Dans lequel « on » s’explique…
Si ça m’incommode un peu d’interroger un clown ayant sa tenue de travail, lui, ça lui colle carrément des complexes.
Il regarde son partenaire, le rouquin. Le pif du mec reste allumé. Ma parole, y aurait un court-jus dans sa centrale que ça ne me surprendrait pas. Il fait la grimace, because la blessure à son bras, et croyez-moi, une grimace de souffrance, derrière le grand rire idiot peinturluré sur sa frime, ça fait nettement sinistre.
— Vous parlez, Pauli, ou s’il faut vous mettre en verve ?
Il ne répond rien. Un instant – très bref – je suis pris d’un doute. Peut-être ne comprend-il pas le français ? Mais je me souviens de son numéro. Il maniait notre langue aussi bien que tout un chacun né et élevé à Romorantin.
— C’est votre petit camarade qui a descendu votre frangin l’arbitre, dis-je.
— Oh ! non ! s’écrie-t-il, pathétique.
C’est si spontané, si véhément, que je le crois. Il se fout à chialer. Ses larmes ruissellent dans le plâtras enduisant sa pauvre gueule lugubre. Les Larmes d’un clown ! un roman vécu, en vente dans toutes les bonnes épiceries, avec, en prime, un paquet de Duralex…
— Alors ?
Il se tourne vers son pote blessé. Je sens que c’est la présence de ce dernier qui l’intimide. Il s’affalerait bien, tant son émotion est vive, mais pas devant un témoin ; pas devant son complice.
La nuit est lourde comme la débilité mentale d’un brigadier-chef. Quelque part, dans la touffeur des arbres, monte le mugissement d’un condor ou l’aboiement d’un boa.
La musique du cirque joue du Strauss. Probable que c’est le numéro des trapézistes qui passe en ce moment.
Retour du gars Béru avec ses pompes à changement de vitesse.
— Ça y est, dit-il. J’ai fait le nécessaire…
— Merci, ça n’était pas superflu…
Je lui désigne le blessé.
— Emmène-le au bar, et offre-lui un cognac en attendant l’arrivée de l’ambulance…
L’Obèse va pour objecter, mais je lui fais parvenir mon regard dominateur 82 ter et il s’empresse d’y mettre un cadenas de sécurité.
Lorsque l’auguste partenaire de Pauli Graff n’est plus là, l’atmosphère change.
On se sent instantanément plus léger. Et moi, San-Antonio, moi qui vous ai compris, je peux vous dire que je hume la raison profonde, secrète, ferrugineuse et vaso-vasculaire de ce changement. Mon sens aigu de la psychologie, ma notion absolue de l’humain, mon don d’introspection bilatérale avec eau chaude et froide et vue sur l’amer me rendent perceptible le distinguo fondamental. Pauli Graff n’a pas tué ; son camarade (au fait lequel est Trou, dans l’association ; lequel est Ducutabatière ?) lui, a commis un meurtre.
Et je pige. Je pige que c’en est kif-kif un programme de vulgarisation sur la reproduction du noyau de cerise à la télé.
L’auguste, alias Buffalo Bill, n’a pas flingué Otto, mais son garde du corps…
C’était lui le faux journaliste qui tira depuis la plate-forme de la tribune d’en face !
Je pose la question, sèchement, à Pauli. Et il dit ya, ce qui en français veut dire oui, en anglais no, et à Tahiti peut-être.
— Mon cher, fais-je, les crimes politiques sont parfois pardonnés. Vous devriez vous mettre à table. De toute façon, nous apprendrons la vérité un jour au l’autre, vous le savez bien ?
Il le sait bien. Il ne demande qu’à jacter, je vous le répète. C’est le genre de truc qu’un flic émérite devine, flaire et renifle.
Ne nous cassez pas le chou si je fais dans le synonyme : je sais que vous avez un vocabulaire réduit, alors j’essaie de me mettre à votre portée, comme disait une chienne de mes relations.
— C’est toute une histoire, murmure Pauli.
— Justement, je les adore…
— Une histoire qui est aussi l’Histoire tout court, continue-t-il, avec un accent germanique qu’aucun Italien n’a jamais eu.
Je le laisse se concentrer. Il promène le dos de sa paluche sur son visage plâtreux. Il a un sourcil en accent circonflexe et un autre en point virgule. Des traits verticaux sur les paupières donnent à son regard un je-ne-sais-quoi de diabolique…
— En 1940, mon frère Otto était sous-officier dans la Wehrmacht.
— Bravo, et à part ça ?
— Il a fait la campagne de France…
— Tout le plaisir a été pour nous, dis-je.
Mais j’ai tort de persifler, ça le trouble. Alors je me fais un nœud coulant à la menteuse et j’esgourde la suite…
— En juin, il commandait une patrouille de reconnaissance dans la région de Rambouillet. Et il a eu un accrochage avec un petit convoi français qui fuyait vers le sud…
Il se tait, hésite. Je l’encourage.
— Continuez…
— À l’issue de cet engagement, le convoi français a été neutralisé, mais mon frère avait perdu les six hommes qu’il commandait et se retrouvait seul survivant…
— Un coup de veine !
— Oui…
— Il s’apprêtait à rebrousser chemin pour rejoindre ses positions lorsqu’il eut l’idée de fouiller les voitures françaises en déroute. Il trouva dans l’une d’elles un coffre de fer scellé par la Banque de France. Otto fit sauter la serrure du coffre. Il constata alors que celui-ci était empli de lingots d’or. Il y en avait pour des millions et des millions de l’époque.
Je commence à finir par commencer à comprendre, les gars.
— Et alors, cher ami ?
— Mon frère était à motocyclette. Il ne pouvait pas changer le coffre sur sa machine. D’autre part, les voitures françaises étaient hors d’usage… Alors, il cacha le coffre…
— Où ?
Pauli hausse ses épaules pailletées…
— Je n’en sais rien… Lorsqu’il eut caché le trésor, il regagna les lignes allemandes…
Pauli se tait ; le plus duraille du récit reste à bonnir. Je l’aide un brin.
— Et il n’a rien dit. Il a pensé que s’il revenait de la guerre ça serait chouette de retrouver une tirelire commak, non ?
— C’est un peu ça, reconnaît Graff.
— Ça l’est même beaucoup…
Le clown soupire et hoche sa tronche blême.
— La guerre a continué pour lui. Il a été envoyé, plus tard, sur le front russe où il a était fait prisonnier… On l’a relâché en 54 seulement. Seulement il se trouvait en Allemagne orientale, vous comprenez ? Il ne pouvait pas venir en France…
— Je vois… Il attendait son heure ?
— Oui.
— La suite, mon vieux, je tire la langue !
— Otto était passionné de football. Ancien international, il s’est, à son retour d’URSS, remis à ce sport comme entraîneur, puis comme arbitre. Il espérait qu’un jour cela lui fournirait l’occasion de franchir le rideau de fer. Et il avait vu juste. Ce jour est arrivé… Seulement…
— Seulement, poursuis-je, on lui a mis deux anges gardiens aux talons ?
— Exactement…
— Otto m’avait prévenu de sa prochaine venue en France. Par un hasard extraordinaire, mon cirque se trouvait dans la région parisienne… J’ai pris une chambre voisine de son hôtel, au Modern…
— Je sais…
— Et c’est la nuit dernière qu’il m’a mis au courant de l’histoire du trésor… Il fallait avant de s’en occuper qu’il sème ceux qui le surveillaient. Nous avons échafaudé un plan lui permettant de quitter le stade sans ses mentors, seulement ceux-ci ont flairé du louche… Ou bien ils se sont aperçus de quelque chose et, juste avant que la partie ne commence, l’un d’eux est allé parler à mon frère, sur le terrain. J’ignore ce qu’il lui a dit. Mais Otto semblait très abattu. Il m’a adressé de loin un geste dont nous étions convenus et qui signifiait : tout est fichu, annulons le plan… J’ai vu rouge. J’étais assisté de Standley, mon partenaire. Il…
— Vu. Il a torché l’un des deux bonshommes que vous aviez vous-même filé et donc repéré dans la tribune. Le Buffalo Bill ne tire pas seulement sur les boules de verre, il fait mouche dans les yeux de ses contemporains…
— Comprenez la situation…
— Monsieur Pauli Graff, savez-vous que le droit d’asile existe en France mieux que partout ailleurs et que, si vous aviez demandé la protection de la police…
— Nous ne voulions pas attirer l’attention de la police…
— Ah ! oui : le trésor…
C’est fou ce que le pognon modifie la mentalité d’un individu. C’est banal, mais c’est vrai. Tout ce qui est banal est vrai, si tout ce qui est vrai n’est pas banal !
Jusqu’aux fours, parfois, qui sont banaux !
— Bon, votre tireur d’élite qui avait envie de faire un vrai carton a composté le premier ange gardien…
— Oui.
Je me penche sur lui. Je le chope par la fraise (il en porte une). Et avec le pouce de l’autre main, j’écris dans le plâtre de son visage « M… à çui qui le lira ».
— Et puis ensuite, vous avez flingué le frangin !
« Après l’angegardienicide le fratricide. Vous entendiez affurer le pognon à deux seulement.
Le gars s’emporte. Il lève la main sur le commissaire San-Antonio qui, plus preste, abaisse la sienne sur le pif du gugusse. Ça se met à couler rouge sur son maquillage de piste.
— Vous mentez ! hurle Pauli. On a assassiné mon frère… J’ignore qui. Sans doute l’autre homme qui le surveillait. J’ignore où est le trésor, c’est pourquoi je suis allé fouiller ses vêtements dans le vestiaire où vous m’avez rencontré…
L’argument me frappe. C’est vrai. S’il avait eu le magot, ou s’il avait su où celui-ci nichait, aurait-il pris de pareils risques ?
— T’appelles ça fouiller, mon pote, je ricane en évoquant les fringues lacérées…
Il hausse les épaules.
— Si j’avais voulu me débarrasser de mon frère pour avoir sa part, aurais-je fait abattre l’homme qui le surveillait ?
Un point de plus…
— Alors, qui ?
— Je l’ignore. Et j’espère de toute mon âme que vous découvrirez la vérité…
Il paraît sincère ; autant que puisse le paraître un gars ayant un crépissage pareil sur la vitrine.
Je médite un instant, ce qui ferait sourire mon éditeur.
— En somme, je susurre, pour résumer votre cas, chère bille de clown, vous avez un frangin qui, pendant la guerre, est tombé sur un coffre d’or qu’on évacuait. Il l’a caché. Puis, vingt ans après, comme dans Les Trois Mousquetaires, il a pu revenir en France pour le récupérer à son compte. Ayant besoin d’aide il vous a fait signe. Vous mettez sur pied un petit topo destiné à lui permettre de choisir la liberté. Mais il est surveillé par des gars qui ouvrent grands leurs Marchal. Afin de lui sauver la mise vous abattez l’un des deux gars. Et, presque au même moment, votre pauvre frère est descendu sur le terrain.
Je m’arrête.
La preuve de l’innocence de Buffalo Bill en ce qui concerne ce second crime, c’est la différence des angles de tir et de distance. Le tireur qui a flingué l’ange gardien n’avait matériellement pas le temps d’aller dans l’immeuble d’en face pour démolir Otto Graff. Et pourquoi y serait-il allé, puisqu’il pouvait très aisément le dégringoler d’où il était ? Je me frotte le lobe, ce qui est chez moi l’indice de la perplexité la plus perplexe.
Et je continue :
— Vous ignorez qui a tué Otto. Vous ignorez où il a caché son or ; ou plutôt l’or de la République française…
« Correct comme résumé ?
— Oui.
— Qu’espériez-vous trouver dans ses vêtements ?
Il hésite un peu. Je l’encourage à parler, gentiment, d’un coup de poulaine dans les hauts-de-chausses.
M’sieur Pauli se racle la gargane.
— Eh bien, mon frère a caché le coffre dans un petit pays près de Rambouillet, je vous l’ai dit. Seulement il ne savait pas le nom de cette commune.
— Tu te fous de moi, Éloi ! je bougonne.
Nouveau coup de chausson de danse dans les molletières du prévenu.
— Mais non ! s’insurge-t-il. C’était la guerre. Il roulait à moto avec ses hommes. L’échauffourée s’est produite en rase campagne. Il a caché le coffre et il a rejoint sa base, mais sans savoir le nom de cette commune. C’est facile à comprendre. Il savait y aller… C’est tout… À condition de partir de Rambouillet. Il a demandé une carte routière à l’hôtel.
Je me marre. Cette carte je l’ai dans ma poche…
— Et puis ?
— Il espérait pouvoir localiser l’endroit sur la carte…
— Il y est parvenu ?
— Je l’ignore. Vous oubliez une chose… Je n’ai vu mon frère que quelques minutes pendant la nuit. Vers deux heures du matin, l’un de ses gardiens est venu frapper à sa porte. Je n’ai eu que le temps de regagner ma chambre. Peut-être d’ailleurs est-ce à ce moment-là qu’ils ont eu des doutes. Il se peut aussi qu’on leur ait parlé de moi à la réception de l’hôtel car j’avais demandé…
— Deux chambres communicantes. Tu l’as déjà dit et je le savais…
On frappe à la porte un coup discret qui fend un carreau. Béru est de retour. On s’en aperçoit tout de suite. Il entre péniblement, à cause de ses targettes de clown qui barrent l’entrée.
— L’aut’ patate est dans le panier, annonce-t-il.
Il se laisse tomber sur un siège et, après un regard admiratif au confort ambiant, il remarque :
— Ces gens de cirque, c’est riche comme Fréjus.