CHAPITRE XII

Dans lequel on commence à y voir
 un tout petit peu plus clair…

Nous sommes réunis dans le bureau du directeur de l’hôtel avec les principaux employés.

Tout le monde est très aimable, très chouette. Du moment qu’on n’a pas bousillé le client dans l’établissement, c’est le principal…

Of course, comme disent les Anglais qui parlent volontiers leur langue maternelle, c’est moi qui tiens le crachoir.

On m’a remis les cartes d’entrée des deux Graff. Sur celle d’Otto, il y a inscrit « Ingénieur ». Sur celle de Pauli, « Artiste ». Il est décidément discret sur son art, l’artiste… Que ce soit en Suisse où il réside ou à l’hôtel parisien qu’il choisit, on ne connaît rien sur sa catégorie…

— Lequel est arrivé le premier ? je questionne.

— Pauli, fait le réceptionniste.

— Longtemps avant ?

— Il est arrivé jeudi soir, et son frère samedi matin…

— Son frère ? Vous êtes sûr qu’ils sont frères ?

L’employé ajuste sa cravate impec et efface une poussière ténue sur son revers de soie.

— Oui, monsieur le commissaire, c’est du moins ce qu’a prétendu Pauli Graff…

Je suis vachement intéressé, vous le devinez, j’espère, malgré vos cervelles bouffées aux mites ?

— Ah ! Pauli Graff vous a parlé de…

— Oui. Et de la façon suivante. Il m’a expliqué que son frère allait descendre chez nous, arrivant d’Allemagne orientale. Il m’a dit qu’il serait peut-être surveillé par des gens de la police secrète de l’Allemagne communiste et que, par mesure de sécurité, il ne devrait pas lui parler. Mais il m’a demandé de leur donner à l’un et à l’autre des chambres communicantes, de manière à ce qu’ils puissent se rencontrer à l’insu des autres. C’est pourquoi ils ont respectivement la 404 et la 405…

Je commence à piger.

— Très bien. Lorsque Otto Graff est arrivé à l’hôtel, il était accompagné ?

— Oui, par deux messieurs qui ont pris des chambres au même étage…

— Leurs noms, please ?

— Un instant…

Le gars s’éloigne et Bérurier me jette un regard langoureux comme celui d’une langouste-mayonnaise. Lui aussi sent que nous tenons le bon bout…

— Monsieur le directeur, fais-je, me permettez-vous de téléphoner ?

— Mais… à votre entière disposition, monsieur le commissaire, fait le maître de céans en me désignant son tubophone.

Je compose Jasmin 06-90...

Une voix de gazelle me demande ce que je veux. Je réponds qu’il me faut dans le plus bref délai Mlle Geneviève Détail. On me conseille de ne pas quitter et, en moins de temps qu’il n’en faut à Bérurier pour faire une gaffe, ma rouquine du stade suçote des « Allô » dans mes trompes d’Eustache.

— San-Antonio, lui annoncé-je. J’ai déjà besoin de vous, cher et ravissant témoin.

— À vos ordres, commissaire !

— Pouvez-vous me rejoindre à l’hôtel Modern ? Votre taxi sera payé à l’arrivée.

— J’arrive.

Je raccroche. L’employé est déjà de retour, porteur de deux autres fiches. L’une concerne un certain Muller Ernst, né à Cottbus, Allemagne, en 1920 ; l’autre un dénommé Oschatz, né à Leipzig en 1931. L’un et l’autre, à la rubrique « profession » ont inscrit « fonctionnaire ».

— À quoi ressemblent ces messieurs ? demandé-je.

L’employé me les décrit, avec ce sens de la description, cette notation du détail qu’ont les gens de l’hostellerie.

Je pousse une légère exclamation. L’un d’eux n’est autre que la seconde victime du stade. Le ouistiti aux étiquettes décollées et à la calvitie prononcée. Celui-là c’est Muller…

— L’autre est-il rentré ? je demande.

— Non.

— Dès qu’il reviendra, prévenez-nous. Je suppose que vous n’avez pas eu de nouvelles de Pauli Graff non plus ?

— Non plus, monsieur le commissaire…

— Très bien… Je vais attendre au salon si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Une jeune femme rousse va bientôt arriver, elle me demandera. Vous me ferez signe…

— Entendu.

Je remercie ces messieurs pour leur amabilité, leur parfaite coopération et leur esprit d’initiative. Ensuite, flanqué de l’Énorme, je passe dans le grand salon.

*

— Tu crois que je peux enlever les pompes d’Alfred ? questionne Béru qui verdit de plus en plus. J’ai mes cors qui les supportent pas…

— Et ce sera l’évacuation de l’hôtel ? fulminé-je. La sortie en masse, avec priorité pour les femmes et les enfants ? Non !

— Alors juste les délacer, ça me délassera moi-même, ajoute-t-il, plus spirituel que tout un banquet de flics.

Je lui accorde la permission demandée, à condition toutefois qu’il laisse ses pieds sous le guéridon de marbre qui nous fait face…

Une expression d’infinie béatitude ne tarde pas à se lire sur la motte de lard rance du Gros.

— Je me demande comment Alfred peut marcher avec des godasses comme ça, admire-t-il.

— Je le sais, assuré-je.

— Ah oui ?

— Il doit faire une demi-douzaine de pointures de moins que toi, ton pote ! Tu sais, il n’y a pas de mystère que San-Antonio n’arrive à pulvériser…

Il réprime un haussement d’épaules, ayant les deux épaules luxées.

— On écluse un gorgeon pour se rebecqueter ?

— Pourquoi pas ?

J’adresse un message codé à un loufiat en vadrouille dans une veste blanche trop grande pour lui et pas assez pour un autre.

— Deux scotches, boy, please !

— Duquel ?

Le Gros prend une initiative :

— On s’en fout, ce qu’on veut c’est qu’il soye double.

Le grand salon est presque désert. Il y a un vieux monsieur complètement anglais qui lit une revue dans un coin avec l’air de pas pouvoir digérer le pébroque qu’il a avalé naguère, l’ayant, je pense, confondu avec une belon.

Au centre, deux dames d’un certain âge, belges à ne plus en pouvoir, se racontent leur repas de midi en prenant de l’Eno. Et, sur le canapé voisin, une espèce de Brésilien attend l’heure d’aller au Lido en fumant un cigare qui tient sur le pied de guerre tous les pompelards de la caserne Champerret.

Brusquement, je sens le dimanche… Je le sens à la qualité de l’air, à cette espèce d’assoupissement bizarre, de navrance inconsciente qui flotte autour des gens.

Le dimanche, c’est le jour où les hommes sentent leur mort. C’est pourquoi ils font la gu… Quelques-uns picolent pour ne pas y penser. Ils chantent Boire un petit coup c’est agréable avec des copains, comme ça, pour s’étourdir, pour reculer la fatalité qui les menace… Ou bien ils vont tuer du goujon, ou du perdreau…

— À quoi que tu penses, dis, Louis XVI ? rigole le Gros.

— Justement : à ma mort, assuré-je.

— Faut toujours que tu débloques, s’épanouit Béru.

Je lui vote un regard sincèrement admiratif.

— Tu n’y penses jamais, toi, à la mort ? je questionne.

— Moi ! T’es dingue, mon pauvre San-A. ! Pourquoi que j’y penserais à la mort, puisque je vais mourir… C’est à ce qui ne peut pas arriver que je pense… À ce dont au sujet duquel à propos de quoi on n’est pas sûr !

« La mort, ça, au moins, j’en suis sûr… Y a pas de problème.

— Tu trouves ?

— Certainly, sir !

— Ça ne t’effraie pas ?

Cette fois il a l’air franchement inquiet. Pas pour lui : pour moi.

— T’as des vapeurs ? C’est peut-être la digestion. Qu’est-ce t’as morfillé à midi ?

Puis, changeant de ton, après un effort pour se concentrer :

— Tu vois, San-A., murmure-t-il. Non, ça ne me fait pas peur de canner, au contraire, y a des moments j’espère. Ça doit être bon de se reposer, de ne plus prendre de pêches dans la frime, de ne plus être conard, de plus avoir à dire bonjour à des mecs qu’on peut pas piffer mais qu’on est obligé de le faire quand même… Dis, tu crois pas ?

Décidément nous coulons à pic dans une philosophie déprimante. Afin de surmonter ce passage à vide, nous éclusons nos scotches. Aussitôt ça se présente moins mal.

Et ça se présente même tout à fait bien, car ma rouquine du stade s’annonce au salon ! Et pardon ! Comme apparition, ça se pose là ! Elle s’est loquée en irrésistible pour retrouver son petit coquin de flic. Elle porte une robe champagne qui lui colle au derme comme son épiderme, des souliers beiges et un manteau de drap noir à col d’astrakan.

C’est du sujet présentable qu’on peut emmener partout avec soi sans rougir…

Elle me tend une main gantée de chevreau.

— Je n’espérais pas vous revoir déjà, roucoule ma vamp de Colombes…

Je n’ai pas le temps de lui garantir sur facture le ravissement dans lequel me plongent ces retrouvailles éclairs.

Un groom dépêché par le réceptionniste m’apporte un mot sur un plateau.

Je lis : « Il vient d’arriver et a demandé sa note. »

Je file, tant ma joie est grande, une pièce de un franc au messager.

— Ça, va être à nous de jouer, dis-je. Passons dans le hall…

— Pour quoi faire ? demande Geneviève Détail.

— Pour regarder passer les gens. Si vous reconnaissez l’homme du stade, celui qui a couru vers l’arbitre avant le match, faites-moi signe : je suis terriblement intelligent, je comprendrai.

Visiblement l’aventure la botte.

— Et moi ? rouscaille le Gros qui va devoir relacer ses targettes.

— Toi, tu vas te poster près de la sortie. Si besoin est, tu sautes le julot, vu ?

— Ce que c’est excitant ! fait la jolie môme.

Je plonge à yeux joints dans son décolleté généreux.

— Et ce n’est que le commencement, promets-je.

Nous n’avons pas longtemps à attendre. Dix minutes plus tard, la porte de l’ascenseur s’ouvre et un type surgit. Il porte un imperméable verdâtre et un chapeau de feutre. Ce mec-là, il se loquerait en curé ou en ballerine qu’il aurait tout de même l’air de ce qu’il est, c’est-à-dire d’un poulet.

— C’est lui ! s’exclame Geneviève.

— Lui qui ? insisté-je, car si l’exactitude est la politesse des rois, la précision est la vertu dominante des flics.

— L’homme du stade. Vous voyez : il porte un complet rayé…

— Vous êtes bien certaine ? Vous m’aviez déclaré qu’il avait le type méditerranéen, or ce monsieur fait tellement Europe centrale qu’on a envie, en le voyant, de se faire naturaliser Bolivien…

— J’en suis sûre, sûre, sûre…

Pendant cet échange de questions et d’affirmations, l’homme s’est approché de la caisse et il carme sa note avec une gravité de chef d’orchestre s’apprêtant à attaquer l’Introduction du trou vert. Un garçon d’étage lui a coltiné sa valoche : une grande manne de cuir pourvue de sangles.

Depuis la porte à tourniquet, Bérurier le Plantureux piaffe d’impatience dans les pompes trop étroites d’Alfred. Il me virgule un regard en forme de portemanteau ou de point d’interrogation (à distance, il ne m’est pas possible de préciser).

— Taxi, monsieur ? demande l’employé.

L’homme branle du chef. Le préposé bondit à l’extérieur avec son irruption de boutons dorés qui lui composent une crise d’urticaire de gala.

— Venez, fais-je à ma gosse rousse.

Je tiens à lui prouver que la plus rousse des deux n’est pas celle qu’elle croit.

Nous sortons sur les talons du quidam. Un taxi se pointe, capté par le sémaphore portable du groom. Je constate que le Gros est déjà au bord du trottoir, l’air tellement innocent qu’on lui voterait un non-lieu même s’il avait découpé sa grand-mère en rondelles.

La bagnole se range devant l’hôtel. Le groom dépose la valoche sur la galerie tandis que le nommé Oschatz (ça s’écrie mieux que ça se prononce) s’engouffre à l’intérieur du bahut…

— Gare du Nord ! dit-il au pilote avec un accent pareil à un match de tennis dans un marais.

J’adresse un regard à mon poste, le preux Béru.

Icelui rouvre la portière en force.

— Non, mon pote, fait-il au chauffeur, à la Grande Cabane… Police !

Et il ajoute à l’intention d’Oschatz (ça se prononce comme ça se tousse) :

— Pousse ton prose, tu verras Marseille !

Il ne me reste plus qu’à suivre ces messieurs au volant de ma chignole à roulettes. L’interception s’est effectuée avec le maximum de tact. Quand il le veut bien, Béru, c’est un monument de discrétion et il a tellement de doigté qu’on lui demanderait de donner un récital à Pleyel s’il était plus présentable…

— Qu’est-ce que je fais ? s’inquiète la gosse.

Elle trouve que son rôle, pour important qu’il soit, n’en est pas moins d’une trop grande brièveté. Ça ne paie pas le déplacement. Avec son bath manteau au col d’astrakan, sa robe béante et son rouge à lèvres cyclamen, elle pouvait s’attendre à mieux que ça.

— Venez avec moi si vous n’êtes pas pressée…

— J’ai toute la nuit ! gazouille-t-elle.

Vous parlez d’un appel au secours ! C’est pas du sous-entendu, c’est de la sirène de brume !

On se met à filer le bahut de Béru à travers un Paname quasi désert.