CHAPITRE X

Dans lequel ce qui a été dit
 dans les neuf premiers
 n’est que de la rigolade !

À trois rangs du premier rang, acagnardé au mur de la tribune, un homme, en effet, semble dormir.

Il dort.

Pour l’éternité. Et ce ne sont pas les cris qui ont retenti en cet endroit depuis sa fondation qui pourraient l’éveiller.

Il est mort.

Il a une balle dans l’œil. Ça creuse un trou très, mais alors très, très vilain dans sa bouille. Sa tête repose sur sa poitrine.

Il n’a pas basculé en arrière parce que le gradin l’a retenu. Il s’est seulement affalé contre le mur.

Il y avait huit ou dix mille personnes autour de lui, et personne ne s’est rendu compte qu’il était mort.

Les spectateurs étaient bien trop surexcités par ce qui venait de se produire sur le terrain pour prêter attention à ce dormeur. Qui sait, certains ont-ils rigolé en le voyant rester seul dans l’immense tribune ? Et ces « certains-là » ont-ils souhaité que le gars ne se réveille qu’au milieu de la nuit, lorsque tout serait bouclé ?

La nature humaine est si déprimante !

Je lui soulève le menton pour mieux l’examiner, mais la rigidité cadavérique a déjà fait son boulot. Monsieur est aussi raide qu’une rampe de lancement pour fusées intra-muros.

C’est un type jeune mais calvitié. Visage triangulaire ; pommettes saillantes ; oreilles décollées.

Il n’a rien du beau mâle pour concours Lépine. Il porte une chemise noire à col ouvert, et un costard de confection mal confectionné d’ailleurs.

Je le fouille. Pas le moindre papier ! Comme carte de visite, c’est maigrelet, non ?

La famille Fenouillard qui vient de me rejoindre, escortée par le brigadier, se met à jouer les sirènes un premier jeudi du mois.

La dame bègue est affolée. Sa fille s’évanouit. La puberté, ça ne pardonne pas.

— Seigneur ! clame la bègue, de ma vie je n’ai vu chose plus horrible ! C’est sur lui que ce misérable a tiré, n’est-ce pas ?

— C’est fafa, c’est fafa, c’est faaaatal ! répond son mari.

Cela pour vous montrer combien est extrême leur émotion à tous les deux.

Je calme ces bonnes gens. Je leur dis que dans les rencontres internationales de football, ça ne se passe pas toujours comme ça. Je sais me montrer persuasif ; eux savent se montrer compréhensifs ; le brigadier, quant à lui, ne se montre pas.

Il est allé vaillamment chercher du renfort. Et il a bien fait.

Votre San-Antonio sportif décide tout à coup qu’il en a marre, qu’il en a classe, qu’il en a par-dessus la coiffe.

Il met les voiles à toute vapeur, s’il peut dire.

Et il le dit.

*

Une heure plus tard, je suis dans le bureau du Vieux. Ce qu’il y a d’O.K., avec le grand frisé1, c’est que, pour lui il n’existe ni dimanches ni jours fériés. Je me suis toujours demandé comment il se change, prend un bain et fait une politesse à sa dame… Il y a des mystères aussi insolubles que du savon dans de l’eau de mer.

Il me reçoit immédiatement. Il a mis néanmoins un costard à grand spectacle : gris-anthracite-de-la-Ruhr ; limace blanche, amidonnée comme la virginité d’une rosière, cravate en soie noire ornée d’une épingle d’or qui représente une serre d’oiseau crispée sur une perlouze.

Avec ça, des enveloppes-nougats en croco, et une pochette de soie noire… Vous mordez l’élégance du spécimen ?

Son crâne ivoirin miroite dans le clair-obscur du burlingue. De temps à autre, il le caresse, d’un mouvement qui lui est familier, la main bien à plat comme s’il lissait des cheveux imaginaires.

Il est adossé au radiateur éteint.

— Quelle bonne surprise, cher San-Antonio, gazouille-t-il de cette belle voix onctueuse de prélat qu’il prend lorsqu’il n’a rien à vous demander.

Il ajoute, en ponctuant d’un sourire pour distribution de prix :

— Je vous croyais en week-end !

— Il y a plusieurs façons de passer un week-end, patron, fais-je, la bonne et la mauvaise. Et moi, j’ai résolument opté pour la mauvaise, grâce, je dois le préciser, au pittoresque Bérurier…

Il fronce l’emplacement de ses sourcils et pose sur mon élégante personne un regard pâle comme deux grains de raisin blanc.

— Bigre, bigre ! Racontez-moi cela…

— Imaginez-vous que le gros Béru avait deux places pour Colombes où devait se disputer un match international…

Le Vioque lève la pogne façon « Ave César, ceux qui vont clamser t’envoient le bonjour ».

— Et vous avez assisté à l’assassinat mystérieux de cet arbitre ? déclare-t-il, fort bonhomme.

J’en ouvre le clapoir grand comme l’entrée du tunnel de Saint-Cloud.

— Vous êtes au courant ?

— Quelqu’un m’a raconté l’histoire. Bizarre, n’est-ce pas ?

— Plus encore que vous ne le supposez, patron…

Il va s’asseoir derrière son bureau ministre. Il arrange le coupe-papier à manche de cuir le long du sous-main taillé dans le même métal et murmure en se regardant les ongles.

— Tel que je vous connais, cher San-Antonio, si vous étiez à Colombes vous avez dû procéder aux premières investigations ?

Je lui téléphone mon sourire polyvalent à embrayage automatique.

— Vous me connaissez bien, patron…

Il se pourlèche mentalement, le vieux sadique. Y avait un petit creux saisonnier dans les services, et voilà que la Providence lui envoie du rab de turf pour esbaudir ses dimanches cafardeux ! C’est du vase, non ?

Avec San-Antonio, plus besoin d’aller au cinoche ! C’est le cinoche qui vient à vous, comme Lagardère !

— Je vous écoute, mon bon.

Comme il m’aime en ce moment ! Je suis le San-A. des grands jours. L’homme qui remplace Vermot et le petit Nick Carter illustré. Bibi Fricotin en spécimen gratuit ! Les Pieds Nickelés en une seule personne !

Je lui fais un récit circonstancié des événements dont au sujet desquels j’ai eu l’occasion de vous entretenir par ailleurs et par le menu.

Il m’écoute, les mains posées à plat sur son sous-main, les yeux comme absents, le front plissé comme un toit en tôle ondulée.

J’achève et je promène une langue plus sèche que le Sahara sur mes lèvres gercées.

Il se fait un long silence, à peine troublé par le menu tic-tac de nos montres. On entendrait une sonnerie de clairon dans une cathédrale !

À la fin, le Vieux murmure :

— Troublant !

Je savais qu’il accoucherait d’un mot particulier.

C’est court, élégant, ça fait de l’usage, ça dit bien ce que ça veut dire, c’est garanti bon teint et ça ne mange pas de pain : troublant !

Oui, c’est troublant.

— En résumé, commence le Louis XIV-à-rebours de la police, en résumé…

Et il attend que le gars bibi, autrement dit le pote mézigue, re-autrement dit le petit San-Antonio à ces dames fasse le résumé souhaité.

San-Antonio y va donc de son voyage.

— Primo…

Acquiescement du Vieux. C’est un analytique (il doit faire analyser ses urines quand aucune affaire ne le préoccupe). Il adore qu’on procède par grand A et petit b. C’est un langage qu’il pige illico. Quelque chose comme sa langue maternelle, quoi !

— Primo, avant le match, un spectateur jaillit des tribunes et se précipite sur l’arbitre qui paraît avoir peur. Les deux hommes échangent quelques mots et se séparent. Le spectateur en question disparaît…

Le boss opine. J’enchaîne sur ma lancée :

— Deuxio, après quelques minutes de match, l’arbitre est tué par un fusil à longue portée que deux mystérieux personnages en cagoule ont installé dans l’appartement de braves Français moyens.

Nouvel acquiescement du patron.

— Troisio, poursuis-je, peu de temps après l’assassinat du malheureux arbitre, un petit homme aux cheveux blancs s’est introduit dans son vestiaire et a lacéré ses vêtements. L’homme parvient à m’échapper. Il porte le même nom que l’arbitre et tout porte à penser qu’il s’agit de son frère ou d’un proche parent…

Je gamberge un instant.

— Ensuite ? grogne le Tondu.

Petit impatient, va ! Vous parlez d’un tyran, ce mec-là ! On a envie de lui greffer des tifs afin de pouvoir les lui arracher ensuite.

— Quatrio, continué-je afin de ne pas le voir terrassé par une crise cardiaque, quatrio, au moment où l’on trucidait l’arbitre, depuis l’immeuble des Vazimout, un faux journaliste tuait, dans la tribune faisant face à la sienne un individu provisoirement sans nom. Je crois que c’est tout, monsieur le directeur…

Il acquiesce, saisit un Bic à poil dur et se met à griffonner des hiéroglyphes sur son bloc. Il repose le crayon bille et contemple sa graphologie avec une certaine complaisance.

— Oui, dit-il, vous avez résumé la situation. Reprenons chacun de vos paragraphes, voulez-vous ?

Le moyen de refuser ?

Ah ! je vous le dis, mes bons mecs, je suis incorrigible. Quand ce lavedu d’arbitre a été assaisonné, si j’avais eu pour trois ronds de jugeote, je me serais pris par la main et emmené dare-dare au cinéma. On donne justement Le Marri du porc ou les Mémoires d’un charcutier sur les Champs-Élysées ! Mais non. Il a fallu que le zélé San-A. fasse son numéro. Un dimanche ! Et à l’œil !

Bientôt je passerai en représentation dans les kermesses de village, vous verrez ce que je vous annonce !

Ou peut-être même dans les cinés de banlieue. Je vendrai ma photo dédicacée à l’entracte ! Si ! Si ! Je sais ce que je dis ; ça se termine toujours commak quand on en fait trop !

Enfin, qui vivra verrat, comme dit, paraît-il, le charcutier dans le film en question

— Premièrement, fait le dabuche, il faut rechercher l’homme qui enjamba la barrière pour se précipiter vers l’arbitre. Faites établir un signalement, le plus précis possible, par le témoin.

— C’était bien mon intention, patron.

— Deuxièmement…

Il consulte ses graffitis de pissotière.

— Deuxièmement, vérifier l’origine de ce fusil découvert chez les Vazimout…

— J’ai donné des ordres…

— Les empreintes…

— C’est fait…

— Questionner les locataires au sujet de ces visiteurs dominicaux qui se baladent avec une valise…

— Fait aussi, patron…

— Bon. Troisièmement, donner des instructions pour qu’on retrouve coûte que coûte ce Pauli Graff.

— Elles sont données…

— Qu’on enquête en Suisse…

— J’y ai pensé…

Ça le décourage d’être contré sur tous les tableaux.

— Quatrièmement, photographie du second mort, celui de la tribune. Signalement largement diffusé. Recherches aux sommiers, etc.

— Je m’en suis occupé.

— Eh bien alors, tranche le boss, de mauvais poil tout à coup, eh bien alors, il n’y a plus qu’à attendre les résultats… Tenez-moi au courant, au fur et à mesure, n’est-ce pas ?

— Comptez sur moi, patron.

On s’en pétrit dix et on se quitte.

1- Rappelons que le chef de San-Antonio est chauve comme un œuf.