »

L’autre écarta les mains d’un geste exagéré en s’efforçant de prendre l’air innocent – sans grand succès. C’était quand même un politicien. « Tout le monde se rend bien compte, à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement, que le Traquemort et vous n’êtes plus aussi proches qu’autrefois ; en outre, comme le roi a récemment pris ses distances avec lui, il ne faut pas un Q.I. très élevé pour humer un événement d’importance. Louis a commis plusieurs erreurs de jugement depuis son accession au titre de champion : se séparer de ses amis et de ceux qui lui offraient leur amitié, se déshonorer par ses actes lors des émeutes des Hommes Nouveaux, et surtout ne pas se montrer à la hauteur de son titre… Le Traquemort ne fait plus honneur à notre monde natal.

— Et c’est pour ça que vous avez suspendu ses appointements ?

— Il n’y avait plus droit ; ils iront à Stuart Lennox, qui fera sûrement preuve de plus de… gratitude. Ne vous méprenez pas, Anne ; je regrette de voir le Traquemort tomber si bas, vraiment, mais il l’a bien voulu.

— J’ai à faire, dit-elle d’un ton glacé. Qu’attendez-vous de moi, du Bois ?

— Je songeais qu’en tant qu’amie de toujours du Traquemort vous pourriez jeter quelque lumière sur son attitude de ces derniers temps, qui lui ressemble si peu.

— Il traverse une mauvaise passe ; ça nous arrive à tous.

— Mais si vous aviez connaissance d’un incident… personnel, intime…

— Je n’aurais pas la bêtise de vous en parler. Ne vous occupez pas de Louis, du Bois, je vous le conseille ; contentez-vous de tirer les ficelles de votre nouveau parangon. Si vous chatouillez Louis de trop près, il vous mangera tout cru, même dans son état présent. Maintenant, s’il n’y a rien d’autre pour votre service, j’ai du travail. »

Michel du Bois se leva gracieusement, une expression parfaitement neutre sur le visage, indifférent à l’âpreté d’Anne. « Je constate que le moment est mal choisi pour discuter de ces questions. Soutenir votre ami vous honore, Anne, vraiment ; mais je manquerais à mon devoir de député de votre monde d’origine si je ne vous mettais pas en garde contre les risques que vous courez si vous persistez dans cette attitude. »

Son interlocutrice se laissa aller contre le dossier de son fauteuil avec un sourire torve ; elle n’aimait rien tant qu’affronter les menaces au grand jour. « Des risques, du Bois ? Que voulez-vous dire ? Je ne cours aucun risque, que je sache.

— Louis a perdu pied, déclara-t-il sans ambages. Il va couler, et très vite, tout le monde s’en rend compte. Quel dommage s’il devait entraîner ses amis dans son naufrage ! Surtout quand il leur suffirait de saisir la main que leur tend un nouvel ami.

— Vous n’avez jamais eu un seul ami, du Bois.

— Peut-être, mais je n’ai jamais négligé la valeur d’un allié – et vous non plus, autrefois. »

Michel du Bois sortit pendant qu’Anne cherchait encore une réponse, et il referma sans bruit la porte derrière lui. La mine sombre, Anne se balança furieusement dans son fauteuil ; malgré l’aversion – justifiée – que lui inspirait le personnage, elle devait reconnaître que ses propos ressemblaient plus à une mise en garde qu’à une menace. Mais pourquoi se soucierait-il de son sort ? Ils n’avaient jamais été proches, ni sur le plan personnel ni politiquement. Peut-être croyait-il que la disgrâce de deux Virimondiens haut placés et sous les feux des projecteurs donnerait une mauvaise image de son monde. On pouvait dire ce qu’on voulait de du Bois, et Anne ne s’en était pas privée à une époque, il n’avait jamais manqué de patriotisme. Elle décida d’étudier sérieusement les antécédents du nouveau parangon afin de s’assurer qu’il ne lui manquait aucun renseignement.

On frappa de nouveau à la porte. Anne poussa un grand soupir ; il y avait des jours comme ça où l’on ne pouvait pas broyer du noir en paix. Elle consulta de nouveau l’écran de surveillance du couloir et vit Jésamine Florale, magnifique, d’une volupté quasi insoutenable, avec dans les bras une grosse boîte fermée par un ruban rose. Anne l’observa un long moment : méfie-toi des futures reines quand elles apportent des cadeaux – surtout quand elles se sont fait prendre la main dans le sac en train de tromper leur futur époux. Elle prit une expression composée puis invita son amie de jeunesse à entrer.

La porte s’ouvrit à la volée et Jésamine pénétra dans le bureau, pleine de vie et bavardant déjà comme si rien ne s’était passé ; elle referma le battant derrière elle d’un petit coup de talon, avec l’aisance que donne une longue expérience, fourra le paquet entre les mains d’Anne qu’elle embrassa sur les deux joues avant de se jeter dans le fauteuil que venait de libérer du Bois, le tout sans une hésitation, sans manifester aucune gêne et sans prendre le temps de respirer. Jésamine avait toujours eu le talent de réussir ses entrées.

« Eh bien, ouvre donc la boîte, chérie ! s’exclama-t-elle d’un ton enjoué. Ce n’est qu’un petit cadeau pour aplanir les difficultés entre nous. Ça va te plaire, tu vas voir. Vas-y, ouvre, chérie ! Ça ne mord pas. »

Anne défit le gros nœud rose et mit soigneusement le ruban de côté ; elle récupérait toujours ce genre d’objet : on ne savait jamais quand on pouvait en avoir besoin. Elle ôta le long couvercle du carton, le laissa tomber par terre à côté de son siège et découvrit une superbe robe-fourreau argentée, peut-être la plus belle qu’elle eût jamais vue : magnifique, élégante, signée de la meilleure maison de couture, et d’un coût qui dépassait sûrement ce qu’elle gagnait en un an. Une robe capable de donner l’air d’une reine à n’importe quelle femme – et qu’Anne ne porterait jamais, qu’elle n’oserait jamais porter. Involontairement, elle caressa d’un geste amoureux le tissu d’une finesse merveilleuse ; elle eut l’impression d’un baiser au bout des doigts. Elle n’avait jamais eu entre les mains une robe aussi superbe, et elle n’avait qu’une envie : la rouler en boule et la jeter à la figure de Jésamine, hurler sa fureur et son humiliation à cette « amie » qui ne savait même pas qu’elle ne serait jamais capable de profiter de son cadeau. Pendant ce temps, Jésamine continuait à babiller sans se rendre compte de rien.

« Je suis tombée dessus dans ma garde-robe et j’ai aussitôt pensé à toi ; c’est une de mes robes préférées, de l’époque où je jouais Kate dans La Mégère apprivoisée. Elle m’a toujours porté chance et elle fera certainement de même pour toi.

— Ah ! fit Anne en cessant d’effleurer le tissu. Il y a longtemps qu’on ne m’avait pas offert des vêtements usagés ; la prochaine fois, ce sera quoi ? Une vieille paire de chaussures avec les talons à peine râpés ? Ou peut-être une boîte de chocolats à moitié vide que tu n’auras pas eu envie de terminer ? »

Jésamine prit une mine boudeuse. « Pourquoi cette attitude, Anne ? Je viens tenter de nous raccommoder ; je voudrais que nous soyons de nouveau amies.

— Pourquoi ? répéta Anne. C’est toujours de ma faute, hein, jamais de la tienne ? Es-tu donc tellement aveugle, tellement égocentrique ? Tu mets en danger le mariage royal, tu trompes Douglas, tu fais perdre la tête à Louis et tu t’étonnes de ma réaction ? Deviens adulte, Jésamine ! Il ne s’agit pas d’une amourette en coulisses, d’une liaison passagère tout juste bonne pour les journaux populaires, mais d’une trahison ! Je n’aurais jamais dû te proposer comme reine ; j’aurais dû savoir que tu ferais tout foirer.

— Bon, écoute, j’ai dit que je regrettais ! J’ai que ça ne se reproduirait plus ! Que veux-tu de plus ?

— Je veux que tu te montres fidèle à Douglas ; je veux que tu te conduises comme une future reine, non comme une catin qui a le feu quelque part ! Je veux que tu fiches la paix à Louis ! De toute manière, il ne compte pas à tes yeux ; je te connais, Jésamine.

— Non, tu ne me connais pas du tout. Avec Louis, c’est… à part.

— En effet, c’est un homme à part – et il mérite mieux que toi. Il ne comprend pas qu’il s’agit seulement d’un jeu pour toi. Je refuse de le voir souffrir ; alors garde tes distances avec lui. Il n’a pas besoin de toi dans sa vie.

— Il a besoin de quelqu’un.

— Oui, de quelqu’un qui l’aime ! s’exclama Anne avec passion. De quelqu’un qui s’intéresse à lui, non qui se serve de lui avant de le jeter comme un mouchoir usagé, comme tu l’as fait à tant d’autres avant lui.

— Tu es injuste ! Avec Louis, c’est différent…

— Oui, il est différent de toi et de moi ; il a le sens du devoir et de l’honneur – ou du moins il l’avait avant de te rencontrer. Si tu tiens à lui si peu que ce soit, laisse-le tranquille avant de l’anéantir. C’est quelqu’un de bien ; tu n’es pas digne de lui. »

Jésamine jaillit de son fauteuil, les joues flamboyantes, prête à prononcer des paroles cruelles et impardonnables, des paroles qu’elle ne pourrait jamais retirer, dont elle ne pourrait jamais s’excuser, des paroles qui mettraient fin définitivement à leur amitié. Elle resta un moment le souffle court et, par un effort prodigieux, réussit à se taire ; enfin, elle tourna les talons et sortit comme une furie pour échapper au regard accusateur d’Anne. Dans le couloir, elle claqua violemment la porte derrière elle et vit alors Louis Traquemort qui se dirigeait vers elle.

Elle voulut s’enfuir mais ne le put. Elle attendit que Louis s’arrête devant elle ; elle haletait, son cœur battait la chamade. Leurs regards se croisèrent et toutes leurs bonnes résolutions s’évaporèrent. Ils avaient gardé leurs distances dans l’espoir que leur folie passerait, mais en vain ; il suffisait qu’ils se voient pour que leur cœur s’emballe. Ils avaient beau le nier, ils étaient faits l’un pour l’autre, et ni le roi ni le Parlement, ni le devoir ni l’honneur ne pouvaient l’empêcher.

« Que faites-vous ici, Louis ? » dit enfin Jésamine ; elle s’exprimait d’une voix tendue tant elle s’efforçait de prendre un ton dégagé.

« Je venais voir Anne ; je cherchais quelque chose à faire, quelqu’un à qui parler. Comment allez-vous, Jésamine ? Vous êtes superbe.

— Je vais bien ; vous êtes superbe vous aussi.

— Non, répondit-il avec un léger sourire. Je ne suis pas réputé pour ma grande beauté.

— Moi, je vous trouve beau.

— Jésamine, Douglas est mon ami.

— Je sais. »

L’instant suivant, ils s’embrassaient à nouveau, pressés l’un contre l’autre comme s’ils voulaient ne faire plus qu’un, impossibles à séparer, pendant que dans son bureau, toute seule, Anne les regardait sur l’écran de surveillance, les mains crispées sur le tissu de la merveilleuse robe.

 

*

 

Assis avec raideur sur son grand trône du Parlement, le roi Douglas saluait gracieusement de la tête les députés à mesure qu’ils entraient pour prendre leur place. Ils n’étaient pas aussi nombreux que d’habitude ni même qu’il l’avait espéré ; la plupart n’avaient pas pris la peine d’assister à la séance sous forme holo. Sans doute avaient-ils peur : la Chambre n’allait pas tarder à devoir aborder le problème de l’Humanité pure et de l’Église militante, et aucun député n’avait envie de prendre position de façon officielle avant d’y être obligé. L’opinion publique oscillait amplement sur la question, et les représentants du peuple tremblaient.

Sur son trône, Douglas se sentait à la fois très vulnérable et très seul ; il aurait aimé avoir Jésamine à ses côtés. Pourquoi tardait-elle ? Sûrement rien de grave, ou bien Anne l’aurait déjà renseigné par son canal com privé. Il s’agita sur son siège, mal à l’aise. Il n’avait aucune envie de se trouver là, à présider une séance qui n’intéressait personne, alors que tout allait mal dans la ville, sur Logres et dans l’Empire entier. L’influence de l’Église militante gagnait comme une maladie contagieuse et infectait peu à peu tous les mondes, l’évangile de l’Humanité pure prenait racine sur des planètes où, il l’aurait juré, régnait le bon sens, ou au moins le respect humain. Et voici qu’arrivaient des rapports sur des Hommes Nouveaux fanatiques qui assassinaient des extatiques dans les rues ! Les êtres les plus inoffensifs de l’Empire traqués et tués comme des bêtes ! Son sang de parangon bouillait dans ses veines, et il aurait voulu sortir dans la cité pour faire… quelque chose, n’importe quoi pour mettre fin à cette folie.

Ah, père ! Vous avez tenté de me prévenir. Le Trône est un piège, disiez-vous, un devoir sans fin, une responsabilité sans réconfort ; un fardeau écrasant qu’il faut supporter parce que quelqu’un doit bien s’en charger. Mais, père… vous ne m’aviez pas parlé de la solitude. Jésamine, où es-tu ?

Enfin, tous les députés qui avaient décidé de venir furent installés, et la séance put s’ouvrir. Nul ne fit de remarque sur l’absence du champion ni de Jésamine, pas plus que sur la menace de Douglas de renoncer à sa couronne pendant les émeutes des Hommes Nouveaux : le roi occupait son trône, coiffé de la couronne, et tout le monde fit comme s’il ne s’était rien passé. Les parlementaires savaient parfaitement jouer la comédie quand ils le voulaient. On débattit des affaires du jour dans le calme, sans que Douglas eût guère à intervenir, puis il eut enfin l’occasion de mettre sur le tapis le seul sujet qui l’intéressait vraiment : l’idée qu’il entretenait pour réinjecter un peu de santé mentale dans la folie ambiante.

« Je propose un grand défilé de parangons dans la cité, dit-il, et chacun l’écouta poliment. Étant donné que tous ceux de l’Empire ou presque se trouvent réunis sur la planète dans l’attente du mariage royal, profitons-en pour les fêter comme ils le méritent, pour louer leurs exploits de héros de l’Empire. C’est Finn Durendal qui a eu cette idée et me l’a soumise, et je la crois bonne ; elle nous permettra de rétablir la popularité des parangons et leur autorité. Nous devons montrer à la cité, à Logres et à l’Empire tout entier que le Parlement et la Couronne continuent à les soutenir.

» Les médias en raffoleront, surtout si on leur garantit une programmation à la meilleure heure d’audience. Avec quelques encouragements de la part de certaines sphères, on pourrait sûrement convaincre des chaînes d’information de donner plus d’importance à l’événement en diffusant au préalable des émissions sur les victoires passées des parangons, pour rappeler au peuple ce qu’ils ont fait pour lui dans le passé, ce qu’il leur doit. Les gens descendront en foule dans les rues pour acclamer leurs héros, et cela fournira de belles images à diffuser sur tous les mondes de l’Empire. Qu’en dites-vous, mesdames et messieurs les députés ? »

Mesdames et messieurs les députés trouvèrent l’idée excellente – enfin, pour la plupart ; certains partisans plus ou moins déclarés de l’Humanité pure voulaient qu’on ouvre une enquête sur les parangons, voire qu’on les poursuive, y compris et surtout le Traquemort, pour leur comportement pendant les émeutes des Hommes Nouveaux, mais les autres les firent taire promptement. La Chambre souhaitait retrouver ses héros, se sentir à nouveau à l’abri sous la protection des parangons, et les parlementaires connaissaient l’impact d’un beau défilé, dont la bonne opinion dans le public rejaillirait sur eux. La proposition du roi fut acceptée puis votée par une écrasante majorité.

Les députés passèrent ensuite le reste de la séance à discuter âprement pour savoir qui allait financer le défilé.

 

*

 

Louis et Jésamine étaient allongés nus, dans les bras l’un de l’autre, sur le matelas de la chambre dépouillée du Traquemort. Ils se souriaient, couverts de transpiration, encore pleins des moments heureux qu’ils venaient de vivre : plus on se l’interdit, plus on le repousse, plus l’amour physique devient vigoureux. Le choix de l’appartement de Louis s’était imposé comme une évidence ; on ne devait pas les voir se rendre ensemble chez Jésamine, et il n’y avait pas un seul hôtel en ville qui n’aurait aussitôt appelé les feuilles à scandale. Les agents de sécurité de la diva brouillaient les pistes, entre autres à l’aide de sa doublure officielle, afin d’entraîner loin d’elle la meute de folliculaires qui la suivait partout. (Étant donné l’efficacité avec laquelle ils opéraient, Louis avait la nette impression qu’ils n’en étaient pas à leur coup d’essai, mais il n’en disait rien.) Tous deux avaient gagné discrètement le domicile du champion, Jésamine munie d’un psi-bloquant dans son sac à main afin que nul ne puisse les écouter en douce ; la minutie dont elle faisait preuve pour parer à tous les risques avait laissé Louis confondu.

Ils avaient filé droit vers la chambre et y étaient restés.

Enfin, ils se redressèrent et s’adossèrent au mur, toujours nus, pour déguster une glace au chocolat « Mort douce » à même le pot. (Louis avait songé au dernier moment à laver leurs deux petites cuillers.) De temps en temps, ils se jetaient des petits bouts de crème glacée, poussaient des cris aigus et se bagarraient amoureusement. Louis n’avait jamais été aussi heureux. Mais…

« Nous ne pouvons pas rester davantage, dit-il à regret. La séance du Parlement a déjà dû s’ouvrir ; tu devrais t’y trouver et moi encore plus. Il ne faudrait pas laisser les députés imaginer une fracture entre le roi et sa future reine, ou ils en profiteraient aussitôt ; quant à moi, on m’y attend parce que Douglas va présenter sa proposition d’un défilé de parangons dans la ville et que je dois en prendre la tête.

— Et c’est bien normal, répondit Jésamine en léchant le dos de sa cuiller. Douglas m’en a parlé ; je trouve que c’est une bonne idée, de l’excellent spectacle. Les parangons en ont bien besoin – et la cité aussi. Tout le monde adore les défilés !

— Curieusement, l’idée vient de Finn ; il l’a soumise au roi en personne, réglée pratiquement jusqu’aux derniers détails, le meilleur itinéraire et tout le tremblement. Ça me fait plaisir de voir qu’il s’intéresse à nouveau à ce qui l’entoure ; il a trop de valeur pour rester dans son coin à bouder. Peut-être la présence de sa nouvelle équipière l’a-t-elle obligé à se secouer.

— Ah ! fit Jésamine. La terrifiante Emma Dacier ! La seule femme de tout l’Empire, peut-être, dont la notoriété égale la mienne. Comment est-elle, en réalité ? »

Louis réfléchit un instant en faisant tourner distraitement sa cuiller dans la barquette de glace vide. « Imposante, effrayante, même. Très douée dans son boulot et allergique au dernier degré aux imbéciles ; exactement ce qu’il faut à la cité.

— Chacun devrait avoir ce dont il a besoin », dit Jésamine avec une modestie affectée.

Louis éclata de rire, posa la barquette de glace et attira sa compagne contre lui. Ils restèrent l’un contre l’autre sans bouger, parfaitement à l’aise, détendus comme ils ne l’avaient jamais été en tant que champion et future reine. Jésamine parcourut du regard la chambre nue.

« Chéri, je trouve cet environnement un peu… minimaliste, même pour toi. Pas d’écran vidéo, pas de meubles, pas de tapis… pas même un bidet ni une chaise pour y poser tes vêtements. Ça ne me plaît pas de te voir vivre ainsi, toi le champion de l’Empire ; ce n’est pas juste.

— C’est provisoire ; tout finira par s’arranger, tu verras, et alors je m’offrirai la plus belle chaise du monde. »

Jésamine soupira puis l’embrassa sur la joue. « J’aimerais partager ta confiance en l’avenir, chéri.

— Tu te sens fautive ? demanda-t-il soudain.

— Naturellement ! Je ne suis pas entièrement dépourvue de sentiments, mon amour. J’éprouve une grande affection pour Douglas et je ne veux pas qu’il souffre.

— Moi non plus. Il a toujours été mon meilleur ami ; depuis mon arrivée sur Logres, il a toujours été là pour m’épauler. Quand je pense à tous ces combats que nous avons menés ensemble, côte à côte ou dos à dos, en nous fiant implicitement l’un à l’autre ! Je n’aurais jamais cru le trahir un jour, comme roi et comme ami. »

Jésamine le prit par le menton et l’obligea à se tourner vers elle. « Regrettes-tu, Louis ? Regrettes-tu ce qui se passe entre nous ?

— Non ! Non. Je sais que c’est mal, mais peu importe. Comment ce qui nous rend si heureux pourrait-il être mauvais ?

— J’ai l’impression de m’entendre parler, chéri. J’ai toujours su trouver d’excellentes excuses pour mes petits écarts de conduite. »

Louis prit un air songeur. « Je ne te poserai pas de questions.

— Ça vaut mieux, mon chéri ; avec toi, c’est différent. Je t’aime. »

Il poussa un soupir. « Et maintenant, que faisons-nous, Jésamine ?

— Je n’en ai aucune idée, Louis.

— Faut-il tout dire à Douglas ?

— Je ne vois pas comment lui présenter l’affaire sous un bon jour, chéri. Il m’aime, comprends-tu ?

— Oh, Seigneur… Et toi, tu l’aimes aussi ?

— Non ; je l’admire, j’ai de l’affection pour lui, mais rien de plus. Ah, Louis ! Il y avait si longtemps que j’attendais de connaître le véritable amour ! J’aurais dû me douter que ce serait compliqué. Les gens comme nous n’ont pas droit à une existence normale et banale. »

À cet instant, l’alerte d’urgence des parangons retentit dans l’oreille de Louis comme l’annonce du Jugement dernier. Il se redressa brusquement et faillit bousculer Jésamine pour mieux écouter la voix de Douglas qui tonnait dans sa tête avec une âpre autorité.

« Louis ! Où es-tu, nom de Dieu ?

— Chez moi, Douglas ; je me repose. Que se passe-t-il ?

— Viens vite au Parlement. La situation dégénère et nous sommes tous dans la mouise jusqu’au cou. Je ne peux rien te dire, même par canal sécurisé ; contente-toi de t’amener le plus vite possible.

— J’arrive, Douglas. »

Le roi coupa la communication. Louis se leva vivement, la mine sombre, le visage si dur que Jésamine s’en effraya un instant. Il ramassa les vêtements épars de sa maîtresse, les lui lança puis enfila son armure de champion, tout en cuir noir. Jésamine, sa robe pressée sur sa poitrine, le regarda d’un air timide.

« Qu’y a-t-il, Louis ? Quel est le problème ?

— Habille-toi, répliqua-t-il sèchement. J’ai reçu un appel sur mon canal d’urgence ; il y a eu un incident, un incident grave, apparemment. Je dois me rendre au Parlement, et tu ferais bien d’en faire autant. »

Elle réagit à son ton pressant et commença de se vêtir. Louis, prêt bien avant elle, l’attendit en tournant comme un lion en cage tandis que des éventualités effrayantes se présentaient tour à tour à son esprit, depuis une insurrection déclarée des Hommes Nouveaux jusqu’à une épidémie de peste. Tout à coup, une idée lui vint, beaucoup plus terrible. Il s’arrêta net et se tourna vers Jésamine.

« Ça ne pourrait pas nous concerner, n’est-ce pas, Jésamine ? Il n’avait aucun moyen d’apprendre ce que nous venons de faire ; nous avons pris toutes les précautions… »

Elle haussa les épaules en s’étudiant d’un œil critique dans l’unique miroir de la chambre puis s’efforça de discipliner ses cheveux ébouriffés. « C’est le roi ; qui dirait ce qu’il peut ou ne peut pas savoir ? Je ne dispose que de professionnels de la sécurité aguerris ; lui dispose d’Anne. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse de nous, Louis ; il voudrait éviter un scandale public, ne serait-ce que par amour-propre. Tiens, va au salon et regarde les chaînes d’info ; tu y trouveras peut-être une réponse.

— Je n’ai pas d’écran vidéo.

— Quoi, pas un seul ? Très bien, c’est réglé : la prochaine fois, nous irons chez moi, et tant pis pour les difficultés ! Je refuse catégoriquement de vivre sans le minimum vital ; il y a des limites à tout, chéri.

— Donc… il y aura une prochaine fois ? » demanda-t-il d’un ton circonspect.

Elle secoua la tête d’un air agacé, s’approcha de lui et pressa ses lèvres sur les siennes. « Que croyais-tu, Louis ? Qu’une fois que j’aurais couché avec toi je te bifferais de ma liste et ne voudrais plus de toi ? Non, nous sommes ensemble pour longtemps, Louis, il faut t’y faire. Il y a des rencontres inévitables, chéri.

— Hélas, il n’y a que toi et moi qui y croyions dans tout ce fichu Empire, apparemment, répondit-il sèchement. Mais nous trouverons une solution, j’en ai la conviction.

— Mais naturellement ! » Jésamine l’embrassa de nouveau, effleura de la main sa cuirasse et se dirigea vers la porte. Là, elle s’arrêta et se tourna vers lui. « Dis-moi, connais-tu l’intrigue de Macbeth ?

— Ce n’est pas drôle, Jésamine, dit Louis en secouant la tête. Pas drôle du tout. »

 

*

 

Du haut d’un toit, à une distance qu’il espérait prudente, Finn Durendal observait le carrefour en contrebas et plus particulièrement la cabine vidéophonique qui se dressait sur le trottoir. La foule passait devant elle sans même la remarquer. Située au beau milieu d’une zone commerciale fermée à la circulation, en plein centre ville, à un coin de rue où ne passait guère de monde, elle avait l’air tout à fait innocente ; pourtant Finn restait insatisfait : il traitait avec les Elfes et ne voulait courir aucun risque. Ils avaient exigé de lui parler en personne avant d’accepter de participer à son plan pour anéantir les parangons ; or, comme aucune des deux parties n’était assez stupide pour se montrer en chair et en os devant l’autre, il ne restait que les moyens de communication classiques, dont les vidéophones publics représentaient le plus anonyme et le plus sûr. Finn avait choisi le quartier, les Elfes la cabine, et ils avaient convenu d’une heure. Finn était arrivé soixante minutes à l’avance, à tout hasard, et avait pris position sur un toit, son bouclier de force activé pour le protéger d’éventuels tireurs isolés.

Les détecteurs de son traîneau antigrav affirmaient que personne n’avait bricolé la cabine, qu’elle ne recelait aucun piège, mais Finn demeurait méfiant : il ne doutait pas un instant que les Elfes sacrifieraient les gains éventuels qu’ils retireraient de son plan pour le plaisir et la satisfaction d’un coup définitif contre lui. Ils seraient prêts à tout pour s’emparer de celui qui avait exécuté plusieurs de leurs camarades dans les Arènes, et Finn les comprenait parfaitement : lui aussi ne pensait qu’à la vengeance.

Mais l’heure fixée arriva et il ne vit aucune bonne raison de repousser la confrontation plus longtemps ; en outre, il ne voulait pas donner l’impression aux Elfes qu’il avait peur d’eux ; aussi monta-t-il sur son traîneau et plongea-t-il vers le carrefour. Les gens s’égaillèrent devant lui, mais, sans leur accorder nulle attention, il s’arrêta, descendit de son appareil et entra dans la cabine. Le vidéophone se mit aussitôt à sonner. Ah ! Donc on l’observait, sans doute par les yeux d’un possédé non loin de là ; inutile de le chercher : il pouvait s’agir de n’importe qui. Finn enfonça la touche de communication, et l’écran afficha un visage masculin inconnu de lui ; toutefois, le sourire, à la fois méchant et méprisant, et le regard fixe de l’homme lui étaient familiers.

« Bonjour, Finn. J’adore les gens ponctuels. Comment trouvez-vous ce corps ? C’est un petit rien que j’ai enfilé spécialement pour vous, afin que nous puissions bavarder.

— Trêve de mondanités, dit le Durendal. Nous faisons alliance contre un ennemi commun et ça n’ira jamais plus loin entre nous. Parlons affaires.

— D’accord. Je veux que vous me disiez comment vous comptez trahir vos amis parangons ; je veux l’entendre de votre bouche, lire la conviction dans vos yeux.

— Ce ne sont plus mes amis, répondit Finn avec calme ; je les ai désavoués. Mon plan ne diffère pas de ce que vous ont décrit mes agents : à l’heure qu’il est, le roi a dû soumettre au Parlement ma proposition d’un défilé des parangons, y compris le trajet que j’ai eu l’obligeance de mettre au point. En voici le plan, avec tous les détails nécessaires. » Finn inséra son infocarte dans le vidéophone et, à l’autre bout, par l’entremise de l’esclave qu’il possédait, l’Elfe téléchargea les données. « Vous disposez maintenant de l’itinéraire complet, sur lequel vous trouverez quelques angles morts soigneusement choisis où vous tapir en embuscade. Les parangons ne s’attendront pas à une attaque massive de votre part, trop occupés à savourer les acclamations et les applaudissements de la foule ; ils ne comprendront ce qui se passe que beaucoup trop tard, une fois tous rassemblés et pris au piège d’un véritable stand de tir pour des Elfes résolus et assoiffés de vengeance. Voilà ce que je vous offre : une vraie revanche pour les événements des Arènes.

— Vos renseignements sont très complets, dit l’homme soumis à l’esprit d’un autre, et ils paraissent corroborer vos dires. Mais pourquoi devrions-nous attaquer les parangons nous-mêmes ? Des esclaves possédés présenteraient moins de risques ; servons-nous de badauds pour exécuter le travail afin que, si jamais les parangons ripostent, ils soient conduits à tuer des innocents pour se protéger. C’est notre méthode.

— Des civils armés, même possédés, n’auront pas une chance face à des parangons en masse, répliqua Finn. Ils se feront liquider avant que vous ayez pu obtenir aucun résultat. Mes chers ex-collègues s’en voudront à mort par la suite, mais ça ne les empêchera pas de tirer. En revanche, si vous vous trouvez là en personne, en nombre suffisant, votre puissance mentale unie parviendra à écraser leurs psi-bloquants et vous pourrez posséder les parangons eux-mêmes, les obliger à s’entretuer. Vous accomplirez votre besogne sanglante par le biais de leurs propres mains. N’est-ce pas beaucoup plus satisfaisant ? On doit toujours exécuter soi-même sa vengeance. Mais attention : je ne pourrai pas vous offrir une occasion pareille deux fois ; il serait dommage que vous la laissiez passer parce que vous n’aurez pas eu le cran de vous montrer en personne.

— Vous verrez ce dont sont capables les Elfes ! Vous assisterez à des atrocités que vous n’oublierez jamais ! Nous infligerons des horreurs si épouvantables aux parangons que, lorsque nous les laisserons enfin mourir, les feux de l’enfer leur paraîtront le comble du bonheur !

— Je n’en demande pas plus.

— Et, quand nous en aurons terminé avec eux, quand ils auront tous péri, nous nous en prendrons à vous, Durendal, le dernier des parangons.

— Non, répondit Finn en souriant pour la première fois de l’entretien. C’est moi qui m’en prendrai à vous.

— Vous ne nous connaissez pas, vous ignorez où nous trouver et vous ne le saurez jamais parce que nous effaçons toujours nos traces derrière nous. »

Il leva la main ; il y tenait un long poignard à lame en dents de scie. L’Elfe obligea l’esclave à s’énucléer, à se trancher le nez puis à lécher le sang qui couvrait l’arme, le tout sans cesser de rire d’une voix rauque. Enfin il se trancha la gorge, et un geyser rouge éclaboussa l’objectif du vidéophone. Sous le regard impassible de Finn, l’Elfe quitta l’esprit de sa créature et laissa le malheureux innocent sombrer, horrifié, dans une mort incompréhensible. L’homme s’effondra, hors du champ de la caméra, et Finn coupa la communication. Le dernier geste de l’Elfe ne l’étonnait pas ; ces gens-là avaient un net penchant pour la grandiloquence. Finn quitta la cabine, remonta sur son traîneau et s’éleva aussitôt dans le ciel en jetant des regards à droite et à gauche, en quête de signes d’embuscade, mais tout paraissait calme. Il survola la cité, le front plissé, l’air songeur.

Traiter avec les Elfes, même à distance, présentait toujours des risques ; mais, jusque-là, son plan paraissait se dérouler sans anicroche – et, grâce à Brett et Rose, il savait au moins où se trouvaient deux d’entre eux (même si Brett restait sous le choc de sa rencontre avec les Harpes arachnéennes). Finn sourit, joyeux : il tenait toujours la tête tandis que les autres s’y croyaient seulement. Il aurait sa revanche sur ses ennemis et se rapprocherait d’un pas de son objectif ultime ; et, s’il ne progressait que lentement, ma foi, à quoi bon la vengeance si on ne prend pas le temps de la savourer ?

 

*