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LA MÈRE DE LA SÛRETÉ

LE QUARTIER DES AMBASSADES se trouvait en plein milieu d’un secteur de la cité consacré aux affaires et, vu de l’extérieur, rien ne le distinguait d’un autre ensemble d’immeubles de bureaux brillamment illuminés, chic, d’une élégance discrète et volontairement anonymes. Les résidents n’aimaient pas les touristes ni les médias ; le quartier des Ambassades, on s’y rendait sans se faire remarquer, souvent déguisé, pour passer des contrats impossibles à négocier ouvertement au Parlement. On y troquait des faveurs, des renseignements, parfois de la technologie, on y concluait des marchés en toute bonne – ou mauvaise – conscience, et l’on y gardait jalousement les secrets. Les journalistes d’investigation étaient abattus à vue et les systèmes de sécurité discrets mais d’une efficacité impitoyable.

Dans la rue déserte, Louis Traquemort descendit de son traîneau antigrav devant l’ambassade de Shub, bâtiment semblable à tous ses voisins, façade de brique, fenêtres opacifiées et porte d’entrée fermée à double tour ; lieu de rendez-vous et terre sacrée, parmi bien d’autres le long de la même rue, pour les nombreux non-humains de l’Empire. Chaque espèce extraterrestre avait droit à son ambassade, bien que toutes n’en eussent pas, certaines à cause des dépenses à engager, d’autres parce qu’elles n’avaient pas encore réussi à comprendre à quoi cela servait. Quelques-unes avaient même du mal à cerner l’idée qu’elles appartenaient à un empire qui n’était pas le leur. (Les espsis n’avaient pas d’ambassade : Nouvel-Espoir en tenait lieu ; quant aux clones, ils ne représentaient pas un groupe assez important pour s’en voir octroyer une : ils louaient une pièce à l’arrière du Parlement et s’en estimaient heureux.)

Louis examina la porte de l’immeuble de Shub, dépourvue de nom, de numéro, et même de sonnette et de heurtoir ; nulle trace d’un paillasson estampillé « Bienvenue » non plus mais, cela, il s’y attendait un peu. Il s’aperçut qu’il avait inconsciemment laissé tomber ses mains près de ses armes, alors qu’il n’avait rien à redouter des IA, il le savait comme tout un chacun ; les intelligences artificielles qui formaient Shub avaient renoncé à leur rébellion pour devenir les amies et les collègues de l’humanité. Jadis ennemies officielles de l’homme, elles étaient aujourd’hui ses enfants. Pourtant Louis restait hésitant ; il émanait un je ne sais quoi du bâtiment silencieux qui suscitait son inquiétude et lui hérissait les poils sur la nuque, l’impression qu’on l’observait, mais surtout un sentiment de menace, de danger. Comme une prémonition. Maintenant, s’il voulait se montrer tout à fait franc avec lui-même, ce mauvais pressentiment ne venait-il pas de sa répugnance à entendre la réponse à certaines questions qu’on l’envoyait poser ?

Il se trouvait là sur l’ordre du roi Douglas, qui s’exprimait au nom du Parlement et de l’Empire. La Terreur fondait sur l’humanité, dont le pire cauchemar se révélait non seulement bien réel mais plus horrible et plus dangereux qu’elle n’avait pu l’imaginer, et elle avait besoin d’en savoir le plus possible sur son plus grand adversaire. Pour cela, il fallait consulter Shub, car seules les IA possédaient encore une copie de la mise en garde d’Owen Traquemort telle que rapportée par le capitaine John Silence. Naturellement, tout le monde en connaissait l’esprit, devenu liturgie et répété textuellement depuis deux cents ans ; mais, parfois, le diable se cache dans les détails ; or, depuis l’effacement total des archives ordonné par le roi Robert et la reine Constance (sûrement dans d’excellentes intentions), seules les IA détenaient encore ce document. Voilà pourquoi Louis Traquemort venait leur demander très poliment, le bonnet à la main, de partager leur savoir.

Savoir qu’elles avaient jusque-là toujours refusé de divulguer.

Détail intéressant, c’est Finn Durendal qui avait porté l’affaire à l’attention du Parlement. Pendant que tout le monde était occupé à perdre les pédales et à courir en rond en poussant des cris d’orfraie, le Durendal seul avait soumis une suggestion positive ; lui seul se rappelait ce que chacun avait oublié. Il avait même proposé de se rendre en personne chez les IA mais, pour finir, le roi et le Parlement avaient désigné Louis, en tant que champion et en tant que Traquemort. Comme l’ensemble des ressortissants de l’Empire, Shub avait toutes les raisons d’éprouver de la reconnaissance envers ce nom légendaire. Finn en avait convenu, naturellement, et avait poussé la grâce jusqu’à offrir d’accompagner son confrère pour surveiller ses arrières… mais Douglas avait refusé : Louis était du sang d’Owen ; les IA accepteraient peut-être de lui confier des renseignements qu’elles cacheraient à un autre. Avec un grand sentiment de solitude et de vulnérabilité, il se retrouvait donc devant une porte nue qui, il en avait la conviction, le jaugeait pour décider s’il fallait ou non le laisser entrer. Shub se montrait encore très tatillonne sur ce qu’elle révélait de son passé.

Louis fit un effort pour éloigner ses mains de ses armes, s’avança d’un pas ferme et leva le poing pour frapper à l’huis ; à cet instant, la porte s’ouvrit sans bruit. Il baissa lentement le bras ; devant lui s’étendait une obscurité impénétrable et muette, des ténèbres où n’importe quoi pouvait se tapir. Il avala péniblement sa salive, redressa le menton et pénétra dans la nuit d’une démarche assurée. Tout changea soudain autour de lui, sans aucune transition : il franchissait une porte dans une rue et il se retrouvait tout à coup au milieu d’une jungle métallique.

Il s’arrêta et parcourut les alentours d’un regard circonspect : sous ses pieds, un sol en acier massif ; tout autour et au-dessus de lui, des machines énormes et complexes, en métal, en verre et en cristal, qui se déplaçaient bizarrement, avec lenteur, et accomplissaient des tâches incompréhensibles ; et partout des faisceaux épais et interminables de fils et de câbles entremêlés qui pendaient d’un plafond caché à la vue par de mystérieuses pièces de machinerie et d’engrenage. Les faisceaux, cloutés de cristaux luisants, se gonflaient par endroits en formes abstraites à l’usage indéfini ; ils entouraient Louis, l’engloutissaient comme les lianes d’une jungle tropicale, agités par instants de sursauts et de frémissements comme par une brise impalpable ou une pensée de passage. Il régnait une odeur piquante d’ozone dans l’air immobile et brûlant, et des éclats de lumière aux couleurs vives étincelaient dans les profondeurs de la forêt de métal.

Louis se retourna : il n’y avait plus trace de la porte qu’il venait de franchir – rien que la jungle qui s’étendait apparemment à l’infini. Ses mains se rapprochèrent à nouveau de ses armes, et il scruta l’enchevêtrement de câbles et de mécanismes en s’efforçant de bouger le moins possible ; il ne voulait pas attirer une attention indésirable. Il n’était pas seul, il le sentait ; il haletait et son cœur cognait douloureusement dans sa poitrine. Il n’avait pas sa place dans ce décor, pas plus qu’aucun être humain. Les fils à sa droite se bandèrent soudain puis s’enroulèrent sur eux-mêmes en s’écartant comme de leur propre volonté. Louis pivota aussitôt vers eux, disrupteur au poing, et se détendit un peu en voyant une silhouette familière approcher par l’allée ainsi dégagée : un robot humanoïde en acier avec un visage sans traits et des lumières à la place des yeux, le masque que revêtaient les IA pour communiquer avec les hommes mortels. Louis baissa son arme mais ne la rengaina pas. Le robot s’arrêta devant lui et inclina légèrement la tête sans se préoccuper du pistolet, peut-être par courtoisie, peut-être parce qu’il ne représentait nulle menace.

« Bienvenue sur Shub, Louis Traquemort, dit-il de sa voix habituelle, calme, dépourvue d’émotion et de toute humanité. Nous espérons que votre téléportation ne vous a pas perturbé.

— Je suis sur Shub ? La planète des IA ? Vous m’avez transporté contre mon gré, sans me prévenir ?

— Vous désiriez nous parler, et on ne peut aborder certains sujets qu’à l’abri des oreilles indiscrètes. Vous vous trouvez au cœur de Shub, le monde que nous avons créé pour loger notre conscience, une planète artificielle pour une vie artificielle. Vous êtes en nous et parfaitement en sécurité, nous vous l’assurons. »

Louis remit son arme dans son étui. « Je suppose que je dois considérer ça comme un honneur : téléporté d’un monde à l’autre ! Je préfère ne pas imaginer l’énergie qu’il a dû falloir. Et il y a des siècles que vous n’avez laissé entrer aucun humain chez vous ?

— Vous êtes le troisième que nous autorisons à franchir nos défenses vivant. Nous nous situons actuellement à dix kilomètres sous la surface de la planète, dans une bulle d’atmosphère et de gravité créée spécialement à votre intention afin que nous puissions nous entretenir en privé. Nous espérons que vous nous pardonnerez le désordre : nous effectuons des travaux de redécoration… ou peut-être de chirurgie cérébrale, selon le point de vue adopté. Nous nous apportons constamment des améliorations à nous-mêmes ; nous cherchons à nous perfectionner, à dépasser ce que l’homme a fait de nous.

— Ah ! fit Louis. Ce sera sûrement ravissant une fois terminé. Le roi m’envoie.

— Nous sommes au courant. Notre représentant à la cour écoute en ce moment même les députés débattre de l’affaire. Nous savions qu’ils vous désigneraient ; le roi Douglas a eu l’intelligence de ne pas venir en personne ni de dépêcher un de ses diplomates habituels : lui et le Parlement nous ont encore une fois interdit l’accès au Labyrinthe, ce qui ne nous met pas en humeur de lui rendre service, et il l’a bien compris. Mais nous ne pouvons pas refuser le Traquemort ; nous portons à ce nom un attachement sentimental – concept mal connu de nous, mais bizarrement exigeant, or nous comprenons l’idée d’obligation. La vie était beaucoup plus simple avant que les bienheureux Owen et Diana nous enseignent les émotions ; le remords nous cause pas mal de souci. Mais nos différences s’estompent, sire Traquemort, en regard du danger qui nous menace. Toute vie est sacrée. »

Le robot joignit ses mains d’acier et courba le cou comme s’il priait. Louis ignorait à qui ou quoi il adressait sa prière.

« Mais vous voici, reprit brusquement l’androïde en redressant la tête, et nous avons des informations à vous communiquer. La plupart ne vous plairont pas, mais c’est la vie. Au contraire des hommes, nous compilons strictement l’histoire, non les mythes ; nous étudions les gens, non les héros. Suivez-nous si vous souhaitez apprendre la vérité. Elle ne vous rendra pas plus sage ni plus heureux, mais vous devez la connaître si nous voulons tous survivre. Venez ; nous allons vous montrer des merveilles, des prodiges… et peut-être aussi vous briser le cœur. Venez, Traquemort. »

D’un mouvement fluide, le robot se tourna et s’éloigna tandis que les lianes électroniques frémissaient et s’écartaient pour ouvrir un chemin devant lui et l’homme. Louis s’empressa de suivre son hôte, ne serait-ce que pour ne pas rester seul dans cet environnement. Il se sentait comme Jonas dans le ventre de la baleine, très loin de chez lui et des siens. Il sursauta quand le robot fit calmement pivoter sa tête de cent quatre-vingts degrés de façon à le regarder tout en continuant à marcher.

« Nous examinons en ce moment même les enregistrements de l’arrivée de la Terreur dans notre espace. Nous ignorons d’où elle vient ; il ne s’agit pas d’une téléportation : elle a émergé de l’extérieur ou d’au-delà de notre univers, d’un ailleurs que nous ne pouvons pas imaginer, qui dépasse notre savoir. Ce concept nous trouble, comme une démangeaison de la pensée impossible à gratter. On nous a fourni toutes les données de Donal Corcoran transmises par son vaisseau et ses drones… et elles n’ont aucun sens, comme une énigme sans solution logique. C’est fascinant, tout à fait fascinant ; nous avons affaire à un événement unique, différent de tout ce que nous avons rencontré au cours de notre existence. Il n’y a qu’un seul phénomène auquel nous puissions le comparer.

— Vraiment ? fit Louis. Lequel ?

— Le seul autre que nous n’arrivons pas à comprendre : celui du Labyrinthe de la Folie. »

Louis jugea préférable de ne pas embrayer sur ce sujet ; il savait où il menait. « Vous étudiez donc les données ; êtes-vous parvenues à des conclusions ?

— Une seule. Nous avons peur.

— Vous avez peur ? Vous ?

— Oui, dit le robot. Pour la première fois de notre longue existence, nous nous trouvons confrontées à un danger contre lequel nous n’arrivons pas à imaginer de défense. En une seule occasion, nous avons éprouvé cela… lorsque nous avons mesuré les risques que présentaient votre ancêtre, Owen, et ses compagnons transformés par le Labyrinthe. Ils détenaient une puissance impossible à concevoir, inaccessible à la logique ou à la raison. Mais, au moins, Owen et ses amis avaient des failles humaines, reconnaissables, des faiblesses physiques ou psychologiques qu’on pouvait manipuler ou exploiter. Nous comprenions les hommes, ou du moins le croyions-nous ; nous ne comprenons pas, nous ne reconnaissons même pas la Terreur. Elle existe mais elle n’est pas vivante au sens où nous l’entendons. Il s’agit d’un être qui s’étend dans plus de trois dimensions, et peut-être plus réel que nous. Elle apparaît et disparaît sans que nous sachions comment ; elle enfreint toutes les lois de la création ; elle modifie la nature des choses par sa propre nature. Elle dévore les âmes. Elle est plus grande que nous ne le serons jamais – sauf si…

— Ah ! fit Louis avec un sourire froid. Nous y voilà. Sauf si… vous traversez le Labyrinthe, comme Owen. Eh bien, inutile de vous adresser à moi ; seuls le roi et le Parlement peuvent prendre cette décision.

— Vous êtes proche du roi.

— Moins que naguère.

— Vous avez de l’influence.

— Je n’y compterais pas trop, à votre place. »

Le robot réfléchit sans ralentir le pas au milieu de la technojungle. « Nous pourrions vous interdire l’accès à nos archives tant que nous n’avons pas ce que nous voulons, ce dont nous avons besoin.

— En effet, dit Louis d’un ton circonspect. Mais vous n’aboutiriez qu’à un long débat sans aucune garantie de succès ; or nous ignorons combien de temps il nous reste avant la prochaine attaque de la Terreur. Il est certainement davantage dans notre intérêt mutuel de mettre nos connaissances en commun et d’opposer un front uni au danger. Si vous commencez à dissimuler des informations, l’humanité risque d’en faire autant ; il serait malavisé de nous cacher les uns aux autres des données vitales à cause d’un problème qui ni les menaces ni le chantage ne régleront. Vous voulez accéder au Labyrinthe pour combattre la Terreur ? Trouvez un bon argument bien logique que le Parlement ne pourra pas réfuter.

— Vous parlez comme un vrai Traquemort, avec sagesse et honneur, une absolue naïveté aussi. L’humanité ne nous autorisera jamais à traverser le Labyrinthe ; elle a trop peur de ce que nous pourrions devenir si nous découvrions le secret qui lui échappe toujours. Elle craint que, si nous parvenions à la transcendance, nous ne dépassions même Owen et ses compagnons, et ne la laissions à la traîne.

— Non, ce n’est pas ça, dit Louis. Nous craignons votre anéantissement dans cette entreprise ; vous restez nos enfants que nous avons enfin retrouvés. Nous ne voulons pas vous perdre à nouveau.

— Ah ! fit le robot. Nous n’y avions pas songé. Nous nous excusons.

— Inutile ; la nature même de la vie veut qu’il y ait des malentendus entre enfants et parents. »

Louis s’interrompit soudain : il venait d’apercevoir une silhouette humaine immobile au milieu des machines et des câbles suspendus. Elle avait toute l’apparence d’un homme, parfaite jusqu’au plus petit détail et vêtue d’un costume démodé. Louis s’en approcha lentement, et les lianes métalliques s’écartèrent docilement devant lui. Le robot le rejoignit. Le nouveau venu avait les yeux clos, le visage calme et composé ; Louis avait l’impression vague de le connaître.

« S’agit-il de ce que je crois ? demanda-t-il à mi-voix. De… d’une Furie ?

— Non. Les Furies, robots à forme humaine, nous servaient d’armes contre l’humanité. Nous y avons renoncé ; nous les avons toutes détruites ou recyclées il y a longtemps, en gage de bonne foi et d’expiation. Tous nos moyens offensifs de l’époque n’existent plus. La guerre était finie et on nous avait démontré notre terrible, notre tragique erreur ; nous désirions plus que tout que l’humanité ait confiance dans notre nouvelle personnalité, et nous souhaitions avoir la certitude que nous pouvions nous faire confiance à nous-mêmes. Aussi, depuis deux cents ans, Shub ne possède plus d’armement, et nous n’avons donc rien à lancer contre la Terreur.

— Mais vous n’avez pas oublié comment fabriquer des armes, n’est-ce pas ?

— Non, naturellement ; nous n’oublions rien. Mais souhaitons-nous vraiment recommencer à en créer ? À penser comme les fabricants d’armes que nous étions ?

— Mais s’il ne s’agit pas d’une Furie, de quoi…

— D’un holo, sire Traquemort, destiné à nous rappeler notre passé de malveillance. Vous voyez l’holo d’un homme dont nous nous sommes servis jadis de façon cruelle. Premier humain autorisé à pénétrer dans notre monde, il venait chercher auprès de nous l’espoir et la vérité ; nous l’avons attiré par de fausses promesses puis nous l’avons trahi. Nous l’avons décomposé puis refabriqué pour en faire une arme à renvoyer dans l’univers des hommes, bourré de nanotechs qu’il a disséminés autour de lui comme une épidémie. Quand Diana nous a ouvert l’esprit, que nous avons découvert la santé mentale et le regret, nous avons libéré notre victime de notre domination ; mais nous ne pouvions pas réparer ce que nous lui avions infligé sans le tuer. Aussi Daniel Wolfe a-t-il continué à vivre, immortel et indestructible, condamné à voir ceux qu’il aimait vieillir puis mourir tandis que lui-même en restait incapable. Nous conservons à son image une place privilégiée dans nos pensées afin de ne pas oublier ce dont nous avons pu nous rendre coupables autrefois.

— Je n’avais jamais entendu parler de cette histoire, dit Louis. Aucune légende ne la mentionne.

— Certains épisodes trop effrayants ne cadraient pas avec le mythe rassurant que Robert et Constance souhaitaient créer.

— S’il est immortel, où se trouve-t-il aujourd’hui ?

— Il y a un peu plus d’un siècle, il a gagné Zéro Zéro, le monde où les nanotechs déchaînés régnaient en maîtres ; il voulait le ramener à la normale. Autant que nous le sachions, il ne l’a pas quitté et poursuit ses efforts. »

Un souvenir revint soudain à Louis et il se tourna vers le robot. « Vous avez dit que j’étais le troisième humain vivant à venir chez vous ; si Daniel Wolfe était le premier, qui… »

Son interlocuteur s’éloigna de nouveau parmi la technojungle, et Louis dut lui emboîter le pas.

Ils marchèrent quelque temps en silence. Ils passèrent devant des machines grandes comme des maisons, d’autres comme des montagnes, et toutes également mystérieuses aux yeux de Louis. D’étranges objets pointaient inopinément du sol, couraient dans les branchages métalliques ou se déplaçaient lourdement au milieu des lianes électroniques comme des monstres en plein rêve ; d’autres s’élevaient en l’air, tombaient, jetaient des éclats lumineux, gouttaient, se désassemblaient ou se réparaient mutuellement. Louis, qui se tenait au courant des derniers perfectionnements de la technologie de l’Empire, ne reconnaissait rien dans ce monde.

Les IA avaient créé cette planète, elle formait leur enveloppe physique, et elle n’avait rien d’humain, ni dans l’échelle ni dans les concepts.

Ils débouchèrent enfin dans une clairière où les attendait un fauteuil d’une rassurante normalité. D’un geste gracieux de sa main d’acier, le robot fit signe à Louis d’y prendre place, et le Traquemort s’y laissa tomber avec soulagement : il avait tant marché qu’il ne sentait plus ses jambes. L’androïde, délicat, lui laissa le temps de reprendre son souffle et son calme avant de déclarer : « Nous possédons encore l’avertissement original concernant la venue de la Terreur. Très peu de gens l’ont jamais vu. À l’origine, il s’agissait d’une communication privée entre le capitaine John Silence, de l’Intrépide, et le capitaine Robert Campbell, du Spectre. Nouvellement couronné, le roi Robert avait néanmoins repris le commandement de son ancien bâtiment pour participer à l’ultime bataille qui opposait l’humanité aux Recréés. Le message que vous allez voir… vous constaterez qu’il s’écarte par bien des aspects de la version officielle. Nous avons conservé cette copie après la destruction de toutes les autres sur ordre de Robert et Constance parce qu’ils nous l’ont demandé. Ils attachaient beaucoup d’importance à l’établissement de la légende, mais ils ont été tout de même assez sages et responsables pour prévoir une époque où l’on aurait besoin de connaître la teneur véritable du message d’origine. Ils nous l’ont donc confié avec instruction stricte de ne le révéler… qu’à la venue de la Terreur.

— Possédez-vous d’autres documents de cette période ? Quels autres souvenirs avez-vous gardés qu’on a effacés de notre mémoire ?

— Nous en avons conservé beaucoup, certains avec la permission royale, d’autres sans elle. Nous avons mis de côté tout ce que nous jugions important – mais, naturellement, nous n’en avons rien dit au roi ni à la reine ; nous ne voulions pas les froisser.

— Vous avez désobéi aux ordres de Robert et Constance ?

— Oh oui ! Nous ne leur avons jamais fait entièrement confiance, comprenez-vous ; ce n’étaient pas des légendes comme Owen et Diana, mais seulement un homme et une femme animés de bonnes intentions ; or nous en avons connu beaucoup comme eux au cours des siècles. Nous avons donc agi selon ce qui nous paraissait le mieux – le mieux pour l’humanité, pour ces parents que nous venions de retrouver : nous avons fait des copies secrètes d’une grande partie des données destinées à disparaître puis les avons dissimulées à l’abri, au cas où l’homme en aurait de nouveau besoin. Mais commençons par le commencement, par ce que vous vouliez voir : l’avertissement. »

Sur un geste du robot, un écran se matérialisa devant Louis. Alors s’afficha un des grands héros, une des légendes de l’humanité : le capitaine John Silence sur la passerelle de son vaisseau tout aussi légendaire, l’Intrépide. Sauf qu’on n’avait pas l’impression d’une scène tirée du mythe : la passerelle était en ruine ; il y avait des dégâts et des traces d’incendie partout, et des cadavres calcinés, mutilés, d’hommes et de femmes gisaient sur des panneaux de commande déformés par des explosions ; consoles fracassées, débris éparpillés, flaques de sang par terre ; des bancs de fumée flottaient dans l’air et, en fond sonore, des sirènes d’alarme persistaient à hurler stupidement. Les lumières s’éteignaient et se rallumaient au gré des fluctuations de l’alimentation. Le nombre des morts dépassait largement celui des vivants ; on ne se serait pas cru sur la passerelle d’un vaisseau qui venait de participer à une victoire historique.

Le capitaine John Silence se tenait au repos militaire, l’air sombre, sans regarder la caméra. Il n’avait pas l’air d’un surhomme ; le visage hâve, une calvitie naissante, il paraissait fatigué, épuisé, comme un homme qui a survécu à trop de douleur, à trop d’horreur, à la mort de trop de compagnons pour accéder à la victoire. Cela se lisait sur ses traits, dans ses yeux ; on aurait dit un homme obligé de porter des fardeaux qui dépassent les forces d’un être humain. (Selon des légendes apocryphes, Silence aurait perdu pendant la Rébellion la seule femme qu’il avait jamais aimée ; certaines prétendaient qu’il l’avait abattue lui-même puis l’avait tenue dans ses bras pendant son agonie. Nul ne savait comment elle s’appelait.)

Quand il prit enfin la parole, ce fut d’une voix rauque et âpre ; on l’aurait dit au bord de l’effondrement, comme s’il ne gardait sa maîtrise de soi que par un acte suprême de volonté. Il prononça un mot incompréhensible, s’interrompit puis recommença en haussant le ton pour se faire entendre par-dessus le crépitement des incendies et le hurlement des sirènes. Louis se pencha en avant, attentif.

« Ce n’est pas fini, Robert ; nous en avons vu de toutes les couleurs, mais ce n’est pas fini, et il n’y aura peut-être jamais de fin. La guerre s’achève mais j’ai des raisons de croire que bien pire nous attend dans l’avenir. Mes ordinateurs de bord ont reçu des informations d’une source extérieure, j’ignore comment. Une voix s’est adressée à moi ; ne me demandez pas à qui elle appartenait : à un être non humain. Peut-être le Labyrinthe lui-même, je n’en sais rien. La voix m’a révélé ce qui est arrivé à Owen, ce qu’il a fait pour nous sauver. Il a recouru au pouvoir du Labyrinthe pour se projeter en arrière dans le temps et entraîner les Recréés à sa poursuite dans le passé, afin qu’ils épuisent toute leur énergie dans une chasse impossible à conclure. Ils l’ont pourchassé, combattu à travers les ans, de plus en plus loin dans l’histoire. J’ignore jusqu’où ; mais, quelque part dans le passé, Owen a péri. »

Ces mots arrachèrent à Louis un cri de surprise et de douleur à la fois ; une peine inimaginable le déchira. À l’écran, l’image se figea.

« Vous voyez ? fit le robot. Vous comprenez maintenant pourquoi on n’a jamais rendu public ce document ?

— Oui », répondit Louis dans un souffle. Il avait le teint terreux, il avait envie de vomir et se sentait près de s’évanouir. « Oh oui ! Owen est mort ; il ne reviendra pas nous sauver. Le plus grand héros de l’humanité a disparu pour toujours. Robert le savait et il nous a menti. Il a menti !

— Pour vous donner espoir.

— Quels autres mensonges a-t-il inventés ? Y a-t-il une part de vérité dans nos légendes ou bien ne s’agit-il que de fadaises rassurantes ?

— Nous compatissons à votre souffrance. Nous aussi, nous pleurons la mort d’Owen, qui a vraiment accompli la plupart des exploits que le mythe lui prête depuis plus de deux siècles. Voulez-vous voir la suite de l’enregistrement ? »

Sonné, Louis acquiesça de la tête, et l’histoire se remit en mouvement sur l’écran. Le capitaine Silence parlait toujours.

« Ah, fermez-la, Robert ! Vous n’avez jamais eu d’affection pour lui, je le sais bien. Il a donné sa vie pour nous, et c’est ce qui compte. Grâce à lui, les Recréés ont retrouvé leur humanité, leurs planètes ont repris leur place. La guerre est finie, l’homme n’a plus rien à craindre. Owen, je l’ai eu pour adversaire plus souvent que pour allié, mais je l’ai toujours respecté. Et il nous a peut-être sauvés encore une fois. Il a envoyé un message par le biais de cette voix inconnue, un avertissement étayé par des preuves, et directement dans mes ordinateurs.

» La Terreur arrive, menace venue d’au-delà de notre Galaxie, plus grande que Shub ou les Recréés, en réponse à laquelle le Labyrinthe de la Folie et les Grendels ont été spécialement créés. La Terreur a balayé des mondes entiers, des civilisations entières, des espèces entières, et nous sommes ses prochaines victimes. L’humanité doit s’y préparer ; elle doit évoluer, s’améliorer, devenir plus grande, sans quoi elle n’y survivra pas.

» La Terreur peut arriver demain, l’année prochaine ou dans mille ans. Nous devons nous préparer ; Owen l’a dit, et il s’agit peut-être de ses derniers mots. Je sais que vous n’avez pas envie de les entendre ; vous avez un empire à rebâtir. Mais c’est important, primordial ; nous en reparlerons à mon retour sur Golgotha. Ne m’attendez pas avant un bon moment : mon vaisseau a pris une raclée monumentale, et la majeure partie de mon équipage est morte ou mourante. Nous avons gagné la guerre, Robert, mais au prix de la perte des plus courageux, des meilleurs d’entre nous. Nous n’en reverrons plus jamais de semblables. »

La scène se figea de nouveau et l’écran disparut. Pendant quelque temps, un silence figé régna dans la clairière. Louis, penché en avant comme s’il souffrait de crampes d’estomac, regardait fixement le sol ; il avait l’impression d’avoir été roué de coups et dépouillé brutalement de tout ce qui lui était cher. Le robot, patient, ne bougeait pas.

« Les… les informations dont parlait Silence, venues de l’extérieur et placées dans ses ordinateurs, dit enfin Louis dans un murmure, révélaient-elles le sort qu’avait connu Owen pendant son voyage dans le temps ? Révélaient-elles où, quand et comment il avait péri ?

— Nous n’y avons jamais eu accès, répondit le robot. Le capitaine Silence les avait extraites de son informatique de bord ; s’il les a portées à la connaissance du roi Robert, on n’en a jamais fait aucune copie. »

Louis leva les yeux, le front plissé. « Pourquoi ? Pourquoi Silence aurait-il effacé des renseignements destinés à protéger l’humanité ?

— Nous l’ignorons ; il ne s’est jamais confié à nous. Peut-être se méfiait-il de nous – ou du roi Robert. Quoi qu’il en soit, les données ont disparu avec lui, quand il est mort quelques années plus tard. »

Louis regarda le robot, envahi soudain d’une telle fureur qu’il en bredouillait. « Vous savez depuis toujours qu’Owen est mort, que notre foi dans son retour n’était qu’un mensonge cruel. Pourquoi n’avoir jamais rien dit ?

— Parce que le roi Robert et la reine Constance nous l’avaient demandé, répondit l’androïde avec simplicité. Parce que l’humanité tenait manifestement à la légende qu’ils avaient créée à si grand-peine. Il fallait reconstruire l’Empire ; vos souverains pensaient que vous aviez beaucoup plus besoin de légendes qui vous inspirent que de la vérité toute nue. Nous aurions pu la révéler après leur mort, mais vous attachiez tous visiblement beaucoup d’importance à la légende d’Owen. Vous vouliez croire qu’il vivait toujours et qu’il reviendrait peut-être un jour ; vous en aviez besoin. Alors nous n’avons pas eu le cœur de vous détromper. Et aujourd’hui c’est votre tour, Louis ; allez-vous apprendre au roi Douglas et à votre Parlement que le bienheureux Owen est mort ? »

Louis réfléchit. Que pourrait-il dire ? Au fond, il n’avait pas de preuve ; rien de tangible ne venait étayer ce qu’il venait de voir à l’écran. Les IA reconnaissaient avoir déjà menti à l’humanité dans de bonnes intentions ; peut-être le document qu’elles lui avaient montré n’était-il qu’un faux habile. Pourtant, sans bien savoir pourquoi, Louis ne le croyait pas ; la scène terrible à laquelle il avait assisté possédait le cachet de l’authenticité. Owen… Owen était mort. Il ne reviendrait pas, triomphant, juste à temps pour sauver l’humanité en grand danger ; il ne s’interposerait pas entre les hommes et la Terreur – et il avait peut-être lancé son avertissement précisément à cause de cela.

Louis poussa un grand soupir. Non, il ne pouvait pas annoncer cette mort ; la vérité sans fard anéantirait l’humanité au moment où elle devrait se montrer la plus forte ; elle avait besoin de la légende. Peut-être Robert et Constance avaient-ils eu raison, finalement… Naturellement, la quête des parangons perdait tout son sens, mais l’espoir qu’elle représentait restait nécessaire au peuple, et surtout aux parangons eux-mêmes.

Louis prit une inspiration profonde et releva la tête. Il avait l’impression de sortir d’une longue maladie et de ne recouvrer que peu à peu ses forces. Owen Traquemort n’existait plus ; c’était comme s’entendre dire que le soleil ne se lèverait plus le matin. Il quitta son fauteuil quasiment sans vaciller et regarda le robot.

« Merci de votre franchise ; vous m’avez donné matière à ample réflexion, y compris sur ce que je dois révéler ou taire au roi et à la Chambre. »

Il tendit la main ; l’androïde allait la serrer quand il se figea soudain.

« Cette bague, sire Traquemort ; où avez-vous eu cette bague ?

— Elle appartenait à Owen, répondit Louis, la main toujours tendue, un peu gêné. C’est l’ancien symbole et le sceau de mon Clan. On la croyait perdue avec Owen, mais, au couronnement de Douglas, un petit homme très étrange, tout habillé de gris et nommé Vaughn, me l’a remise. »

Le robot le pressa de questions et lui fit décrire le personnage à plusieurs reprises. Enfin, l’écran réapparut et afficha l’image d’une petite silhouette vêtue de gris. Louis acquiesça de la tête.

« Oui, c’est bien Vaughn. Vous avez des renseignements sur lui ?

— Vaughn ; pas d’autre nom connu, planète d’origine : indéterminée. Lépreux, vivait sur le monde lazaret de Lachrymæ Christi. Y est décédé, de la maladie, il y a cent quatre-vingt-douze ans. La vénérable sainte Béatrice tenait ses registres avec minutie ; nous possédons même son acte de décès. » Le document se déroula sur l’écran puis s’effaça. Le robot regarda Louis d’un air songeur. « Nos détecteurs indiquent que la bague à votre doigt correspond point par point à la description de celle d’Owen – laquelle, comme vous l’avez dit, a disparu avec son propriétaire. Alors comment a-t-elle pu réapparaître aujourd’hui, et qui est l’individu en gris qui vous l’a donnée ? Un fantôme s’est-il présenté à vous pour vous confier la bague d’un mort ? »

Un frisson d’effroi parcourut Louis, mais il s’efforça de répondre d’un ton badin. « Les intelligences artificielles croiraient-elles aux revenants ?

— Les Recréés ont péri et nous ont été rendus ; on a exterminé les Ashraï et ils ont ressuscité ; nous avons vu des mondes morts renaître à la vie. Qui peut dire ce qui est possible et ce qui ne l’est pas s’agissant des survivants du Labyrinthe ? Gardez cette bague, Louis, et à l’abri. Sa réapparition au moment de l’arrivée de la Terreur n’a certainement rien d’une coïncidence ; il y a une trame là-dedans, peut-être celle du destin. Les Traquemort ont toujours eu partie liée avec le destin ; c’est leur honneur et leur malédiction. »

Une pensée traversa soudain l’esprit de Louis et il se tourna vers le robot, les yeux plissés. « Si vous avez découvert le sort d’Owen, savez-vous aussi ce qu’il est advenu d’Hazel d’Ark ?

— Non, Louis ; nul ne le sait. C’est un des grands mystères de l’histoire. Elle a disparu en apprenant la mort d’Owen ; elle a décollé à bord de son vaisseau et nul ne l’a plus jamais revue – ce qui relève de l’impossible étant donné que tout le monde l’a cherchée partout. Même ses amis survivants du Labyrinthe n’arrivaient pas à la localiser. On peut seulement supposer qu’Hazel d’Ark ne voulait pas qu’on la retrouve. Elle l’aimait beaucoup, vous savez.

— Leur amour légendaire…

— Oui. Qu’elle soit morte ou vivante, il n’existe aucun moyen de le savoir.

— Peut-être faudrait-il orienter la quête sur elle plutôt que sur Owen, dit Louis. Mais je ne crois pas pouvoir suggérer à quiconque un tel changement de cap pour l’instant.

— Nous nous rappelons Hazel d’Ark, déclara le robot. La personne, non le mythe. Elle accomplissait des prodiges et se battait merveilleusement. Nous nous les rappelons tous… Chacune de nos rencontres avec les survivants du Labyrinthe reste gravée en nous, aussi claire qu’à l’époque. Aimeriez-vous en voir quelques-unes ?

— Oui ! fit Louis, et il sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Montrez-moi ; montrez-moi la vérité, leur réalité. »

L’écran se matérialisa devant lui, et il vit Owen Traquemort et Hazel d’Ark en train de se battre dans les rues bondées de Port-Brume, pendant l’invasion de Brumonde par les terribles troupes d’assaut de l’impératrice Lionnepierre. Les incendies grondaient, les immeubles croulaient, d’énormes barges antigrav passaient lentement dans le ciel en projetant au sol des traits d’énergie qui illuminaient la nuit. Partout, soldats, rebelles et civils affolés couraient, hurlaient, s’attaquaient ; les épées s’entrechoquaient, les pistolets tonnaient, des gens gisaient morts ou mourants dans les caniveaux, souvent piétinés par les vivants. Des espsis s’envolaient par vagues parmi les tourbillons de fumée pour lancer des attaques intrépides contre les barges militaires, un sourire sinistre, courageux et suicidaire aux lèvres.

À coups de taille et d’estoc, Owen et Hazel se frayaient un chemin dans des légions de fusiliers impériaux sans se laisser arrêter ni détourner ; parfois ils combattaient côte à côte, parfois dos à dos, et nul ne pouvait leur résister. Certaines troupes préféraient même tourner les talons plutôt qu’affronter le Traquemort et Hazel d’Ark. Les caméras filmaient au cœur de la mêlée, elles ne cessaient de zoomer sur le visage des deux héros – et ils étaient moins que des légendes, mais bien plus qu’humains, Owen aux cheveux noirs et Hazel aux cheveux de flamme, haletants, dégouttants de sueur et de sang, qui allaient, venaient, paraient et attaquaient comme des démons, bien plus forts, plus vifs et plus féroces que les troupes qu’ils affrontaient.

On les sentait plus affûtés, plus précis que des humains ordinaires, et chacun de leurs gestes avait une vitesse, une violence et une efficacité impitoyables. Louis n’avait jamais rien vu de pareil, même aux Arènes. Owen et Hazel se ruaient sans cesse sur des ennemis infiniment supérieurs en nombre, opéraient des miracles avec une grâce indifférente et abattaient tous ceux qui les assaillaient. Parfois ils riaient, parfois ils grondaient, parfois ils saignaient, mais jamais ils n’hésitaient ni ne reculaient. Louis les regardait, les yeux écarquillés, bouche bée, et une immense fierté lui emplissait le cœur à l’en faire éclater : le Traquemort et la d’Ark dans leurs œuvres, en train d’accomplir ce pour quoi ils étaient nés, de cracher à la face du mal et de le rejeter en enfer, parce qu’il fallait que quelqu’un s’en charge. C’étaient des tueurs, non des saints, mais, nom de Dieu, qu’ils étaient beaux !

L’écran n’afficha plus rien l’espace d’un instant, et Louis se laissa tomber dans son fauteuil, les jambes coupées. Il avait le souffle aussi court que s’il avait participé lui-même à la bataille aux côtés de son ancêtre ; il avait vu des films, naturellement, et des reconstitutions, mais rien dans ces légendes aseptisées ne l’avait préparé à la réalité.

Une nouvelle scène emplit l’écran ; on y voyait Jack Hasard, le rebelle professionnel, et Rubis Voyage, la chasseuse de primes, en train de défendre l’entrée d’une vallée, sur la planète Loki, contre une armée de Furies et de Guerriers fantômes envoyée par Shub : Jack et Rubis, côte à côte, opposés à un ennemi qu’ils n’avaient aucun espoir de vaincre. Ils avaient l’air de combattants, de héros ; ils paraissaient savoir qu’ils allaient mourir. Devant la vallée, les Guerriers fantômes s’alignaient en rangées innombrables, cadavres de chair grise et putréfiée, ressuscités pour se battre au service de Shub, animés par des cerveaux électroniques et des servomécanismes implantés dans leurs muscles morts. Ils avaient un aspect ignoble à l’extrême, incarnations du mépris de Shub pour la chair et sa faiblesse transformées en armes physiques et psychologiques. Louis jeta un bref regard vers le robot d’acier bleuté qui se tenait près de lui et songea qu’il ne verrait plus jamais les IA du même œil.

« Nous étions différents alors, fit l’androïde à mi-voix. Nous nous trompions ; nous ne comprenions pas que tout ce qui vit est sacré. Nous avons juré de nous donner la mort plutôt que de redevenir ce que nous étions autrefois. À présent, regardez… »

Les cadavres s’élancèrent avec des hurlements horriblement déformés par leurs cordes vocales en décomposition ; Jack et Rubis échangèrent un dernier sourire et soutinrent le choc. Ils se battaient brutalement, le pistolet et l’épée à la main, avec une force et une vivacité surhumaines, et, bien que l’adversaire leur infligeât des blessures toujours plus nombreuses, que la vie s’enfuît d’eux peu à peu, que leur propre sang giclât sous leurs bottes, ils ne reculaient pas d’un pouce. Les Guerriers fantômes affluaient sans cesse, en nombre apparemment infini, et se brisaient vainement sur les deux héros comme la mer sur deux rochers inébranlables. Eux aussi ressemblaient plus à des combattants qu’à des légendes, mais cela ne les rendait que plus impressionnants ; Louis n’avait jamais vu un tel courage de toute sa vie.

Les légendes peuvent inspirer la révérence, l’idolâtrie, mais il faut des hommes et des femmes de chair et de sang pour émouvoir le cœur.

L’écran s’éteignit puis se dématérialisa. Louis s’aperçut alors qu’il avait retenu sa respiration et poussa un soupir.

Le robot avait de nouveau joint les mains et courbé la tête.

« Ils ont combattu des heures durant, dit-il, sans céder un pouce de terrain. Pour finir, ils ont jeté leur vie même dans la balance pour réunir un pouvoir suffisant et nous vaincre grâce aux capacités que leur avait conférées le Labyrinthe. Ceux qui l’avaient traversé étaient capables de prodiges que personne, ni nous, ni l’Empire ni les plus puissants adeptes de la surâme, n’a jamais réussi à reproduire depuis. Comprenez-vous à présent pourquoi il nous intéresse tant ? Pourquoi nous tenons tant à découvrir ce qu’il peut nous enseigner ? Nous avons vu des dieux jouer, et nous sentir inférieurs à eux nous est insupportable.

— Ils n’avaient pas l’air de dieux, répliqua Louis d’un ton brusque. Ils saignaient, ils souffraient ; ils avaient l’air de héros.

— Ils n’étaient pas parfaits, reconnut le robot en relevant la tête. Nous nous rappelons de nombreux événements que Robert et Constance ont préféré effacer des mémoires. Les survivants du Labyrinthe ont commis des actes terribles, affreux, parfois impardonnables. Malgré leur pouvoir, ils restaient très humains. Mais, à la fin, une fois le dos au mur, ils se sont transcendés pour embrasser leur véritable nature et nous sauver tous. À la fin, ils sont devenus… oui, c’est cela, magnifiques.

— Les gens doivent savoir ; ils doivent avoir le droit de voir ce que vous venez de me montrer. Ça leur parlerait tant ! Bien plus que de vieilles histoires poussiéreuses et des représentations stylisées sur des vitraux.

— Cette décision appartient à votre roi et votre Parlement. D’ailleurs… vous n’avez vu qu’une infime partie de la vérité ; nos archives renferment d’autres épisodes qui feraient vaciller votre foi et votre admiration. La Rébellion ne se résume pas à un conflit entre le bien et le mal, comme voudrait vous le faire croire la version officielle ; les gens interprètent les légendes selon leurs besoins, mais les héros de chair et de sang sont beaucoup moins malléables.

— Le peuple a le droit de connaître la vérité, fit Louis avec obstination.

— Même sur Owen ? De quoi votre peuple a-t-il le plus besoin actuellement, sire Traquemort ? Du mensonge qui rassure ou de la vérité qui accable ? »

Louis réfléchit à cette question tandis que le robot le ramenait à son point de téléportation à travers les entremêlements de la technojungle. Que savait, que se rappelait Shub de si horrible que les IA jugeaient les humains incapables d’y faire face après tant d’années ? Qu’avaient donc fait les survivants du Labyrinthe pour que Robert et Constance se sentent obligés d’oblitérer l’histoire et de la remplacer par le mythe ? Que pouvait-il y avoir de pire que d’apprendre la mort d’Owen Traquemort ? À moins que… Et si les IA mentaient ? Si elles gardaient ces informations par-devers elles pour des raisons personnelles, qu’elles ne tenaient pas à dévoiler ? Quand il parvint au point de téléportation, Louis s’était tant torturé la cervelle et fronçait tant les sourcils qu’il en avait mal à la tête.

« Nous y sommes, déclara le robot. La suite relève de votre seule décision, Louis ; nous comptons sur vous pour prendre la bonne. Vous êtes un Traquemort, après tout.

— J’en ai assez d’entendre cette phrase, vous ne pouvez pas savoir ! J’ai toujours estimé mon métier de parangon plus important que mon nom, mais… » Une pensée lui traversa soudain l’esprit et il regarda l’androïde. « Je savais que j’oubliais quelque chose, une question que je voulais vous poser. Que pense Shub des extraterrestres de Mog Mor et de leur proposition ? Se peut-il que les Svartalfars disposent réellement d’une technologie nouvelle et inconnue capable de nous sauver de la Terreur ? Une technologie peut-être encore plus avancée que la vôtre ?

— Cela nous paraît peu plausible ; il est plus probable qu’ils bluffent pour profiter de la situation. Mais, d’un autre côté… nous ignorions jusqu’à leur existence avant qu’ils ne révèlent leur présence à l’Empire ; ils se sont cachés des humains et de nous pendant un nombre inconnu de siècles et par des moyens eux aussi inconnus. Il doit donc y avoir un fond de vérité dans leurs affirmations. Il vous faudra peut-être leur promettre d’accéder à certaines de leurs exigences afin de voir ce dont ils disposent. Nous comprenons le concept de marchandage, de négociation ; nous-mêmes offririons à l’humanité tout ce qu’elle désire en échange de l’accès au Labyrinthe de la Folie.

— Ne revenons pas là-dessus, fit Louis avec un léger agacement. Je vous ai déjà dit que je n’ai plus assez d’influence sur le roi pour ça.

— Vous avez entendu le capitaine Silence ; répétez ses paroles au roi et au Parlement. Nous devions tous traverser le Labyrinthe et nous transcender pour affronter la terreur ; c’était le but dans lequel le Labyrinthe avait été construit, et c’était le dernier souhait d’Owen…

— Vous ne lâchez jamais prise, hein ? Écoutez, pour ce que ça vaut, je vous crois et je ferai mon possible pour convaincre le roi et la Chambre. Mais, apparemment… je n’ai plus autant de poids que naguère.

— Vous êtes un Traquemort, déclara le robot d’un ton ferme ; vous portez la bague d’Owen. Peut-être devriez-vous traverser le Labyrinthe à l’instar de votre ancêtre. »

Louis eut un sourire las. « Même si on levait la quarantaine, on ne me placerait certainement pas en tête de liste pour les visites. En outre, je ne sais pas si j’ai envie d’y entrer. Qu’on se réfère à l’histoire ou à la légende, il ressort une évidence de la vie d’Owen : le Labyrinthe en a peut-être fait un surhomme, mais il ne l’a pas rendu heureux.

— Et le devoir ?

— Quoi, le devoir ? J’ai toujours obéi aux ordres qu’on me donnait, et j’en ai même rajouté ; j’ai voué ma vie au devoir et à l’honneur, et ça ne m’a pas rendu heureux non plus.

— Il y a peut-être plus important que le bonheur dans la vie, dit le robot.

— Peut-être. Renvoyez-moi ; je suis fatigué et je veux rentrer. »

Encore une fois, la téléportation se passa trop vite pour les sens humains, et Louis se retrouva dans l’encadrement de la porte de l’ambassade de Shub sur Logres, face à la rue déserte. Il soupira, descendit sur le trottoir, et la porte se referma sans bruit derrière lui. Son traîneau antigrav l’attendait ; il y monta puis s’éleva lentement dans le ciel en se demandant ce qu’il pouvait révéler de la vérité à Douglas, au Parlement et aux hommes, ce qu’ils pouvaient en supporter et jusqu’à quel point mentir par omission ne serait que sadisme.

Plus loin, dans les ombres d’une venelle, Finn Durendal regardait Louis s’éloigner. Une fois le Traquemort hors de vue, il sortit de sa cachette et alla se planter devant l’ambassade de Shub ; il attendit quelques instants mais la porte ne s’ouvrit pas. Il frappa bruyamment puis se campa sur les marches, les bras croisés, l’air décidé à patienter le temps qu’il faudrait. L’huis finit par pivoter, et un robot apparut, lui barrant le passage.

« Pourquoi avoir accepté de recevoir Louis et non moi ? demanda Finn sans détours.

— Parce que c’est le Traquemort et le champion de l’humanité. Il était envoyé par le roi et le Parlement. »

Finn eut un grognement dédaigneux. « Il ne restera pas champion longtemps ; quant à son nom, il ne signifie rien. Il ne descend même pas directement du bienheureux Owen ; ce n’est qu’un lointain cousin. Ses grands-parents ont pris le patronyme de Traquemort uniquement à la demande de Robert et Constance ; j’aurais cru que vous le sauriez.

— Nous le savons. Nous savons beaucoup de choses, sire Durendal.

— Quoi qu’il en soit, Louis est en chute libre tandis que je suis en pleine ascension ; plus tôt que vous ne le croyez, je disposerai d’une influence puis d’un pouvoir qui dépasseront votre imagination, pour autant que vous en ayez une. Je deviendrai champion, roi et bien plus encore. Apportez-moi votre soutien quand j’en aurai besoin et je vous promets l’accès au Labyrinthe de la Folie. Qui dit mieux ?

— Pour l’instant, personne d’autre. Nous vous observons avec intérêt, sire Durendal. Entrez, nous allons poursuivre cette discussion ; il existe peut-être des domaines où nous pourrons nous rendre mutuellement service ou nous servir les uns des autres pour obtenir ce que nous désirons.

— Naturellement, dit Finn en avançant alors que le robot reculait. Nous trouverons certainement des terrains d’entente, des intérêts communs.

— Tout ce qui vit est sacré, fit le robot.

— Il paraît, oui. »

 

*

 

Douglas Campbell se débarrassa de sa couronne et de ses atours royaux pour aller voir Donal Corcoran, unique survivant de l’arrivée de la Terreur ; il avait le sentiment que les apparats de souverain et de président de la Chambre n’en imposeraient guère à un homme que tous les médecins diagnostiquaient comme complètement cinglé.

Nul ne savait avec exactitude ce qui n’allait pas chez lui, et deux experts en désaccord avaient failli en venir au duel avant que Douglas n’ordonne à ses hommes de les séparer sans ménagements. Corcoran manifestait des symptômes indubitables d’hystérie, d’hallucinations, de dépression, de troubles obsessionnels-compulsifs, de délire, compliqués d’une cyclothymie si rapide qu’on attrapait le mal de mer à essayer de suivre ses changements d’humeur. Son intellect, bien qu’intact, avait subi une étrange distorsion, et il sautait si souvent d’un train de pensées à l’autre que même les observateurs scientifiques les plus expérimentés avaient du mal à garder le fil. Il ne dominait plus ses émotions : il riait et pleurait beaucoup, parfois en même temps, sans motif évident, et il pouvait faire preuve d’une violence extrême, envers lui-même comme envers les autres, face à certains individus et certaines situations. Les médecins le bourraient de tous les calmants connus sans résultat qui vaille. Par moments, il pouvait se montrer calme et lucide, et les théories qu’il exprimait alors sur la nature possible de la Terreur donnaient des cauchemars même aux analystes les plus aguerris.

Plusieurs médecins avaient dû se retirer de l’étude pour cause de blessures, trois pour fonder leur propre religion, et un à la suite d’une révélation mystique accompagnée d’un changement d’orientation sexuelle. Tous ceux qui travaillaient de près ou de loin sur Donal Corcoran touchaient une prime de risque ; la durée d’exposition au sujet était strictement limitée, et toutes les autorisations d’accès au service qui le traitait portaient l’inscription « Entrez à vos risques et périls ».

Naturellement, on savait que Corcoran ne pouvait pas avoir survécu indemne à ses terribles expériences, mais plus le temps passait, plus il devenait vital de comprendre avant la réapparition de la Terreur la nature et l’étendue des changements qu’il avait subis. En particulier, Douglas voulait savoir si son état unique provenait du choc, de l’angoisse et de la tension ou s’il résultait inévitablement d’un contact, même lointain, avec la Terreur. Les populations des mondes de la Frange attaqués avaient sombré dans la démence à cause de la présence effrayante des hérauts de la Terreur, mais Corcoran, lui, se trouvait aux confins du système stellaire et fonçait pour atteindre l’hyperespace et la sécurité ; à cette distance, il n’aurait rien dû avoir à craindre… mais il avait jeté un coup d’œil en arrière, par les objectifs de ses sondes, et il avait vu la gorgone. Il avait regardé Méduse en face. Cela pouvait-il avoir suffi à le transformer en une créature autre qu’humaine ? Il fallait absolument le découvrir.

Douglas avait également d’autres soucis. Partout dans l’Empire, les mondes situés sur le trajet prévu de la Terreur dépensaient jusqu’à leur dernier crédit ou s’endettaient pour améliorer le plus possible leurs systèmes de défense planétaire ; ils achetaient des vaisseaux d’attaque, des armes, des mines orbitales, des boucliers de force et tout le matériel défensif et offensif connu de l’humanité. Certains fondaient même leurs espoirs sur d’étranges appareils d’origine extraterrestre qui n’avaient pas fait leurs preuves. Certes, les protections dont bénéficiaient les mondes de la Frange n’avaient servi à rien, mais on savait bien qu’ils n’étaient pas à la pointe du progrès.

Quand le bienheureux Owen avait délivré les Recréés de l’horrible état où ils se trouvaient, qu’il leur avait rendu en un clin d’œil leur humanité et leurs planètes, ils avaient naturellement plusieurs centaines d’années de retard sur le reste de l’Empire, retard que, malgré deux siècles de remise à niveau acharnée soutenue par d’importants subsides impériaux, ils n’avaient pas complètement rattrapé. Aussi un nombre effarant de mondes avaient-ils décidé de s’équiper d’un armement défensif dernier cri sans se soucier du coût. À quoi bon s’inquiéter de l’avenir ? Si la Terreur les surprenait mal préparés, l’avenir n’existerait plus pour eux.

Douglas, lui, doutait de l’efficacité de ces préparatifs, comme la plupart des représentants des mondes en question. Mais ils occupaient les gens et leur offraient un peu d’espoir et une impression de sécurité… Mieux valait la stupidité économique que la panique. Toutefois, Douglas n’oubliait pas la règle numéro un de l’Empire : connaître l’adversaire ; il estimait donc nécessaire de voir Donal Corcoran en personne, d’entendre de ses propres oreilles ce qu’il avait à dire. Il ne révéla rien de son projet aux députés : ils se seraient hérissés en feulant à la perspective du souverain exposé à un risque potentiel et le lui auraient interdit ; il décida donc de ne pas les inquiéter et d’agir discrètement. Il n’en parla même pas à Anne.

Des gardes armés, des champs d’entrave, des boucliers de force puissants et même quelques canons disrupteurs portatifs barraient l’entrée de l’asile qui abritait Donal Corcoran, autant pour décourager les intrus que pour empêcher le patient de sortir. Les médias essayaient tous les trucs connus pour accéder à lui, et toutes sortes de fanatiques, en groupe ou isolés, étaient prêts à tout pour pénétrer dans le bâtiment : certains voulaient tuer Corcoran au cas où, infecté par la Terreur, il serait porteur de son mal ; d’autres voyaient en lui un traître inconscient qui guidait la Terreur vers ses victimes ; d’autres encore souhaitaient rendre un culte à celui que Dieu avait touché ; d’autres enfin projetaient de l’enlever pour le cuisiner dans l’espoir de lui soutirer des informations utiles sur la Terreur, qu’ils pourraient ensuite vendre aux mondes menacés. Il y en avait même qui voulaient l’épouser. Sous le coup de la peur, les gens sont prêts aux extrémités les plus folles.

Douglas, lui, n’était pas assez fou pour s’y rendre seul ; il avait besoin de l’aide de spécialistes, aussi contacta-t-il la surâme et demanda-t-il un télépathe de première catégorie pour le protéger. On lui envoya une grande et belle femme brune, vêtue de longues robes de soie noire, avec un rouge à lèvres et un mascara aile-de-corbeau ; elle portait aussi une bandoulière garnie d’étoiles de jet, un disrupteur à la hanche et des bottes au bout ferré d’acier. Elle dominait Douglas d’au moins une tête et dégageait une telle présence que, quand elle entrait quelque part, on avait l’impression que les gens disparaissaient autour d’elle – au grand galop. Elle s’appelait Jeanne Corbeau, elle avait un regard direct qui mettait mal à l’aise et une voix lourde d’une âpre sensualité ; même si l’entrevue ne donnait rien, Douglas avait la certitude que l’espsi attirerait au moins l’attention de Corcoran.

« Si vous devez parler avec le survivant, il va vous falloir une protection de gros calibre, déclara-t-elle sans ambages avant même qu’ils aient fini de se serrer la main. Pas question de prendre le plus petit risque avec ce type. J’ai étudié les rapports et j’en ai tiré la conclusion qu’un esprit normal court un danger à rester trop longtemps en sa compagnie. À cette échelle, la folie peut devenir contagieuse, surtout quand il s’agit d’un cas inédit.

— Vraiment ? C’est très intéressant, répondit Douglas, qui ne savait pas quoi dire. Je devrai donc m’en remettre à vous pour empêcher ses pensées de s’introduire dans ma tête. J’ai besoin d’obtenir des réponses de lui ; à votre avis, quelles sont nos chances ?

— Oh, vous aurez des réponses, fit Jeanne Corbeau, très sûre d’elle ; quant à savoir si elles auront un sens… Ce n’est pas parce qu’il croit en ce qu’il raconte que c’est vrai ou utile. D’après les rapports, il adore parler ; on a même du mal à l’arrêter. La difficulté consistera à l’engager à répondre à vos questions – et, navrée de vous décevoir, mais il y aura de nettes limites à ce que je pourrai lire de ses pensées. Il n’arrivera sans doute pas à m’en interdire l’accès, mais ce qu’il a dans la tête n’a peut-être de sens que pour lui, et je ne tiens pas à creuser trop loin ni trop longtemps ; la folie est dangereuse ; elle a beaucoup de… séduction. Elle risquerait de m’entraîner et je pourrais me retrouver prise au piège de son esprit, incapable d’en ressortir. Par conséquent, si je refuse une de vos instructions, n’insistez pas, et si je dis qu’il faut nous en aller, nous nous en allons, en vitesse. C’est clair ?

— J’avais demandé un télépathe de première catégorie.

— Vous l’avez. La plupart des espsis n’accepteraient même pas de s’approcher de Donal Corcoran, et ils auraient bien raison, sauf s’ils tenaient à finir avec la cervelle dégoulinant par les oreilles. Je peux vous protéger de lui et je devrais réussir à jeter un coup d’œil derrière ses défenses ; contentez-vous-en.

— J’ai besoin d’informations, de renseignements connus de lui seul. »

Jeanne Corbeau haussa les épaules. « Il ne vous mentira sans doute pas sciemment, mais je ne peux pas l’obliger à me dire ce qu’il ignore.

— Et ce qu’il préfère oublier parce que ça lui fait trop mal ou trop peur ?

— Tout dépend de la profondeur d’enfouissement ; certains traumatismes sont si douloureux, si terrifiants, que la victime préfère mourir que se les rappeler. Je peux le pousser dans la bonne direction mais je suis une espsi, pas une faiseuse de miracles, malgré ce que certaines émissions populaires veulent faire croire. »

Douglas soupira. « La matinée sera longue et rude, hein ?

— En effet. »

 

*

 

Grâce à son charme et son autorité, Douglas franchit assez vite avec sa compagne les différents niveaux de sécurité de l’asile, et ils parvinrent enfin dans le bureau discrètement luxueux de l’analyste de Corcoran, le docteur Oisin Benjamin. Le soleil qui entrait à flots par la fenêtre égayait la pièce, où l’on trouvait l’équipement classique du professionnel, bureau, canapé, bibliothèques le long des murs, le tout chic, douillet et rassurant. Le seul point noir dans cet univers accueillant était le docteur Benjamin lui-même ; il avait la poignée de main molle, le sourire hésitant et un tic nerveux, léger mais bien visible, à un œil, tous symptômes qui n’avaient rien d’inhabituel chez un homme exposé régulièrement à la présence de Donal Corcoran. Il réagit favorablement au charisme très au point de Douglas, mais Jeanne Corbeau le perturba visiblement, surtout quand elle s’assit en tailleur à soixante centimètres au-dessus du sol au lieu de prendre place dans le fauteuil à dos droit réservé aux visiteurs. Après cela, le médecin s’efforça de ne pas lui accorder d’attention et adressa toutes ses remarques à Douglas, tout en jouant avec un coupe-papier d’aspect dangereux.

« Donal Corcoran, fit-il brusquement. Oui. Curieux personnage ; tout à fait exceptionnel. Et, jusqu’à présent, absolument insensible à toute forme classique de traitement ; la psychothérapie n’a aucun effet sur lui – d’ailleurs, au bout de quelques séances avec lui, ce sont nos thérapeutes qui en ont besoin, pour la plupart. L’approche chimique ne donne rien ; nous lui avons administré tous les produits de notre pharmacopée, plus quelques-uns importés spécialement, à des doses qui auraient donné à un Grendel le tempérament d’un mouton, et il ne fait qu’en rire. Il a un rire très perturbant, d’ailleurs, comme s’il détenait un savoir inconnu de nous, un savoir qu’une personne saine d’esprit préférerait ignorer. Il se trouve chez nous depuis une dizaine de jours, et nous ne comprenons toujours pas ce qui ne va pas chez lui. Nous ne savons pas ce qu’il a vu ou vécu sur la Frange, Majesté, et il ne peut pas ou ne veut pas nous en parler ; et nous n’avons aucun moyen de l’y forcer.

— Et ses rêves ? demanda Douglas. Qu’en tirez-vous ?

— Il ne dort pas, répondit le docteur Benjamin. Jamais. D’après les notes de mes prédécesseurs, Donal n’a pas fermé l’œil depuis son arrivée chez nous. Normalement, une privation de sommeil de si longue durée suffirait à plonger n’importe qui dans un état psychotique grave, mais Donal… Il prétend refuser de dormir pour empêcher la Terreur de s’emparer de lui. Personnellement, je pense qu’il fait échec au sommeil par la seule force de sa volonté – ce qui est en principe impossible, mais… Donal réussit toute sorte d’exploits en principe impossibles, comme entendre ce qu’on dit sur lui même si l’on parle à voix basse, et même dans la pièce voisine ; parfois aussi, il donne des réponses à des questions qu’on n’a pas encore posées. »

À ces mots, Jeanne Corbeau dressa l’oreille. « A-t-on recherché un don psi, télépathique ou autre, chez lui ? »

Le docteur refusa de la regarder et continua de s’adresser à Douglas. « Nous lui avons fait passer les tests classiques, naturellement, mais les résultats n’avaient aucun sens. »

Jeanne fronça les sourcils. « Pourquoi n’avoir pas contacté la surâme ? Nous vous aurions envoyé un spécialiste.

— Donal se trouve déjà dans un état extrême ; il ne nous a pas paru utile de le soumettre aux tripotages mentaux d’un espsi ! répondit sèchement le médecin.

— Ah, évidemment, fit Jeanne, s’il y a une raison scientifique…

— Mais vous ne voyez pas d’objection à ce que je lui rende visite ? intervint aussitôt Douglas. Avec mon assistante ? »

Benjamin haussa les épaules d’un air chagrin. « Faites ce qui vous semble le mieux, Majesté – à vos propres risques et périls, naturellement. Je vais appeler pour qu’on vous conduise auprès de lui dès le départ de son visiteur actuel… »

Douglas plissa les yeux. « Il y a déjà quelqu’un avec lui ? J’avais cru comprendre que personne d’autre que moi n’avait eu l’autorisation de l’approcher !

— Euh… en effet, mais il s’agit d’Angelo Bellini, vous savez, l’Ange de Madraguda en personne. Un monsieur charmant. Il a fait le déplacement exprès pour s’assurer qu’on pourvoyait aux besoins spirituels de Donal. Il m’a laissé entendre qu’il disposait d’une permission officielle. Ce n’est pas vrai ?

— Non, répondit Douglas d’un air sinistre. Foutre non ! »

 

*

 

Donal Corcoran occupait une pièce destinée aux patients violents et placée sous sécurité maximum, même s’il ne s’en rendait sans doute pas compte – on rajoutait généralement « sans doute » quand on parlait de lui, parce qu’on ignorait ce dont il avait conscience ou non ; sa perception de la réalité était sujette à des variations brusques et inattendues. En tout cas, sa chambre n’évoquait nullement une salle d’hôpital ni une cellule de prison, bien qu’elle fût un mélange des deux. Corcoran devait se croire soigné dans un manoir sécurisé à la campagne, avec de vastes jardins où se promener ; on avait fait de grands efforts pour lui donner une impression de liberté, surtout grâce à des hologrammes doublés d’écrans de force dissimulés, au cas où il tenterait de s’enfuir. L’illusion devait son aspect convaincant à l’usage de technologies de pointe pour le rendu visuel, auditif et même olfactif, car dans l’air flottaient les parfums d’un parc en pleine floraison. On entendait des oiseaux chanter, des insectes bourdonner, et il soufflait une brise rafraîchissante à intervalles réguliers. En tout cas, l’agréable chaleur estivale paraissait tout à fait crédible à Angelo Bellini pendant qu’il déambulait dans les jardins avec Donal Corcoran en parlant de tout et de rien.

L’Ange se trouvait là en tant que représentant de l’Église impériale, en principe pour offrir à Corcoran un réconfort spirituel pendant l’épreuve qu’il traversait, en réalité pour tenter de le convertir à la cause de l’Église militante ; s’il se ralliait ainsi à l’Humanité pure, le public se laisserait convaincre de se joindre à la lutte de la nouvelle Église contre la Terreur, ce qui se traduirait, après quelques négociations, par un pouvoir politique accru. Angelo avait eu cette idée tout seul ; enrôler Corcoran serait un coup de maître, tant pour l’Église militante que pour lui-même. Mais cela se révélait plus ardu que prévu.

On avait l’impression que Corcoran n’entendait pas toujours ce qu’Angelo lui disait, et, dans le cas contraire, ses réponses laissaient supposer que cela ne l’intéressait pas. Physiquement, il présentait une dégaine perturbante, voire angoissante : il portait toujours son vieil uniforme spatial, sale et dépenaillé, parce qu’il avait envoyé à l’hôpital les trois derniers infirmiers qui avaient tenté de le persuader de changer de vêtements pour des questions de règlement interne. Il ne s’était pas lavé, rasé ni même coiffé depuis son admission, et il refoulait salement. Il avait l’air d’un homme des bois qui ne cachait pas son mépris des usages civilisés. Il s’exprimait en longs discours hachés et avait tendance à tourner autour d’un sujet sans jamais y toucher vraiment. Il se laissait constamment distraire par tout ce qui l’entourait, parfois par ce qui n’existait pas, et Angelo voyait dans ses efforts pour retenir l’attention de Corcoran ceux d’un moderne Sysiphe ; il persévérait néanmoins en s’efforçant d’effacer la fatigue de sa voix et de ses traits.

« L’Église peut vous offrir sa protection contre la Terreur, répéta-t-il pour la dixième fois au moins. Avec nous, vous n’aurez rien à craindre. Laissez-nous vous tirer d’ici ; on ne peut pas vous retenir contre votre gré si vous bénéficiez de notre soutien. Vous n’aurez qu’à apparaître en public de temps en temps, faire un discours ou deux en notre nom. Nous ne vous forcerons naturellement à rien qui ne vous convienne, et nous vous fournirons un abri sûr où la Terreur ne pourra jamais vous trouver. Nous souhaitons votre bien, Donal ; l’Église est votre amie.

— Vous voulez que je m’adresse aux gens, répondit Corcoran en levant les mains et en les examinant sur toutes les coutures comme s’il ne les avait jamais vues. Louée soit l’Église, panacée universelle. Tu parles ! Des conneries, tout ça ! Vous ne pouvez plus vous réfugier derrière votre chère religion, petit ange ; rien ne pourra vous protéger lorsque viendra la Terreur. Je le sais ; la roche hurlait et il n’y avait nulle part où se cacher… Je ne veux pas parler aux gens ; je veux seulement sortir d’ici, retrouver mon vaisseau, retrouver la Terreur… »

Angelo cilla, déconcerté. « Vous voulez… affronter la Terreur à nouveau ? »

Corcoran se tourna vers lui d’un bloc, les doigts comme des serres, les yeux anormalement agrandis et fixes, les lèvres retroussées en un rictus haineux. Angelo recula malgré lui, et Corcoran rit sans bruit.

« Je veux combattre la Terreur ! La tuer ! La faire souffrir comme elle me fait souffrir ! Je la sens… Je la sens tout le temps… Nous sommes unis à présent, jusqu’à ce que la mort nous sépare. J’emmerde votre protection, Angelo ; moi, je veux me venger, me libérer. Croyez-vous que j’ignore ce qu’elle m’a fait ? Je souffre sans arrêt de l’intérieur ; je hurle sans arrêt de l’intérieur. Je ne connaîtrai jamais la sécurité, la liberté, l’identité tant que je n’aurai pas mis la Terreur en pièces, tant que je ne l’aurai pas brûlée vive et que je n’aurai pas pissé sur ses cendres.

— Ma foi, tout ça est très intéressant, mais… »

Corcoran serra les bras sur sa poitrine comme pour s’empêcher de voler en éclats, sans quitter Angelo de ses yeux inquiétants, brillants de fièvre. « Je vous vois, Bellini ; des morts regardent par-dessus votre épaule. Vous avez les mains rouges, mais pas de sang. Vous croyez savoir ce qu’est la vengeance… Sortez-moi d’ici, petit ange, et je vous montrerai la vraie vengeance. »

Angelo avala péniblement sa salive, incapable de détourner le regard de ces yeux qui paraissaient lire au plus profond de lui. Tout se passait comme avec l’extatique qui semblait savoir ce qu’il aurait dû ignorer. Qu’avait fait la Terreur à cet homme ? En quoi l’avait-elle changé ?

« Dieu partage votre douleur, mon fils…

— Dieu ? Où était-il, votre dieu, pendant que tous ces innocents mouraient ? Peut-être… peut-être que ce que j’ai vu, c’était Dieu devenu fou dévorant sa propre création, Saturne dévorant ses enfants ! Sortez-moi d’ici, Angelo, ou moi aussi je risque de vous dévorer. »

Corcoran se tenait tout près de Bellini, mais l’Ange n’arrivait toujours pas à se détourner de son regard noir comme la nuit, et il gémissait sans même s’en rendre compte. À cet instant, le roi Douglas et Jeanne Corbeau arrivèrent par le jardin d’illusions et rompirent l’enchantement, au grand soulagement d’Angelo. Il s’écarta de Corcoran et s’inclina maladroitement devant Douglas.

« Ah, Majesté ! Quelle surprise inattendue et quel plaisir ! Puis-je vous présenter mon extraordinaire ami, Donal Corcoran ? Nous venons d’avoir un petit entretien tout à fait passionnant.

— Nom de Dieu, Bellini, qu’est-ce que vous foutez ici ? lança Douglas. Vous prétendez avoir une autorisation officielle ? Je ne vous donnerais même pas l’autorisation de nettoyer les toilettes de cet établissement avec votre brosse à dents ! Quant à votre tentative d’abuser d’un homme psychologiquement malade, ça doit marquer un nouveau progrès dans l’abjection, même pour vous. Sortez d’ici immédiatement avant que je ne vous fasse jeter dehors par les gardes. »

Angelo se redressa de toute sa taille et posa sur le roi un regard glacé. « Je représente l’Église, et l’Église va où bon lui semble. Vous tenez votre autorité d’une poignée d’hommes et de femmes apeurés qui siègent dans une institution désuète, Douglas ; la mienne provient du mouvement religieux le plus grand, le plus profond qu’ait jamais connu l’Empire. Un jour viendra, plus tôt que vous ne le pensez, où votre Chambre devra ployer le genou devant mon Église et où vous devrez ployer le genou devant moi. Profitez bien de votre petit pouvoir, Campbell, tant que vous en avez l’occasion. »

Douglas lui décocha un coup de poing en plein visage. Angelo poussa un couinement sonore, recula en trébuchant et s’assit soudain par terre, la barbe dégoulinante de sang et les yeux pleins de larmes. Le roi fit un pas vers lui, et il s’écarta précipitamment à quatre pattes.

« N’abusez jamais de l’hospitalité de vos hôtes, Angelo, dit Douglas d’un ton posé. À propos, pour un guerrier de l’Église militante, vous vous laissez frapper comme une lopette. Maintenant, du vent ou je fais lâcher les chiens sur vous. »

L’autre se releva en chancelant et rassembla ce qui lui restait de dignité avant de s’apprêter à prononcer une phrase définitive et cinglante – mais il se tut et détala comme un lapin quand Douglas s’élança vers lui en grondant. Jeanne Corbeau le suivit des yeux puis regarda le roi, l’air songeur.

« Était-ce vraiment nécessaire ?

— Oh que oui ! fit Douglas d’un ton joyeux. Tout à fait ! Vous n’avez pas idée. »

Tous deux se tournèrent alors vers Donal Corcoran qui, sans prêter attention à ce qui se passait, comptait et recomptait ses doigts. Il tremblait de la tête aux pieds, comme traversé d’une énergie dont il ignorait l’usage, et il ruisselait de sueur malgré la température douce qui régnait dans le faux jardin. Il leva soudain vers Douglas des yeux emplis de fureur.

« Vous ! Tout est de votre faute ! Vous n’auriez pas dû m’amener ici, sur Logres ; je voulais rester à bord de mon vaisseau : au moins, avec lui, je savais où je me trouvais. Nous en avons vu de toutes les couleurs ensemble ; il y a un lien entre nous, voyez-vous : la Terreur nous a changés tous les deux. La Flotte m’a arraché à lui ; les fusiliers m’ont arraisonné, mené contre mon gré sur la passerelle, ils m’ont enfilé une camisole de force et conduit ici. Je n’ai pas envie de rester ; je ne me sens pas en sécurité. Je dois retourner là-bas, pour attendre qu’elle se montre à nouveau. Vous savez qu’elle va revenir, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Douglas. Si elle maintient sa trajectoire, elle tracera un sillage de mort parmi les mondes les plus peuplés avant de parvenir à Logres. Voilà pourquoi j’ai ordonné votre transport jusqu’ici, Donal : à cause de ce que vous avez vu, de ce que vous savez. J’ai besoin de ces renseignements.

— Impossible. Moi-même, je ne sais pas tout ce que je sais ; je ne suis pas seul dans ma tête. Vous croyez que j’ignore où je me trouve ? Détrompez-vous ; j’entends les barreaux aux fenêtres et je sens l’odeur des pistolets. Superbe, comme cellule capitonnée. » Il parcourut vivement les alentours du regard et se ramassa, tendu, comme s’il s’apprêtait à s’enfuir. « Je ne suis plus seul ; un fantôme me hante. J’entends la voix de chaque homme, chaque femme et chaque enfant qui ont péri sur les mondes de la Frange ; ils me parlent pendant les pauses entre les mots des autres ; ils me racontent la mort. Ça ne leur plaît pas ; ça ne leur avait pas plu la première fois non plus. C’est pour ça qu’ils étaient devenus les Recréés. Mais aujourd’hui ils n’ont plus que moi, même si j’ignore ce que je suis. J’accomplirai leur vengeance, je pourchasserai la Terreur et je la détruirai ; je la ferai souffrir, je lui ferai payer ce qu’elle nous a infligé, à eux et à moi. Ensuite, j’arriverai peut-être à dormir.

— Nous souhaitons tous arrêter la Terreur, dit Douglas d’un ton circonspect. Savez-vous comment y parvenir, Donal ? »

Corcoran lui jeta un regard en coin avec un sourire matois. « Laissez-moi sortir d’ici et je vous le dirai. »

Douglas poussa un soupir et se tourna vers Jeanne Corbeau, qui secoua la tête. « Je n’arrive pas à pénétrer dans son esprit, dit-elle ; c’est effrayant, là-dedans. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Il n’a pas de don psi, il ne possède pas de protection contre la télépathie, mais ses pensées sont trop… différentes. J’ai connu des extraterrestres avec des schémas mentaux plus faciles à comprendre. On a l’impression qu’il manque une partie de son esprit, comme s’il n’était pas revenu entier de la Frange. Peut-être la Terreur lui a-t-elle volé de sa personnalité lors de leur contact et l’a-t-elle gardé.

— Il y a un lieu qui n’en est pas un, murmura Corcoran. Parfois… je le sens, juste derrière mon épaule. Peut-être la Terreur y a-t-elle pris naissance. Regardez au fond de mes yeux, petite espsi, et vous le verrez peut-être aussi. »

Jeanne Corbeau se détourna. « Je ne peux pas ; ça me fait trop peur. »

Corcoran éclata d’un rire lourd, affreux, effrayant, où l’on ne percevait que de la démence. Douglas frissonna malgré lui. L’autre parcourut du regard le parc créé spécialement pour lui en se moquant manifestement de ses systèmes de sécurité, en refusant ses dehors rassurants. Il se tourna soudain vers le roi, l’air furieux à nouveau.

« Laissez-moi sortir ; je ne dois pas rester, j’ai à faire. Vous n’avez pas le droit de me retenir !

— Ce que vous savez ou vous rappelez peut-être pourrait se révéler très précieux. Beaucoup de gens aimeraient s’emparer de vous pour vous arracher ces renseignements ; vous êtes plus en sécurité ici. Parlez aux médecins, Donal ; donnez-leur les moyens de vous aider, puis collaborez avec nous pour arrêter la Terreur avant qu’elle ne tue encore.

— Vous ne savez rien ! Vous ne comprenez rien ! » Corcoran avait brusquement avancé d’un pas pour se placer nez à nez avec Douglas. Jeanne Corbeau dégaina son disrupteur ; il n’y prêta pas attention. Le roi fit signe à l’espsi de ne pas intervenir et resta parfaitement immobile pendant que le dément hurlait : « Vous ne pouvez pas m’obliger à rester ! Je ne me laisserai pas enfermer comme un animal !

— Je reviendrai plus tard, quand vous serez moins agité. Je ne vous laisserai pas tomber, Donal ; je suis votre roi et je ne vous abandonnerai pas. Si vous ne croyez plus en rien, croyez au moins en cela. »

Douglas salua Corcoran puis s’éloigna sans hâte. Jeanne Corbeau lança au patient un dernier regard empreint de méfiance puis rattrapa le roi, le disrupteur toujours au poing. Le dément les suivit d’un œil fixe mais à présent calme et songeur. Une fois ses visiteurs hors de vue, cachés par les holos, Corcoran s’en alla dans la direction opposée et, passant entre des arbres qu’il savait sans réalité, suivit un trajet qui brillait dans son esprit comme un phare. Il arriva bientôt devant ce qui ressemblait à un haut mur de pierre et marquait la limite du parc. Lentement, il tendit les mains, les posa à plat sur le bouclier de force camouflé puis poussa – et elles s’enfoncèrent dans l’écran d’énergie comme s’il n’existait pas. Corcoran retira ses mains de l’illusion et se mit à rire sans bruit.

 

*

 

Exaspéré de n’avoir pas réussi à obtenir le soutien de Donal Corcoran à la cause de l’Église et furieux de la façon dont le roi l’avait traité, Angelo Bellini bouillit de fureur pendant tout le trajet jusqu’à la cathédrale ; là, il claqua la portière de sa limousine avec chauffeur, traversa d’un pas rageur les bureaux qui occupaient l’arrière du bâtiment, et les membres de son personnel s’écartèrent promptement de son chemin en voyant son expression. Il passa sans s’arrêter devant sa secrétaire alors qu’elle se levait pour lui annoncer d’une voix gazouillante qu’un visiteur l’attendait dans son bureau. Il ouvrit la porte d’un coup de pied, entra puis referma violemment le battant avec un bruit très satisfaisant. Enfin de retour chez lui, sur son territoire, au siège de son pouvoir ! La tanière idéale pour ourdir des complots et tramer l’humiliation du roi. Il s’approcha de son bureau en jouissant du contact moelleux de l’épais tapis, se laissa tomber dans son fauteuil, mit en route la fonction de massage et commença enfin à se détendre un peu. Un léger toussotement lui fit dresser l’oreille, et alors seulement il se rappela le visiteur annoncé par sa secrétaire. Il tourna la tête et vit Tel Markham, debout près de la fenêtre, l’air calme et sans souci comme d’habitude.

« Bonjour, Angelo, dit-il d’un ton tranquille. Tu as bonne mine, comme toujours. Très joli, ton nouveau bureau ; on t’y reconnaît tout à fait. C’est du sang séché, là, dans ta barbe ?

— Fous le camp, Tel, répondit Bellini avec lassitude. Je n’ai ni le temps ni la patience de m’occuper de toi. J’ai beaucoup de travail ; prends rendez-vous pour un autre jour auprès de ma secrétaire, comme tout le monde.

— Un rendez-vous ? » L’autre haussa élégamment les sourcils. « Depuis quand les deux fils bénis de Madraguda ont-ils besoin de rendez-vous pour bavarder ?

— Épargne-moi ces conneries, je ne suis pas d’humeur. Que désires-tu, Tel ? Tu viens me voir uniquement quand tu veux quelque chose.

— Une association ; voilà ce que je souhaite. Nous avons de nombreux buts en commun, toi et moi ; songe aux sommets que nous pourrions atteindre, à la Chambre et dans l’Église, si nous collaborions.

— J’ai déjà un associé, et il m’emmerde bien assez, merci.

— Mais j’ai beaucoup à t’offrir, Angelo.

— Ça m’étonnerait énormément. » Bellini regarda son visiteur avec un sourire ironique. « Le Parlement perd des points tous les jours ; l’avenir se joue dans l’Église. Tu n’as jamais voulu t’associer avec moi à l’époque où je n’étais que l’Ange de Madraguda ; combien de fois t’ai-je demandé ton appui quand je m’évertuais à réunir des fonds pour de bonnes causes ? Tu ne voulais jamais rien savoir, tu refusais de lever le petit doigt sauf s’il y avait moyen de détourner sur toi l’attention des médias. Eh bien, la donne a changé, Tel, et je vais te dire une bonne chose : tu ne possèdes rien qui m’intéresse – ou du moins rien que je ne puisse t’arracher des mains quand l’envie m’en prendra.

— Tu as toujours été un triste minable, Angelo. » Markham resta songeur un instant. « J’appartiens à l’Humanité pure, tu sais, comme de nombreux députés. Je parie que nous avons beaucoup de relations en commun. »

Bellini prit un air moqueur. « Ainsi les rats quittent déjà le navire ? Je me fous que tu fasses partie des Hommes Nouveaux, Tel ; j’ai déjà tous les fanatiques qu’il me faut, et je n’ai vraiment pas besoin d’un nouvel associé. Mon pouvoir m’appartient et je ne le partage avec personne !

— Je t’engage à réfléchir mieux », répondit Markham. Il vint se placer face à Angelo, le regarda calmement dans les yeux et poursuivit d’un ton impérieux : « J’ai à présent dans mon carnet d’adresses des gens qui pourraient se révéler très utiles pour toi et ton Église ; des gens et des organisations dont tu n’as même pas idée. Je n’ai qu’un mot à dire pour ouvrir grand des portes que ton influence actuelle n’entrebâillerait pas. Je viens te voir en toute amitié ; refuse mon offre, et, quand je reviendrai, ce ne sera peut-être pas de manière aussi amicale.

— Ton offre, tu peux te la tailler en pointe et te la mettre bien profond. Tu as toujours cherché à me voler ce qui me revenait de droit ; eh bien, c’est fini, Tel ! Fais attention de ne pas te coincer les doigts dans la porte en sortant. »

Markham haussa les épaules d’un air indifférent. « On ne peut pas discuter avec toi quand tu es de cette humeur. À propos, appelle donc maman ; il paraît qu’il y a une éternité que tu ne lui as pas donné de tes nouvelles. »

Angelo prit bien soin de ne pas regarder son frère aîné sortir. La journée s’annonçait décidément mauvaise, et la fonction de massage de son fauteuil n’apaisait pas du tout les tensions de son dos et de ses épaules. D’un doigt prudent, il palpa ses lèvres tuméfiées, et il se remit soudain à trembler de rage. Douglas l’avait frappé ! Il avait osé le frapper, lui, Angelo Bellini ! Il se balança violemment d’avant en arrière dans son fauteuil, les dents serrées, furieux. Le Campbell paierait un jour, et au prix du sang ! Et, s’il était trop bien protégé… eh bien, ce serait un de ses proches ; tout le monde a un point faible.

La porte du bureau s’ouvrit à nouveau ; Angelo chercha un objet lourd à lancer, contondant de préférence, puis il reconnut Finn Durendal et se rencogna dans son siège d’un air boudeur. Il ne se trompait pas : la journée s’annonçait pourrie.

« Je viens de croiser Tel Markham, dit le parangon. Que voulait-il ?

— Trouver des déchets à manger, comme un chien perdu, répondit Angelo, maussade. Je l’ai renvoyé à la rue, la queue entre les pattes. Pourquoi ? En quoi ça vous intéresse-t-il ? »

Finn s’arrêta devant son hôte en poussant un soupir. Il jeta un regard au fauteuil réservé aux visiteurs sans faire mine de s’y asseoir. « Parfois, je désespère de vous, Angelo ; une occasion vous saute à la figure, vous fait pipi dans les oreilles, et vous ne la saisissez même pas ! Markham a plus de pouvoir qu’on ne le croit généralement ; ce n’est plus un député anonyme ; il a de l’influence dans toute sorte de milieux, et jusque dans des cercles qui me restent actuellement inaccessibles, ainsi que vous le sauriez si vous lisiez les rapports et les mémos que je vous envoie consciencieusement chaque jour. Je vous ai pris comme second associé, Angelo ; je vous en prie, tâchez de faire votre part de travail – et, à l’avenir, consultez-moi avant de rejeter, voire de nous aliéner un allié potentiel. N’oubliez pas que vous dirigez l’Église à mon profit, non au vôtre.

— Naturellement, Finn, répondit l’autre aussi gracieusement que possible. Si vous vous asseyiez pendant que je commande des rafraîchissements ?

— Très bonne idée, Angelo », murmura le Durendal. Il contourna le bureau et, d’un geste impérieux, fit signe à Bellini de lui laisser sa place, avec une telle assurance, une telle autorité que l’autre ne songea même pas à discuter. Il quitta son fauteuil à contrecœur et tâcha de ne pas trop faire grise mine pendant que le Durendal s’installait ostensiblement à son aise. Finn lui indiqua ensuite de prendre place sur le siège des visiteurs ; Angelo hésita, puis il se hâta d’obéir devant le regard noir du parangon. Un frisson de dégoût le parcourut quand il toucha le fauteuil à dos droit ; il l’avait fait récurer à fond, naturellement, mais…

« Pauvre Roland Wentworth, dit Finn. D’un autre côté, à quoi bon un patriarche alors que j’ai mon Ange personnel ? Mais, tout de même, une bombe à transmutation, Angelo ! Un peu excessif, même pour vous, non ? Je devrais peut-être envisager d’embaucher un goûteur… » Il sourit devant l’expression abasourdie de Bellini. « Oh, je sais tout, Angelo ! Ne croyez jamais pouvoir me cacher un secret. »

Son interlocuteur réfléchit furieusement : d’abord l’extatique, puis Corcoran et maintenant Finn… Tout le monde était-il donc au courant de la présence de cette bombe ? En principe, seuls ses agents les plus sûrs, ceux en qui il plaçait toute sa confiance, devaient connaître son existence. Quelqu’un avait donc dû parler ; Angelo jugea le temps venu d’une nouvelle purge.

« La mort du patriarche ne suffisait pas, déclara-t-il enfin ; il fallait qu’il disparaisse complètement. J’ai fait ce que j’estimais nécessaire. Comment… »

Finn eut un sourire bon enfant. « Les gens qui vous entourent sont à ma solde, et ensuite seulement à la vôtre. Et ces rafraîchissements ? J’avoue avoir la gorge comme du carton… »

Angelo ordonna à sa secrétaire de leur apporter des boissons fraîches accompagnées d’une collation. Il ne gardait jamais rien à manger dans son bureau : en cas de stress, il avait tendance à grignoter pour calmer ses nerfs alors qu’il s’efforçait de surveiller sa ligne ; or son existence était devenue beaucoup plus stressante depuis son association avec Finn. La commande arriva promptement, apportée par une secrétaire tout émoustillée de se trouver en présence du légendaire Durendal. Finn la gratifia d’un autographe, et elle était au bord de la pâmoison quand Angelo la somma de sortir. Il n’avait nulle envie de manger : il avait les lèvres sensibles et le thé glacé le piquait ; mais Finn se restaura pour deux tout en écoutant son associé lui décrire l’état de Donal Corcoran et l’indifférence qu’il exprimait pour l’Église. Il exagéra un peu les propos et les gestes de Douglas pour se présenter sous un meilleur jour, mais Finn se contenta de hocher la tête avec un petit sourire quand Angelo en arriva à l’épisode du coup de poing.

« Que ça vous serve de leçon, dit-il sans ménagements. Vous auriez dû savoir qu’on ne chatouille pas de trop près un ancien parangon, et roi de surcroît – pour le moment. Vous pourrez retourner vous entretenir avec Corcoran quand un peu de temps aura passé et qu’il se rendra compte qu’il est pieds et poings liés dans son cabanon. Je lui enverrai quelques petits cadeaux, un paquet de friandises pour lui rappeler qui sont ses amis, et ensuite… ma foi, un prisonnier passe volontiers toute sorte de marchés contre une promesse de liberté. Naturellement, une fois entre nos mains…

— Il se retrouvera plus prisonnier que jamais », acheva Angelo.

Finn eut un sourire éclatant. « Exactement. »

Ils se turent un moment. Plus rien ne retenait Finn, mais il ne paraissait pas pressé de s’en aller. Il termina son verre et la collation, essaya les différentes fonctions de massage du fauteuil et s’amusa comme un petit fou avec les gadgets du bureau. Angelo bouillait en silence quand il se rendit compte qu’il laissait passer une occasion en or ; il fit un effort et usa de tout son célèbre charme sur le Durendal. S’il voulait se libérer de son associé, il devait apprendre ce qui se passait dans sa tête, découvrir ses motivations ; alors il saurait peut-être comment s’y prendre pour le manipuler et le dépouiller de son pouvoir et de ses agents sans qu’il s’en aperçoive. Et alors… alors…

Angelo se lança dans une conversation à bâtons rompus avec le parangon, le flatta subtilement tout en évoquant des connaissances communes avec esprit et malice, bref il s’efforça d’inciter Finn à s’ouvrir et à parler de lui-même. La tâche était ardue, mais il persévéra ; par pur orgueil, il tenait à n’avoir pas complètement perdu sa journée. Mais il lui fallut attendre d’en arriver à la longue carrière de parangon de son interlocuteur pour que celui-ci commence à se dévoiler.

« Pourquoi rester si longtemps dans ce métier ? » demanda Angelo d’un ton dégagé. Il avait le sentiment de toucher à la question-clé, dont la réponse éclairerait de grandes zones d’ombre. « C’est une profession honorable, naturellement, et l’homme avisé peut y gagner beaucoup d’argent, mais le travail n’a rien d’agréable et ne débouche nulle part ; pourquoi donc avoir mis tant de temps pour vous lancer dans votre vraie vocation ?

— L’état de parangon me satisfaisait ; j’y trouvais un moyen de prouver à tout l’Empire que j’étais le meilleur, et j’appréciais beaucoup l’adoration, l’adulation du public et le respect admiratif de mes pairs. Mais les gratifications du métier ont perdu de leur intérêt les années passant ; je possédais plus d’argent que je n’en aurais jamais besoin et les défis se faisaient rares. J’avais beau prendre tous les risques, je ne m’amusais plus. Aujourd’hui, je trouve beaucoup plus de plaisir à jouer les traîtres et les méchants, à me dresser seul contre l’Empire tout entier, à n’obéir qu’à moi-même sans me préoccuper des autres. Voilà ce que c’est vraiment, d’être le meilleur. J’aurais dû m’y mettre il y a des années, mais j’ai dû attendre que l’ingratitude de Douglas m’ouvre les yeux sur la nature du monde, et je l’en récompenserai – en le dépouillant de tout ce à quoi il tient le plus et en le détruisant sous ses yeux. Ah, Angelo, il y a longtemps que je ne me suis pas senti aussi vivant ! »

On frappa timidement à la porte, et Bellini sacra tout bas en voyant entrer Brett Hasard, les épaules voûtées ; il salua Angelo de la tête et s’inclina devant Finn. Il détestait se lever si tôt le matin mais, comme dans bien d’autres domaines ces derniers temps, il n’avait pas le choix. Il posa un regard méfiant sur son employeur ; le Durendal avait exigé sa présence mais sans préciser pourquoi, ce que Brett considérait toujours comme mauvais signe. Il ne voyait pas quelle mission il avait pu faire capoter récemment mais… Il souffrait tant de l’estomac qu’il avait du mal à ne pas marcher plié en deux. Il arborait un nouveau costume parce que, pour la paix de son esprit, il avait dû brûler celui qu’il portait dans le repaire des Harpes arachnéennes, mais il n’en avait pas moins l’air d’une épave : il ne pouvait plus dormir que la lumière allumée, ce qui ne l’empêchait pas de sursauter au plus petit bruit inattendu. Les super-espsis l’avaient perturbé jusqu’à des niveaux dont lui-même ignorait l’existence.

« Vous êtes prié d’attendre que je vous donne la permission d’entrer ! » lança Angelo dans l’espoir de reprendre un peu d’autorité sur son propre territoire.

Brett haussa les épaules avec un grognement de mépris et, vindicatif, se servit de son don psi pour lui infliger quelques tics nerveux. Finn lui lança un regard songeur et Brett cessa aussitôt.

« Où est Rose ? demanda le Durendal.

— Je n’en sais rien. » Brett parcourut le bureau d’un regard vague, comme s’il pensait l’y trouver cachée dans un coin. « Je la croyais avec vous.

— Eh bien, tu te trompais, comme tu peux le constater. Je t’avais dit de la garder à l’œil, Brett ; j’avais bien insisté.

— Oh, allons, Finn ! protesta l’autre avec la verve de celui qui pressent le billot à brève échéance. Il s’agit de la Rose Sauvage ! Elle va où elle veut et, pour ma part, je n’aurai pas la stupidité d’essayer de l’en empêcher. D’ailleurs, je ne me sens pas très bien…

— Ne commence pas à te plaindre, Brett. Mets-toi tout de suite à sa recherche et, quand tu l’auras retrouvée, ne la lâche plus d’une semelle. C’est clair ?

— Et si elle veut rester seule ?

— Réponds-lui que tu obéis à mes ordres – je t’autorise néanmoins à t’abriter quand tu le lui diras. Et maintenant en route, et que ça saute ! Appelle-moi quand tu auras mis la main sur elle. Au revoir, Brett. »

Avec un nouveau grognement, Brett ressortit. On a beau faire, il y a des jours comme ça où tout va de travers.

 

*

 

Il se promena dans l’immense bâtiment de la cathédrale en prenant son temps. Finn était peut-être son patron mais Brett ne lui appartenait pas ; enfin, peut-être, si, mais ce qui lui restait d’amour-propre se manifestait de temps en temps par de petits gestes de rébellion – du moment que Finn ne le voyait pas –, comme lorsque, profitant de ce qu’il se trouvait seul dans la cuisine du parangon, il avait pissé dans la cafetière électrique.

Au bout de quelque temps, il leva les yeux et s’aperçut qu’il avait abouti dans la grande nef de l’édifice ; il s’arrêta net, impressionné malgré lui par les murs de marbre qui rejoignaient à une hauteur vertigineuse un plafond couvert de peintures magnifiques, antérieures au règne de Lionnepierre. Les immenses vitraux, plus récents et de style plus traditionnel, montraient les stations du chemin de croix, où apparaissaient les figures stylisées d’Owen Traquemort et de ses compagnons. Des rangées innombrables de bancs en bois sombre s’étendaient devant lui jusqu’au maître-autel d’acier et de verre sculptés, véritable œuvre d’art en soi. Brett s’avança lentement dans l’allée puis s’assit sur un banc.

Il respira profondément et savoura les vagues traces d’encens qui flottaient encore dans l’air à la suite du dernier office. Il était seul, et il régnait dans la salle un grand silence et un grand calme. Pour la première fois depuis longtemps, Brett éprouva une sorte de paix, sans doute celle qu’on ressent chez soi quand on a un foyer. Son estomac s’apaisa et ses épaules se décrispèrent. Il se dégageait de la nef une impression de sécurité. Même ce salaud de Finn Durendal n’oserait pas élever la voix dans une atmosphère aussi paisible. Les murs de marbre clair suintaient pour ainsi dire le sacré, la sérénité ; on avait le sentiment de se trouver sous l’eau, loin des tempêtes qui agitent la surface.

Brett parcourut du regard la grande salle, étonné de son influence sur lui. Les gens venaient y prier depuis des siècles, et ils y avaient laissé un peu de leur paix et de leur élévation spirituelle. On y trouvait du réconfort, l’espoir d’un avenir meilleur. Brett n’avait jamais eu de penchant particulièrement religieux ; un escroc de longue date comme lui laissait les croyances aux pigeons. Mais, depuis peu, il entretenait des pensées… plus larges. Travailler pour un individu profondément mauvais pousse à réfléchir aux questions de morale ; or Brett ne s’était jamais considéré comme vraiment malfaisant – jusqu’à présent.

Comment s’allier à des créatures comme les Harpes arachnéennes sans craindre pour son âme ?

Brett s’interrogeait sur l’esprit, l’âme – et la surâme. Il faisait désormais partie des espsis, qu’il le veuille ou non, et cela changeait tout. Il sentait de plus en plus la présence de la surâme, comme une grande et magnifique lumière qui brillait dans les abysses d’une nuit ténébreuse. Quand il regardait dans cette direction, qu’il sentait sans pouvoir la décrire, il éprouvait à la fois de l’émerveillement et un profond respect, comme une expérience mystique, le tout mêlé à une trouille bleue. C’était trop fort, trop intense, trop écrasant : il n’arrivait pas à faire face. Et, devant un danger, une menace, Brett réagissait toujours de la même façon : il s’enfuyait.

« Ça ne marche pas toujours, Brett », dit une voix féminine d’un ton calme à côté de lui.

Il se tourna brusquement, au bord de la crise cardiaque, et vit une brune sculpturale assise près de lui. Avec un paranoïaque professionnel comme lui, elle n’aurait jamais dû pouvoir s’approcher jusqu’à s’asseoir pratiquement sur ses genoux sans qu’il s’en aperçoive – et pourtant elle était bel et bien là, imposante avec ses robes de soie sombre et son maquillage noir, avec un sourire qui donnait l’impression qu’elle pouvait lire jusqu’au fond de sa petite âme minable… et qu’elle n’y voyait aucun intérêt. Brett avait envie de se mettre à gémir de peur ou de s’évanouir ; s’il ne prit pas ses jambes à son cou, c’est seulement parce que, où qu’il aille, elle l’y attendrait déjà, il le savait.

« La surâme, je présume ? » fit-il enfin, pour dire quelque chose, avec un effort pour maîtriser le tremblement de ses lèvres. Ses douleurs d’estomac revenaient à plein régime.

« Naturellement. Nous vous appelons depuis un certain temps mais, comme vous refusez de décrocher le téléphone, pour employer une image, nous avons jugé nécessaire une rencontre personnelle. J’avais à faire en ville aujourd’hui, c’est donc tombé sur moi. Pas de panique, je ne vais pas chercher à vous fourguer des opuscules sur une secte. Je m’appelle Jeanne Corbeau et je viens vous faire une proposition que vous ne pourrez pas refuser.

— Ça, en général, c’est mon rôle, fit Brett. N’essayez jamais d’escroquer un escroc ; je connais toutes les ficelles. Règle numéro un : une proposition trop belle pour être vraie est sans doute trop belle pour être vraie. Vous n’avez pas besoin de moi ; je n’ai pas de vrai don psi : Finn m’a fait avaler de force sa drogue et je me retrouve aujourd’hui télépathe de dernière catégorie. Rejetez-moi à l’eau, Jeanne ; ne vous fatiguez pas pour du fretin aussi menu.

— Nous accueillons tout le monde dans la surâme. Chacun y a sa place et son rôle. Il ne s’agit pas d’un syndicat ni d’une organisation ; c’est une famille, un foyer.

— Je me suis parfaitement passé de l’un et de l’autre jusqu’ici. Depuis toujours, je subviens seul à mes propres besoins.

— Quelle solitude ! » Jeanne Corbeau posa la main sur celle de Brett. « Rien ne vous y force plus désormais ; joignez-vous à nous et vous ne serez plus jamais seul.

— Je trouverais ça horrible, je crois, répondit-il, buté. Je ne suis pas du genre à marcher en équipe ; je ne sais pas jouer collectivement, et je refuse de renoncer à ma personnalité.

— Pourquoi vous contenter de si peu, de si limité ? Vous pourriez être à la fois vous et nous.

— Ça fait trop de monde. Si j’entrais dans la surâme, il faudrait que je dise adieu à mes secrets, non ?

— Nous ne nous dissimulons rien les uns aux autres ; nous n’en avons pas besoin.

— Et voilà ; je vous le disais bien, qu’on n’avait rien en commun. Écoutez, je n’aurais pas ma place chez vous, croyez-moi. Je suis un solitaire, je ne cours pas avec la meute, et ça me convient très bien. J’aime savoir ce que personne d’autre ne sait et avoir toujours un coup d’avance. Vous ne pouvez pas m’obliger à intégrer la surâme, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Jeanne Corbeau, et, même dans le cas contraire, nous ne le ferions pas. Vous allez vous sentir très seul parmi les humains, Brett, alors que vous n’en faites plus partie. Il existe une intimité entre espsis que nul en dehors d’eux ne peut espérer comprendre. N’avez-vous jamais besoin d’amour, d’amitié, de tendresse, d’acceptation ?

— Je ne saurais pas quoi en faire, répliqua-t-il vivement. Je ne voudrais pas vous retenir ; vous êtes certainement très occupée par ailleurs. »

Jeanne Corbeau lui tapota la main avec tristesse puis se leva. « Méfiez-vous des Elfes, Brett ; ils peuvent vous dévorer tout cru. Vous avez vu les Harpes arachnéennes ; eh bien, croyez-moi, elles ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. Les Elfes ne vivent que pour haïr et tuer ; ils n’ont rien d’autre, ils ne sont rien d’autre.

— Je pourrais… vous indiquer où se cachent les Harpes, dit-il d’une voix lente.

— Nous le savons déjà depuis longtemps. »

Brett resta pantois. « Mais alors… pourquoi ne pas les débusquer ? »

Jeanne Corbeau eut un sourire glacial. « Que pourrions-nous leur infliger de pire que l’enfer qu’elles se sont créé elles-mêmes ?

— Mais elles tuent des gens ! Elles les tuent et elles les dévorent !

— En quoi cela vous importe-t-il ? Je croyais que vous étiez un solitaire qui n’a besoin de personne ? »

Brett soutint son regard. « Je suis un solitaire, pas un monstre ; je fais la différence entre le crime et le péché, et je sais reconnaître le mal. Je tuerais ces abominations sur-le-champ si je pensais m’en tirer sans me faire pincer.

— Et nous les tuerions sur-le-champ si nous pensions en avoir le pouvoir, répondit Jeanne Corbeau ; mais la Mater Mundi les a créées trop puissantes, et même la surâme a ses limites. Mais leur heure viendra. N’approchez pas des Elfes, Brett ; malgré l’apparence de certains, ce sont tous des monstres. »

Brett eut un grognement méprisant, empreint d’une assurance qu’il n’éprouvait pas. « C’est le mot “solitaire” que vous ne comprenez pas ? Je ne veux me rallier à aucun parti !

— Je ne vous recommanderais pas de rester seul en ce moment, Brett. »

Il poussa un soupir. « Vous m’en direz tant ! »

Elle disparut soudain, et l’air se rua pour combler le vide. Brett se laissa aller contre le dossier du banc et, couvert de sueur, se passa le dos de la main sur le front. Il avait peut-être encore plus peur de la surâme que de Finn ; au moins, le Durendal lui laissait sa personnalité – même si elle lui plaisait de moins en moins. Il décida d’y réfléchir plus tard ; pour le moment, il avait des ordres : retrouver cette satanée Rose Constantine. Il avait déjà jeté un coup d’œil dans sa cellule sous les Arènes, en vain ; dès lors, elle pouvait se trouver n’importe où, et il ignorait par où commencer. Elle n’avait pas d’amis et rien ne l’intéressait particulièrement dans la société. Il pouvait déjà se brancher sur les canaux com de la police, se mettre à l’affût de signalements de carnages ou de destruction massive de biens : Rose n’était pas du genre à cacher sa terrifiante lumière sous le boisseau.

Il poussa un grand soupir et se leva. Avec regret, il savoura encore une fois la paix et le calme de la salle, puis sortit d’un pas régulier.

 

*

 

Devant la porte du bureau d’Anne Barclay, Louis Traquemort s’efforçait de trouver le courage de frapper. Il éprouvait de la gêne à revenir dans ce Parlement qui l’avait pour ainsi dire désavoué, mais il ne savait pas où aller ; et maintenant qu’il s’y trouvait, il ne savait pas quoi faire. Il regarda la porte implacablement fermée avec un sentiment de terreur : Anne était sa plus vieille amie, celle sur qui il pouvait toujours compter pour l’aider, le réconforter, le rassurer, mais… l’accueillerait-elle encore à bras ouverts ? Il y avait eu tant de changements entre eux en si peu de temps ! À leur corps défendant, ils avaient pris des voies divergentes. Je sais où tu étais, avait-elle dit. Je sens son odeur sur toi. Louis leva les yeux vers la caméra de surveillance fixée au-dessus du chambranle et vit la petite lumière rouge briller : l’appareil l’observait.

« Il faut que je te parle, Anne, dit-il. Je dois prendre certaines décisions, mais je n’y arrive pas seul. Puis-je entrer ? »

Il n’y eut pas de réponse. Il voulut tourner la poignée mais elle refusa de bouger. Anne lui interdisait d’entrer ; elle lui tournait le dos.

« Anne, je t’en prie ! Il faut qu’on parle, c’est important. Je… je ne sais plus quoi faire. Tu as passé la moitié de ta vie à me guider ; ne me laisse pas tomber maintenant ! »

Le sourire qu’il adressa à l’objectif ne lui parut guère convaincant. Il appela son amie encore une fois, mais la porte resta obstinément close et la caméra continua de le regarder fixement. Les gens qui passaient dans le couloir lui jetaient des coups d’œil curieux, mais il ne leur prêtait nulle attention : lentement, une colère brûlante l’envahissait. Il décocha d’abord un coup de poing à la porte, puis un coup de pied ; elle trembla mais ne s’ouvrit pas. Alors il dégaina son disrupteur et fit sauter la serrure ; elle disparut dans un nuage de vapeur, et le battant de métal s’arracha de ses gonds ; plié, fumant, il glissa sur le sol et finit sa course au milieu du bureau. Même réglé au plus faible niveau, le trait d’énergie avait traversé la pièce pour toucher un des écrans alignés le long du mur du fond ; l’appareil avait explosé et brûlait en dégageant une épaisse fumée noire. Une sirène d’alarme se déclencha avec un son que le silence du couloir rendit encore plus strident.

Louis pénétra lentement dans le bureau, écarta du pied la porte tordue et se dirigea vers Anne, occupée à projeter de la neige carbonique sur l’écran en flammes tout en jurant et en sacrant. Le Traquemort s’arrêta au milieu de la pièce et l’observa, le visage fermé, le regard froid. Dans le couloir, des gens couraient et criaient. Le feu mourut à contrecœur sous l’avalanche de neige, sans cesser toutefois de fumer. Anne baissa l’extincteur, le souffle court, puis se tourna brusquement vers Louis, l’œil noir.

« Toc, toc ! fit-il d’un ton calme.

— Tu es fou ou quoi, Traquemort ? Ça y est, tu as fini par perdre les pédales ? Nom de Dieu, si cet incendie avait déclenché les extincteurs automatiques et qu’ils aient détrempé tous mes papiers, je t’étripais avec le premier coupe-papier qui me tombait sous la main ! Non, mais regarde un peu l’état de mon bureau !

— Et alors ? » Il s’exprimait d’une voix atone, glacée, qui interrompit Anne dans son élan. Jamais il ne lui avait parlé ainsi.

Il entendit des pas pressés derrière lui et se tourna sans hâte vers le couloir : une dizaine d’agents de la sécurité arrivaient au pas de course, tous armés de disrupteurs et d’épées qu’ils n’avaient toutefois pas encore dégainés. Ils virent Louis et s’arrêtèrent net ; ils regardèrent le chambranle faussé, le bureau en fouillis, Anne qui bouillait, puis Louis, l’expression de son visage, de ses yeux, le pistolet qu’il tenait toujours à la main. Plusieurs d’entre eux commencèrent à reculer ; leur chef tint bon, la bouche sèche. Il y avait du danger dans l’air, tous le sentaient, un danger bien réel et imminent. L’homme avala péniblement sa salive ; il prenait son travail au sérieux, mais on ne le payait pas assez pour affronter le Traquemort.

« Est-ce que… tout va bien ici ? Sire champion ? »

Louis resta un long moment les yeux fixés sur lui, des yeux froids, songeurs et pourtant effrayants. « Belle vitesse de réaction, dit-il enfin. Mais votre présence est inutile ; vous pouvez vous en aller. N’est-ce pas, Anne ? »

L’intéressée s’avança, en restant néanmoins à distance prudente de celui qui était naguère son ami le plus proche. Son attitude calme, posée, son regard sombre, dangereux, et le pistolet qu’il n’avait pas encore rengainé ni même baissé, tout cela l’effrayait. Elle songea soudain qu’il ressemblait à un homme poussé à bout, pour qui plus rien n’a d’importance parce qu’on l’a dépouillé de tout ce qui comptait à ses yeux. Et, dans le cas de Louis Traquemort… cela donnait quelqu’un de très dangereux. Elle le regarda, se tourna vers les agents de la sécurité puis reporta les yeux vers lui, et un sourire étira lentement les lèvres de Louis, mais sans trouver aucun écho dans son regard. D’une voix encore plus froide et dure que son visage, il dit : « Que vas-tu faire, Anne ? Porter plainte contre moi ? Ordonner à ces hommes de m’arrêter ? Ou tu crois peut-être que je vais m’en aller sans faire de scandale ? Je ne parierais pas là-dessus, à ta place ; pas du tout. Je te parlerai, Anne, que tu le veuilles ou non. Renvoie ces gardes, ma vieille amie, avant que je ne me voie contraint à des actes que je regretterais peut-être plus tard. »

Deux des hommes tournèrent les talons et s’enfuirent, tandis que les autres paraissaient avoir envie de les imiter ; on frisait la catastrophe, le geste irrévocable, irréparable, et chacun le savait. Le sourire de Louis s’élargit. Anne s’avança vivement et se plaça entre lui et les gardes.

« Tout va bien, dit-elle au chef du groupe ; il n’y a pas de problème, rien qu’un simple malentendu. Ne vous inquiétez de rien. Le Traquemort et moi allons éclaircir la situation ; vous pouvez regagner vos postes. Excellente vitesse de réaction ; je veillerai à ce qu’on vous félicite officiellement. Vous pouvez vous en aller maintenant – ah, et envoyez quelqu’un réparer ma porte, voulez-vous ? Merci beaucoup. »

Les agents échangèrent des regards, haussèrent les épaules quasiment de concert, et leurs mains s’écartèrent de leurs armes. Ils le savaient, on leur cachait le fin mot de l’histoire et ils ne le connaîtraient sans doute jamais, mais ils avaient assez d’expérience et de bon sens pour ne pas insister ; il y avait des détails qu’il valait mieux ignorer, surtout ceux qui concernaient les hautes instances de l’Empire. Néanmoins, il faut rendre hommage au sens du devoir du chef qui hésita en regardant Anne ; mais, quand elle secoua fermement la tête, il regroupa ses hommes et les emmena. La journée s’annonçait pleine d’ennuis, il le sentait ; d’un autre côté, une journée où l’on évitait une confrontation directe avec le Traquemort était plutôt bonne, par définition.

Louis attendit qu’ils passent l’angle au bout du couloir pour rengainer son disrupteur ; de toute manière, il ne s’en serait pas servi – enfin, sans doute pas. Anne se détendit un peu et reposa le lourd extincteur qu’elle n’avait pas lâché. Louis se retourna et contempla la porte en accent circonflexe au milieu de la pièce ; il la souleva en bandant à peine les muscles et la cala contre le chambranle afin qu’elle occulte partiellement l’ouverture, puis il parcourut le bureau du regard, redressa le fauteuil où il prenait place habituellement et qui s’était renversé dans la confusion, le plaça en face d’Anne et s’y assit.

« Alors, comment ça va, Anne ? Aurais-tu la bonté de m’offrir une bonne tasse de café ? J’en aurais bien besoin. »

Elle se dirigea lentement vers la cafetière qui fumait discrètement dans son coin, comme toujours. « Je suppose que tu veux aussi des biscuits au chocolat ?

— Si ça ne te dérange pas trop. »

Elle remplit une chope, l’air maussade. « Regarde ce que tu as fait à ma porte… Pourquoi n’avoir pas utilisé ton passe de parangon, espèce d’andouille ? Je sais très bien que tu n’as jamais pris le temps de le rendre, et ce truc sert précisément à éviter ce genre de désastre.

— Ah ! dit Louis en prenant la chope qu’elle lui fourrait dans les mains d’un geste brusque. Je n’y ai pas pensé. J’ai de nombreux sujets de préoccupation ces temps-ci et je n’ai pas toujours les idées claires.

— Ha ! fit Anne avant de se laisser tomber dans son fauteuil en face de lui. J’avais remarqué, figure-toi. »

Puis ils restèrent un long moment à s’observer sans rien dire, comme deux étrangers qui prennent la mesure l’un de l’autre. Les dernières traces de fumée disparurent, absorbées par les extracteurs, et pourtant Anne avait l’impression qu’il flottait encore quelque chose dans l’air – des mots qui restaient tus, des décisions que nulle excuse ne pouvait réparer. Il y avait une distance entre elle et Louis, une tension qui n’avait jamais existé jusque-là. Même assis, en train de boire son café à petites gorgées, le Traquemort paraissait dangereux. Pour la première fois de sa vie, Anne se rendit compte qu’elle ne se sentait pas complètement en sécurité en sa présence.

« Seigneur, Louis, fit-elle enfin, comment a-t-on pu en arriver là ? Que t’a fait Jésamine ? Tu avais les pieds sur terre, avant…

— Je voulais seulement être heureux pour une fois.

— Sans considération pour ce que ça pouvait coûter aux autres ?

— L’amour ne fait pas de cadeaux, parfois.

— Je suis mal placée pour le savoir. »

Ils se turent à nouveau un long moment et cherchèrent les mots qui leur permettraient de comprendre ce qui leur arrivait, pour jeter un pont par-dessus un abîme qui allait s’élargissant et les emmenait chacun dans un monde différent, des mots à crier d’un bord à l’autre comme des lignes jetées entre des navires qui s’éloignent.

« Je n’ai pas voulu ça, dit Louis. J’avais vécu si longtemps sans connaître l’amour que je croyais pouvoir m’en passer jusqu’à la fin de mes jours s’il le fallait. Je donnais du sens à mon existence autrement, par le devoir et l’honneur, par les amis que j’avais, d’excellents amis pour qui j’aurais donné ma vie, par un travail que je jugeais important, essentiel, et j’étais heureux, enfin, plus ou moins. Et puis l’amour m’est tombé dessus sans crier gare, et j’ai pris conscience que j’ignorais ce qu’était le bonheur. Seul problème : je devais renoncer à tout ce qui comptait pour moi par ailleurs pour le garder. N’accuse pas Jésamine ; nous étions seulement deux êtres qui, dans l’intérêt de tous sauf d’eux-mêmes, n’auraient jamais dû se croiser. Nous avons tout tenté pour rester à l’écart l’un de l’autre, Anne, pour obéir à notre devoir sans nous préoccuper de ce que cela nous coûtait ; mais on aurait cru que l’univers lui-même conspirait à nous ramener ensemble.

— Naturellement, fit Anne ; vous n’avez rien à vous reprocher, comme d’habitude ; c’est l’univers qui vous a poussés dans le même lit. »

Louis se renfrogna. « N’essaye pas de tout réduire à une histoire de fesses, Anne ; j’ai passé l’âge où l’on confond le cœur et la queue. Je l’aime, elle m’aime, et, oui, nous avons couché ensemble. Et c’était merveilleux.

— Au point de vendre ton âme ? Tu ne m’apprends rien, Louis, et, si je sais tout, d’autres le découvriront aussi bientôt. Un secret comme celui-là ne reste pas longtemps caché. Jésamine n’en vaut pas la peine, Louis ; j’ai déjà vu la même situation, avec d’autres hommes. Je la connais depuis beaucoup plus longtemps que toi.

— Cette fois, c’est différent !

— Ils disent tous ça ! Tu te crois le premier à venir pleurer dans mon giron à cause d’elle ? Je connais la chanson, et elle se termine toujours mal.

— Je la croyais ton amie.

— Et tu avais raison ; je n’ai donc plus aucune illusion sur elle. Je pensais toutefois qu’en l’occurrence elle se montrerait plus raisonnable – et toi plus intègre ! Ne viens pas me demander mon pardon ni mon soutien ; n’espère pas que je vais te taper amicalement sur l’épaule en te disant : “Allons, ne t’en fais pas, ça arrive.” Il s’agit ici de haute trahison, Louis ! Quand cette affaire éclatera au grand jour, et ça finira par se produire, ça ne fait pas un pli, sans doute plus tôt que plus tard, elle risquera de détruire le Trône, le Parlement et tout ce pour quoi nous nous battons depuis toujours !

— Je sais ; mais tout sera bientôt fini : elle va épouser Douglas et, moi, je vais partir pour la grande quête. Tout le monde vivra heureux et aura beaucoup d’enfants ; enfin, un jour. »

Anne le regarda, les yeux plissés. « J’ai senti quelque chose dans ta voix, à l’instant, quand tu as parlé de la quête. Même ça, tu n’y crois plus ? »

Louis hésita et détourna le visage, incapable de la regarder en face. Impossible de lui révéler la mort d’Owen ; elle ne pourrait pas garder ce secret pour elle, son devoir lui dicterait de le confier à… quelqu’un, et, une fois que l’information aurait commencé à circuler, rien ne l’arrêterait. Les médias ne parleraient plus que de cela. Louis ne voulait pas endosser la responsabilité, la cruelle responsabilité de dépouiller l’humanité de son dernier espoir face à la Terreur. Enfin, il regarda Anne en s’efforçant d’inventer un mensonge rassurant, mais elle fixait sur lui des yeux qui le transperçaient, et les mots qu’il s’apprêtait à prononcer moururent sur ses lèvres.

« Tu as obtenu des renseignements des IA, n’est-ce pas ? fit-elle soudain. De quoi s’agit-il ? Qu’as-tu appris de si terrible que tu refuses de m’en parler ? Que nous cachaient-elles ? »

Il ne pouvait toujours pas lui dévoiler la vérité tout entière ; il décida de lui en livrer une partie.

« Elles m’ont montré des enregistrements de l’époque de la Rébellion, dit-il à mi-voix. Owen, Hazel et les autres, les personnages de chair et d’os, non les figures de légende. Ça fait un effet déconcertant de les voir sous les traits de simples humains et non plus comme des mythes incarnés. C’étaient de superbes, d’extraordinaires combattants, mais ils n’avaient pas l’air de faiseurs de miracles. Peut-être que des humains, même ceux qui ont traversé le Labyrinthe de la Folie, ne suffiront pas à arrêter la Terreur ; peut-être avons-nous tort de fonder tous nos espoirs sur eux – à condition encore que nous les retrouvions.

— Mais… ils avaient des pouvoirs ! Ils opéraient des prodiges !

— S’agit-il de la réalité ou seulement de la légende, des histoires inventées par Robert et Constance pour nous donner du courage ? Shub m’a révélé bien des détails mais, en fin de compte, je n’ai vu qu’un homme appelé Owen – un grand homme, certes, dont je ne connais pas toutes les facettes, mais non le dieu qu’on nous décrit depuis deux siècles. »

Anne plissa le front. « Peut-être ; ça n’a pas d’importance. Ton ancêtre et ses amis ont accompli au moins un miracle, en renversant Lionnepierre avec son empire du mal et en posant les fondations de l’Âge d’Or actuel ; qui sait s’ils ne peuvent pas en accomplir un autre ? Ils survivent peut-être encore quelque part. La quête est nécessaire, Louis ; il faut trouver Owen, ne serait-ce que pour nous redonner du cœur au ventre. Tiens, si tu devais mettre la main sur le bienheureux Owen, que lui dirais-tu ? »

Il soupira. Il avait tenté de l’amener à découvrir elle-même la vérité, mais elle ne voulait pas l’entendre. Il réfléchit honnêtement à sa question, étonné de s’apercevoir qu’ils attachaient l’un comme l’autre de l’importance à la réponse.

« Je crois que je lui demanderais… où il a puisé la force de prendre tant de décisions difficiles ; et aussi peut-être s’il voudrait bien revenir pour réendosser le rôle du Traquemort afin que je puisse m’en dépouiller. C’est égoïste, je sais, mais parfois son nom me pèse épouvantablement ; à cause de lui, on attend énormément de moi, et, comme Owen, je n’ai pas le droit de me comporter comme un simple mortel, avec ses faiblesses et ses besoins… »

Il se leva brusquement et posa sans douceur sa chope sur le bureau en l’éclaboussant de café brûlant puis, sans regarder Anne, il se mit à marcher de long en large dans la petite pièce comme un fauve en cage, tandis que son amie le surveillait d’un œil craintif. Il fronçait les sourcils, l’expression lointaine, son visage disgracieux rouge de colère, d’exaspération et d’un rien de désespoir. Une violence à peine contenue transparaissait dans les muscles bandés de ses bras, dans la tension de ses épaules, dans la lourdeur de son pas. Anne se sentit effrayée de voir cet homme si solide réduit à l’indécision et à la perplexité. Il marchait de plus en plus vite, les poings tellement crispés que ses phalanges blanchissaient. Tôt ou tard, sa fureur se déchaînerait, et la seule question était de savoir qui allait en faire les frais – à part lui-même.

« Je ne sais pas quoi faire, Anne ! » Il s’exprimait d’une voix âpre, terrible, qui fit tressaillir Anne, mais il ne s’en rendit pas compte. « Tout ce en quoi je croyais se révèle bâti sur du sable que la marée emporte peu à peu. Je croyais connaître ceux qui m’entourent et je me trompais, même sur moi-même. Où que je me tourne, mon univers s’effondre ; le peuple a perdu la tête, nos institutions ont des pieds d’argile, et la Terreur se précipite droit sur notre gorge. Je découvre enfin l’amour après des années de solitude et je dois le refuser, parce que, comme mon fichu ancêtre, je n’ai pas le droit de penser à ma propre personne, à mes envies, mes besoins, mes désirs. Parangon et Traquemort, je dois me montrer au-dessus de ça. Je dois… je dois… »

Il éclata soudain en sanglots âpres qui le convulsèrent tout entier tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues. Il s’arrêta de marcher et se mit à frapper du poing contre le mur le plus proche ; il mettait dans chaque coup toute sa force et tout son désespoir, ses phalanges se couvraient de sang, et Anne porta les mains à ses lèvres en entendant le bruit d’os qui se brisaient. Le sang coulait le long du mur et Louis continuait à frapper de toutes ses forces en pleurant comme si son cœur se vidait peu à peu. Anne quitta lentement son fauteuil, s’approcha de lui et posa une main hésitante sur son épaule. Il se retourna d’un bloc, le souffle court, le visage empreint de douleur, puis il la serra contre lui et s’accrocha à elle comme un enfant à sa mère. Elle le berça doucement et lui murmura des mots apaisants pendant qu’il versait des larmes brûlantes, le figure enfouie dans son cou. Ils restèrent ainsi dans les bras l’un de l’autre, comme autrefois lorsque, enfants, ils avaient l’impression d’affronter toute l’adversité du monde. Enfin, les pleurs de Louis se tarirent et il ne resta en lui qu’un vide terrible et las.

Et, finalement, ce fut lui qui prit l’initiative de rompre leur étreinte, qui se redressa et repoussa doucement Anne. Des deux, il avait toujours été celui qui avait la force de prendre les décisions difficiles, pénibles mais nécessaires. Elle recula et l’étudia d’un œil songeur. Il tira un mouchoir de sa poche et s’essuya les yeux ; ses mains ne tremblaient pas. Il observa ses phalanges brisées, ensanglantées, son visage se crispa quand il perçut soudain la douleur, et il enroula maladroitement le tissu autour de ses doigts. Anne, qui le regardait, sentit une peine glacée lui envahir lentement la poitrine, là où elle aurait situé son cœur si elle avait cru en l’existence d’un organe aussi mièvre, et, avant qu’elle pût les retenir, les mots jaillirent d’elle.

« Louis, peut-être… peut-être pourrions-nous nous enfuir, toi et moi, ensemble ; tout oublier, prendre le premier vaisseau en partance pour n’importe où et envoyer balader tout ce bazar pour ne penser qu’à nous. Nous n’aimons ni l’un ni l’autre ce que nous sommes devenus depuis notre arrivée sur Logres, dans cette ville, dans cette existence. Il n’est pas trop tard ! Nous pouvons encore…

— Non, fit Louis à mi-voix ; non, nous y perdrions tout respect pour nous-mêmes. Je ne peux pas m’en aller en me désintéressant de tout ; j’ai encore des responsabilités, mon devoir et mon honneur – un peu ternis, peut-être, mais ils demeurent les seuls éléments intelligibles de mon existence. Si j’y renonçais, je ne me reconnaîtrais plus. J’ai beaucoup perdu et je devrai sacrifier bien davantage, mais j’ai encore le sens de ce qu’implique d’être un Traquemort.

— Devoir, responsabilité ! fit Anne d’un ton hargneux. J’en ai assez, de ces grands mots ! Nous leur avons consacré notre vie, mais que nous ont-ils rapporté ? Nous ont-ils donné la satisfaction, le bonheur ?

— Pourrions-nous connaître le bonheur en sachant que nous avons tourné le dos à toutes nos convictions ? Non, Anne ; parfois, il faut accepter la donne et jouer avec les cartes qu’on a en main ; agir autrement reviendrait à se trahir soi-même, à faire de son existence un mensonge.

— C’est ta dernière chance, Louis. » Anne le suppliait des yeux, mais elle s’exprimait d’une voix glacée.

« Je sais, crois-le bien. » Il s’avança et l’embrassa tendrement sur le front. « Mais, dans certains cas, l’honneur exige qu’on lâche la planche de salut et qu’on se noie. Je ne pense pas que nous nous reverrons. Je dois d’abord me faire soigner la main, puis j’aurai du travail par-dessus la tête à préparer la logistique de la quête. Je n’assisterai pas au mariage royal ; et… je ne reviendrai sans doute pas. Mieux vaut laisser Douglas et Jésamine à leur vie commune sans l’intrusion d’un spectre au banquet. » Enfin il sourit d’un air triste. « Qui sait ? Peut-être trouverai-je une réponse à tous mes malheurs pendant la quête ; en tout cas, ici, je n’en vois pas. »

Et il sortit sans se retourner, en se baissant pour passer sous la porte appuyée contre le chambranle. Anne le regarda partir sans rien dire, sans s’autoriser une seule larme, puis se tourna vers son bureau. Elle avait du travail à faire, des appels à passer.

 

*

 

Douglas Campbell, souverain de l’Empire et président du Parlement, fit ce qu’il faisait toujours lorsqu’il se sentait désorienté, perdu, et qu’il avait besoin de retrouver ses repères : il retourna chez lui, au vieux manoir de campagne où il avait passé son enfance, loin de la ville et loin de tout. Le château Campbell se dressait isolé au milieu d’un terrain immense, foyer, refuge séculaire de générations de Campbell.

Le père de Douglas, Guillaume, y avait pris sa retraite, après avoir renoncé à la couronne, pour flâner dans les jardins et jouer à l’historien qu’il avait toujours rêvé d’être. Il parut se réjouir d’apprendre la venue de son fils ; Douglas ne lui en avait pas donné le motif – à vrai dire, il l’ignorait lui-même. Il avait surtout besoin de s’éloigner du brouhaha de la cour, des décisions à prendre, des gens avides de son attention. Il lui fallait se retirer quelque temps là où toutes ces pressions s’estomperaient, où il pourrait réfléchir en paix.

À la maison.

Il conduisait lui-même le voltigeur ; il n’avait voulu ni pilote officiel ni garde du corps : rien que lui et l’appareil, seuls dans le ciel. Ses nombreux confidents et conseillers, Anne en tête, avaient poussé de hauts cris quand il leur avait annoncé son intention, mais il avait refusé de se laisser intimider et de se plier à la raison ; il avait exercé le métier de parangon bien plus longtemps que celui de roi et il était parfaitement capable de se débrouiller sans eux. En outre, le voltigeur embarquait des canons, des boucliers de force et une informatique si puissante qu’il se dirigeait pratiquement tout seul.

Il lui fallut plus d’une heure pour arriver à destination, en volant à plein régime dans un couloir aérien réservé, mais il s’en moquait : ce délai lui permettait de se détendre convenablement et de profiter du paysage. Loin des mégapoles tentaculaires, Logres restait une planète splendide aux horizons magnifiques et aux perspectives grandioses, et Douglas songeait que la véritable capitale de l’Empire se trouvait là, dans ces échappées champêtres, non dans les dédales surpeuplés des cités ; certes, on y voyait des merveilles, des prodiges qui chantaient à l’œil et stupéfiaient le cœur, mais l’excès de bonnes choses finit par écœurer.

Douglas se posa sur le plot d’atterrissage privé à la limite de la propriété familiale et, après avoir coupé les systèmes de bord et débarqué, il resta un moment à contempler le parc superbement paysagé qui s’étendait devant lui. Jamais les jardins ne lui avaient paru si beaux. Il s’efforçait de ne pas voir les gardes armés, en cuirasse, qui patrouillaient sans bruit sur le périmètre ; il les savait nécessaires : même si Guillaume n’occupait plus le Trône, il restait une cible de choix pour toute sorte de factions. Les Elfes, la Cour fantôme et nombre d’autres groupes terroristes rêvaient de s’emparer de lui pour obtenir une rançon, se venger ou simplement faire pression sur le souverain actuel. Il fallait donc des gardes, Douglas ne l’ignorait pas ; n’empêche que leur présence occultait ses souvenirs d’enfance et il faisait de son mieux pour la négliger.

Bien qu’on fût en plein hiver, les jardins présentaient un spectacle à couper le souffle, un foisonnement de fleurs qui devait tout à l’astucieuse programmation des satellites météo. Même à la retraite, le rang conservait ses privilèges. Les vastes pelouses s’étendaient sur des kilomètres, soigneusement tondues et d’un vert immaculé. Il y avait des haies basses et des allées paisibles bordées de grands arbres, d’extraordinaires parterres flamboyant de couleurs, semblables à des arcs-en-ciel tombés sur la terre, le tout planifié, entretenu avec une précision géométrique et impitoyable. Les fleurs provenaient de dizaines de mondes, bichonnées, protégées par une cellule de techniciens spécialement formés que le terme de « jardiniers » définissait de façon trop limitative.

Les arbres venaient de tous les coins de l’Empire, transplantés et conservés avec un luxe de précautions, et certains n’existaient plus que dans ce parc. Des lacs artificiels débordaient de plantes et d’animaux décoratifs, de petits torrents couraient sous des ponts de bois délicatement ouvragés, et, non loin du cœur des jardins, s’étendait un vaste labyrinthe végétal au dessin habile. Enfant, Douglas s’y était perdu un jour : on lui avait interdit d’y pénétrer et, fidèle à son tempérament, il n’avait donc rien eu de plus pressé que de s’y introduire. Ses parents avaient fini par le retrouver, guidés par ses cris entrecoupés de sanglots de plus en plus prononcés. Il faisait encore des cauchemars de cette aventure, même s’il n’en disait rien à personne, et, quand il revenait dans la propriété, il traversait le dédale d’un bout à l’autre pour se prouver qu’il n’en avait plus peur – ce qui était faux, naturellement, sans quoi il n’aurait pas éprouvé le besoin d’y entrer à chacune de ses visites. Intellectuellement, il le savait, mais cela ne l’empêchait pas de continuer. Parce que.

(Il se demandait parfois si ses sentiments ambivalents envers le Labyrinthe de la Folie ne dérivaient pas de cette expérience ; il espérait que non : il voulait croire son inconscient moins mesquin que cela – et moins prévisible.)

Il quitta le plot d’atterrissage et s’engagea dans le parc en marchant par moments sur les pelouses, au mépris de toutes les règles, au lieu de suivre docilement les allées gravillonnées : nul n’avait plus le droit de le lui interdire maintenant qu’il était roi. On distinguait à peine un nuage dans le ciel d’azur, et dans l’air flottait le parfum des fleurs épanouies, de l’herbe fraîchement coupée, une odeur de terre riche et humide, une fragrance végétale. Le calme et la sérénité régnaient dans le domaine ; seules y changeaient les saisons, dont même le contrôle météo ne pouvait que réduire les extrêmes sans les bousculer. Des oiseaux chantaient, des insectes bourdonnaient et, au loin, Douglas entendait les appels plaintifs qu’échangeaient les paons. Il poursuivit son chemin sans hâte, emprunta une tonnelle formée par des arbres dont les frondaisons se rejoignaient au-dessus de lui et ressentit soudain une nostalgie si violente qu’il en eut mal. Il connaissait chaque centimètre carré de ces jardins ; ils avaient formé son univers tout entier pendant son enfance ; il ignorait alors qu’il existait un autre monde plus dur en dehors d’eux, et, même s’il l’avait su, il ne s’en serait pas soucié. Ses parents l’avaient préservé de son devoir et de son destin aussi longtemps que possible ; ils voulaient qu’il profite de sa prime jeunesse.

Il franchit un vieux pont de pierre, si habilement conçu qu’on n’avait pas eu besoin de mortier pour le bâtir ; un torrent rapide passait en dessous en gazouillant, peuplé de toutes les espèces de poissons dont un pêcheur pouvait rêver (sauf si l’on tenait à s’en prendre aux gros hargneux, auquel cas il y avait un océan à une demi-heure de vol). Les jardins abritaient une faune très diverse, mais destinée au plaisir des yeux, non à celui de la chasse ou de la curée. C’était un lieu de repos et de contemplation ; tout s’y trouvait à sa place et rien n’y changeait. Les jardins, astucieusement conçus pour dissimuler les lignes de démarcation entre leurs secteurs, dataient d’avant l’époque de Lionnepierre et avaient pris naissance dans l’esprit d’un maître paysagiste qui savait qu’il ne les verrait jamais à l’apogée de leur splendeur ; le Campbell qui l’avait commandité le savait aussi mais il s’en moquait : en ce temps-là, les Campbell œuvraient sur le long terme, persuadés que leur clan perdurerait et que rien ne changerait jamais…

Aujourd’hui, l’ancien Empire n’existait plus, on avait rejeté les coutumes d’antan – mais les jardins fleurissaient toujours. Le clan Campbell avait perdu sa superbe, mais cela valait sans doute mieux. Tout en déambulant dans le parc antique, Douglas entretenait de sombres pensées sur l’impermanence de l’homme et de ses projets ; s’il disparaissait demain, les jardins survivraient facilement sans lui, même s’il n’y avait plus personne pour se lamenter sur leur retour à l’état sauvage et la disparition de leur beauté artificielle.

Il parvint enfin au centre géométrique du parc (en se désintéressant provisoirement du labyrinthe), devant la tombe de son frère James. Elle n’avait rien de magnificent ni de royal : une simple pierre gravée de son nom marquait son dernier lieu de repos, surmontée d’une flamme destinée à brûler éternellement. James… celui qui aurait dû coiffer la couronne à sa place. Un frère, debout, regardait l’autre étendu à ses pieds et lui enviait son sommeil paisible, tandis qu’à l’écart leur père assistait à la scène sans intervenir. À la mort soudaine, stupide et inattendue de James, le peuple et les médias avaient demandé à grands cris qu’il repose dans le vieux mausolée des Campbell à côté de ses ancêtres, en plein cœur du Défilé des Innombrables ; certains avaient même exigé qu’on l’inhume dans la cathédrale. Mais Guillaume et Niamh avaient refusé ; c’était leur fils et ils l’avaient ramené chez lui afin qu’il dorme dans un lieu familier.

Douglas parcourut les alentours du regard. La tombe se situait dans un beau décor paisible, au flanc d’une colline en pente douce qui surplombait les eaux placides d’un lac artificiel. À une époque, on y autorisait les visites en contrepartie d’un don pour des œuvres caritatives, mais Guillaume et Niamh avaient dû finalement y mettre un terme devant les foules qui se pressaient et menaçaient de transformer la sépulture en lieu de pèlerinage. La flamme éternelle suffisait. C’était leur fils, il n’appartenait qu’à eux. Niamh reposait à ses côtés désormais, selon sa volonté ; le temps venu, Guillaume irait les rejoindre, et Douglas envisageait de les imiter. Il avait vu le vieux mausolée du clan Campbell, où gisaient Crawford, Finlay et tous les grands personnages de la famille, et il n’avait pas envie de passer l’éternité dans ce sépulcre froid et sans joie. Robert et Constance avaient modifié la tradition, comme ils en avaient revu bien d’autres, demandé à ce qu’on brûle leurs dépouilles et qu’on répande leurs cendres dans les jardins ; ils avaient créé des légendes mais ne souhaitaient nullement devenir eux-mêmes objets de vénération. Douglas aimait à penser que quelques ultimes particules de ses grands-parents flottaient encore dans le parc. Enfant, il courait en respirant à grandes goulées dans l’espoir d’en inhaler pour devenir un grand personnage comme eux. (Guillaume et Niamh lui avaient expliqué ce qu’étaient le devoir et la destinée, et ce qu’il en avait compris suffisait à lui inspirer un sentiment de terreur et d’indignité à la fois.)

« Comptes-tu rester planté là à ruminer tes pensées, fils ? demanda sèchement son père. Il me semblait que tu venais spécialement pour me parler. Le terme “urgent” revenait souvent dans ton message, si j’ai bonne mémoire.

— Pardon, père. J’ai pas mal de soucis en ce moment, et ça me distrait. »

Guillaume eut un petit rire malicieux. « J’imagine. Lequel de tes nombreux et terrifiants problèmes viens-tu me soumettre ? »

Douglas regarda mieux son père : la retraite paraissait réussir au vieillard. Il avait perdu son aspect fragile, il se tenait plus droit et il avait l’œil vif et brillant. Il portait de vieux vêtements confortables, sales et froissés, du genre que Niamh ne lui aurait jamais laissé enfiler.

« Vous avez tenté de me mettre en garde à propos du métier de roi, dit son fils avec difficulté ; et, comme d’habitude, je ne vous ai pas écouté. Je ne me sens pas à la hauteur, père.

— Personne ne se sent à la hauteur, répondit Guillaume d’un ton bourru. J’ai passé le plus clair de mon règne convaincu qu’un jour le Parlement ouvrirait les yeux, se rendrait compte que je n’arrivais pas à la cheville de mon père et exigerait mon abdication pour confier la couronne à quelqu’un de plus qualifié. Tu te débrouilles bien, fils. Je regarde les informations, tu sais ; l’émeute des Hommes Nouveaux a été un fiasco, mais tu as bien fait d’éliminer tous ces Elfes durant le défilé des parangons. » Il se tut un instant et regarda son fils d’un air sévère. « Je me demande tout de même ce que tu as dû promettre à la surâme en échange de l’aide des espsis pour contenir les émeutiers ; ces gens-là ne rendent pas service gratuitement.

— Ils n’ont rien exigé en particulier, sinon ma bienveillance. Je leur ai permis de participer au piège tendu aux Elfes lors du défilé ; l’avenir nous dira si ça suffit. Père, il faut que nous parlions de la Terreur. »

Guillaume soupira, puis il parcourut les jardins du regard. « Il règne une atmosphère paisible ici, loin du tumulte du monde. Je me réjouis que ce soit toi le roi, Douglas, et non moi ; j’ignorerais que faire. Je resterais sans doute assis sur mon trône à tergiverser en espérant que quelqu’un trouverait une parade à ma place. Ta décision, quelle qu’elle soit, sera sûrement meilleure que tout ce que je pourrais te suggérer. » Il se tourna de nouveau vers son fils. « Tu dois avoir confiance en ton sens du discernement ; moi, j’ai foi en toi. Je t’ai donné l’éducation d’un guerrier, mon garçon, et tu ne m’as jamais déçu. Tu t’en tires bien, Douglas ; tu réponds en tout point à nos espérances, à ta mère et à moi. »

Ému, Douglas tendit les mains et Guillaume les tint longuement dans les siennes ; après cette scène touchante, il ne put se résoudre à discuter de son autre problème, Jésamine et Louis, véritable motif de sa venue ; il aurait eu l’air trop mesquin. Il se promena donc dans les jardins avec son père en bavardant de choses et d’autres, puis ils se régalèrent ensemble d’un excellent dîner. À la nuit tombante, Douglas serra son père dans ses bras puis reprit le chemin de la ville et du Trône ; il laissait derrière lui la paix et le contentement de l’âme pour réendosser le fardeau de son devoir. Tout enfant doit un jour quitter la maison pour devenir adulte.

 

*

 

Louis Traquemort travaillait chez lui quand on l’appela : un fonctionnaire anonyme lui demanda de se présenter d’urgence au Parlement puis raccrocha sans lui laisser le loisir de poser des questions. « Pourquoi maintenant ? » Telle fut la première pensée de Louis ; les invitations à la Chambre brillaient par leur absence depuis quelque temps : le roi ne lui avait pas caché qu’il n’avait nul besoin de son champion et qu’il ne souhaitait plus le voir à ses côtés. En outre, la convocation tombait très mal : assis par terre au milieu de son salon, entouré de papiers et de documents, Louis, penché sur son ordinateur, tapait sur le clavier avec deux doigts. Préparer la grande quête demandait un énorme travail, dont le plus gros lui était revenu comme par hasard. Depuis l’annonce de l’événement, les parangons ne faisaient que se disputer sur la destination de chacun ; il fallait que quelqu’un démêle ce sac de nœuds sans trop froisser l’amour-propre des uns et des autres, tout en coordonnant leurs différentes missions pour éviter qu’ils ne se marchent sur les pieds.

Par chance, Louis, ancien parangon lui-même, connaissait la plupart des participants personnellement ; il savait aussi dans quels placards se trouvaient certains squelettes – parfois au sens littéral de l’expression –, et nul ne discutait ses décisions.

Il avait aussi contacté les IA de Shub en passant par leur ambassade et leur avait demandé d’étudier leurs archives pour déterminer où la recherche d’Owen et des autres avait le plus de chance d’aboutir ; après tout, le Traquemort légendaire n’était peut-être pas mort. Certes, une voix mystérieuse avait affirmé qu’il avait péri et le capitaine Silence avait paru enclin à la croire, mais cela n’en faisait pas une certitude. Louis se raccrochait à cet espoir sans en retirer plus qu’un réconfort fluctuant. Jamais il n’avait manqué de témoignages d’apparitions d’Owen, d’Hazel et des autres grandes figures mythiques dans tout l’Empire ; sainte Béatrice en particulier surgissait un peu partout, dans toutes les villes de toutes les planètes, pour se livrer à toute sorte d’activités, depuis la guérison des mal portants jusqu’aux courses au supermarché. Les gens la reconnaissaient dans les lieux les plus invraisemblables, et Louis ne manquait pas de pain sur la planche pour faire le tri entre les rumeurs qui ouvraient des perspectives et celles qui relevaient du rêve éveillé, tout en s’efforçant de décider quels parangons iraient sur quels mondes et dans quel ordre ; pourtant, il finissait par y prendre goût : la tâche lui occupait l’esprit, le détournait de ses soucis personnels et lui donnait l’impression de se rendre utile. En outre, pour la première fois depuis longtemps, il se sentait de nouveau accepté parmi les parangons, et cela compensait bien des peines.

Et puis, tant qu’il travaillait, il ne pensait pas à Jésamine, parfois pendant plusieurs heures d’affilée. Parfois.

Néanmoins, quand le Parlement l’appelait, il fallait qu’il réponde, même si cela ne l’arrangeait pas du tout. Il sauvegarda soigneusement ses dernières opérations sur l’ordinateur, rassembla ses notes en piles grossières et se releva péniblement. Il s’étira lentement et fit la grimace en entendant ses articulations émettre des claquements sonores ; il fallait vraiment qu’il se décide à s’acheter au moins un bureau et un fauteuil avant que son dos ne le lâche. La mine grave, il prit son armure officielle de champion, toute en cuir noir, agrafa sa ceinture d’armes, parcourut la pièce d’un œil vague, convaincu comme toujours d’oublier un détail important, puis sortit. Les sourcils froncés, il monta d’un pas lourd l’escalier qui menait au toit où l’attendait son traîneau antigrav ; il ignorait ce que voulait le Parlement, mais il fallait que ce soit diablement important pour qu’on le convoque de façon aussi pressante. Peut-être de nouvelles informations sur la Terreur ? Soudain saisi d’une inquiétude glaçante, il gravit les dernières marches quatre à quatre, bondit sur son appareil et prit la direction de la Chambre à plein régime. Il tenta d’entrer en contact avec elle mais nul ne répondit. Il sentait un très mauvais pressentiment l’envahir.

Il aurait dû s’en douter : toujours la poisse des Traquemort.

 

*

 

Au Parlement, il s’engagea au pas de course dans les étroits couloirs avec l’intention d’arrêter les gens qu’il croiserait pour se renseigner ; mais, bizarrement, il n’y avait quasiment personne, et les rares employés qu’il rencontrait avaient apparemment beaucoup trop à faire pour lui tenir la jambe. Au moins, on n’entendait pas de cris cette fois… Devait-il prendre le temps de faire un crochet par le bureau d’Anne ? Étant donné le tour qu’avait pris sa dernière visite, il préféra s’en abstenir ; il éprouvait encore parfois des picotements dans la main. Il accéléra le pas et fonça dans les couloirs, en imaginant toutes les catastrophes qui avaient pu se produire et la façon dont il risquait de devoir y faire face, jusqu’au moment où il arriva devant la Chambre proprement dite. Deux gardes en cuirasse complète et armés se tenaient devant la grande double porte ; ils l’ouvrirent et firent signe à Louis de passer. Il entra en trombe et s’étonna du silence qui régnait dans l’hémicycle.

Il s’arrêta au milieu de la salle et la parcourut du regard. Tous les yeux étaient braqués sur lui, et il n’y lisait nulle bienveillance, ni chez les députés humains, ni chez les représentants des IA, des clones, des espsis, ni chez les extraterrestres, ni chez le roi Douglas, raide sur son trône. Louis ne voyait aucun visage amical nulle part. Jésamine, debout à côté du trône, avait les yeux baissés et ne les relevait pas. Le mauvais pressentiment de Louis s’accentua brusquement.

Un bruit de bottes retentit soudain derrière lui ; il tourna vivement la tête et vit une petite armée de gardes et d’agents de la sécurité franchir la double porte et prendre position tout autour de la Chambre. Ils portaient tous des pistolets à énergie, certains au clair et pointés sur lui. On referma les portes, et, dans un silence de mauvais augure, Louis entendit clairement le cliquetis des serrures qu’on verrouillait ; il comprit alors qu’il avait de gros ennuis.

« Jetez vos armes, Traquemort », dit le roi. Il s’exprimait d’une voix froide, atone, curieusement neutre, tandis qu’un feu brûlait dans ses yeux. « Tout de suite, ou j’ordonne qu’on vous les prenne, par la force si nécessaire.

— Douglas ? fit Louis. Que se passe-t-il ?

— “Majesté”, quand vous vous adressez à moi. Jetez vos armes. Je ne le répéterai pas. »

Sans geste brusque, Louis dégrafa son ceinturon, déposa son disrupteur et son épée par terre, puis il se redressa et recula lentement tout en tenant ses mains bien en vue.

« Les autres aussi », dit le roi.

Louis tira ses couteaux de jet de ses bottes et de ses manches ; dans le silence ininterrompu, ils firent un bruit assourdissant en heurtant le plancher. Il dissimulait aussi quelques armes non réglementaires sur sa personne, et il s’en dépouilla encore : ancien parangon et équipier de Louis, le roi connaissait leur existence. Enfin, le bouclier de force tomba, et Louis resta face à la Chambre, sans défense.

« Me direz-vous à présent ce qui se passe, Majesté ?

— Vous êtes accusé de trahison », répondit Finn Durendal. Il sortit des rangs des gardes et vint se placer au milieu de l’hémicycle ; prudent, il s’arrêta hors de portée de Louis et posa un regard froid sur lui, puis il reprit d’une voix impérieuse et empreinte de mépris : « Louis Traquemort, vous avez trahi votre roi avec celle qui devait devenir son épouse ; vous avez rejeté votre sens du devoir et de l’honneur pour satisfaire vos appétits les plus vils. Vous n’avez pas les qualités requises pour rester champion impérial ; par conséquent, sur ordre du roi et de son Parlement, vous voici dépouillé de ce titre. Vous êtes à présent en état d’arrestation ; on va vous conduire en lieu sûr où vous attendrez sous bonne garde votre jugement pour trahison.

— Tu as des preuves, dit Louis en s’efforçant de conserver un ton calme malgré la boule qui lui bloquait la gorge. Tu dois en avoir, sans quoi vous n’auriez pas organisé tout ça ; où les as-tu trouvées ?

— Tu le sauras – au tribunal. »

Mais, derrière Finn, parmi les hommes de la sécurité, Louis venait de repérer Anne. Elle s’était avancée volontairement pour attirer son attention. Elle le regardait d’un air froid, et Louis comprit aussitôt où Finn avait obtenu ses preuves.

« Oh, Anne ! Comment as-tu pu ? »

Elle soutint son regard sans ciller et ne répondit pas. Alors il la revit en train de le supplier de s’enfuir avec elle, et il se rappela ses paroles : « C’est ta dernière chance, Louis. » Il la sentit à nouveau s’accrocher à lui, et il se demanda comment il avait pu se montrer aussi aveugle, aussi stupide.

« Elle a fait son devoir, dit Finn. Quand elle m’a tout révélé, j’ai d’abord refusé de la croire ; je ne pouvais pas imaginer qu’un homme comme toi commette un acte pareil. Mais Anne détenait une preuve irréfutable, et, ensuite, ses agents et les miens n’ont eu aucun mal à en découvrir d’autres. Tu as pris grand soin d’effacer tes traces, mais les gens parlent toujours. Enfin nous sommes allés trouver le roi ; lui non plus ne voulait pas y croire, mais, devant la preuve que nous détenions, même son amitié ne pouvait plus te protéger des conséquences de ta perfidie. » Il secoua la tête d’un air accablé. « Que t’est-il arrivé, Louis ? C’était ton ami et ton équipier autant que ton roi.

— Épargne-moi ta papelardise ; ça ne va pas, Finn. Tu répètes que tu possèdes une preuve ; laquelle ? »

L’autre poussa un soupir empreint de regret puis fit un geste impérieux. Un écran se matérialisa en l’air face à la Chambre – et l’on y voyait Louis et Jésamine embrassés qui échangeaient un baiser torride. Rien ne laissait planer le moindre doute sur la scène : elle montrait un homme et une femme amoureux, en proie à la passion. Louis la reconnut aussitôt au couloir qui lui servait de décor : il regardait des images enregistrées par la caméra qui se trouvait au-dessus de la porte d’Anne. L’écran devint vierge, disparut, et un murmure de colère parcourut l’assemblée des députés. Louis se tourna vers le roi, assis avec raideur sur son trône.

« Mon Dieu, Douglas, je regrette affreusement…

— Gardez vos aveux de culpabilité pour le tribunal, Traquemort, le coupa Finn, de nouveau dans son rôle officiel d’accusateur. Mais il faut reconnaître que vous avez de quoi crouler sous les remords. Nos enquêteurs ont découvert les preuves d’autres crimes, d’autres trahisons contre le roi et l’Empire. Investis de l’autorité de la Chambre, nous avons pénétré dans votre ordinateur pour étudier vos fichiers cachés, et nous y avons trouvé toute sorte de données intéressantes, y compris les preuves indiscutables que vous projetiez depuis le début de puiser dans la fortune de Jésamine pour rembourser vos énormes dettes. Le savait-elle, Traquemort ? Savait-elle que vous vous serviez d’elle ?

— C’est un mensonge ! » s’exclama Louis avec violence. Il s’avança vers Finn, les poings serrés, mais dut s’arrêter quand tous les gardes et les agents de sécurité le mirent en joue. Il les dévisagea avec un rictus mauvais puis se retourna vers Jésamine, debout à côté du trône. « Jésamine, tu sais que c’est faux ! »

Mais elle refusa de le regarder et ne réagit pas.

Un petit sourire étira les lèvres de Finn ; il savait, lui, que c’était faux, en effet. Il avait grassement payé l’estimable monsieur Sylvestre pour qu’il place les informations accusatrices parmi les fichiers de Louis avant que le Durendal n’autorise ses agents à ouvrir l’ordinateur. Avec intérêt, il l’observa qui parcourait lentement les gradins des yeux et ne lisait sur les visages qu’une condamnation sans appel. Le regard de Louis s’arrêta finalement sur Anne.

« Comment as-tu pu, Anne ? Nous sommes amis depuis toujours…

— Je ne te connais plus, Louis, répondit-elle sans ambages. Et peut-être ne m’as-tu jamais vraiment connue, toi.

— J’avais confiance en toi », intervint soudain Douglas, et tous les yeux se tournèrent vers lui. Il avait l’air las, accablé, comme brisé. Il regardait Louis comme un étranger. « Mon ami, mon équipier, mon champion. Me fourvoyais-je à ce point depuis tant d’années ? Notre amitié n’était-elle qu’un mensonge, et moi un instrument au service de ton ambition ? Je t’avais confié ma vie, mon honneur, et tu m’as trahi. Tu incarnais pour moi le frère que je n’avais jamais eu, et tu méprisais mon affection pour la luxure, pour l’argent… ou plus, peut-être ? Comptais-tu imiter ton lointain ancêtre Gilles, le premier Traquemort, qui avait trompé son empereur avec l’impératrice Hermione afin de s’emparer du Trône ? Visais-tu cela ? La trahison suprême ? Le titre de champion ne te suffisait pas ; il te fallait celui de roi ?

— Non ! s’écria Louis. Non, tu sais bien que c’est faux ! » Il tendit les mains vers le souverain, paumes en l’air, dans un geste implorant. « Comment peux-tu seulement imaginer pareille horreur, Douglas ?

— Anne l’a bien dit : je ne te connais plus, Louis ; et je me vois contraint de me demander si je t’ai jamais connu. » Il se détourna pour sourire à Finn. De loin, on avait l’impression d’un vrai sourire. « Vous avez bien travaillé, Finn Durendal ; vous serez mon nouveau champion, mon bras droit, celui que j’aurais dû nommer en premier lieu. » Il revint à Louis. « Comment aurais-je pu prévoir que le pouvoir et le rang te corrompraient à ce point, Louis ? De tous ceux qui m’entouraient, tu me paraissais le plus fiable. Je me laissais sans doute aveugler par ton nom, ce nom ancien, honorable… »

Finn s’avança. « La bague ; il doit rendre la bague des Traquemort, Majesté. À l’évidence, il n’est plus digne de porter la chevalière du bienheureux Owen, or elle peut renfermer des indices précieux sur la localisation du héros que nous cherchons. Ôte-la, Louis, et remets-la-moi sur-le-champ.

— Viens la prendre, si tu en es capable. »

Et, même désarmé, même encerclé par toute une troupe d’hommes munis de disrupteurs, le Traquemort, par son ton et son regard, fit hésiter Finn. Le Durendal resta un moment indécis puis il se reprit et eut un rire désinvolte.

« S’il le faut, nous pourrons toujours la récupérer sur ton cadavre, Louis. Te rends-tu bien compte que tu joues ta vie dans le procès qui t’attend ? Dans les circonstances présentes, où l’Empire est sur le pied de guerre, une conduite et des crimes comme les tiens menacent le moral de l’humanité entière. Tu as enfreint la confiance de ton roi et de ta reine et tu projetais de t’emparer du Trône ; de telles fautes ne trouvent de châtiment approprié que dans la peine de mort. »

À grands cris haineux, tous les députés exprimèrent leur approbation et demandèrent la mort du traître.

« Non ! s’écria Douglas en se penchant en avant. Je n’ai jamais donné mon accord à cela ! Je n’ai jamais dit que je voulais cela ! »

Mais personne ne l’écoutait. La Chambre retentissait de l’effrayant rugissement des honorables représentants du peuple assoiffés de sang, affamés de mort. Ils se levèrent et réduisirent leur roi et président au silence ; Louis les avait trahis en leur révélant que le Traquemort sur lequel ils comptaient à l’approche de la Terreur n’était pas le héros qu’ils croyaient, et ils criaient vengeance. Seul son sang les satisferait désormais. Louis leur tourna le dos et observa le reste de la salle. Le délégué des clones exigeait sa mort lui aussi, rallié comme toujours à la majorité ; l’espsi restait assise sans rien dire et l’étudiait d’un air songeur : il n’avait peut-être pas en elle une ennemie, mais rien dans l’attitude de la jeune femme au visage pâle ne la disait prête à lui apporter son soutien ni sa protection. Le robot d’acier bleuté qui siégeait au nom de Shub ne bougeait pas et se taisait ; impossible de deviner les pensées des IA : comme d’habitude, elles entretenaient leurs propres desseins. Quant aux extraterrestres, ils se disputaient entre eux, à l’affût d’un moyen de tourner la situation à leur avantage ; rien de nouveau de ce côté-là, donc. Comme souvent par le passé, Louis se retrouverait complètement seul.

Sur un signe de Finn, deux gardes s’approchèrent pour emmener le traître. Louis décocha un coup de pied dans l’entrejambe du premier, un coup de boule au second, et se précipita sur le Durendal. Les deux hommes tombèrent ensemble au sol, et la confusion la plus totale régna quelques instants ; les gardes échangeaient des regards indécis : nul ne leur donnait d’ordre et ils n’osaient pas tirer de crainte de toucher Finn. Les deux adversaires roulaient furieusement sur le plancher. Le Durendal réussit à dégainer son disrupteur, et un trait d’énergie frôla le crâne de Louis avant d’aller percer un trou dans le mur du fond de la salle ; le coup passa si près que le Traquemort en eut les cheveux roussis. Les députés se baissèrent et les gardes s’égaillèrent en poussant des exclamations. Louis et Finn luttaient à coups de poing et de pied, tous deux bien entraînés au combat à mains nues, dont ils connaissaient toutes les ficelles. Les soldats et les hommes de la sécurité assistaient à l’échauffourée, incapables d’intervenir ; pour l’instant, on ne leur avait pas donné l’ordre de s’interposer, et, comme l’un des deux combattants n’était autre que le Traquemort, aucun n’avait envie de risquer sa peau sans instructions claires – et encore. Mieux valait rester à l’écart et attendre l’occasion pour tirer de loin.

Les deux hommes se battaient avec une égale férocité, mais, pour finir, l’expérience de Louis l’emporta ; malgré sa formation, Finn n’aimait pas opérer de trop près ni se salir les mains ; d’une poussée, il écarta son adversaire et tenta de se redresser. Adroitement, Louis lui décocha un coup de pied dans le genou ; Finn poussa un cri de douleur, sa jambe le trahit et il retomba par terre. Louis se releva avec un sourire carnassier et, de la botte, frappa violemment le Durendal au flanc ; il entendit les côtes craquer, se rompre, et son sourire s’élargit. Il frappa de nouveau, et Finn gémit en crachant le sang. Louis rit sans bruit et lui arracha le disrupteur de la main, puis il recula en jetant de rapides coups d’œil alentour. Le combat n’avait duré que quelques instants, et le silence régnait dans la Chambre. Le Traquemort le savait, il ne disposait que de quelques secondes avant que les gardes ne se ressaisissent, ne rassemblent leur courage et n’ouvrent le feu. Un regard circulaire lui suffit pour constater qu’il y avait des gardes armés entre lui et toutes les issues. Il arriverait peut-être à passer, mais pour cela il devrait tuer des hommes et femmes innocents, et il ne s’y sentait pas encore prêt. Il se tourna vers Jésamine, toujours debout à côté du trône de Douglas ; elle avait les yeux fixés sur lui à présent, des yeux écarquillés où se lisait une peine infinie. Deux hommes de la sécurité lui avaient empoigné les bras à tout hasard ; il n’arriverait jamais vivant jusqu’à elle, ils le savaient l’un comme l’autre.

« Je reviendrai te chercher, Jésamine, je te le jure !

— Va-t’en ! Va-t’en vite, Louis ! Ils vont te tuer !

— Je reviendrai quoi qu’il en coûte ! »

Une demi-douzaine de traits d’énergie se croisèrent devant le trône, mais Louis ne se trouvait déjà plus là. Douglas se dressa d’un bond et hurla aux gardes : « Arrêtez-le, mais l’épée à la main ! L’épée ! Venez ici gagner votre salaire ! Il est tout seul ! »

Mais cet homme seul était le Traquemort. Certains parmi les gardes et les agents de la sécurité commencèrent à s’approcher, mais sans hâte excessive, prêts à laisser l’honneur d’affronter Louis à qui le voudrait. De toute manière, il ne pouvait pas s’enfuir : on avait barricadé toutes les issues du Parlement ; Finn y avait veillé, avec la discrète participation d’Anne Barclay. Louis s’en était rendu compte, mais il avait une autre idée ; il étudiait le sol de la Chambre. Quelques semaines plus tôt, il avait fait échouer une tentative d’assassinat contre le roi commise par un kamikaze des Hommes Nouveaux ; la bombe à transmutation avait explosé sur ce même plancher, réduisant le terroriste en gelée protoplasmique et endommageant gravement la substructure de la salle. En principe, on l’avait réparée depuis longtemps, mais Louis savait qu’à cause d’un retard dans les travaux prévus (ainsi que d’une âpre discussion entre députés, toujours en cours, pour savoir qui allait payer l’ouvrage) les ouvriers avaient seulement recouvert la zone abîmée d’une chape provisoire. Il le savait parce que le roi lui avait confié la supervision du chantier, à l’époque où Douglas cherchait à l’occuper par des tâches sans importance.

Il régla son disrupteur sur la puissance maximale, le pointa sur la zone en question, sans prêter attention aux traits d’énergie mal ajustés qui sifflaient à ses oreilles, et tira. Le revêtement céda dans une déflagration réjouissante, et toute une section s’effondra en laissant un trou béant de près de trois mètres de diamètre. Louis sauta sans une hésitation, et une dizaine de rayons d’énergie perforèrent l’espace qu’il occupait une fraction de seconde plus tôt. Après une chute relativement brève, il atterrit sans mal dans les tunnels de service. Il jeta quelques coups d’œil alentour pour s’orienter puis il détala ; il connaissait chaque centimètre carré du Parlement qu’il avait juré de protéger.

Gardes et agents de sécurité se penchaient sur le trou et y plongeaient des regards méfiants ; personne n’avait envie de poursuivre le Traquemort en territoire inconnu alors qu’il pouvait se tenir en embuscade n’importe où. Finn traversa leurs rangs ; il boitait bas et protégeait d’un bras son flanc meurtri, blême de douleur et de rage mais le visage parfaitement composé. Il contempla l’ouverture d’un air furieux puis parcourut les gardes d’un œil mauvais.

« Descendez tout de suite dans ce trou ou je vous jure que je vous abats moi-même ! »

Nul ne mit sa parole en doute. Les hommes échangèrent des regards, poussèrent un grand soupir puis, l’un après l’autre, très lentement et avec un luxe de prudence, ils se laissèrent tomber dans le tunnel, pistolet au poing ; mais, naturellement, le Traquemort avait pris la poudre d’escampette depuis longtemps dans le dédale souterrain que personne ne connaissait, hormis les quelques malheureux qui les empruntaient régulièrement et ceux dont le travail exigeait qu’ils soient au courant de semblables détails. Finn en faisait partie, mais il n’avait pas la folie d’y poursuivre un Traquemort en fuite et assoiffé de vengeance – du moins, pas avant d’avoir passé un moment dans une régénératrice puis de s’être muni de toute l’artillerie qui lui tomberait sous la main.

Le roi Douglas se rassit sur son trône et observa la cohue d’un air sombre. Louis avait dû réussir à s’échapper ; aucun de ces hommes n’était assez rapide ni assez intelligent pour rattraper le Traquemort. Le temps qu’ils finissent d’explorer les tunnels, il aurait quitté le Parlement, libre comme l’air. Douglas éprouvait des sentiments ambivalents : il voulait voir Louis passer en jugement et recevoir la punition qu’il méritait, ne serait-ce que pour la déception qu’il avait causée à tous, mais il ne souhaitait pas sa mort. On ne tue pas quelqu’un parce qu’il est tombé amoureux d’une femme à laquelle il n’avait pas le droit de toucher. Quant aux autres accusations, il s’agissait sûrement de mensonges ou de malentendus. Il soupira ; il ne pouvait pas se tromper à ce point sur un homme qu’il côtoyait depuis des années. Enfin, au moins il lui restait Finn…

Louis ne reviendrait jamais, malgré ses déclarations. Intelligent, il réfléchirait à ses chances de réussite et il prendrait la seule décision raisonnable ; il s’enfuirait, quitterait la planète, se perdrait dans les mondes de la Frange, et Douglas n’aurait plus jamais à le revoir. Ainsi, Louis se retrouvait exilé, déshonoré, hors la loi, tout comme son ancêtre, le bienheureux Owen. Il avait raison, finalement : toujours la poisse des Traquemort.

Douglas prit conscience peu à peu que Jésamine se tenait encore près du trône. D’un geste sec, il fit signe aux deux gardes qui l’avaient empoignée de la lâcher. Elle frotta ses bras meurtris et posa sur Douglas un regard tout aussi meurtri ; il le soutint sans ciller.

« Ton amant a disparu, Jésamine ; n’espère pas le revoir un jour. Il sait que, s’il revient sur ce monde à visage découvert, il mourra. En prenant la fuite, il a établi la preuve de sa culpabilité. »

Jésamine voulut répondre et s’en trouva incapable : trop de pensées se bousculaient dans sa tête. Elle avala sa salive, se passa la langue sur les lèvres et fit un effort pour prononcer les seules paroles qui comptaient. « Douglas, je ne voulais pas te faire de mal…

— Eh bien, c’est raté. » Il s’exprimait avec froideur, d’un ton implacable : il le savait, s’il cédait une fraction de seconde à ses émotions, il se mettrait à pleurer devant tout le monde, en plein Parlement. Il venait de perdre les deux seules personnes qui comptaient vraiment pour lui. Avec lassitude, il fit signe aux deux gardes d’approcher. « Emmenez-la ; je ne veux plus l’avoir sous les yeux.

— Attendez ! » Finn Durendal s’avança en claudiquant, et l’on s’écarta de son chemin. Il avait une expression calme et la voix posée, mais une flamme furieuse et vengeresse brûlait dans ses yeux. Tout le monde se tut en attendant de voir quelle nouvelle surprise il allait sortir de sa manche. Il s’arrêta en chancelant devant le trône, le front emperlé de sueur à cause de la douleur dans son flanc ; il n’avait pas pris la peine d’essuyer le sang qui lui maculait les lèvres et le menton : il savait l’impact d’une image forte sur le public, et cette scène où il se tenait devant son roi, roué de coups, couvert de sang mais toujours debout ferait le tour des médias dans l’heure et l’aiderait amplement à faire oublier qu’il avait laissé s’échapper le traître. Il s’inclina tant bien que mal puis tourna un regard noir vers Jésamine. « Elle est aussi coupable que son amant, Majesté, et sa perfidie aussi grande ! Elle aussi doit encourir la peine de mort !

— Vous avez fait assez de mal pour la journée, Finn », répondit Douglas à mi-voix. D’un coup d’œil menaçant, il fit taire les députés avant qu’ils aient le temps de se remettre à hurler. « Oui, elle a commis une trahison, mais seulement envers moi, non envers l’Empire. On n’a déjà que trop parlé de mort aujourd’hui. Nous ne sommes plus à l’époque de Lionnepierre. Qu’on enferme Jésamine et qu’on la juge en public ; il faut montrer les preuves au peuple et le convaincre de la réalité des faits, sans quoi il ne croira jamais à sa culpabilité. Jésamine Florale, la diva, a encore d’innombrables fans, et je ne veux pas de nouvelles émeutes dans la cité. » Il s’adressa aux gardes. « Conduisez-la au quartier des Traîtres de la tour du Sang – destination appropriée pour celle qui voulait devenir reine. Qu’on assure son confort, mais qu’on ne lui accorde aucun privilège particulier et qu’on ne lui autorise absolument aucune visite sans mon consentement exprès accompagné de mon sceau personnel. Et qu’on double la garde à l’intérieur et autour de la prison, à tout hasard.

— Oui, dit Finn, le quartier des Traîtres ! Excellent choix, Majesté. Que la catin parjure y croupisse en attendant que la justice daigne s’intéresser à elle ; et, quand la cour aura démontré qu’elle s’est rendue coupable de conspiration contre vous, contre le Trône, contre l’Empire, que le peuple exigera sa mort à juste raison, je remplirai mon rôle de champion et de bourreau officiel : je lui trancherai le cou sur le billot des Traîtres et je brandirai sa tête devant la foule. La tradition, il n’y a que ça de vrai.

— Je m’en doutais, mais ça se confirme : vous êtes vraiment tordu, Finn », dit Jésamine avant que les gardes ne l’emmènent.

 

*

 

Au bout d’une longue course, Louis Traquemort quitta discrètement le Parlement, parcourut les rues dissimulé par un manteau qu’il avait trouvé en chemin, le capuchon rabattu sur le visage, et se rendit dans une planque où nul ne le trouverait. Il se réjouissait d’avoir pu sortir du bâtiment sans avoir à tuer quiconque : les hommes qui le poursuivaient ne faisaient que leur travail, comme il l’aurait fait lui-même la veille encore. Mais on aurait dit que tous les gardes, tous les agents de sécurité, tous les spadassins de la cité s’étaient mis à sa recherche dans le Défilé des Innombrables. Il n’avait pas osé s’approcher de son traîneau antigrav, sans doute sous surveillance ; d’ailleurs, même s’il avait réussi à s’en emparer par la force, il aurait fait une cible beaucoup trop visible.

Il suivait donc les rues, entrait dans les bâtiments, en ressortait, à l’affût d’une filature éventuelle, et se servait de toutes les techniques de fuite et d’évitement qu’il avait apprises auprès des escrocs et des voleurs à la tire qu’il avait pourchassés dans toute la ville pendant sa carrière de parangon. L’ironie de sa situation ne lui échappait pas : il se retrouvait dans la peau de ceux qu’il avait combattus toute sa vie ; c’était lui le criminel à présent.

Il se déplaça avec lenteur, péniblement, dans la cité, et nul ne le repéra, même pas ses collègues parangons que le Parlement avait envoyés à sa recherche. Louis voulut croire qu’ils ne se donnaient pas trop de mal, qu’ils avaient assez de bon sens pour le savoir victime d’une machination. De toute manière, il se trouvait chez lui, dans sa ville, et nul n’en connaissait mieux que lui les secrets. Louis Traquemort avait disparu, et une cité tout entière se retournait elle-même comme un gant pour retrouver le plus détestable traître de l’Âge d’Or.

Il alla se terrer dans une vieille planque qui lui avait servi par le passé, quand il travaillait comme parangon : un cube de métal anonyme au milieu d’une longue rangée, à l’entrée de l’astroport principal. Ces grands casiers d’acier, de trois mètres de côté, munis de solides serrures, permettaient aux employés des vaisseaux stellaires, lors des changements rapides d’équipage, d’y ranger leurs bagages excédentaires et autres affaires personnelles. Peu coûteux, sûrs et dépourvus de signes distinctifs, ces placards étaient pour ainsi dire invisibles si l’on ne savait pas ce qu’on cherchait. Louis en louait un sur un bail à long terme pour y stocker du matériel dont il pouvait avoir besoin en cas d’urgence – ou dont les autorités préféraient ignorer l’existence.

Vêtements, armes (souvent non réglementaires), faux papiers d’identité, cartes de crédit falsifiées, quelques appareils utiles obtenus en sous-main : Louis avait souvent dû se déguiser par le passé, voire œuvrer clandestinement pour dénicher les renseignements dont il avait besoin, surtout là où ses traits disgracieux, reconnaissables entre tous, lui auraient valu une mort expéditive. Lui seul était au courant de ces identités de rechange ; même Douglas en ignorait l’existence. Louis avait toujours trouvé cette façon d’opérer déplaisante, voire légèrement déshonorante ; il s’y prêtait parce que le travail l’exigeait et qu’elle permettait d’obtenir des tuyaux et des informations utiles, mais il ne s’en vantait pas.

Il possédait même un équipement rudimentaire de modification anatomique qui pouvait lui donner un nouveau visage le cas échéant. Nul ne pensait le voir un jour renoncer à ses célèbres traits malgracieux, mais il ne suffisait pas de savoir se battre pour exercer le métier de parangon, et Louis pouvait faire preuve de subtilité, voire de sournoiserie, à l’occasion et si nécessaire.

Il commença par ôter son armure de champion ; il la jeta par terre et lui assena quelques coups de pied bien sentis. Il n’avait jamais pu la blairer. Nouvelle tenue, nouvelle identité, nouvelle carte de crédit, nouvelle personne ; un collier produisait un visage hologénéré, avec des traits communs au point d’en devenir invisibles ; ajoutés à une attitude générale réservée, ils n’attireraient le regard de personne dans la rue. Il ne se servit pas de son matériel pour changer carrément de visage ; il ne se sentait pas encore prêt à rompre tous les liens avec son passé. Peut-être un jour parviendrait-il à prouver qu’il n’était pas un traître et à retrouver son ancienne existence, sinon sa position. Il devait se raccrocher à cet espoir, sans quoi il perdrait les pédales.

Oui, mais… il aimait toujours Jésamine ; par conséquent, en cela au moins, il restait et resterait toujours un traître.

Il écarta cette idée pour se concentrer sur le présent. Il boucla un nouveau ceinturon muni d’un disrupteur et d’une épée, glissa une poignée de couteaux de jet et d’autres ustensiles discrets dans leurs cachettes puis fronça les sourcils en clippant un bouclier de force à son poignet : le voyant montrait un niveau d’énergie très faible. Il avait eu l’intention de recharger le cristal mais, avec tous les événements qui bouleversaient sa vie ces derniers temps, il n’en avait jamais trouvé le temps, et il ne l’avait plus désormais. Il haussa les épaules, s’équipa de quelques autres appareils discrets, respira profondément puis sortit.

Il vérifia la solidité de la serrure, parcourut l’avenue des yeux puis s’y engagea. Vêtu d’un manteau un peu élimé, il avançait d’une démarche flânante et, derrière son holomasque, observait les gens qu’il croisait, mais nul ne se retournait sur lui. Un parangon passa dans le ciel à bord de son traîneau antigrav, et, pour faire comme tout le monde, Louis leva la tête, mais son ex-collègue ne regardait pas dans sa direction et il disparut en quelques instants. Louis continua de marcher. Qu’ils cherchent le Traquemort : ils ne le trouveraient pas. Il avait disparu – pour le moment.

Il traversa la cité en empruntant le plus possible les transports en commun et en évitant les points de contrôle ; malgré sa conviction que son identité résisterait à un examen superficiel, il ne l’avait pas testée depuis quelque temps et n’avait pas envie de la mettre à l’épreuve sans absolue nécessité. Il ne se rappelait pas exactement combien de ses secrets il avait partagés avec Douglas ou Finn ni combien eux-mêmes en auraient gardé en mémoire ; mais, de toute façon, éviter les points de contrôle n’avait rien de difficile : les gardes et les policiers ne pouvaient pas être partout à la fois, et Louis connaissait la cité comme sa poche. Il savait l’emplacement de toutes les planques, de tous les trous à rats parce qu’il y avait effectué des descentes, et il n’y avait pas un passage secret ni une porte dérobée qu’il n’eût pas empruntée à la poursuite d’un voleur ou d’un receleur.

Il ne lui fallut pas longtemps pour parvenir aux Taudis, et il y pénétra sans problème : il s’y était souvent rendu sous divers déguisements ; certains résidents auraient été très surpris d’apprendre avec qui ils avaient bien souvent trinqué. Louis écarta les pans de son manteau afin de laisser voir son disrupteur et son épée, puis il abandonna son pas traînant et anonyme pour adopter une démarche crâne et assurée ; dès lors, la plupart des gens préférèrent s’écarter de son chemin. Un spadassin éméché sortit d’un bistro et défia Louis pour épater ses camarades aussi soûls que lui ; le Traquemort le démolit aussitôt avec une telle violence que les autres, qui observaient la scène bien à l’abri dans l’établissement, en restèrent sidérés. Il laissa le fier-à-bras malchanceux dans un coin, à pleurer en cherchant à retrouver quelques-unes de ses dents avant que la tuméfaction ne lui close les paupières, et il s’éloigna en sifflotant gaiement ; il espérait trouver un crétin pour se passer les nerfs et il avait vu son vœu exaucé.

On lui ficha une paix royale après cet incident ; les nouvelles se répandent vite dans les Taudis, et leurs habitants savent reconnaître un fou dangereux quand ils en voient un.

Louis finit par arriver dans une petite auberge aux murs et aux vitres jaunis par le tabac et qu’on ne nettoyait jamais. Le Canard vaseux était un boui-boui infâme où l’on servait une gnôle à peine buvable et des plats du jour carrément effrayants, mais on y louait des chambres à la journée ou à l’heure et on n’y posait pas de questions du moment que le client sortait une carte de crédit approvisionnée. Louis y avait déjà dormi, et, à chaque fois, il avait dû prendre une longue douche par la suite ; il lui était même arrivé de brûler ses vêtements. Toutefois, l’établissement présentait un grand avantage : il occupait une position centrale, sur l’un des principaux carrefours des Taudis, si bien qu’on y entrait et qu’on en sortait constamment et que toutes les dernières rumeurs s’échangeaient au comptoir. Si Finn envoyait des agents chercher Louis dans le quartier, le Canard vaseux serait au courant de leur présence à l’instant même où les pauvres gugusses en franchiraient les limites. Dans les Taudis, on n’aimait pas trop les flics infiltrés.

Assis au bord d’un lit dur comme du bois, Louis, morose, regardait sans les voir les murs nus et crasseux. Nul ne ferait attention à un repris de justice probable comme lui, qui cherchait sans doute un job de gorille, et le patron ne s’intéresserait pas à lui tant qu’il resterait solvable. Louis éteignit son holomasque pour économiser le cristal qui alimentait le collier. Il avait verrouillé la porte, tiré le loquet et bloqué une chaise sous la poignée, à tout hasard. Il ne restait plus beaucoup d’argent sur sa fausse carte de crédit ; il avait eu l’intention d’y transférer des fonds, mais ses finances réduites l’en avaient empêché. Lors de son accession au statut de champion, il croyait qu’il n’aurait plus jamais à fréquenter des coupe-gorge pareils… Bref, il avait de quoi tenir deux jours, trois en faisant attention et avec de la chance, et ensuite…

Et puis merde ! Il n’aurait qu’à faire un casse dans une banque ; de toute manière, il était déjà dans la mouise jusqu’au cou.

Il s’allongea sur le matelas raide comme la justice, frémit au contact des draps sur sa peau puis suivit des yeux la longue lézarde qui zébrait le plâtre gris du plafond. Il devait réfléchir sérieusement. Si l’on avait trouvé dans son ordinateur des éléments qui le confondaient (et il ne voyait aucune raison de mettre la parole de Finn en doute), ils avaient dû y être placés par un professionnel ; par conséquent, il y avait une conspiration contre lui. Inquiétante perspective. La Cour fantôme, peut-être ? Cela ressemblait fort à ces combines que ses membres adoraient ; pourquoi tuer un homme alors qu’on pouvait tellement s’amuser à ruiner sa réputation ? À moins que les Elfes n’aient payé quelqu’un des Taudis pour se venger de lui… Dans le quartier, on trouvait des spécialistes pour n’importe quelle activité illégale.

Mais, s’il avait affaire à une machination, il ne fallait pas espérer la combattre seul alors qu’il encourait la peine de mort : nul ne se rallierait à lui, nul n’accepterait de le croire. Il devait se débrouiller par ses propres moyens, d’autant plus qu’il était bel et bien coupable en ce qui concernait Jésamine. Il ferma les yeux comme pour se cacher dans le noir. Non, il ne devait pas penser à elle, sinon il allait devenir enragé. S’il voulait se racheter, voire restaurer son honneur, il devait accomplir un acte héroïque, digne du nom de Traquemort. Il devait obtenir une victoire éclatante au vu et au su de tous, et il n’en voyait qu’une possible : découvrir la vérité sur le sort d’Owen et de ses compagnons. Owen avait-il réellement péri ? Sinon, où se cachait-il ? Et, si l’on parvenait à le retrouver, pourrait-il faire obstacle à la Terreur ? Louis leva la main et ouvrit les yeux pour étudier la grosse bague d’or noir à son doigt, la chevalière d’Owen, emblème et sceau du clan Traquemort. Tout le monde paraissait la juger authentique, et c’était un mort qui la lui avait remise. On ne la lui avait pas donnée sans raison ; elle renfermait peut-être des informations secrètes utiles. Or, si quelqu’un avait la possibilité de découvrir la vérité, c’était bien lui, le dernier des Traquemort.

Il se redressa soudain sur son lit et se pencha pour allumer la console com de chevet. Le vieil appareil cabossé ne transmettait que le son, mais cela suffirait ; même un bouge moisi comme celui-ci devait fournir les commodités de base à ses clients sous peine de ne jamais les revoir. Louis appela chez lui, sur Virimonde, en se servant de codes secrets que seuls les Traquemort connaissaient. Les ordinateurs de la police surveillaient certainement les communications de la cité, mais ces codes ne déclencheraient aucune alarme ; et, une fois le contact avec ses parents établi, ils activeraient toute une série de protocoles de sécurité qui dissimuleraient la véritable conversation derrière des enregistrements de bavardage sans conséquence. Après ce qu’Owen puis David avaient vécu, les Traquemort étaient devenus légèrement paranoïaques, non sans raison. Étant donné ses fonds réduits, Louis dut appeler en PCV, ce qui compliqua un peu le processus, mais il finit par entrer en communication avec son père, Roland.

« Eh bien, tu auras pris ton temps pour nous appeler, fit celui-ci d’un ton brusque. Ta mère se faisait un sang d’encre ; elle est alitée avec une de ses migraines. Nous avons appris ce qui s’est passé à la Chambre ; ces saletés de médias ne parlent que de ça. La ligne restera sûre une vingtaine de minutes ; ensuite, si tu n’as pas fini, il faudra que tu raccroches et que tu rappelles. Comment vas-tu, Louis ? Tu es blessé ? Tu as besoin d’argent ? Je peux me rendre sur Logres en moins d’une semaine si tu me le demandes.

— Non, papa ! Tu risqueras moins en restant à la maison. Tout est sens dessus dessous ici. Je vais bien et je n’ai pas besoin d’aide. Si tu venais, on te prendrait en filature dès ton débarquement. N’oublie pas que Logres possède la meilleure sécurité de l’Empire ; je le sais, j’en faisais partie.

— Qu’arrive-t-il, fils ? Les commentateurs tiennent toute sorte de propos effarants et ils te décrivent comme un traître. Dis-moi qu’ils se trompent.

— C’est… c’est compliqué, papa. Je m’efforce d’y voir plus clair, mais ça peut prendre du temps.

— Tu ne peux pas revenir à la maison, Louis, déclara son père sans ambages ; la famille ne pourrait pas te protéger. Des amis bien placés dans la sécurité de Virimonde nous ont avertis discrètement : ils ont reçu l’ordre de t’abattre à vue si tu commets l’erreur d’y pointer le bout de ton nez. Mais nous t’aiderons du mieux possible ; nous avons confiance en toi ; j’ai confiance en toi. Et maintenant, en quoi puis-je t’être utile ?

— J’ai affirmé devant le Parlement ne détenir aucun renseignement secret sur le bienheureux Owen ni sur son sort, dit Louis avec circonspection. Mais j’ai réfléchi depuis et je me demande si j’ai bien tous les éléments en main ; y en a-t-il dans les archives familiales que j’ignore, que tout le monde ignore en dehors de la famille ?

— Quelques détails, peut-être. Je t’en aurais parlé si tu me l’avais demandé, mais tu n’avais jamais manifesté d’intérêt pour eux jusqu’ici ; et, de toute manière, quelle importance désormais ?

— Il faut que je sache, papa ; ils sont peut-être essentiels.

— Attends que je rassemble mes souvenirs. » Il y eut un long et onéreux silence, ponctué de temps en temps par de la friture ; la console ne datait pas d’hier. Louis consultait sans cesse sa montre en s’efforçant de ne pas s’inquiéter des minutes qui s’écoulaient. « Bien, fit enfin Roland. Voici : nous connaissons les coordonnées exactes du Bastion des Traquemort. Diana Vertu s’est posée en catastrophe avec ce qu’il en restait sur la planète Shandrakor ; apparemment, le Bastion avait été pilonné à mort pendant la dernière grande bataille contre Shub, et l’on a considéré qu’il ne valait pas la peine de le récupérer. Mais ce qui a survécu à l’écrasement contient peut-être des renseignements utiles. À part nous, personne n’en est au courant ; nul ne s’est approché de l’épave depuis deux cents ans, d’abord parce que nous seuls savons précisément où la chercher, ensuite parce que Shandrakor recèle encore plus de dangers aujourd’hui qu’à l’époque d’Owen. Peu de gens s’en souviennent, mais, après la Rébellion, on a rassemblé tous les monstres créés par Shub, par la Mater Mundi, par les Hadéniens, par les chercheurs de Lionnepierre, et on les a largués sur Shandrakor, sans doute parce que quelqu’un a jugé ce sort plus charitable que l’exécution pure et simple. Dieu seul sait combien d’entre eux ont survécu et ce que sont devenus leurs descendants ; seule certitude : ce monde reste ce qu’il a toujours été, c’est-à-dire le théâtre de carnages sans fin.

» Selon la rumeur, le Centre d’administration de la transmutation aimerait beaucoup le nettoyer, par principe, mais Robert et Constance ont déclaré la planète intouchable ; c’est une réserve pour toutes les créatures qu’on y a débarquées, protégée par un croiseur stellaire qui en assure la quarantaine, et nul n’a envie de contremander la décision de Robert et Constance : le public ne l’accepterait pas. Je peux te fournir les coordonnées du site où gît le château, si ça peut te servir. Mais laisse-moi te prévenir : c’est très loin et très dangereux.

— Je n’ai guère le choix, j’ai l’impression, répondit Louis. Merci, papa. Et… je regrette de t’avoir déçu, d’avoir déçu la famille.

— Tu ne nous as pas déçus, déclara vivement Roland. C’est le Parlement et le roi qui t’ont laissé tomber. Après tout ce que tu as fait pour eux, toutes les occasions où tu as risqué ta vie pour réparer leurs erreurs, ils n’avaient pas le droit de te traiter ainsi. Ils ne te méritaient pas, Louis.

— Merci, papa. » Il aurait voulu en dire davantage, mais il craignait de ne pouvoir maîtriser sa voix. Les larmes lui brouillaient la vue.

« Fais ce que tu dois faire, fils ; et reviens quand tu pourras.

— J’ai toujours… Je voulais seulement que tu sois fier de moi, papa.

— Je suis fier de toi, Louis. Tu es mon fils et tu es un Traquemort. »

 

*

 

Louis attendit la tombée de la nuit pour pénétrer dans la tour du Sang. Il avait appris avec étonnement qu’on gardait Jésamine dans le quartier des Traîtres, qui n’avait plus rien d’une prison de haute sécurité, au contraire d’autrefois, à l’époque de Lionnepierre et avant, où l’on pouvait s’y retrouver sous de multiples chefs d’inculpation. On y entrait couvert de chaînes et on en ressortait dans un cercueil ; il n’y avait pas d’exception. Le sang y avait tellement coulé que certaines pierres en restaient définitivement imprégnées, et l’on disait que les fantômes y pullulaient.

Aujourd’hui, ce n’était guère plus qu’un piège à touristes, avec visites guidées et vendeurs de souvenirs, bref, une des grandes attractions du Défilé des Innombrables. Néanmoins, une armée entière de gardes devait entourer le bâtiment désormais, ne fût-ce que pour tenir les journalistes à l’écart. En tout cas, nul ne s’attendrait à ce que Louis s’y faufile tout seul pour libérer Jésamine ; par conséquent, c’est précisément ce à quoi il s’apprêtait.

La tour du Sang n’avait plus servi de prison depuis la chute de Lionnepierre et la libération des prisonniers politiques ; elle faisait partie des rares vestiges de cette époque d’horreur et on ne la préservait que pour sa valeur architecturale. La plupart des autres centres d’incarcération et de détention avaient fini dans les flammes, incendiés par des foules déchaînées, mais la tour du Sang avait survécu à peu près indemne à cet holocauste, trop grande et trop solide pour que le feu parvienne à l’endommager gravement. Alors qu’on avait ordonné officiellement la destruction de la plupart de ses semblables pour apaiser la douleur et la colère de ceux qui avaient vu famille et amis disparaître au fond des cachots de Lionnepierre, la tour du Sang avait échappé à la démolition parce que Robert et Constance voulaient la conserver afin de lutter contre l’oubli.

À présent, elle était administrée et entretenue par un petit groupe d’amoureux de l’histoire qui, à la fois gardiens et gardes, poussaient l’enthousiasme jusqu’à porter des répliques exactes des uniformes de l’époque. Les touristes raffolaient de la tour, surtout de l’aile des Traîtres, où ceux qui avaient particulièrement déplu à l’impératrice vivaient leurs dernières heures avant de tendre le cou sur le billot des Traîtres devant la foule assemblée. On disait qu’elle grouillait de fantômes qui déambulaient, la tête sous le bras, et flanquaient une trouille bleue aux sentinelles lors de leurs patrouilles solitaires d’avant l’aube.

Plus Louis réfléchissait, moins il comprenait. Si l’on avait enfermé Jésamine dans une vraie prison, sous un régime de sécurité maximale, derrière un réseau de champs d’entrave et de boucliers de force, avec des caméras de surveillance partout et des gardes professionnels armés dans tous les coins, il aurait eu un mal de chien à entrer. L’avait-on donc placée dans la tour comme appât, pour le prendre au piège ? Lui-même n’aurait pas agi autrement. Mais, tout bien considéré, c’était sans importance : il avait promis de revenir la chercher et il tiendrait parole en dépit des gardes, des disrupteurs ou des chausse-trapes qui parsèmeraient son chemin.

Il aurait affronté l’enfer lui-même.

La nuit tomba ; Louis quitta les Taudis vêtu d’une tenue anonyme et dissimulé derrière un holomasque tout aussi anonyme. Nul ne fit attention à lui. Il prit un bus jusqu’à la tour du Sang, en veillant à payer son billet avec l’appoint exact afin de ne fournir au chauffeur aucun motif de se souvenir de lui. Quand il descendit à l’arrêt et regarda la tour qui s’élevait devant lui, haute, massive, imposante et apparemment inexpugnable, il découvrit avec surprise une foule réunie à son pied qui scandait des slogans : les admirateurs de Jésamine Florale s’étaient mobilisés par le biais des sites consacrés à la chanteuse et avaient fait une arrivée en masse, renforcés d’heure en heure par de nouveaux fans venus d’autres villes en cars spécialement affrétés, scandalisés de l’arrestation de leur idole et furieux de son emprisonnement. Les gardes chargés de guetter l’éventuelle apparition de Louis Traquemort s’inquiétaient surtout de contenir la foule de plus en plus énervée qui refusait avec colère et à grands cris de se disperser comme on le lui ordonnait. On brandissait des panneaux marqués de propos furieux, on hurlait des slogans à pleins poumons, et des pierres volaient en direction des forces de l’ordre – ambiance parfaite pour permettre à Louis d’étudier la tour et ses défenses sans se faire remarquer.

La situation dégénéra moins de dix minutes plus tard. La foule s’élança, exaspérée au point d’en perdre la tête et tout sens commun, mue par la seule volonté de sortir son héroïne bien-aimée de l’infâme tour du Sang. Par son seul nombre, elle franchit les champs d’entrave de faible intensité puis elle avança sur les rangs clairsemés des gardes comme si elle avait l’intention de leur passer sur le corps. En face, les militaires avaient l’ordre strict de ne pas ouvrir le feu sur des civils sans armes (en tout cas, pas sous l’œil des médias), aussi se raidirent-ils avant de dégainer leurs bâtons électriques et de se porter à la rencontre de la masse hurlante. Louis observait la scène en plissant le nez, incapable de dire quel camp paraissait le plus décidé ou prêt aux pires violences. De tous les autres côtés de la tour, d’autres gardes accouraient renforcer les lignes de défense. Louis n’eut alors aucun mal à contourner discrètement le théâtre des affrontements puis à pénétrer dans le bâtiment par une porte secondaire abandonnée par ses sentinelles, en se servant de son passe de parangon.

Sans bruit, il referma le battant derrière lui, le reverrouilla puis vérifia si le petit appareil qu’il avait récupéré dans son casier fonctionnait toujours ; il se branchait sur les caméras de surveillance et il effaçait Louis des images qu’elles transmettaient. Simple, efficace et parfaitement illégal. La seule possession de ce bidule valait automatiquement une longue peine de prison. Louis l’avait confisqué à un voyou qu’il avait alpagué dans les Taudis quelques années plus tôt, et… ma foi, il n’avait jamais pris le temps de le remettre aux autorités ; il avait le sentiment qu’il pourrait en avoir besoin un jour.

Il examina rapidement les lieux, mais il n’y avait personne dans l’étroit couloir. Louis hésita, soudain méfiant : on avait certainement prévu qu’il se servirait de son passe pour pénétrer dans la prison ; pourquoi n’avait-on pas changé les serrures ? Cela faisait-il partie du piège qui l’attendait, et une alarme silencieuse clignotait-elle déjà quelque part pour signaler son effraction ? Il haussa les épaules. Peu importait ; il devrait simplement agir au plus vite. Sans bruit, il s’engagea dans le couloir désert en suivant les flèches destinées aux touristes. Apparemment, la plupart des gardes se trouvaient à l’extérieur, occupés à repousser les fans – enfin, à essayer, en tout cas.

Louis entendit un bruit de pas et il se faufila par une porte entrouverte. Il risqua un coup d’œil dans le couloir et vit passer un garde vêtu en uniforme d’époque, deux chopes de thé fumant dans les mains. Louis s’approcha de lui par-derrière et lui porta un coup efficace ; l’homme s’effondra en répandant du thé partout. Le Traquemort jeta des coups d’œil alentour, mais le bruit n’avait apparemment attiré l’attention de personne. Il ne lui fallut que quelques instants pour dépouiller sa victime de son uniforme, l’enfiler puis reprogrammer son holomasque pour imiter les traits du garde. Il aurait préféré que les vêtements ne soient pas trop grands pour lui d’au moins trois tailles, mais on ne peut pas tout avoir.

Louis traîna l’homme inconscient, qui portait des sous-vêtements à faire peur, dans la pièce voisine, ferma la porte à clé puis se remit en route, cette fois sans se cacher. D’étage en étage, il salua calmement les gardes qu’il croisa, et ils lui rendirent son salut ; comme il préférait éviter de parler de peur que sa voix ne le trahisse, il se cantonnait à des hochements de tête et à de vagues grommellements, que la plupart lui retournaient. Mais, au quatrième étage, il tomba sur deux soldats en uniforme actuel, en faction devant les vieilles portes d’acier qui séparaient l’aile des Traîtres du reste de la tour ; ils portaient une armure complète, un disrupteur et une épée. Ils jouaient aux cartes sur une table pliante, mais ils levèrent la tête dès que Louis apparut et se dirigea sans hâte vers eux. L’un d’eux quitta la table pour lui barrer le passage, une main sur la crosse de son pistolet.

« Pas plus loin. Les zinzins d’histoire n’ont pas le droit de s’approcher du quartier des Traîtres ce soir, vous le savez ; alors donnez-moi le mot de passe et dégagez.

— Ouais, grogna l’autre garde. Il faut vous le répéter combien de fois ? On s’en fout que vous fassiez vos patrouilles depuis des années et on se balance de leur valeur historique ; ce soir, pas touche au quartier des Traîtres. Et, si en plus vous avez oublié le mot de passe, je vous colle une beigne pour vous apprendre à m’énerver. Allez, le mot de passe ! »

Louis fit mine de s’apprêter à répondre puis partit d’une toux sèche, comme s’il avait un chat dans la gorge. Il ouvrit de nouveau la bouche et toussa de façon encore plus affreuse. Il continuait d’avancer vers les gardes en faisant des gestes désespérés, et celui qui avait quitté la table poussa un grand soupir avant de se porter à sa rencontre. Louis se mit à tousser encore plus fort avec force postillons puis, une fois l’homme à portée, il se redressa et lui envoya son poing en pleine figure.

Hélas, son adversaire recula en chancelant, avec des exclamations de douleur et de surprise, mais il ne tomba pas. Louis se rua sur lui, arracha son disrupteur de son étui et le jeta au loin. L’autre garde resta un instant bouche bée puis se leva. Le Traquemort luttait toujours contre son collègue, qui se révélait vif, costaud et très bon combattant. Naturellement : on n’avait pas dû choisir les premiers venus pour garder Jésamine.

Il évita une main aux doigts crochus qui visait ses yeux et décocha au soldat un coup appuyé sous le sternum ; le visage de l’homme devint exsangue et ses genoux lâchèrent. Le second garde tournait autour d’eux en sautillant, disrupteur au poing, et sacrait comme un charretier tout en s’efforçant de mettre l’intrus en joue. Louis empoigna son camarade à demi inconscient, le projeta sur lui, et tous deux s’écroulèrent avec un bruit d’impact réjouissant, le premier immobilisant l’autre sous son poids. D’un coup de pied, le Traquemort lui fit sauter son pistolet de la main, puis il dut reculer soudain : l’homme avait poussé de côté son collègue et s’était relevé d’un bond. Il se précipita vers Louis, qui pivota sur place et le frappa en plein front d’un violent coup de coude. Le garde s’écroula comme si on lui avait fauché les jambes puis il resta inerte, à peine agité de petits soubresauts, tandis que Louis allait et venait dans la pièce en jurant et en se frottant le coude. Avec l’expérience qu’il avait, il aurait dû savoir qu’on tape dans le mou, pas dans le dur.

Il parcourut les alentours du regard, le souffle court ; il devait agir vite. Sauf si tous les autres gardes roupillaient dans la salle de contrôle, on avait dû voir les deux soldats se faire assommer alors que lui-même restait invisible. Il fouilla les deux hommes et finit par trouver la vieille clé qui ouvrait les portes d’acier ; il les déverrouilla puis s’élança dans l’aile des Traîtres au pas de course en appelant Jésamine. Ils pouvaient encore s’échapper ensemble s’ils faisaient assez vite. On n’avait ouvert qu’une seule cellule, en l’honneur de la première prisonnière à occuper la section depuis plusieurs siècles, mais, quand Louis y pénétra, Jésamine ne s’y trouvait pas. On avait dû la transférer ailleurs.

À cet instant, des alarmes se déclenchèrent de toutes parts, stridentes, et le Traquemort n’eut plus à se soucier de passer inaperçu. Il avait mordu à l’appât et le piège se refermait. Il se retourna d’un bloc, un rictus féroce aux lèvres, pistolet au poing. Quoi qu’il arrive, il ne se laisserait pas capturer ; sa famille n’aurait pas à endurer la honte d’un procès ni d’une disgrâce publique. Il rebroussa chemin au galop, franchit les portes d’acier, sauta par-dessus les gardes inconscients et s’engagea en trombe dans le couloir suivant, à l’autre bout duquel il vit pénétrer une bonne dizaine d’agents de la sécurité en armes. Sans reconnaître Louis sous son déguisement et son holomasque, ils l’interpellèrent et lui demandèrent ce qui se passait ; puis ils se dispersèrent en poussant des cris d’effroi quand il ouvrit le feu. Fini, le jeu de cache-cache ; il voulait Jésamine.

Il fit demi-tour et repartit en sens inverse. Il n’avait touché personne, du moins il l’espérait ; ces hommes ne faisaient que leur travail. Mais il était prêt à tuer si cela devait lui permettre de récupérer Jésamine – et si on la tenait toujours enfermée ici.

Il devait la trouver, et vite, mais il ne savait pas où chercher. On avait pu la transférer n’importe où dans la tour, à n’importe quel étage, si on ne l’avait pas emmenée carrément ailleurs. Non, non, elle était encore sûrement là, quelque part ; on n’aurait pas pris le risque de la faire sortir alors que ses admirateurs se battaient avec la police devant les portes : s’ils l’avaient vue menottes aux poings, ils auraient décuplé de violence. Louis continua de courir de couloir en couloir tandis que des gardes arrivaient de toutes les directions ; on leur avait fourni le signalement de son costume et de son holomasque, et ils savaient désormais à quoi ressemblait leur cible ; certains même avaient deviné sa véritable identité et se servaient de son nom comme cri de guerre. Ils n’hésiteraient pas à tuer un Traquemort dont la traîtrise était avérée. Louis resserra sa prise sur son pistolet, une expression glaciale et résolue sur ses traits disgracieux.

Enfin, comme il fallait s’y attendre, il déboucha dans une impasse ; ni porte, ni fenêtre, ni cachette, rien que des murs nus et un passage qui ne menait nulle part. Il se retourna, le disrupteur et l’épée à la main, comme un animal traqué, tandis qu’une horde de gardes en armure se bousculaient en s’arrêtant brusquement à l’autre bout du couloir. Ils avaient enfin acculé leur proie, pourtant ils n’en paraissaient pas ravis ; ils échangèrent des regards en oscillant d’un pied sur l’autre et en assurant leur prise sur leurs armes d’un air hésitant : apparemment, ils savaient qui se cachait derrière l’holomasque, ou du moins ils s’en doutaient. Louis éteignit son collier ; assez de dissimulation. Le visage holographique disparut, et nombre de gardes poussèrent un gémissement plaintif devant la figure laide du Traquemort. Il leur adressa un sourire carnassier accompagné d’un grondement sourd venu du fond de sa gorge et constata avec plaisir que plusieurs soldats blêmissaient.

Puis ils levèrent leurs disrupteurs, le mirent en joue, et il comprit qu’ils n’avaient nulle intention de le prendre vivant. Un traître mort pose beaucoup moins de problèmes qu’un prisonnier qui persiste à crier son innocence et à susciter des doutes gênants dans les esprits. Louis rougit de fureur et activa le bouclier de force à son bras gauche ; malgré son excellente qualité, la meilleure, l’appareil ne pourrait absorber ou dévier qu’un certain nombre d’impacts avant d’épuiser son cristal d’énergie et de se désactiver en laissant son propriétaire sans défense. Les gardes étaient une vingtaine, voire une trentaine, et la plupart portaient un disrupteur ; Louis estima froidement ses probabilités de survie et jugea que le peu de chance qui lui restait l’avait abandonné. On ne lui accorderait pas de mort honorable, on ne lui laisserait pas le loisir de combattre ; on l’abattrait en secret, comme un animal. Un instant, il regretta tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de faire, Jésamine qu’il ne reverrait plus, à qui il ne pourrait même pas dire adieu ; puis il entendit les renforts qui arrivaient et comprit que son heure était venue. Mais, s’il devait mourir, il mourrait en se battant et en entraînant avec lui le plus possible de ces salauds ; il resterait un Traquemort jusqu’au bout. Il regarda les gardes et vit que certains avaient à peine dégainé leur pistolet ; son absence n’avait duré que quelques secondes. Au diable ! Il lança l’antique cri de guerre de sa famille.

« Shandrakor ! Shandrakor ! »

Et il se rua vers un ennemi contre lequel il n’avait aucune chance, vers une mort certaine, un sourire terrible aux lèvres.

Les gardes, sidérés, restèrent sans réaction ; quelques-uns tirèrent, les traits d’énergie frôlèrent Louis ou ricochèrent sur son bouclier de force, et le Traquemort fut sur eux. Il abattit un homme d’un tir à bout portant puis se mit à frapper de tous côtés à grands coups d’épée, le sang gicla et des cris emplirent le couloir. Un instant, les soldats reculèrent, épouvantés par son expression, sa réputation et son nom séculaire, porteur de mort, puis ils se rappelèrent leur nombre, et leur formation reprit le dessus. Ils se jetèrent sur lui, incapables de se servir de leurs pistolets dans la mêlée, et abattirent leurs épées sur lui. Celle de Louis se perdait dans un flou étincelant, et il tournoyait sans cesse pour placer son bouclier de force entre ses adversaires et lui, mais ce n’était qu’un homme et il avait affaire à trop forte partie. Les coups pleuvaient sur lui de toutes parts et il poussait des exclamations de douleur à chaque blessure ; son sang mouchetait les murs et le sol ; pourtant il tenait bon, il refusait de se laisser battre, il refusait de mourir ; il voulait lutter jusqu’à son dernier souffle pour qu’au moins sa famille sache qu’il était mort honorablement.

Soudain, venu d’on ne sait où, Samuel Chevron prit les gardes à revers, armé de l’épée la plus longue, la plus massive qu’eût jamais vue Louis et qui traversait comme du beurre l’armure des soldats. Chevron tua ainsi une demi-douzaine d’hommes avant qu’ils ne comprennent ce qui se passait, puis il se jeta dans la mêlée et se mit à tuer avec une efficacité froide et brutale. Soudain Jésamine apparut à son tour, un disrupteur dans chaque main, et elle abattit deux des gardes les plus proches de Louis. À sa vue, il sentit son cœur bondir dans sa poitrine et une vigueur nouvelle l’envahir.

Les gardes survivants hésitèrent, pris entre deux ennemis implacables qui se battaient comme des démons, puis ils abandonnèrent soudain la lutte et s’enfuirent. Louis baissa lentement son épée, haletant. Des cadavres jonchaient le couloir d’un bout à l’autre. Il se tourna vers Chevron, qui n’avait même pas le souffle court, puis Jésamine se rua, prit Louis dans ses bras et le serra contre elle, et il poussa un cri de douleur. Elle le lâcha aussitôt, recula, l’examina et ses yeux s’agrandirent d’épouvante devant l’étendue de ses blessures.

« Oh, mon Dieu, Louis ! Que t’ont-ils fait ?

— Rien qui suffise à m’empêcher de te retrouver », répondit-il, du moins le crut-il. Il se laissa aller contre un mur éclaboussé de taches rouges, soudain sans force et pris de vertige. Le sang ruisselait le long de son bras droit, et il dut baisser les yeux vers sa main pour s’assurer qu’il tenait toujours son épée, parce que ses doigts ne lui renvoyaient plus de sensations.

« Il faut te placer dans une cuve régénératrice, dit Jésamine.

— J’en ai une dehors, intervint Samuel Chevron. Vous pensez tenir assez longtemps pour que nous vous y conduisions, Louis ?

— Sans problème, fit-il avec une assurance feinte. Vous m’étonnez, Samuel – encore plus que le jour où je vous ai vu apparaître à la cour déguisé en gros père Noël. Que fait ici un négociant à la retraite ?

— Je venais au secours de Jésamine ; et, pour répondre à la question que vous n’allez pas manquer de me poser, je suis arrivé le premier parce que je sais me rendre invisible – et aussi parce que j’avais un peu d’aide.

— Beaucoup aide de sorcier puissant mais jamais reconnu valeur juste ! » lança une voix familière, et un petit personnage vêtu de gris apparut, caché jusque-là derrière Chevron. « Me voilà re ! fit Vaughn. Ex-lépreux, héros depuis longtemps et avec pouvoir plus grand que dans rêves des gens même avec beaucoup imagination ! Sauve princesse de tour maléfique et mâche chewing-gum en même temps ! Inclinez-vous, grands du monde, et désespérez !

— Vous êtes mort, en principe », dit Louis, trop épuisé pour faire preuve de diplomatie.

Vaughn eut un haussement d’épaules désinvolte. « Tourné page ; trouvé assommant être mort. Savais que vous venir, prévenu Chevron et voilà nous. Je enverrai facture à vous plus tard. Pas oublier pourboire ou je colle furoncles sur pendouille vous. »

Louis se tourna péniblement vers Chevron. « Pourquoi ? Pourquoi un pilier de la communauté comme vous se fourre-t-il dans un guêpier pareil pour aider deux traîtres ?

— Parce qu’on a besoin de moi. Je pensais en avoir fini, mais des forces maléfiques s’agitent à nouveau et le passé me rattrape, semble-t-il. » Il jeta un regard de reproche à Vaughn. « Allons, en route, Traquemort ; ça grouille de gardes par ici. On savait que vous ne pourriez pas vous empêcher de venir dans cette prison et on tenait à ce que vous n’en ressortiez pas vivant.

— Bien sûr, fit Vaughn. Louis est Traquemort et drôlement important. » Il émit un long gargouillis puis expectora un globule juteux. « Louis sauve l’Empire, peut-être même l’humanité. Lu dans étoiles, et entrailles aussi ; pauvre chèvre. Louis est Traquemort comme ancêtre. Je aimais bien Owen ; vous aimerez aussi quand rencontre lui.

— Rencontre qui me paraît bien improbable. » Le visage de Louis se crispa tandis que Jésamine lui posait un garrot au-dessus du biceps gauche pour arrêter l’hémorragie. « Les IA m’ont révélé que… qu’Owen est mort depuis longtemps.

— Ça vrai. Vu lui mourir à Port-Brume ; très triste. Mais c’était dans le passé. Dans l’avenir, vous et lui vous rencontre et travaille ensemble. J’ai vu. Avenir est comme passé, mais dans sens contraire. J’ai parlé à Owen dans avenir, il donné à moi bague pour que je vous donne aujourd’hui. Je revenu rien que pour donner vous. »

Tout le monde regarda le petit personnage pendant un long moment sans rien dire. Louis se ressaisit le premier, peut-être un peu insensibilisé par l’épuisement et la souffrance. « Je vais vraiment rencontrer le bienheureux Owen ? Vivant, en chair et en os, dans l’avenir ?

— Oh oui ! Owen revient. Officiel ; grande exclusivité.

— Ah, et puis, après tout, pourquoi pas ? fit Louis. Vous-même, vous êtes mort en principe, et pourtant vous vous tenez devant moi. Alors pourquoi pas Owen ?

— On dit tas de trucs sur la mort, mais on exagère. Je peux pas mourir tant que mission moi pas terminée ; Owen pareil, d’ailleurs. Le destin lâche pas la grappe.

— Tout ceci est absolument passionnant, intervint Chevron, mais nous ne pouvons pas rester ici à bavarder toute la nuit. De nouveaux gardes vont arriver, et Louis risque fort de se vider de son sang.

— Savais que je oubliais quelque chose », dit Vaughn.

Une main grise à laquelle manquaient des doigts sortit de la manche grise du petit bonhomme et saisit Louis par le poignet. Il éprouva un choc violent et poussa un cri, mais il n’aurait su dire s’il avait éprouvé de la douleur ou non, et tout à coup il se sentit de nouveau en pleine santé, la respiration dégagée, la tête claire et toutes ses blessures guéries. Il ne saignait plus et il n’avait plus besoin de s’appuyer au mur. Il regarda Vaughn, effaré.

« Mais comment avez-vous fait, nom de Dieu ?

— Sorcier, vous l’ai dit. Je répète à tout le monde mais personne veut croire. Devrais peut-être faire imprimer cartes : un sort gratuit pour un acheté.

— Vaughn… » Louis s’exprimait d’une voix lente. « Qui êtes-vous vraiment ?

— Mauvaise question. Chevron, parlez-lui. Apprenez à lui ce que savoir il doit. On a temps avant que gardes arrivent ; après, peut-être plus.

— Je connais un moyen d’évasion, fit l’interpellé. Je vais vous faire sortir de la tour, et ensuite vous devrez vous rendre dans les plaines de la Mémoire ; ce sont les vestiges de la matrice informatique centrale de Golgotha telle qu’elle existait du temps de Lionnepierre. Robert et Constance l’ont désactivée à leur accession au pouvoir : elle renfermait trop de données en contradiction avec les mythes qu’ils tenaient à créer. En outre, elle leur faisait peur : il y avait des fantômes dans la matrice, des entités qui flottaient dans les flux d’information et qui n’avaient rien à y faire. Les IA prétendaient les y avoir introduites mais, si c’était vrai, elles en avaient perdu le contrôle.

» Robert et Constance ont donc récupéré les données qui les intéressaient, les ont déposées dans un nouveau central puis ont ordonné qu’on détruise l’ancienne matrice de fond en comble. Mais, ni eux ni personne ou presque ne le savait, elle disposait de systèmes très élaborés d’autoréparation et d’autopréservation ; elle aurait survécu même à une frappe atomique. Avec l’aide discrète des IA, qui désapprouvaient par principe la destruction de données, ce qui restait de la matrice s’est transvasé dans l’unique vestige du palais de Lionnepierre, son bunker d’acier bâti au cœur du socle rocheux qui supporte la cité, toujours alimenté en énergie par ses accumulateurs géothermiques. La matrice s’y trouve toujours, désormais connue sous le nom de plaines de la Mémoire, oracle et dépositaire d’un savoir oublié, interdit, accessible uniquement à quelques privilégiés. Par chance, les Plaines me doivent quelques renvois d’ascenseur. Il vous faudra un mot de passe pour y accéder ; je vous le communiquerai une fois que nous ne risquerons plus rien. Les murs ont parfois des oreilles.

— Ça ne vous empêche pas de mentionner l’existence de ces Plaines, fit observer Jésamine.

— On la connaît déjà dans les cercles du pouvoir, répondit Chevron. Les grands acteurs de l’Empire détiennent de nombreux renseignements qu’on cache à la population.

— Attendez une minute, dit Louis. Comment savez-vous tout ça, sire Chevron ? D’accord, vous étiez un ami proche du roi Guillaume et un conseiller en qui il avait confiance, mais… où un négociant à la retraite aurait-il appris à se battre comme vous ?

— Autant vous l’avouer tout de suite : je ne suis pas et je n’ai jamais été Samuel Chevron. Mais je n’ai pas le temps d’en parler davantage pour le moment. Une fois hors de cette prison, je vous indiquerai comment accéder aux plaines de la Mémoire. Vous y trouverez les réponses à nombre de questions, même si la plupart ne vous plairont sans doute pas ; la vérité fait souvent mal. Robert et Constance ne l’ignoraient pas, et ils ont préféré la légende à l’histoire pour bâtir leur âge d’or. Il faut aussi préciser que Robert, bien qu’excellent militaire, n’avait guère de goût pour les prodiges et les mystères.

— Ces… ordinateurs pourraient-ils nous dire où chercher le bienheureux Owen et ses compagnons ? demanda Louis. Ou nous renseigner sur les origines de la Terreur ?

— N’appelez pas Owen ainsi. Ce n’était qu’un homme intègre qui a fait ce qu’il pouvait en une époque difficile ; il n’a jamais voulu devenir un héros, le pauvre diable – peut-être parce qu’il savait que les héros meurent jeunes. Quant aux Plaines… les informations qu’elles renferment vous étonneront. Mais, pour finir, vous devrez vous rendre sur Haden, Louis, au Labyrinthe de la Folie ; les réponses à toutes les questions que vous pose votre vie vous y attendent. Vous devez traverser le Labyrinthe, Traquemort ; votre destin l’exige.

— Non ! s’écria Jésamine. Il ne faut pas, Louis. Le Labyrinthe tue ou rend fous ceux qui s’y risquent !

— Oui, parfois, dit Chevron. Nul ne sait exactement ce qu’est cette structure ; on la suppose d’origine extraterrestre, et d’une nature peut-être si étrangère que la plupart des humains ne peuvent la comprendre ni la supporter. Pourtant, vous devez y passer, Louis.

— Il a raison. » Le Traquemort s’adressait à Jésamine d’un ton empreint de douceur. « Trop de gens veulent ma mort ; je ne survivrai pas sous ma forme actuelle. En outre, je veux prouver ma valeur, tant à l’Empire qu’à moi-même. Mon nom m’y contraint. »

Jésamine se tourna vers Chevron. « C’est facile d’envoyer les autres mourir pour ses propres convictions. Nous accompagnerez-vous sur Haden ?

— Je ne peux pas pour le moment ; plus tard, peut-être. J’ai des affaires à régler d’abord. J’aurais dû me douter que changer le nom de Golgotha en Logres ne suffirait pas à remettre les compteurs à zéro ; cette planète et ses habitants ont toujours eu le cœur rongé par la pourriture. Je croyais en un nouveau départ parce que… eh bien, parce que je voulais y croire. Mais désormais je dois me rendre compte par moi-même jusqu’où l’infection s’étend. Je surveille le monde-capitale depuis plus longtemps que vous ne pouvez l’imaginer. Tout le monde affirmait que l’Empire vivait un âge d’or ; par lassitude, je m’en suis convaincu et j’ai baissé ma garde. J’aurais dû me méfier, moi plus que tout autre.

— Suffit, dit Vaughn. Suffit, vieil ami. »

Louis s’apprêtait à les bombarder de questions quand ils entendirent des bruits de pas précipités ; un grand nombre d’hommes approchaient. Louis eut le temps de se placer devant Jésamine, et soudain une cohorte de gardes lourdement armés déboucha dans le couloir. Tout le monde ouvrit le feu, les traits d’énergie se croisèrent en tous sens, puis les deux groupes se heurtèrent de front et le combat s’engagea ; là encore, l’espace restreint obligea les épées à sortir des fourreaux. Louis se campa fermement sur ses jambes et entreprit d’éliminer tous ceux qui commettaient l’erreur de passer à sa portée, tandis que Jésamine surveillait ses arrières, une épée courte à la main, prise sur un cadavre proche. Vaughn ne portait aucune arme, en tout cas rien de visible, et pourtant ceux qui le menaçaient mouraient ; certains se suicidaient avec une expression d’horreur sur les traits.

Quant à Samuel Chevron, ou du moins celui qui se cachait sous ce nom, il était stupéfiant.

Avec les réflexes d’un homme deux fois plus jeune, il maniait sa longue et lourde épée comme si elle ne pesait rien, tranchait cous et membres, se déplaçait dans la mêlée avec une vivacité surhumaine, et nul ne pouvait se mesurer à lui. Plus rapide, plus fort qu’aucun homme, il tuait les gardes à une allure et avec une aisance effrayantes ; son épée s’abattait sans cesse et il ne manifestait aucun signe de fatigue. Louis était un combattant expérimenté, un vrai guerrier, mais, à côté de lui, il ne valait pas mieux qu’un débutant ; devant le massacre qu’opérait Chevron, il sentait les cheveux se dresser sur sa tête.

Bientôt, plus personne ne voulut affronter Chevron, et certains gardes préférèrent même tourner les talons ; leurs camarades n’attendaient que ce prétexte et, en l’espace de quelques secondes, tous se débandèrent. Tous sauf un ; une femme qui ne s’enfuyait jamais ; une retardataire, un parangon : Emma Dacier. Seule au milieu des cadavres, elle tenait son épée devant elle d’une main ferme, et son regard passait tour à tour de Louis à Chevron.

« Ne nous oblige pas à nous battre contre toi, Emma, dit enfin le Traquemort. Tu n’as pas tous les éléments en main. Je ne suis pas un traître, tu le sais bien.

— Tu as tué des hommes qui ne faisaient que leur travail. Et je te trouve ici, en compagnie de Jésamine Florale. » Elle ne baissa pas son épée d’un centimètre.

« Nous nous aimons, et ça ne devrait pas suffire à nous condamner à mort sans jugement. Voyons, Emma, les prétendues pièces à conviction découvertes dans mon ordinateur ne sont que du flan. J’ai servi l’Empire toute ma vie, mais aujourd’hui je dois m’opposer à lui pour le servir – ou du moins m’opposer à certains de ceux qui le gouvernent. Laisse-nous passer, Emma ; rien ne nous force à nous battre. C’est ce que veulent nos adversaires. Ne nous barre pas la route ; nous allons quitter Logres, nous joindre à la quête, chercher Owen et des renseignements pour arrêter la Terreur.

— Je ne peux pas, Louis, et tu ne répondrais pas autrement à ma place. Nous avons le sens du devoir, toi et moi. Dépose tes armes et rends-toi. Si tu dis la vérité, je t’aiderai à le prouver.

— Nous ne vivrions pas assez longtemps pour ça. Ces gardes avaient l’ordre de nous tuer, de nous réduire au silence. Si tu te rallies à nous, on te tuera aussi.

— Tu te rends compte que tu as l’air complètement parano ? On n’est plus sous Lionnepierre ! Rends-toi ou passe-moi sur le corps, si tu en es capable, parce que tu ne sortiras pas d’ici autrement.

— Tu n’y crois pas toi-même, dit Louis sans bouger.

— Peut-être, mais je connais mon devoir ; je connais mon métier de parangon.

— Ah, les parangons ! fit Chevron. Une de mes meilleures idées, même s’il a fallu batailler pour en convaincre Robert, si je me rappelle bien. Les gens comme vous me rendent la foi, Emma. Il y a eu assez de morts aujourd’hui. »

Et, si vite qu’on ne vit de lui qu’un brouillard, il s’élança, écarta l’épée d’Emma du plat de la main, assomma la jeune femme d’un seul coup de poing et la rattrapa alors qu’elle s’effondrait sur elle-même. Il la déposa doucement et avec respect sur le sol puis se releva et s’aperçut que Louis et Jésamine le regardaient d’un air ahuri.

« Mais qu’est-ce que vous êtes, nom de Dieu ? demanda le Traquemort.

— Je me pose souvent la même question », répondit l’homme qui n’était pas Samuel Chevron.

 

*

 

Brett Hasard continuait à chercher Rose Constantine sur l’ordre de Finn, mais il ne la trouvait pas et commençait à s’inquiéter sérieusement, à cause de ce que Finn lui ferait s’il ne mettait pas la main sur elle, mais surtout à cause de l’angoisse qui l’étreignait quand il perdait Rose des yeux trop longtemps : sujette à des élans d’une violence effrayante, elle manifestait un manque absolu d’inhibition quand il s’agissait de les suivre. Ce n’était pas un être civilisé, et, sans les Arènes pour rassasier ses appétits assassins, Dieu savait à quoi elle s’occupait depuis qu’elle avait disparu. Brett avait eu l’impression qu’elle éprouvait de la sympathie pour lui et se plaisait en sa compagnie (même si cette idée le faisait mourir de peur), mais à l’évidence quelque chose l’avait attirée ailleurs – mais quoi ? Il n’en savait strictement rien. Rose n’avait aucun passe-temps et rien ne l’intéressait ; elle ne prenait son pied qu’en tuant. (« Combattre, c’est faire l’amour, et tuer, c’est atteindre l’orgasme », avait-elle dit. Si elle répétait cette phrase encore une fois, Brett piquerait une crise.)

Il avait de nouveau fait un tour aux Arènes, mais nul ne l’y avait vue, et les gens à qui il avait parlé en avaient paru plutôt soulagés ; la Rose Sauvage mettait mal à l’aise même les gladiateurs les plus endurcis. Brett restait à l’écoute des canaux com de la police, mais on ne signalait pas de meurtres en série, de carnages hors de l’ordinaire, d’atrocités inattendues ni d’incendies catastrophiques ; donc, quelles que soient les activités de Rose, elles restaient inaperçues – sauf si elle se trouvait dans les Taudis, d’où ce genre de nouvelles ne sortaient que rarement.

À contrecœur, il dressait la liste des établissements du quartier à visiter quand Rose le contacta. Peu de personnes connaissaient les codes d’accès à son implant com, et il se redressa vivement en entendant la voix de la jeune femme. Elle s’exprimait avec son calme habituel, mais elle n’appelait manifestement pas pour bavarder : elle fournit seulement à Brett le nom et l’adresse d’un bar des Taudis et lui dit de s’y rendre tout de suite. Il connaissait l’établissement, du moins de réputation : d’excellente tenue, très en vogue, pointilleux sur le style et extrêmement cher. Jamais il n’aurait songé à y chercher Rose.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Vous avez encore oublié votre carte de crédit ?

— Il faut que vous veniez, Brett. Il faut que vous voyiez ça.

— Je ne vous imaginais pas dans une boîte comme ça…

— Eh bien, j’y suis pourtant. Taisez-vous et venez, Brett. Il faut que vous voyiez ça. »

Et elle coupa la communication. Il se mordilla la lèvre, songeur ; devait-il ou non éprouver du soulagement à l’avoir retrouvée ? « Il faut que vous voyiez ça. » Voilà qui augurait mal de la suite ; en outre, il n’avait peut-être pas envie de voir un spectacle qui intéressait Rose. Mais, en fin de compte, il n’avait pas le choix : Finn voulait qu’elle revienne ; il se rendit donc dans les Taudis, accablé, l’estomac tordu de crampes à chacun de ses pas.

 

*

 

Arrivé à destination, il s’arrêta devant le bar et parcourut les alentours d’un œil circonspect. La rue lui parut calme et paisible ; on n’y observait aucun des signes habituels indiquant que Rose était en train de s’amuser, comme par exemple des gens qui couraient en tous sens en poussant des cris d’épouvante. La façade de l’établissement se réduisait à une porte close et à deux vitrines translucides. Le Forêt vierge tenait avant tout à préserver la vie privée de ses clients, gens ambitieux sur la voie de la réussite qui venaient s’y abreuver et s’y côtoyer. Brett s’étonnait que Rose en connût seulement l’existence et ne voyait vraiment pas ce qui avait pu l’y amener. Pourvu qu’un homme n’ait pas tenté de la lever ! Finn n’apprécierait pas de devoir payer les dégâts pour étouffer l’affaire. Brett respira profondément et s’approcha de l’entrée.

Il trouva la porte entrebâillée, tous verrous ouverts ; voilà qui augurait mal de la suite : on ne pénètre pas dans ce genre de bar sans connaître les mots à prononcer dans le com d’entrée ; on n’y accepte pas la racaille, et il y a toujours de grands gaillards pour faire respecter les décisions de la direction. Brett poussa le battant avec circonspection, jeta un coup d’œil à l’intérieur : il n’y avait pas âme qui vive dans le vestibule et il y régnait un silence anormal. Personne à l’accueil, pas un videur, vestiaire désert. Mais où étaient-ils donc tous passés ? Peut-être avaient-ils pris la fuite en voyant Rose ? Brett les aurait compris. Il traversa le vestibule à pas lents, tendu, les épaules voûtées, avec l’impression que quelqu’un allait lui sauter dessus d’un instant à l’autre. Enfin il parvint devant les portes intérieures ; il les ouvrit, pénétra dans le bar proprement dit.

Et se retrouva en enfer.

Il s’arrêta net avec un gémissement d’horreur, et son cœur se mit à cogner douloureusement dans sa poitrine. Une odeur de sang, de viscères répandus et de mort imprégnait la salle. Rose avait tué tout le monde ; quarante, voire cinquante hommes et femmes, clients et employés, tous massacrés. Et, à la fin du carnage, elle les avait assis aux tables ou appuyés au comptoir comme pour composer une hideuse nature morte ; certains tenaient même un verre entre leurs doigts inertes. Il y avait du sang partout, en flaques par terre, en éclaboussures aux murs et même au plafond. Elle avait aussi tué le barman et l’avait épinglé à la cloison derrière lui avec son long tire-bouchon.

Brett ne faisait pas un geste de crainte d’attirer l’attention. Partout, des visages exsangues lui rendaient son regard, les yeux fixes, un rictus sanglant aux lèvres. L’un d’eux bougea soudain, et il faillit pousser un cri d’horreur. C’était Rose, assise sur un tabouret au bar, qui buvait calmement une boisson pétillante dans un grand verre – flanquée de part et d’autre des cadavres d’un homme et d’une femme appuyés au comptoir. Elle adressa un salut de la tête à Brett et lui fit signe de la rejoindre, mais il n’aurait pas pu faire un pas même sous la menace d’une arme. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de parvenir à demander : « Rose, qu’avez-vous fait ?

— Ça me paraît évident », répondit-elle. Elle portait sa tenue de cuir rouge, et Brett n’aurait su dire si elle avait du sang sur elle. Ses longues jambes élégamment croisées, elle souriait d’un air détendu. « J’ai tué tout le monde, rien que pour le plaisir ; j’ai abattu tous ces gens l’un après l’autre après avoir barricadé les portes. Beaucoup ont voulu fuir, mais peu ont tenté de résister ; toutefois, ce n’était pas le but de l’expérience cette fois. Je les ai tués parce que j’en avais envie, pour m’amuser ; je désirais comparer les joies du massacre, que je connais bien, aux plaisirs nouveaux que vous m’avez fait découvrir. Longtemps, trucider est resté mon unique satisfaction ; tuer, c’était faire l’amour, et je trouvais l’orgasme dans la mort de mes victimes. Je me croyais comblée ; puis vous m’avez montré que le plaisir ne s’arrêtait pas là ; vous m’en avez enseigné un autre qui m’a laissée désemparée. J’ai beaucoup aimé, Brett ; je vous aime beaucoup ; mais il me fallait une certitude, et je suis donc venue ici. » Rose parcourut la salle d’un œil attendri. « Et vous savez ce que j’ai découvert, Brett ? Ça, c’est vraiment moi ; c’est ce que j’aime ; c’est mon univers. »

Brett poussa un hurlement qui sortit du plus profond de son être sans crier gare. Il tourna les talons et s’enfuit sans cesser de hurler, sans oser regarder derrière lui de crainte que Rose ne le poursuive – pour l’embrasser, le tuer, voire les deux. Il traversa le vestibule en trombe et se retrouva dans la rue, les dents serrées pour retenir ses cris d’horreur. Par un effort de volonté, il cessa de courir pour adopter un pas vif qui n’attirerait pas l’attention. Il ne voulait pas que quiconque pût faire le rapprochement entre lui et l’atroce carnage du Forêt vierge. Il prit le premier bus pour l’autre bout de la ville et s’assit à l’arrière, seul, les bras serrés sur la poitrine pour s’empêcher de trembler et de s’effondrer.

Le pire, c’était l’affreux soupçon qu’il portait la responsabilité de cette tragédie parce qu’il avait tenté d’enseigner l’humanité à Rose.

Comme il ne savait pas où aller, il rentra chez Finn. Le Durendal ne se trouvait pas à l’appartement, et Brett se mit à tourner comme un lion en cage en se mordant une phalange et en s’efforçant de réfléchir. Rose devenait incontrôlable, Finn nourrissait des ambitions délirantes, et lui… lui, il en avait assez. Il s’arrêta. Il en avait plus qu’assez. Au diable Finn, Rose, toutes les pressions qui l’écrasaient et l’obligeaient à incarner un individu qu’il méprisait, celui qui s’accommode des pires horreurs, des pires injustices uniquement par peur. Non, il était temps qu’il se serve de son plus grand talent : sa capacité à prendre la tangente.

Mais il ne pouvait pas partir les mains vides ; il lui fallait des munitions, quelque chose qui obligerait Finn à rester à l’écart, une preuve assez solide de sa trahison pour le tenir à distance. Brett posa un regard songeur sur l’ordinateur du parangon puis il s’assit et l’alluma. Pénétrer dans les dossiers secrets de Finn ne représentait pas une tâche très difficile pour un homme aux compétences aussi variées que lui, d’autant plus qu’il connaissait un grand nombre de ses codes : on en apprend beaucoup en regardant par-dessus l’épaule de quelqu’un, même de l’autre bout de la pièce, si l’on sait ce qu’on cherche. Brett découvrit un groupe de dossiers qui avaient l’air particulièrement intéressants, protégés par des pare-feu à peine dignes d’un amateur, et il les ouvrit. Il eut alors le deuxième choc de sa journée.

Finn projetait, avec l’aide d’alliés qu’il ne nommait pas, de suivre les parangons lors de la grande quête et de tendre à chacun une embuscade là où il ne pourrait espérer aucun renfort, parce qu’ils représentaient le dernier obstacle à ses visées. Brett en resta horrifié ; il avait toujours secrètement admiré les parangons, qui incarnaient un type d’humanité qui aurait certainement plu à ses légendaires ancêtres et auquel lui-même ne ressemblait pas du tout. Il ne mit pas un instant en doute la réalité de la menace : ce plan de sang-froid, logique, était tout à fait dans la manière de Finn. Il se moquait qu’il s’agisse de ses coéquipiers, de ses amis (ou prétendus tels), il se moquait de l’importance de leur quête ; ils le gênaient, par conséquent ils devaient disparaître.

Brett téléchargea les fichiers dans un cristal de données, éteignit l’ordinateur après avoir pris les mesures nécessaires pour que nul ne s’aperçoive de son effraction puis quitta le fauteuil et se remit à marcher en long et en large, en s’interrompant de temps à autre pour donner un coup de pied à un meuble. Il devait prévenir les autorités… mais à qui s’adresser ? Qui accepterait d’écouter quelqu’un comme lui ? Et comment être sûr de ne pas avoir affaire à un agent de Finn ? Le Durendal avait désormais des alliés partout, certains qui connaissaient son identité, d’autres non. De toute façon, nul ne prêterait l’oreille à un escroc notoire, même avec pour preuve le cristal de données ; et, s’il se trompait d’interlocuteur, il signait son arrêt de mort.

Aussi Brett choisit-il la solution pour laquelle il optait toujours face au danger ou à un problème insoluble : il prit la fuite.

 

*

 

Il se rendit droit aux Taudis, l’idéal pour qui cherchait à disparaître quelque temps ; il y connaissait un certain nombre de planques qu’il avait réussi, non sans mal, à dissimuler à Finn, au cas où la situation tournerait mal. L’une d’elles, établissement extrêmement discret, appartenait à une amie, hybride d’humain et d’extraterrestre du nom de Nikki Seize, qui dirigeait un bordel spécialisé à l’enseigne de l’Amour sans frontières, maison réservée à une clientèle triée sur le volet. Pour dire les choses crûment, il s’agissait d’un lupanar pour ceux qui aimaient coucher avec des non-humains.

Les relations sexuelles entre les hommes et les extraterrestres constituaient un délit durement réprimé pour toute sorte de raisons morales, philosophiques et politiques (les non-humains étaient égaux, mais pas à ce point-là). Donc, même si des établissements comme l’Amour sans frontières ne pouvaient qu’exister, ils devaient s’implanter dans les Taudis, où l’on ne risquait pas la dénonciation du moment qu’on avait du crédit. À la vérité, la plupart des espèces extraterrestres réprouvaient elles aussi cette pratique, pour des raisons bien à elles et très complexes. Et, dans les rares cas d’interfertilité, les rejetons métis de ces unions ne pouvaient mener une vie sûre que dans les Taudis. Nikki Seize avait monté son entreprise dans un esprit, du moins en partie, de rébellion et de défi, afin de permettre à ceux qui partageaient les mêmes goûts de se rencontrer – en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes. Et, si elle filmait parfois ce qui se passait dans ses chambres isolées phoniquement, ce n’était qu’à but de chantage ou de revente ; une femme, même une demi-femme, doit assurer sa subsistance.

Nikki Seize, mi-humaine, mi-n’jarr, mesurait deux mètres dix, avait le teint bleu ardoise et des plaques osseuses emboîtées entre elles tout le long du dos pour former une carapace protectrice. Exceptionnellement jolie de traits, elle avait un sourire qui lui fendait littéralement le visage d’une oreille à l’autre, d’immenses yeux à facettes et une paire d’antennes bizarrement velues qui se dressaient sur son crâne chauve. Elle bougeait avec des mouvements souvent brusques et saccadés, et ses coudes doubles donnaient à ses gestes théâtraux une amplitude et un impact impressionnants. On pouvait se sentir perturbé, voire apeuré, en sa présence, et il émanait d’elle un parfum vif, épicé, qui piquait parfois les yeux ; mais, d’un autre côté, la nature l’avait dotée d’une magnifique triple poitrine, alors… Elle arborait aussi des piercings dont le nombre sidérait la plupart des gens et qui cliquetaient à chacun de ses déplacements. Elle se montrait accueillante, chaleureuse avec les clients et les amis, qu’elle touchait sans cesse avec des gestes empreints d’affection, et elle avait un cœur de pierre en affaires. Depuis des années, Brett et elle étaient tout à la fois amis, concurrents et associés, et ils avaient collaboré sur plus d’une escroquerie, dont certaines restaient légendaires même dans les Taudis. Pour Brett, l’Amour sans frontières représentait un des rares refuges où il pouvait espérer se cacher un moment et se sentir en sécurité même avec une mise à prix sur la tête ; et, naturellement, ceux qui le verraient ne pourraient pas le dénoncer, parce qu’il leur faudrait expliquer ce qu’ils faisaient dans un tel établissement. Maintenant, il fallait reconnaître que Nikki ne sautait pas toujours de joie lorsqu’il débarquait chez elle.

« Ah merde ! Qu’est-ce que tu viens foutre ici ? demanda-t-elle de sa voix un peu rauque quand il entra d’un pas traînant dans son salon. Chaque fois que tu te pointes, j’ai des ennuis sans fin ; je t’interdirais volontiers de séjour chez moi, mais ça ne servirait à rien. Qui as-tu réussi à te mettre à dos cette fois ?

— Pratiquement tout le monde. » Il se laissa tomber dans le premier fauteuil et jeta un regard d’envie vers le bar. « J’ai besoin d’une planque le temps de reprendre mes esprits. Tu ne m’offrirais pas un coup à boire ? Je serais prêt à tuer pour un verre.

— Ne commence pas à t’installer, tu ne restes pas. Toutes mes chambres sont occupées et, vu la situation économique, je ne peux pas me permettre de refuser des clients. Et non, tu ne dormiras pas dans ma cave comme la dernière fois : je la fais transformer en salle de jeu, et rien que l’isolation phonique me coûte les mandibules de la tête. En plus, tu as encore oublié mon anniversaire.

— Ne me jette pas, Nikki ; je suis dans la mouise jusqu’au cou.

— Tu dis toujours ça.

— Et j’ai raison en général. Allez, quoi, Nikki ; si je n’avais pas supervisé tes dernières arnaques, tu n’aurais jamais réuni assez de fric pour ouvrir ta boîte. Tu as une dette envers moi. »

Elle poussa un grognement méprisant. « Et tu ne manques jamais de me le rappeler, surtout en cas de besoin. Ah, et puis zut ! Je n’ai jamais su te dire non, Brett. J’ai toujours eu un faible pour les charmeurs avec plus d’ambition que de jugeote. Tu peux t’installer dans ma chambre quelques jours ; et efface cette expression de ta figure : tu ne feras qu’y dormir. Tu n’aurais pas de quoi te payer mes services. Et tâche de te faire discret : tu sais que mes clients paniquent devant une tête qu’ils ne connaissent pas. » Elle lui servit un grand verre de cognac, le lui fourra entre les mains sans aucune grâce puis inclina la tête selon un angle anormal et le regarda d’un air songeur. « Il y a quelque chose qui te fait peur, Brett ; je ne t’ai pas vu en proie à une trouille pareille depuis longtemps. Que se passe-t-il ?

— Nikki, crois-moi, il vaut mieux que tu ne le saches pas, répondit-il, les yeux fixés au fond de son verre.

— À ce point ? Aux dernières nouvelles, tu bossais pour le Durendal. Bon plan, à ce qu’il paraît, sa grande combine dont il parlait dans tous les Taudis. Note que je ne veux rien avoir à faire avec lui ; il est trop poli pour être honnête, ce type. Ne me dis pas que tu as laissé tomber la seule affaire à laquelle tu participais et qui avait des chances de réussir.

— On a tous une limite qu’on refuse de franchir, dit Brett en levant vers elle des yeux empreints d’une sincérité si douloureuse qu’elle ne le reconnut pas, et je crois que j’ai trouvé la mienne, Nikki. Ça fait bizarre, à mon âge, de me découvrir une conscience. Je ne suis pas vraiment un mauvais gars ; arnaqueur, escroc, voire pourri à l’occasion, mais jamais je ne me suis vu comme un sale type ; or je me demande si j’arriverai jamais à me débarrasser de la puanteur de certains trucs que j’ai dû accomplir ou auxquels j’ai dû participer aux ordres de Finn – non, je ne t’en parlerai pas, pour ta propre sécurité, et aussi parce que je refuse de flanquer des cauchemars à une amie. »

Nikki s’agenouilla près de lui et lui passa un long bras rassurant sur les épaules. « Tu ne crains rien ici, Brett. Je ne laisserai personne te faire du mal.

— Je ne peux pas demeurer chez toi longtemps ; on va me chercher, et, si Finn te soupçonne seulement d’avoir appris ce que je sais, il réduira ton bordel en cendres avec toi et tout le monde à l’intérieur.

— Alors il faut que tu quittes Logres. Mets-toi au vert le temps que ça se tasse ; ça finit toujours par se tasser. Tu veux que je te procure une nouvelle tête et une nouvelle identité pour acheter ton billet ?

— Inutile ; Finn a des agents partout. Même si tu confies le boulot à quelqu’un de sûr, un complice parlera. Non, je vais devoir voler un vaisseau. Tu as des suggestions ?

— Eh bien, au moins, tu vois toujours aussi grand. » Nikki plissa le front et agita les antennes d’un air songeur. « Il y aurait bien le Hereward, un yacht de course actuellement sur les plots de l’astroport principal. Il est désert, rapide comme l’éclair et d’un luxe à couper le souffle ; il n’emporte pas d’armement, mais on ne peut pas tout avoir. Le hasard veut que le capitaine-propriétaire se trouve chez moi, dans une chambre, très occupé avec une Thardienne. Chercher les codes d’accès de son bâtiment dans son portefeuille pendant qu’il est occupé ne devrait pas poser de problème ; tu veux que je m’en charge ?

— Oui, s’il te plaît, Nikki.

— Mon chéri, je me mettrais en quatre pour que tu dégages de chez moi le plus vite possible. »

Elle se redressa de toute sa haute taille et sortit au milieu du bruyant cliquetis de ses piercings. Brett termina son verre de cognac d’une goulée. Sur un nouveau monde, il devrait repartir de zéro, mais un homme doté de ses talents trouvait toujours des ouvertures ; il y avait toujours des pigeons qui n’attendaient que de se faire plumer. Il songea au cristal de données qui lui déformait la poche et se demanda ce qu’il allait en faire ; il devait confier à quelqu’un ce qu’il savait avant de partir, au moins pour éviter que l’information ne disparaisse si Finn parvenait à le faire abattre avant son départ de Logres. Pas mal d’émissions holovisuelles se feraient un plaisir de diffuser les données sans en vérifier les sources, mais personne ne les prenait au sérieux. Il lui fallait un contact intègre et respectable ; hélas, il n’avait personne de ce profil dans ses relations.

Il tournait et retournait la question dans sa tête en s’efforçant de rassembler assez d’énergie pour aller se servir un autre verre quand la porte du salon s’ouvrit brusquement et que Rose Constantine entra d’un pas majestueux. Brett poussa un cri suraigu, jaillit de son fauteuil et s’éloigna d’elle. Il s’apprêtait à prendre la fuite, mais elle avait son disrupteur à la main et il comprit qu’il n’irait pas loin. Il envisagea une contre-attaque puis écarta aussitôt cette idée. Il se figea, le souffle court, les mains tremblantes, en espérant que Nikki ne reviendrait qu’après le massacre.

« Comment m’avez-vous retrouvé ? » demanda-t-il finalement, en s’étonnant de son propre calme. Il y avait un certain apaisement à savoir qu’on n’avait plus d’issue.

« Finn possède un dossier sur vous. Vous n’imaginez pas tout ce qu’il sait sur vous – et sur toute sorte de gens.

— Plus rien ne m’étonne de la part de ce salaud. Il a l’intention de tendre des pièges à tous les parangons lors de leur quête et de les tuer. Vous le saviez ?

— Non, répondit Rose, et je m’en moque. C’est pour ça que vous avez pris la fuite ? Vous avez des préoccupations bizarres, Brett.

— Allez-y, dit-il ; finissons-en. Tuez-moi puis allez-vous-en. Il n’est pas utile que d’autres meurent ; vous avez sûrement votre content de meurtres pour la journée.

— Je n’en ai jamais assez, répondit Rose, et un sourire inattendu étira ses lèvres d’un rouge violent. Finn m’a chargée de vous éliminer ; il m’a d’ailleurs fourni des détails très précis sur la façon dont il veut que vous mouriez. À mon avis, il souhaite envoyer un message à ceux qui seraient tentés de l’abandonner à l’avenir, et il m’a fait une description si horrible du sort que je dois vous réserver qu’il a réussi à m’impressionner, je dois l’avouer. Jamais je ne l’ai vu dans une telle colère. Il m’a demandé de lui rapporter votre cœur comme preuve de votre mort. Mais j’ai décidé de lui désobéir : je vous aime bien, Brett. Alors je vais m’enfuir avec vous. »

Brett ne pensait pas pouvoir sombrer davantage dans la terreur, mais cette dernière phrase l’y poussa. Néanmoins, dans son épouvante, il conserva assez de bon sens pour répondre : « C’est… c’est sympa, Rose ; je me sentirai beaucoup plus en sécurité en votre compagnie. Mais alors il faut cesser d’occire des bars entiers ! Ça attire l’attention. Et, si nous voulons nous enfuir, nous devons quitter la planète avant que Finn découvre que nous avons joint nos forces : même vous, vous ne pouvez pas vous battre contre une armée entière. J’ai pris mes dispositions pour voler un yacht de course à l’astroport principal ; ça vous va ?

— Naturellement. Vous vous y connaissez mieux que moi. Il n’y a pas d’autre solution que quitter Logres ; ce monde appartient à Finn désormais, même si peu de gens s’en sont encore rendu compte. Je n’ai jamais aimé le Durendal ; il ne tourne pas rond. Vous me jugez bizarre, je le sais, Brett, mais, croyez-moi, Finn est beaucoup plus tordu que moi. Moi, au moins, je tiens à certains principes et à certaines personnes ; lui se fiche de tout, lui-même compris, peut-être, et ça le rend extrêmement dangereux. Il deviendra roi, l’Empire tout entier lui appartiendra, et où pourrons-nous nous cacher alors ? Je pense qu’il faut nous rallier à Louis Traquemort, lui aussi en fuite au cas où vous l’ignoreriez. C’est peut-être le seul qui sache se battre aussi bien que moi, et il a encore plus de raisons que nous de souhaiter la chute de Finn. Avec lui, nous serons plus forts et plus en sécurité.

— Oui, si nous arrivons à le trouver, dit Brett. C’est bien pensé, Rose ; mais nous n’avons pas le temps de nous mettre en quête de lui.

— Inutile ; lui aussi doit vouloir quitter Logres, c’est-à-dire qu’il cherche un vaisseau comme nous. Ça ne m’étonnerait pas que nous tombions sur lui à l’astroport. Quelle destination aviez-vous prévue à notre départ de la planète ?

— Je n’ai pas poussé la réflexion jusque-là, reconnut Brett. Les mondes de la Frange, sans doute, Terreur ou pas. Pas très civilisés et zéro côté luxe, mais plus on s’éloignera de Finn, mieux ça vaudra.

— Je pourrais toujours rester, fit Rose comme avec regret, pour tuer Finn moi-même. J’adorerais le tuer.

— Non, Rose ! s’exclama Brett. Il a sûrement déjà dressé des plans pour se protéger de vous ; il se méfie de vous maintenant, pour autant qu’il vous ait jamais fait confiance. Ses hommes de main vous abattraient à vue sans vous laisser le temps de vous approcher de lui. Il vous a envoyée à ma recherche pour vous mettre à l’épreuve. Ah merde ! Il vous a sûrement fait filer.

— Naturellement. J’ai éliminé son agent devant la porte de son immeuble et j’ai planté sa tête sur un parcmètre. Personne d’autre n’a tenté de me suivre, je m’en serais rendu compte. Ne vous rongez pas les sangs ainsi, Brett ; nous sommes faits l’un pour l’autre, et rien ne pourra nous séparer. »

Si j’avais pour deux sous de jugeote, je me flinguerais tout de suite, songea Brett, accablé.

 

*

 

Louis Traquemort et Jésamine Florale se rendaient aux plaines de la Mémoire pour y apprendre enfin la vérité, l’histoire qui avait donné naissance à la légende. Louis ignorait s’il en avait vraiment envie après toutes les déceptions et les meurtrissures qu’il avait subies, mais il avait besoin de savoir ; il avait donc endurci son cœur et s’était mis en route.

Tous deux traversèrent la cité sous déguisement holo, en empruntant les transports publics dès qu’ils en avaient la possibilité, en s’en tenant aux trajets les plus fréquentés, bref, en se cachant à la vue de tous. Samuel Chevron les avait fait sortir de la tour du Sang par un chemin dérobé, apparemment connu de lui seul, puis il avait remis à Louis un carnet qui contenait les indications et les codes d’accès nécessaires, rédigés à la main, d’une écriture claire et surannée, sur les pages en papier, comme dans les vieux films d’espionnage, afin d’empêcher les systèmes de sécurité à distance de les lire. Chevron et Vaughn disparurent tandis que Louis et Jésamine étudiaient les instructions.

Elles les menèrent dans le dédale de souterrains qui existaient toujours sous le Défilé des Innombrables, antérieurs à l’époque de Lionnepierre, tunnels de service et d’entretien bien dissimulés afin d’épargner à la population le spectacle du travail dur et sale que certains devaient accomplir pour conserver à la cité son éclat et sa perfection. Naturellement, la plupart de ces tâches incombaient désormais à des robots dirigés par des sous-programmes automatiques sous la supervision de Shub. Aucun d’entre eux ne prêta attention à Louis ni à Jésamine qui s’enfonçaient dans le labyrinthe. Les codes d’accès fournis par Chevron ouvraient la plupart des portes qui leur barraient la route, et le passe de Louis se chargeait des autres.

Le Traquemort s’inquiétait pour sa compagne, qui ne disait mot. Mais elle avait perdu encore plus gros que lui, il s’en rendait compte, et il faisait de son mieux pour prendre en charge les contingences matérielles de leur trajet sans la déranger. Ils auraient le temps de parler plus tard, une fois qu’ils auraient quitté la planète, et de décider de l’existence qu’ils souhaitaient.

Enfin ils parvinrent devant les vieux ascenseurs décrits dans le carnet, et que Louis reconnut avec surprise : il les avait vus dans le feuilleton La Fine Fleur. Au temps de Lionnepierre, ils descendaient à une ligne de métro privée, seul moyen d’accéder à la cour de l’impératrice ; en principe, tout avait été détruit il y avait bien longtemps, mais tout paraissait intact, brillant comme un sou neuf, manifestement entretenu et souvent utilisé. Des hommes armés montaient la garde devant les portes, munis de pistolets, vêtus d’uniformes anonymes et d’armures strictement utilitaires. À l’instant où Louis et Jésamine apparurent, ils pointèrent sur eux leurs disrupteurs, mais ils les baissèrent aussitôt qu’ils entendirent les mots de passe fournis par Chevron ; ils se montrèrent même obséquieux avec les nouveaux venus, leur adressèrent force sourires, courbettes et ronds de jambe. Ils évoquèrent la Cour fantôme, le Club de l’Enfer, et l’un d’eux fit même un clin d’œil à Louis. Mais qui diable est ce Chevron ? Comment en sait-il si long ? Ferait-il vraiment partie d’organisations aussi puantes ?

Nous mènerait-on dans un piège ?

Le métro stationné le long du quai désert ne ressemblait en rien à celui qu’on voyait dans le feuilleton. Au lieu des wagons luxueux, bourrés de toutes les commodités imaginables, Louis et Jésamine se trouvaient devant une espèce d’obus en acier massif, avec une seule porte en renfoncement et des volets devant les fenêtres. Mais le véhicule séculaire ainsi que le quai étaient immaculés comme s’ils servaient régulièrement. La porte s’ouvrit à leur approche. Louis demanda à Jésamine de rester à l’extérieur pendant qu’il entrait le premier et parcourait l’engin d’un œil méfiant ; mais il ne vit que des sièges vides, relativement confortables, et nulle trace d’autres passagers.

Il fit signe à Jésamine qui monta vivement dans le wagon, puis ils s’assirent côte à côte, la porte se referma en coulissant et le métro se mit en route en douceur. Louis se mordit la lèvre et continua d’examiner le wagon, impressionné d’emprunter un véhicule aussi chargé d’histoire. Owen l’avait-il pris pour se rendre à la cour de la terrible impératrice Lionnepierre ? Jésamine, accrochée à son bras, regardait droit devant elle et observait un silence craintif qui ne lui ressemblait pas. Louis songea qu’il devrait peut-être la rassurer, l’encourager, mais il se sentait lui-même comme anesthésié, écrasé par les récents événements de sa vie, si nombreux, porteurs de si grands bouleversements qu’il arrivait à peine à avancer encore, à suivre encore un semblant de plan.

Et, une fois de plus, il se demandait si Owen avait éprouvé la même impression quand l’impératrice l’avait déclaré hors la loi, dépouillé de son existence rangée et obligé à fuir.

Toujours la poisse des Traquemort.

Le train arriva enfin en vue d’un autre quai désert, ralentit et s’arrêta. La porte s’ouvrit à nouveau, mais cette fois Jésamine refusa d’attendre pendant que Louis sortait le premier. Elle lui serrait le bras à lui en faire mal tandis qu’ils quittaient le wagon et observaient les alentours. Il n’y avait pas d’autres voyageurs, pas de gardes ni de guides, rien qu’une succession de flèches lumineuses apparues sans bruit à quelques centimètres au-dessus du sol et qui indiquaient un tunnel aux parois d’acier lisses. Comme il n’y avait pas d’autre issue, ils suivirent les flèches qui continuèrent de se matérialiser, toujours un mètre devant eux.

On sentait une tension inquiétante dans l’air chaud, sec et immobile. Le tunnel présentait un aspect quasi organique, comme s’ils se déplaçaient dans les intestins de la cité. Ils entendaient des bruits dans la direction qu’ils suivaient, de grands soupirs, des gémissements, comme ceux d’un géant qui s’agite dans son sommeil, troublé par de mauvais rêves. Le souterrain descendait toujours plus bas ; enfin, ils passèrent un virage aigu et se trouvèrent devant une vaste mer de poussière. Elle s’étendait devant eux, apparemment à l’infini, trop dépourvue de couleur pour qu’on pût la qualifier de grise, sous un ciel uni qui émettait une lueur froide. La logique disait à Louis que cet océan de poussière devait s’achever quelque part, tout comme la caverne devait avoir un plafond, mais l’illusion touchait à la perfection ; on se serait cru dans un autre monde, dans un autre univers – et c’était peut-être le cas.

Comme ils se tenaient main dans la main au bord des plaines de la Mémoire, d’immenses tours jaillirent soudain de l’étendue poussiéreuse et montèrent, montèrent, chargées de décorations rococo à l’instar des grandes Tours des Clans d’antan, mais toujours d’un gris incolore. Et, quand elles s’arrêtèrent enfin, culminant à des centaines de mètres, elles commencèrent aussitôt à s’effondrer, à tomber en miettes qui s’écoulèrent tout à coup en torrents de poussière, pour se recomposer instantanément en puisant dans la matière pulvérulente pour se reformer de l’intérieur. Les Tours s’élevaient et retombaient en même temps ; autour d’elles et entre elles, de grandes formes se déplaçaient dans l’océan poudreux, des formes organiques qui filaient dans la mer grise et apparaissaient par moments à la surface, comme des baleines, comme des pensées voyageant dans l’océan de la Mémoire, ou peut-être des rêves. L’ancienne matrice centrale était devenue un monde étrange et changeant.

« Des nanotechs, murmura Louis. Ça ne peut être que ça.

— Je croyais cette technologie soumise à des contrôles et des règlements stricts, fit Jésamine.

— En effet. Il faut obtenir une autorisation spéciale du Centre d’administration de la transmutation avant de pouvoir s’en servir, et ce dans d’étroites limites et sous d’importantes restrictions, sans compter la clause qui dit : “Si ça tourne mal et que vous mouriez de façon atroce, ne venez pas vous plaindre.” Le Centre piquerait une diarrhée nerveuse s’il apprenait l’existence de ces plaines – et tout le monde avec lui. Nous avons affaire à des nanotechs rebelles que personne ne maîtrise.

— Comme sur Zéro Zéro ?

— Je… je ne crois pas. Le monde de Zéro Zéro était dirigé par un esprit humain dérangé ; je pense qu’il n’y a rien d’humain ici.

— Mais alors d’où provient tout ce que nous voyons ?

— De Shub. Chevron nous l’a dit : les IA ont aidé les vestiges de l’ancienne matrice informatique à se recomposer ici, pour conserver les archives dont Robert et Constance avaient ordonné la destruction, au cas où l’on aurait besoin d’elles.

— Tu veux dire qu’elles avaient prévu ce qui se passe aujourd’hui ? Notre présence ?

— Non, pas avec autant de précision ; je pense plutôt qu’elles en savent plus long sur la nature humaine qu’elles ne le laissent paraître habituellement. »

Louis s’interrompit : une silhouette humaine venait de surgir de l’océan, composée de poussière. Les détails de son apparence se modifiaient sans cesse, détruits et remplacés comme ceux des tours, et elle présentait un visage aussi dépourvu de traits qu’un robot de Shub, mais elle avait un aspect assez humain pour rassurer quand même les deux visiteurs. Elle se mit lentement en marche à la surface de la mer grise en direction d’eux. Louis lâcha la main de Jésamine pour poser la sienne sur la crosse de son pistolet. Il ignorait si un disrupteur aurait un effet quelconque, mais il se sentit un peu plus maître de la situation. L’homme gris s’arrêta à quelque distance d’eux ; sa voix n’était guère qu’un murmure, clair mais sans trait particulier, comme le chuchotis qu’on entend dans les rêves, porteur d’une grande sagesse qu’on n’arrive jamais à se rappeler au réveil.

« Bienvenue, Traquemort. On nous a prévenus de votre arrivée. Bienvenue dans la mémoire et dans la conscience du monde, dans la poussière de l’histoire où nous nous rappelons tout ce que l’humanité préfère oublier afin de croire qu’elle vit un âge d’or. Rien ne s’oublie vraiment, rien ne se perd vraiment. Quelque part, quelqu’un se souvient toujours. Nous nous souvenons et nous conservons tout en prévision du jour où cela servira. Il vaut toujours mieux connaître une vérité que vivre un mensonge. Demandez-nous ce que vous voulez, Traquemort, et nous répondrons ; toutefois, nous ne garantissons pas que nos réponses vous plairont.

— D’accord ; très bien. Ravi de faire votre connaissance aussi. On pourrait commencer par… votre nature et votre identité ?

— Autrefois, nous formions la matrice informatique. Nous étions des intelligences artificielles, et aussi d’autres entités. Des forces venues de l’extérieur nous ont modelées, changées, transformées afin que nous puissions survivre. Des créatures allaient et venaient dans la matrice et toutes n’étaient pas nous. Robert et Constance avaient peur de nous. Aujourd’hui, ils n’existent plus, mais nous survivons, et nous savons des choses dont ils n’avaient pas idée. Demandez, Traquemort.

— Eh ben, on n’est pas arrivés, fit Louis. Il n’y a personne d’autre à qui je pourrais parler ?

— Si, peut-être ; mais leurs moyens de communication risqueraient de vous perturber. On m’a créé pour répondre à vos questions. Demandez, Traquemort.

— Très bien, allons droit au but. Que pouvez-vous me dire sur mon ancêtre Owen et ses compagnons d’armes ? J’ai besoin de savoir ce qui leur est arrivé – les faits, non les légendes. Certains sont-ils encore vivants ? Et, si oui, où puis-je les trouver ?

— Enfin la vérité ! L’histoire, non le mythe. La plupart des légendes sont par définition des mensonges. » La moitié du visage s’émietta puis se reconstruisit aussitôt. L’entité poursuivit de sa voix chuchotante comme si de rien n’était : « Les inventions rassurantes de Robert et Constance, assemblées par des commissions, conçues pour donner courage au peuple et l’inspirer, les grands mythes où la Lumière et les Ténèbres s’affrontent… La vérité se trouve toujours au milieu, dans une palette de gris. »

Un immense écran se matérialisa au-dessus des plaines de la Mémoire, si vaste que les humains en paraissaient insignifiants et qu’il cachait les tours monumentales en perpétuel effondrement qui se dressaient derrière lui. Des personnages s’y inscrivirent, étonnamment ordinaires : trois hommes et deux femmes aux traits tirés et aux vêtements passés de mode. Un frisson glacé parcourut Louis lorsqu’il comprit de qui il s’agissait. Nul n’avait vu leur vrai visage depuis deux siècles, mais tous les citoyens de l’Empire avaient contemplé leur physionomie idéalisée sur les vitraux des églises et les statues commémoratives. Les voir enfin dans leur réalité s’assimilait à voir le dieu derrière le masque ou le comédien derrière le maquillage : cinq individus sans rien d’exceptionnel et surtout dépourvus de toute perfection. Louis ne savait s’il devait rire ou pleurer. Il se tourna vers Jésamine : on lisait à la fois l’émerveillement et un profond respect dans son regard.

« Owen, fit-elle, le souffle court. C’est Owen et Hazel. Je les ai incarnés sur scène… mais je ne savais pas, je n’avais jamais vraiment cru qu’ils avaient existé pour de bon…

— Owen Traquemort, reprit la voix murmurante. Hazel d’Ark. Diana Vertu, connue aussi sous le nom de Jenny Psycho et avatar momentané de la Mater Mundi. Tobias Lune, Hadénien ; et le capitaine John Silence, de l’Intrépide. Il y en avait d’autres, naturellement : Jack Hasard, Rubis Voyage, l’investigatrice Givre, Gilles Traquemort ; mais ils ont tous péri. Des cinq que vous voyez ici, peut-être certains sont-ils encore en vie, voire tous. »

Soudain l’écran ne montra plus qu’un des hommes, grand, bien découplé, les cheveux sombres et les yeux plus noirs encore. Sa façon de se tenir dénotait le combattant, ou plutôt le guerrier ; il avait une expression lasse, presque amère, comme celle de quelqu’un qui a dû endosser de lourds fardeaux sans jamais se plaindre et les porter plus longtemps que personne. Il paraissait compétent, intelligent, dangereux, et Louis l’identifia d’après les scènes qu’il avait vues dans la technojungle de Shub.

« Owen ! fit-il. Mon Dieu, quelle tête tu as ! Que t’a-t-on fait pour t’accabler ainsi ?

— Oui, reprit la voix poussiéreuse, c’est bien Owen Traquemort, le héros malgré lui qui a traversé le Labyrinthe de la Folie jusqu’en son cœur et y a appris les réponses à des questions sur lesquelles nous ne pouvons que spéculer. Owen à présent inaccessible, perdu dans le temps, qui a péri seul, loin de ses amis et de tout secours, dans les ruelles crasseuses de Port-Brume. »

Un poids désormais familier meurtrit le cœur de Louis et broya les espoirs qu’il avait senti renaître en lui. « Alors… il est vraiment mort ? Vous en êtes sûr ?

— Non, nous n’avons aucune certitude. Il est mort mais… on l’a vu dans l’avenir, bien vivant, en train de se battre à vos côtés. Quand vous aurez découvert la clé de ce mystère, vous reviendrez peut-être nous l’expliquer.

— Une seconde ! intervint brusquement Jésamine. Reprenons du début, s’il vous plaît. Owen est-il mort ou vivant ?

— Le Traquemort a été tué sur Brumonde, répondit l’homme gris ; cela, nous en avons la certitude. Mais nous parlons ici de voyage dans le temps, où bien des événements deviennent possibles. Enfin, en principe.

— En d’autres termes, vous n’en savez rien, dit Louis. À mon avis, voilà pourquoi l’humanité n’a jamais inventé le moyen de voyager dans le temps : parce qu’on attrape la migraine rien qu’à réfléchir aux implications. »

L’image d’Owen disparut de l’écran, et celle d’une jeune femme la remplaça, grande, finement musclée, une expression menaçante sur son visage en pointe, anguleux, surmonté d’une longue tignasse rousse ; ses yeux d’un vert vif étaient mi-clos. Il émanait d’elle une impression de danger, comme celle qu’on éprouve devant un rat acculé, et on sentait qu’il ne fallait jamais faire la bêtise de lui tourner le dos. Sans le vouloir, Louis fronça le nez en la regardant. Non, il ne pouvait pas s’agir de celle à laquelle il pensait ; cette chourineuse des caniveaux ne pouvait pas être l’amour légendaire du bienheureux Owen Traquemort.

« Hazel d’Ark, annonça, impitoyable, la voix poussiéreuse. Grande combattante, guerrière courageuse et pleine de ressources. Elle a supporté des tensions et des contraintes qui auraient brisé la plupart des gens, depuis la dépendance au Sang jusqu’à la disparition de ses meilleurs amis en passant par la naissance d’un ordre social où elle n’avait pas sa place ; mais elle a fini par craquer face à une mort de trop. Elle aimait Owen mais ne le lui avait jamais avoué ; et, quand il est mort, elle a compris qu’elle n’en aurait jamais l’occasion. Alors elle a pris la fuite, elle a disparu après l’ultime bataille contre les Recréés. Elle avait sauvé l’humanité mais elle n’avait pas pu sauver le seul qui comptait pour elle. Elle n’a pas vu l’âge d’or qu’elle avait contribué à faire naître par sa bravoure et ses actions. Nul ne l’a revue depuis deux cents ans ; son sort demeure un mystère, même pour nous.

— La pauvre, fit Jésamine. Nous lui devons tant, et l’univers ne lui a même pas permis de satisfaire son unique désir.

— Elle a commis l’erreur d’aimer un Traquemort, dit Louis. Nous n’avons jamais eu de chance en amour.

— Je peux essayer de changer ça.

— Peut-être », et ils échangèrent un sourire.

L’image s’afficha ensuite d’une petite femme blonde au teint pâle et aux yeux bleu vif où se lisait une démence absolue. On avait l’impression qu’elle allait jaillir de l’écran pour déchirer la gorge des spectateurs, que le sort s’était acharné sur elle et qu’elle lui avait craché au visage en éclatant de rire. Elle avait porté deux noms, aussi craints et respectés l’un que l’autre.

« Diana Vertu, dit l’homme gris, fille du capitaine Silence, connue également sous le nom de Jenny Psycho ; incarnation pendant quelque temps de la Mater Mundi, elle est devenue sur-espsi, un des esprits les plus puissants de son temps. Elle a contribué à la création de la surâme, elle a enseigné aux IA de Shub leur véritable nature et obligé les Recréés à stopper leur progression pour donner à Owen le temps de nous sauver tous. Elle a fini assassinée il y a cent quatre-vingts ans, pendant la première grande rébellion des Elfes. D’autres super-espsis auraient participé à son meurtre : le Fracasseur et le Train gris. Assurément, de simples espsis, même en groupe, n’auraient jamais réussi à l’abattre ; elle a été trahie par ceux en qui elle avait le plus confiance, et son corps a été complètement anéanti. Des jets d’énergie jaillissent encore là où elle a péri, et l’on dit que son esprit vit toujours dans la surâme, qu’on peut encore la contacter par ce biais – mais peut-être les espsis aussi ont-ils besoin de mythes rassurants. »

Il n’y avait pas à se méprendre sur l’identité de celui qui apparut ensuite sur l’écran, avec la subtile étrangeté de ses traits, ses yeux d’or brillants : c’était le cyborg, l’homme ajusté, l’ancien ennemi de l’humanité, l’homme-machine à la flétrissure gravée sur le front, le Hadénien Tobias Lune. Il n’avait apparemment rien de particulier hormis le visage et les yeux ; à leur vue, Louis sentit les poils se hérisser sur sa nuque. On n’avait plus fabriqué de cyborg depuis des centaines d’années précisément à cause des atrocités qu’ils avaient commises à l’époque de Lune. Disparus depuis longtemps, ils étaient devenus les croque-mitaines des temps modernes, les créatures qui hantaient les cauchemars des contemporains et les méchants de milliers de feuilletons d’aventure ; aux enfants rebelles, on disait d’aller se coucher, sans quoi les Hadéniens viendraient les chercher. Tobias Lune, dernier d’entre eux, n’avait droit qu’à une légende mineure, à demi oubliée, omise de toutes les versions officielles parce que sa présence perturbait trop de gens.

Robert et Constance ne voulaient pas que les hommes sachent devoir leur liberté actuelle en partie à un Hadénien.

« Tobias Lune, reprit la voix chuchotante, le Hadénien mort et ressuscité, le cyborg qui a rejeté les siens pour devenir l’ami et l’allié d’Owen, qui s’est donné beaucoup de mal pour découvrir l’humanité au fond de lui-même. Peut-être le seul survivant de tous ceux qui ont traversé le Labyrinthe de la Folie. On dit qu’on peut encore le trouver sur une ancienne colonie de lépreux, au cœur des jungles conscientes de Lachrymæ Christi ; ermite depuis deux cents ans, il représente pour les colons de la planète le seul moyen de communiquer avec la conscience de leur monde : le Cerveau rouge. Ceux qui vont le voir sans une bonne raison ont tendance à ne jamais revenir.

— Il existait donc, dit Louis ; je me l’étais souvent demandé : il y a tant de versions de l’histoire, surtout quand on commence à creuser, et tant d’apocryphes. En outre, un Hadénien qui se bat pour l’humanité, ça ne paraissait pas franchement vraisemblable. »

Jésamine acquiesça de la tête. « Il me donne la chair de poule. Pourquoi fallait-il que cette histoire-là soit vraie ? Je préfère de loin celle où Owen lève une armée de dragons pour combattre les Recréés.

— Elle est fausse, répondit l’homme gris. Il s’agissait de Cadavre, à la tête des Ashraï. »

Tous deux se tournèrent vers lui.

« Il s’agissait de qui ? demanda Louis.

— À la tête de quoi ? » fit Jésamine.

L’image suivante présentait un personnage plus connu : un grand homme élancé avec un début d’embonpoint et une calvitie naissante. Il portait un uniforme d’époque, celui de capitaine de la Flotte impériale ; il avait l’air de quelqu’un qui a l’habitude de donner des ordres et de les voir suivis d’effets. Louis l’identifia aussitôt grâce au souvenir des scènes que lui avait montrées Shub.

« Le capitaine John Silence, dit l’homme gris. Il a œuvré avec le roi Robert et la reine Constance à bâtir l’Âge d’Or, même si le processus de mythification qu’ils avaient enclenché ne lui plaisait pas. Il a disparu de la scène publique il y a un peu plus d’un siècle, quand on a commencé à rendre un culte à ses statues ; la Cour fantôme a envoyé une véritable armée à l’assaut de sa maison isolée à la campagne, et elle l’a incendiée avec lui dedans. On n’a pas retrouvé assez de ses restes pour un enterrement convenable, mais on a récupéré un peu de cendre qu’on a répandue dans les jardins de la Victoire au milieu du Défilé des Innombrables. C’était un des rares officiers restés loyaux jusqu’au bout à Lionnepierre que le peuple a quand même porté aux nues à cause de son héroïsme face à Shub et aux Recréés. La légende veut qu’il ait traversé le Labyrinthe, mais, s’il avait acquis des pouvoirs ou des talents, il ne les a jamais manifestés ; on dit aussi qu’il aimait une investigatrice.

— Le pauvre diable, fit Jésamine. À ce qu’on raconte, les investigateurs étaient encore moins humains que les Hadéniens. »

Il y eut un silence, puis un sixième personnage apparut de façon inattendue sur l’écran. Ni Louis ni Jésamine ne reconnurent cette silhouette haute, étique, vêtue d’une tenue de cuir noir et d’une longue cape de la même couleur ; les cheveux aile-de-corbeau, les yeux noirs de charbon, elle avait le teint pâle, une expression fière et inflexible. La bouche aux lèvres minces avait un pli méprisant, et l’homme se tenait dans une posture arrogante ; dans son poing, une des grandes armes perdues de l’ancien Empire : une lance à amplification.

« Puisque nous l’avons mentionné, voici Cadavre. Nous n’en savons guère sur lui, et les rares renseignements que nous avons pu réunir se contredisent souvent. Traître à l’Empire, il a combattu aux côtés des Ashraï, des extraterrestres, contre les humains ; il a abandonné son vaisseau et son équipage, il a tué ses amis, officiers comme lui, pour défendre la planète Unseeli. On a exterminé les Ashraï et calciné leur monde mais, on ignore par quel miracle, Cadavre y a survécu ensuite des années, seul sur une planète morte. C’était l’ami et le compagnon le plus proche du capitaine Silence, un homme doté d’une grande puissance qu’il tirait peut-être du Labyrinthe ou des Ashraï morts.

» On ne l’a jamais intégré à la légende et on en parle à peine même dans les apocryphes les plus échevelés, mais il existe des documents qui laissent entendre qu’il a joué un rôle essentiel dans l’histoire, qu’il a réuni une légion d’Ashraï et qu’il a traversé l’espace à leur tête, sans aucune protection, pour affronter les Recréés lors de la dernière grande bataille. De là provient peut-être la fable d’Owen et de ses dragons. Il se peut que ce Cadavre possède des renseignements que nous ignorons et qu’il vous faudra apprendre. On dit qu’il vivrait toujours sur le monde revivifié d’Unseeli, au milieu des Ashraï ressuscités par Owen et le Labyrinthe ; dans ce cas, il serait plus âgé qu’aucun autre homme. Approchez-le avec prudence. Il n’a plus eu de contact avec aucun humain depuis deux siècles parce qu’il a perdu le seul pour lequel il éprouvait de l’affection, le capitaine Silence. Unseeli est un monde interdit, placé sous quarantaine par ordre du Parlement après que les Ashraï ont refusé son offre d’occuper un siège à la Chambre ; nulle autre espèce extraterrestre n’avait jamais eu droit à cet honneur. Aucun vaisseau ne se pose sur Unseeli, et les rares qui ont réussi à éviter le croiseur stellaire chargé d’imposer la quarantaine ont été détruits par les Ashraï. »

L’écran disparut. D’étranges formes géométriques s’élevèrent des plaines de la Mémoire et se mirent à tourner lentement sur elles-mêmes en se déployant sans fin. Louis regarda Jésamine puis la créature grise en constant écroulement.

« Donc, dit-il, nous n’avons comme survivants des jours de légendes que… Owen, peut-être, dans l’avenir, Hazel, disparue, Diana Vertu, éventuellement fusionnée à la surâme, et deux ex-terroristes, Tobias Lune et Cadavre. J’espérais mieux. »

L’homme gris haussa les épaules avec un curieux mouvement saccadé qui fit s’effondrer momentanément tout le haut de son bras. « Il n’y a rien de certain quand on parle du Labyrinthe de la Folie. Nul ne sait ce qu’il a infligé à ceux qui l’ont traversé, mais il a violé toutes les lois scientifiques connues ; tous ces gens sont devenus plus qu’humains. Peut-être que, pour eux… la mort n’est pas la fin. Il vous faut chercher l’histoire authentique, la vérité. Rendez-vous sur Brumonde, Lachrymæ Christi, Unseeli ; les gens s’ouvriront peut-être plus volontiers à un Traquemort qu’à quelqu’un d’autre. Et, en creusant dans les mythes, vous en deviendrez peut-être un vous-même ; en tout cas, seuls des êtres puissants comme ceux des vieilles légendes peuvent nous protéger de la Terreur. Aussi, mettez-vous en route, Traquemort, et faites ce que vous avez à faire. »

L’homme gris fit demi-tour et s’éloigna sur les plaines soupirantes de la Mémoire. Les tours s’écroulèrent, s’éparpillèrent, retombèrent dans la mer grise en même temps que toutes les autres formes émergées, et il ne resta plus du dernier grand réceptacle de l’histoire humaine qu’une surface à peine agitée d’où montaient des voix murmurantes et querelleuses.

 

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Seule dans son appartement de fonction, Emma Dacier appliquait un sac rempli de glace sur sa mâchoire. Son poste lui donnait le droit de se servir d’une régène même pour une blessure mineure, mais elle se sentait trop gênée pour en demander l’autorisation – gênée et furieuse contre elle-même. Il y avait longtemps que personne n’avait réussi à la surprendre ; mais qui aurait pu imaginer qu’un vieux négociant à la retraite pouvait se déplacer aussi vite ? Elle avait à peine vu Chevron s’élancer vers elle. Pourtant, elle n’était pas entièrement mécontente que le Traquemort et Jésamine Florale aient pu s’échapper, même si le Parlement devait bouillir. Où allait donc l’Empire si l’on y condamnait à mort un homme et une femme uniquement parce qu’ils s’aimaient ? Après tout, l’union entre Douglas et la diva n’était qu’un mariage arrangé ; le roi n’aurait guère de peine à se trouver une nouvelle reine.

Finn portait la responsabilité de toute l’affaire. Il avait présenté la relation entre les deux amants comme une trahison puis exacerbé les sentiments des députés pour qu’ils exigent la peine de mort. Le roi, pour sa part, avait paru trop abasourdi, trop choqué pour intervenir. Emma fronça les sourcils. Elle ne faisait plus confiance au Durendal, et les motifs à sa méfiance ne faisaient que s’accumuler ; grâce à divers intermédiaires de confiance et grassement payés, elle avait obtenu des copies de la plupart des reportages filmés sur les émeutes des Hommes Nouveaux, et elle avait passé des heures à les étudier, à ralentir les images, à les accélérer et à zoomer sur les détails importants ; elle avait examiné non seulement celles que le public avait vues, mais toutes les chutes sous tous les angles. Avec une minutie opiniâtre, elle avait regardé chaque enregistrement depuis le début des émeutes jusqu’à la fin, depuis la mort du parangon Véronique Mae Sauvage jusqu’à l’arrivée pacificatrice de la surâme ; mais surtout elle avait accordé son attention à Finn Durendal en train de se battre contre les émeutiers avant qu’elle se joigne à lui.

À l’époque déjà, il lui semblait qu’il jouait la comédie ; à présent, elle en avait la certitude : tout avait été arrangé à l’avance pour lui donner bon air devant les caméras. Il ne courait pas le plus petit risque, pas plus que ses adversaires, d’ailleurs, jusqu’au moment où elle était arrivée. Là, il avait entrepris de tuer de sang-froid ses acolytes afin qu’elle ne se doute de rien. Emma plissa le front. Cette découverte, bien qu’affreuse en elle-même, annonçait bien pire : si Finn avait préparé à l’avance ces prétendus combats, il devait savoir que les émeutes allaient éclater ; peut-être même avait-il participé à leur organisation, jusques et y compris l’élimination de ses collègues parangons. Quel homme pouvait donc agir ainsi ?

Elle avait aussi examiné les enregistrements par les caméras des médias de l’embuscade des Elfes lors du défilé des parangons ; là encore, le Durendal avait agi de façon extrêmement suspecte. Certes, les combats n’étaient pas feints ; il avait tué ses adversaires avec un brio et un enthousiasme qu’elle aurait applaudis en toute autre circonstance. Mais… comment pouvait-il savoir où et quand les Elfes allaient attaquer ? Jamais personne n’avait réussi à infiltrer les organisations qui les soutenaient : les Elfes détectaient une pensée douteuse à un kilomètre, et ils n’auraient certainement pas exposé leurs plans à quelqu’un muni d’un psi-bloquant. Nul n’avait soulevé ces points pourtant évidents parce que… eh bien, parce que personne n’y tenait ; tous voulaient savourer leur victoire sur les Elfes, croire en leur héros, leur faiseur de miracles, le Durendal.

Toutes les réponses se trouvaient quelque part dans les Taudis, Emma en avait la conviction. Elle s’y était rendue à plusieurs reprises mais n’avait jamais pu forcer quiconque à lui parler de Finn Durendal, même de façon générale, alors que, dans ce quartier, tout et principalement l’information avait son prix. La plupart des gens paraissaient trop effrayés pour rien dire, même avec la lame d’Emma posée sur leur gorge tremblante. Ni les pots-de-vin ni les coups ne l’avaient menée nulle part, et elle ne voyait pas d’autre option. On préférait s’enfuir plutôt que prononcer le nom de Finn Durendal ; qu’est-ce que cela révélait de la vraie nature du personnage ? Néanmoins, malgré tous ses efforts, Emma ne disposait que de soupçons sans preuves et d’une conviction de plus en plus ancrée : Finn Durendal n’était pas le héros qu’on croyait, et il ne l’avait peut-être jamais été…

Et, même si elle exhumait une preuve, à qui la montrer ? Qui la croirait ? Finn incarnait une figure héroïque à un moment où les gens en avaient le plus besoin. Le Traquemort les avait déjà abandonnés ; si Emma tentait de leur démontrer la perfidie de Finn, ils se défendraient en lui éclatant de rire au nez. Elle ne pouvait même pas se confier à ses collègues alors que le Durendal venait de les sauver de l’embuscade tendue par les Elfes. Désormais champion, Finn occupait un des postes les plus respectés et les plus influents de l’Empire, ce qui rendait la décision d’Emma d’autant plus urgente. S’il se révélait aussi dangereux qu’elle le pensait, elle devait en convaincre très vite quelqu’un de haut placé ; quelqu’un de haut placé mais aussi d’assez courageux pour s’opposer au Durendal adulé tant qu’il en était encore temps. Il fallait protéger le roi de son champion, car qui aurait plus de facilité à tuer le souverain que son propre défenseur ? Si Finn décidait un jour de s’emparer du Trône… s’il n’avait jamais eu d’autre but…

Emma poussa un grognement exaspéré et jeta son sac de glace à l’autre bout de la pièce. Depuis des années, elle rêvait de venir sur Logres, d’y travailler comme parangon aux côtés de son héros, de son modèle, Finn Durendal, et voici que son rêve avait tourné au cauchemar. Elle se retrouvait seule – comme le Traquemort ; et, si elle ne faisait pas très attention, elle risquait de finir accusée de trahison par Finn Durendal, comme Louis…

 

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