3.

Passé la traditionnelle minute de prudence, nous sortîmes dans la rue vêtus de gabardines noires, auxquelles s’ajoutait un parapluie de la taille d’un parasol que Fermín avait acheté dans un bazar du port avec l’idée de s’en servir aussi bien en hiver qu’en été pour ses escapades avec Bernarda à la plage de la Barceloneta.

— Fermín, avec ce monument, nous passons aussi inaperçus qu’une bande de coqs chantant en chœur cocorico, lui fis-je remarquer.

— Rassurez-vous, la seule chose que doit voir cette crapule, ce sont des doublons en or lui tombant du ciel, répliqua Fermín.

Salgado avait une centaine de mètres d’avance sur nous et boitait allègrement sous la pluie dans la rue Condal. Nous raccourcîmes un peu la distance, alors qu’il s’apprêtait à prendre un tramway montant dans la rue Layetana. Nous nous lançâmes au pas de course, repliant en même temps le parapluie, et nous réalisâmes le miracle d’attraper le tramway au vol. Dans la meilleure tradition de l’époque, nous fîmes le trajet accrochés à l’arrière. Salgado avait trouvé un siège à l’avant, cédé par un bon Samaritain qui était à cent lieues d’imaginer à qui il avait affaire.

— C’est ça, l’avantage de vieillir, dit Fermín. Personne ne se souvient qu’on a aussi été des cons.

Le tramway parcourut la rue Trafalgar et arriva à l’arc de triomphe. Nous jetâmes un coup d’œil à l’intérieur pour nous assurer que Salgado restait cloué sur son siège. Le receveur, un homme affublé d’une formidable moustache, nous observait, sourcils froncés.

— Si vous croyez qu’en restant accrochés là je ne vous ferai pas payer, vous vous mettez le doigt dans l’œil, je vous surveille depuis que vous êtes montés.

— Personne n’apprécie plus le réalisme social, murmura Fermín. Quel pays !

Nous lui tendîmes quelques pièces et il nous délivra nos tickets. Nous en étions à penser que Salgado avait dû s’endormir quand, au moment où le tramway enfilait la rue qui mène à la gare du Nord, il se leva et tira sur le cordon pour demander l’arrêt. Profitant de ce que le conducteur freinait, nous nous laissâmes choir devant le bâtiment moderniste tarabiscoté qui abrite les bureaux de la compagnie hydroélectrique et suivîmes le tramway à pied jusqu’à l’arrêt. Nous vîmes Salgado descendre, aidé par deux passagers, et prendre le chemin de la gare.

— Vous pensez la même chose que moi ? demandai-je.

Fermín confirma. Nous suivîmes Salgado dans la salle des pas perdus, en nous camouflant, malgré le parapluie démesuré de Fermín qui rendait notre présence douloureusement évidente. Salgado se dirigea vers une rangée de casiers métalliques alignés contre le mur comme dans un cimetière en miniature. Nous nous postâmes sur un banc dans l’ombre. Salgado avait fait halte devant la file infinie des casiers et les contemplait, concentré.

— Est-ce qu’il a oublié où il a mis le butin ? m’interrogeai-je.

— Oublié, lui ? Certainement pas. Ça fait vingt ans qu’il attend ce moment. Maintenant, il le savoure.

— Si vous le dites... Moi, je crois qu’il a oublié.

Nous restâmes là à l’observer.

— Vous ne m’avez jamais raconté où vous aviez caché la clef quand vous vous êtes évadé du fort..., risquai-je.

Fermín me jeta un regard hostile.

— Je n’ai pas envie d’aborder ce sujet, Daniel.

— Oubliez ma question.

L’attente se prolongea encore quelques minutes.

— Peut-être qu’il a un complice, hasardai-je, et qu’il l’attend.

— Salgado n’est pas du genre à partager.

— Ou alors il y a quelqu’un d’autre qui...

— Chuuut ! m’intima Fermín en montrant Salgado qui avait enfin bougé.

Le vieil homme alla à un casier et posa la main sur la porte métallique. Il sortit la clef et l’introduisit dans la serrure. Il ouvrit la porte et scruta l’intérieur. À cet instant, deux gardes civils doublèrent le coin du hall en venant des quais et s’approchèrent de l’endroit où Salgado tentait d’extraire quelque chose du casier.

— Aïe, aïe, aïe !..., murmurai-je.

Salgado se retourna et salua les deux gardes civils. Ils échangèrent quelques mots et l’un d’eux retira une mallette de l’intérieur, qu’il posa par terre, aux pieds de Salgado. Le voleur les remercia de leur aide avec effusion et les deux gardes civils saluèrent en portant la main à leur tricorne avant de poursuivre leur ronde.

¡ Viva España ! chuchota Fermín.

Salgado s’empara de la mallette et la traîna vers un autre banc, à l’opposé de celui que nous occupions.

— Il ne va quand même pas l’ouvrir ici ? m’étonnai-je.

— Il a besoin de s’assurer que tout est bien dedans, répliqua Fermín. Il a fallu à cette canaille endurer des années de souffrances avant de récupérer son trésor.

Salgado vérifia à plusieurs reprises qu’il n’y avait personne à proximité et, finalement, se décida. Nous le vîmes ouvrir la mallette d’à peine quelques centimètres et inspecter l’intérieur.

Il demeura ainsi presque une minute, immobile. Nous nous regardâmes, Fermín et moi, sans comprendre. Soudain, Salgado referma la mallette, puis se leva et se dirigea vers la sortie en la laissant derrière lui, devant le casier ouvert.

— Mais qu’est-ce qu’il fait ? interrogeai-je.

Fermín me fit signe.

— Vous, allez voir la mallette, moi, je le suis...

Sans me donner le temps de répliquer, Fermín se hâta vers la sortie. Je me dirigeai d’un pas rapide vers l’endroit où Salgado avait abandonné la mallette. Un petit malin qui lisait le journal sur un banc voisin avait lui aussi suivi la scène et, après un coup d’œil à droite et à gauche, s’approcha comme un vautour qui fond sur sa proie. Je pressai le pas. L’inconnu allait s’en emparer quand, miraculeusement, je réussis à l’en empêcher.

— Cette mallette n’est pas à vous, dis-je.

L’individu prit un air farouche et se cramponna à la poignée.

— Je préviens la Garde civile ? menaçai-je.

Apeuré, le petit malin lâcha la mallette et disparut du côté des quais. Je la rapportai jusqu’au banc, m’assurai que personne ne prenait garde à moi et l’ouvris.

Elle était vide.

À ce moment, seulement, j’entendis un grand bruit de voix et je levai les yeux pour constater qu’un attroupement s’était formé à la sortie de la gare. Je me mis debout et vis à travers les vitres le couple de la Garde civile se frayer un passage dans un cercle de curieux rassemblés sous la pluie. Lorsque les badauds se furent écartés, j’aperçus Fermín, agenouillé, qui soutenait Salgado dans ses bras. Le vieil homme avait les yeux ouverts comme s’il regardait la pluie. Une femme qui entrait à cet instant porta la main à sa bouche.

— Que s’est-il passé ? l’interrogeai-je.

— Un pauvre vieux vient de tomber raide, dit-elle.

Je m’approchai lentement de ceux qui observaient la scène. Fermín échangea quelques mots avec les deux gardes civils. Puis il ôta sa gabardine et l’étendit sur le cadavre de Salgado, lui couvrant le visage. Quand j’arrivai, une main comportant seulement trois doigts dépassait du vêtement et, dans la paume luisante d’eau il y avait une clef. J’abritai Fermín sous le parapluie et lui posai la main sur le bras.

— Est-ce que ça va, Fermín ?

Mon bon ami haussa les épaules.

— On rentre à la maison, parvint-il à murmurer.