Dans lequel je découvre
que les enfants de cette époque
ont de drôles de jeux
La cuisine est propre, bien en ordre. Mais le fusil monté sur trépied qui en occupe le centre met dans ce décor paisible un je- ne-sais-quoi de troublant.
Juché sur une chaise, un gamin de quatre à cinq ans presse la détente du fusil en criant : « Pan-Pan ! Pan ! »
Il feint de viser par la lorgnette qui surmonte l’arme. Il s’amuse comme un petit fou, cet amour.
En m’entendant arriver, il se retourne. Il ne paraît pas effrayé.
— Bonjour, lui roucoulé-je, tu fais joujou, mon chéri ?
C’est un mignon bambin aux joues fraîches, aux cheveux bruns, bouclés. Il a un sourire auquel on ne résiste pas.
Quand je vois des mômes comme lui, j’ai envie de devenir fils-père.
— Oui, me répond-il. Je rigole bien…
Je le prends par les aisselles afin de le débarquer de sa chaise et je me penche sur le fusil.
La lorgnette est extrêmement puissante. Deux traits en croix forment viseur sur l’objectif. Pour un tireur moyen, ça n’a rien de duraille de flinguer quelqu’un avec un engin pareil.
Le fusil a été vissé sur son support. On a cherché l’inclinaison idéale et, quand on l’a eue trouvée, on a bloqué l’arme de manière à ce qu’elle ne bouge pas au moment de faire feu.
Elle ne peut se déplacer que de gauche à droite. Il était facile de suivre les évolutions de l’arbitre et de tirer au moment où il se trouvait démarqué.
Leur coup fait, les assassins ont abandonné l’arme et je vous parie un éléphant demeurant à la Défense contre une biche logeant rue de Rennes que c’est cet amour qui, en jouant, a cloqué une bastos à mon pauvre Bravocadaut-Rissin.
Autrefois, les mouflets polissons jouaient avec des allumettes de la Régie française. Maintenant ça ne leur suffit plus. Il leur faut des armes de précision.
— Comment t’appelles-tu ? je questionne.
— Lulu…
— Lulu comment ?
— Vazimout !
— Et ton papa, ta maman, où sont-ils ?
— Là…
— Où ?
Il va cogner à une porte close. Je m’aperçois que celle-ci est fermée à clé. J’actionne la clé. Me voilà dans une chambre à coucher. Sur le lit, M. et Mme Vazimout sont allongés côte à côte, solidement ligotés, hermétiquement bâillonnés.
Je m’empresse. Galamment, je commence par délivrer la dame. Ayant récupéré l’usage de la parole, icelle pousse des cris de trident.
— Au secours ! La police ! Vite ! Mon enfant ! Je veux Lulu !
Je la tempère :
— Du secours, en voici, chère madame. La police, c’est moi. Et Lulu est là…
Je tranche ses derniers liens. Elle saisit son lardon, farouche, et le presse sur sa poitrine en sanglotant.
— Faut pas pleurer, assure Lulu. On a bien rigolé avec les messieurs.
Je délivre le paternel.
Un pauvre mec ! L’asperge ! C’est blême avec le teint vert. C’est long, pas fort, c’est battu, ça manque d’air, ça fait des économies et ça meurt avec.
Il me rappelle un type que j’avais vu, étant gamin, dans une fête foraine de village. Il était assis sur un tabouret, enveloppé dans un vieux drap de lit. Et sa bonne femme vendait trois tomates dix sous à la populace. Les gars essayaient leur adresse en bombardant le pauvre homme1.
Quand le type morflait une tomate dans la poire, le client avait gagné… Il avait gagné une partie gratuite !
Je me souviens que les larmes m’étaient venues aux yeux. J’étais allé chialer dans un coin de la place enguirlandée sur la misère du monde. Je ne savais ce qui me navrait le plus… De la résignation du bonhomme au visage souillé. De la tranquillité de sa mégère qui vendait les tomates. De la joie hideuse de ceux qui les lui flanquaient à travers la gu… Ou, plus simplement, de la fin misérable de ces beaux fruits rouges qu’un homme avait fait pousser, que le soleil avait fait mûrir et qui ne servaient qu’à assouvir de bas instincts.
Oui, Vazimout père, Vazimout qui gagne sa vie à compter le pognon des autres, Vazimout, ligoté sur son lit payé à tempérament et où l’absence du sien a été démontrée nuit après nuit ; Vazimout, dis-je, me fait évoquer de façon singulière l’homme de la fête, au visage criblé de pépins…
— Que vous est-il arrivé ? m’informé-je.
Il promène sa main totalisatrice de chiffres sur sa tête bourrée de chiffres n’affectant pas son destin.
— C’est épouvantable…
Je m’aperçois alors qu’il a une aubergine façon courgette sur le coin de la cafetière. On ne lui a pas fait ça avec un bâton de réglisse, croyez-moi.
Je trempe un linge de toilette dans l’eau et lui applique le tout sur le pavillon.
— Le petit n’a pas de mal ? s’inquiète l’asperge.
— Mais non, voyez… Racontez-moi un peu ce qui vous est arrivé, mon cher…
— On a sonné…
— À quelle heure ?
— Une heure à peu près… Nous avions fini de déjeuner. Le dimanche, on mange de bonne heure et on va se promener dans le quartier.
Tu parles d’un régal, Annibal ! le quartier ! Les trottoirs tristes du dimanche, les amoureux qui roucoulent dans Colombes, et l’odeur…
— Donc on a sonné. Ma femme était dans la chambre en train de se préparer. Je suis allé ouvrir.
— Et puis ?
— Il y avait un type devant moi. Il portait une cagoule !
— Une cagoule !
— Je vous jure. Il a donné un coup d’épaule dans la porte pour l’ouvrir en grand et m’a flanqué un coup terrible à la tête… J’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, j’étais là sur le lit, attaché près de ma femme… Tout le temps je me suis demandé ce qu’on avait fait du gamin…
Il a fait son rapport. Je me tourne vers son équipière.
Elle se remet un peu de sa pétoche, la camarade de lit.
— Moi, fait-elle, je venais de passer ma robe. Voilà qu’un homme entre, il avait une cagoule…
Elle frissonne.
— Ensuite, chère madame ?
— Il m’a fait coucher sur le lit. J’ai cru des choses…
Elle est déçue ! Venez pas me raconter le contraire, elle en a sec, la portion à Vazimout. Elle s’attendait à de l’extase et elle s’est mis la ceinture. Celle de sa robe de chambre, car c’est avec ça qu’on l’a ligotée. Un instant elle a cru qu’un sadique plein d’initiative allait lui voter le lot de consolation maison, lui faire oublier ses nuits chétives avec son pauvre bonhomme.
C’est raté, quoi !
Raté sur toute la ligne Colombes-Saint-Lazare.
Rater un mariage, c’est triste. Mais rater un viol, c’est effroyable.
— Et ces choses ne se sont pas produites ? fais-je, compatissant.
— Non.
— Dieu soit loué ! s’exclame Vazimout qui, ne pouvant se permettre d’être propriétaire, se rabat sur la formule locative.
— Un autre homme est venu rejoindre le premier. Je ne pouvais pas le voir, mais je l’entendais. Ils m’ont attachée et bâillonnée. Ensuite Félix a été amené contre moi.
Toujours pour le meilleur et pour le Pirée ! comme disait un Grec de mes relations.
Bon, les parents se sont mis à jour. Il ne me reste plus qu’à entreprendre le principal témoin.
Seulement il y a un hic.
Il a quatre ans, et pas toutes ses dents, le principal témoin. Le destin n’a pas bientôt fini de me marquer des penaltys ?
1- Authentique, hélas !