Aux origines de la Russie
Le pouvoir par le sang
« Le tsar légitime étant mort, le trône resta vide et les troubles commencèrent. »
Auteur de ce propos lapidaire, le grand historien Kostomarov situe fort justement en 1584, à la mort du tsar Ivan le Terrible, le début d’une des périodes les plus tragiques de l’histoire russe : le Temps des troubles – smutnoe vremia.
Cette période va couvrir trois décennies pour s’achever en 1613 avec l’avènement d’une nouvelle dynastie, celle des Romanov.
L’histoire de la Russie en ces décennies de troubles et, auparavant, en des siècles tout aussi troublés est avant tout une histoire de conflits meurtriers autour du pouvoir et de sa conquête. C’est une longue histoire de sang.
À ses débuts, il y eut, comme très souvent dans l’histoire des sociétés humaines, un héros, un mythe : Riurik, prince de Novgorod, dont on ne sait à peu près rien, ni les origines, ni les faits et gestes, mais qui donna son nom à la dynastie qui régna sur la Rus’ depuis le ixe siècle. En revanche, son parent et successeur transitoire, Oleg, est, lui, bien connu des historiens. Avant de mourir, Riurik avait désigné comme successeur légitime son fils Igor. Mais, celui-ci n’étant encore qu’un enfant, c’est un parent, Oleg, qui va assurer l’intérim.
En l’an 862, Oleg part en campagne, descend le Dniepr, arrive jusqu’à une « petite ville située sur une colline » : ce sera Kiev, berceau de la Rus’. Il arrache le pouvoir à ceux qui s’en sont emparés, Askold et Dir, car ils ne sont pas, leur dira-t-il, de « race princière », et, pour s’en défaire, il les tue sans hésiter. Il est, dès lors, le maître de Kiev, qu’il va proclamer la « mère des villes russes ».
Les années passent, Igor est devenu adulte ; Oleg le reconnaîtra pour successeur de Riurik, lui confiera Kiev et s’en ira combattre les Turcs.
Cet Oleg, appelé le Très-Sage, aura régné trois décennies sur Kiev, même si ce règne fut entrecoupé d’années de guerre. À sa mort en 907, le souverain de Kiev est vraiment Igor, fils de Riurik. Pour la dynastie des Riurikides commence alors l’épopée ; une longue suite de princes en tisse l’histoire.
Mais Kiev est loin d’être une principauté tranquille ; elle est entourée de voisins redoutables qui menacent à tout moment de s’abattre sur elle, de la ravager, de confisquer son indépendance. Khazars, Petchénègues, Polovtsiens venus de la steppe n’en finissent pas de déferler sur la « mère des villes russes ». Et, ultime épreuve, en 1240, les Mongols, conduits par le petit-fils de Gengis Khan, Batu, qui a conquis Riazan, puis Vladimir et Souzdal, fondent sur Kiev. La ville est prise d’assaut, rasée, la population exterminée. C’est le triomphe de la Horde d’Or.
Le drame de l’occupation mongole s’est greffé sur des drames intérieurs : la lutte qui déchire la dynastie, la lutte des clans, la pratique féodale des apanages. À l’origine de tout, il y a le problème de la succession qui va affaiblir le pouvoir des Riurikides et précipiter leur chute. Sans doute le droit byzantin, qui transmettait à l’aîné l’héritage du père, avait-il pénétré à Kiev avec l’adoption du christianisme par Vladimir au ixe siècle. Mais la tradition slave du partage va se révéler plus forte que celle de Byzance. Elle était au demeurant très complexe. D’une part, cette tradition slave affirmait la primauté de l’aîné, prince de Kiev, descendant de Riurik, sur ses frères qui étaient ses vassaux. Mais, en même temps, elle maintenait le principe de la succession entre frères, la mort d’un prince ayant pour conséquence d’attribuer la succession au frère qui le suivait, et non à son fils. Ce système compliqué fut source de rivalités constantes et d’incessantes tueries au sein du clan. Les problèmes successoraux se résolvaient par tradition dans le meurtre.
Pourtant, dans cet univers de conflits sanglants, Kiev connut des moments heureux où d’excellents souverains assurèrent à leurs sujets un temps de paix. C’est d’abord Vladimir après sa conversion au christianisme. Puis son fils, Iaroslav le Sage, un moment rebellé contre son père, mais à qui la mort de Vladimir évite d’être parricide. Parvenu au pouvoir, il exerce une intelligente et paisible autorité, et son œuvre politique, législative, éducative lui vaut d’être reconnu comme le « Charlemagne de la Russie ». Plus tard vient Vladimir « Monomaque », qui n’est pas l’héritier direct de son père, mais qui a été porté au pouvoir par la confiance du peuple, belle exception à la règle de succession. C’est un prince sage, remarquablement cultivé, élaborant un système législatif et défendant des méthodes pacifiques de gouvernement.
Par la suite, Kiev connut une série de princes éphémères se succédant à un rythme infernal, qui, chassés du pouvoir, y revenaient un instant et s’entre-tuaient. Le coup de grâce fut porté à Kiev en 1169 par André de Bogolioubovo, arrière-petit-fils du Monomaque, prince de Souzdal, mais qui voulut aussi devenir prince de Kiev. Il avait rassemblé une confédération de princes pour s’emparer de la ville, qu’il soumit au pillage. Ainsi martyrisée par les siens, Kiev était mûre, à l’aube du xiiie siècle, pour succomber à l’arrivée de l’occupant.
La domination mongole fut certes une tragédie pour Kiev et pour tous les princes russes issus de Riurik qui régnaient alors dans le pays, mais elle présenta aussi pour eux quelques avantages. Elle les obligea à régler leurs conflits et à progresser sur la voie de l’unité. Les Mongols avaient pour principe d’exercer une domination légère, voire indirecte. Ils percevaient un « tribut », mais, plutôt que de se charger de sa collecte, ce qui supposait d’y installer une administration et de contrôler les peuples assujettis, ils préféraient en confier le soin aux princes locaux. En échange de leur collaboration, ils leur remettaient un document, le yarlik, véritable charte reconnaissant l’autorité de ces princes sur leurs sujets. Les Mongols jouaient de ce principe de reconnaissance pour établir une hiérarchie entre les princes, favorisant les plus soumis qui acquéraient ainsi une autorité locale croissante et se transformaient en petits potentats. Ce fut un processus favorable à l’unité russe. En 1317, Iouri, prince de Moscou, dont l’épouse était la sœur du khan Özbek qui dominait alors la Russie, reçut de lui, avec le yarlik, le titre de grand-prince de Moscou. Le soutien du khan mongol encouragea Iouri dans son projet d’étendre son autorité à d’autres domaines : c’est le début du « rassemblement des terres russes » autour de sa principauté, qui conférera à Moscou un rôle central dans une Russie engagée de manière encore timide dans la voie du remembrement.
Plus tard, au terme d’autres conflits de succession compliqués, le frère puîné de Iouri, Ivan dit l’Escarcelle – Ivan Kalita –, reçoit lui aussi du khan le titre de grand-prince de Moscou. La primauté de Moscou sur les autres principautés se confirme ainsi, et la ville connaît alors un essor rapide auquel la protection du khan n’est pas étrangère. L’attraction de Moscou est telle que l’Église, qui avait jusqu’alors son siège à Vladimir, décide d’y transférer la capitale religieuse de la Russie. Le modèle byzantin d’un État unifié où la succession obéit à des lois rigoureuses, la pression de l’occupant mongol et son soutien aux princes de Moscou, l’autorité croissante de ceux-ci et leurs efforts pour rassembler les terres russes, enfin l’appui que leur apporte l’Église ont contribué à ce que la Russie unifiée puisse, en 1480, accéder à la souveraineté. Ivan III proclama alors solennellement la fin de la domination mongole.
Ivan III dut à un très long règne (1462-1505) de pouvoir jouer un rôle considérable dans le « rassemblement » de la Russie. Il récupéra des apanages, plaça sous son autorité les principautés les plus indépendantes, Novgorod et Tver, se posa en successeur des princes de Kiev et haussa son statut en épousant Sophie Paléologue, nièce du dernier empereur byzantin, Constantin IX. Ce faisant, il ajouta l’aigle byzantin à deux têtes au saint Georges protecteur de sa dynastie, et prit le titre de tsar.
Le progrès politique était considérable, même si Ivan III en revenait parfois au vieil usage du partage. Il avait conquis le pouvoir en se débarrassant de ses frères, qu’il avait jetés en prison ou tués, et dont il avait accaparé les terres. Envers ses propres fils, il se montra plus incertain, leur distribuant des apanages, mais posant en principe intangible qu’ils n’échappaient pas pour autant à l’autorité du grand-prince qui, seul, avait pouvoir diplomatique et financier.
À bien des égards, Ivan III rappelle son contemporain Louis XI. Comme lui, il a brisé la féodalité au sein de sa famille. Comme le roi de France qui mit un terme aux raids anglais, il en finit avec la domination des Mongols. Comme le Français qui mit les lois de son royaume en harmonie avec l’ordre nouveau, il publia un Code des lois – Oulojénié – en 1497. Comme Louis XI, enfin, il agit de manière implacable avec tous ceux qui se dressaient en travers de son chemin. Il reviendra à son petit-fils Ivan IV, qui va hériter du trône à l’âge de trois ans, de parachever l’œuvre politique d’unification et d’organisation du pouvoir engagée depuis le début de la dynastie riurikide. Mais, un enfant de trois ans ne pouvant régner, les querelles successorales autour de la régence vont entraîner d’effroyables violences, à commencer par le meurtre de la régente Hélène qui, de son côté, aura d’ailleurs fait assassiner des parents menaçant son autorité, entre combien d’autres importuns. L’enfance du futur Ivan IV se sera déroulée au spectacle des gibets dressés, des yeux crevés, des cadavres déchiquetés, dans les hurlements des hommes soumis à la torture.
Les deux visages d’Ivan IV, dit le Terrible
Faut-il s’étonner que, dès l’âge de treize ans, contemplant ses parents qui se disputent le pouvoir avec une telle violence, Ivan réussisse son premier coup de force ? Il convoque les boiars, les met en accusation et leur annonce qu’il va se venger sur le plus puissant d’entre eux, celui qui détient alors le pouvoir, le prince Chouiski. Sa vengeance est terrible : après l’avoir fait torturer, il le donne à déchiqueter à ses chiens. Encore quatre ans d’attente et, en 1547, il se fait couronner. Il a alors dix-sept ans et revendique le titre de tsar. Moscou n’est plus sous l’autorité d’un grand-prince, mais d’un souverain.
Ivan IV est l’incarnation du destin tragique de la Russie pré-romanovienne et de ses chances manquées. Son véritable règne commence dans le drame : l’incendie qui ravage alors Moscou, les émeutes, la panique. Dans ce climat d’inquiétude populaire et de superstition, les boiars se déchaînent et s’affrontent pour tenter de reprendre le pouvoir. Mais Ivan parvient à rétablir l’ordre, à imposer son autorité, et opte pour la clémence et la paix. S’ouvre le temps des réformes soumises à l’Assemblée de la terre (Zemski Sobor) : réformes judiciaire, administrative, militaire ; enfin, relation définie entre l’Église et l’État lors du concile de 1551.
En ses premières années de règne, Ivan IV a réussi à construire l’État russe, à redessiner une société où l’arrogance des grands est brisée, où tous sont au service de l’État, où les talents les plus humbles peuvent s’affirmer. Ivan a aussi assuré la sécurité des frontières. La Russie enfin rassemblée devient un pays d’Europe semblable aux autres. Mais, une fois encore, le destin tragique du pays va se manifester, et des circonstances imprévues sont à l’origine de ce basculement.
En 1560, Anastasia Romanov, l’épouse du tsar, meurt. Ivan est convaincu qu’elle a été assassinée. Toute mort en Russie ne peut-elle être le résultat d’un assassinat ? Il cherche les coupables. Il le fait avec d’autant plus de zèle que, peu d’années auparavant, alors qu’il était gravement malade, il a assisté à la montée des ambitions autour de lui, aux complots qui s’esquissaient, à la désagrégation du système. Miraculeusement guéri, il a déjà perdu confiance en son entourage et la mort d’Anastasia achève de transformer le sage prince en tyran qui va ignorer toute limite.
Dans son exercice dément du pouvoir, trois traits s’imposent, qui détruisent tout le progrès antérieur. D’abord, la division du territoire en deux parties : l’une où les institutions conservent leur place, c’est le domaine commun ; l’autre, l’opritchnina, est un domaine séparé où la seule loi qui s’impose est celle du souverain. Dans cette partie de la Russie, aucune autorité traditionnelle ou intermédiaire n’existe, seul subsiste un rapport direct de fidélité au tsar. C’est la préfiguration des États totalitaires du xxe siècle. Deuxième innovation : la terreur totale, le complot ou le soupçon de complot entraînant l’adoption du principe de responsabilité collective qui va permettre à Ivan d’exterminer ses adversaires, mais aussi des familles entières, voire des villes – Novgorod en 1570 –, de s’attaquer à l’Église et d’assassiner le métropolite Philippe, que celle-ci sanctifiera. Le génocide n’appartient pas qu’à l’histoire du xxe siècle, il est déjà caractéristique de la seconde phase du régime d’Ivan le Terrible. Enfin, troisième manifestation de ce pouvoir fou : le 19 novembre 1581, Ivan tue son propre fils, son héritier, le fils d’Anastasia.
Cette seconde partie du règne a été fondée sur une logique, celle de la table rase. C’est la vieille Russie avec ses boiars, ses villes aux pratiques parfois démocratiques, comme Novgorod, l’Église, enfin l’héritier en personne, que le tsar ne peut plus tolérer, qu’il va anéantir avec une violence qui ne connaîtra aucune limite, aucune exception. Ivan IV a bien mérité le nom que le peuple lui donne : le Terrible (Groznyi, de groza, la foudre). Il a voulu façonner un nouveau monde où il détiendrait un pouvoir total sur les hommes et les choses. C’est cette utopie qui aura raison de lui et de l’État russe dont il avait, dans un premier temps, parachevé la construction. Le Temps des troubles va alors commencer. Plusieurs éléments le caractérisent :
D’abord, la question dynastique. Ivan mort, une succession normale était encore possible. Deux de ses fils survivaient, mais ils étaient peu appropriés à la situation. L’aîné, Théodore, fils d’Anastasia, était plus moine que tsar, et l’on pouvait craindre qu’il ne fût soumis à des parents ou à des boiars dont les ambitions s’aiguisaient au constat de son impuissance, certains disaient même de son idiotie. L’autre héritier était Dimitri, le fils de Maria Nagoï, la dernière épouse d’Ivan le Terrible. L’Église n’avait pas béni cet ultime mariage et, à ses yeux comme aux yeux du peuple, Dimitri n’était qu’un bâtard. Il y avait donc, d’un côté, un héritier incapable de régner et de surcroît sans postérité ; de l’autre, un héritier sans légitimité. Théodore fut malgré tout proclamé tsar. Mais, dans cette situation quelque peu confuse, un homme « providentiel » surgit : Boris Godounov, son beau-frère. Un sorcier lui avait prédit qu’il monterait un jour sur le trône pour y rester sept ans. Il s’imposa comme conseiller privilégié du tsar et quasi-régent. Il expédia le jeune Dimitri et les siens à Ouglitch, leur apanage, et écarta tous ses rivaux, mais il ne fit jamais couler le sang.
Deux innovations sont à inscrire à son actif, l’une sociale, l’autre religieuse.
Le problème social est alors considérable. C’est avant tout celui de la paysannerie, qui constitue la majorité de la population russe et dont le statut n’a cessé de se dégrader. La noblesse, qui fait travailler les paysans dans ses domaines, les pressure effroyablement. Écrasés de charges, misérables, ils fuient vers les espaces nouvellement ouverts – nombreux sont ceux qui rallient les cosaques de la steppe, plus ou moins rebelles, et l’État s’inquiète de cette excessive mobilité. Dès 1497, il y avait d’ailleurs mis des limites : les paysans ne pouvaient quitter les domaines auxquels ils étaient attachés que dans les quinze jours entourant la Saint-Georges (saint patron de la Russie), c’est-à-dire le 26 novembre du calendrier julien. Ivan le Terrible décida de suspendre cette tolérance et fit dresser un cadastre pour mieux localiser les fuyards, toujours nombreux. En 1597, il fut décrété que tout paysan qui avait fui avant 1592 (date du recensement de la population) restait libre de ses mouvements, mais que celui qui avait fui ultérieurement devait être rendu à ses maîtres. En 1649, le processus d’immobilisation de la paysannerie sera achevé et le nouveau Code instaurera définitivement le servage.
Boris Godounov a joué ici un rôle considérable. Pour renforcer l’État, son domaine, il a étendu par étapes le servage, moyen utilisé par l’État pour récompenser ses serviteurs et s’assurer leur fidélité. L’évolution russe – le servage consolidé – se déroula ainsi à contretemps de celle de l’Europe occidentale, où la restauration de l’État entraîna la disparition du servage institué au temps où l’État était faible, soumis aux pressions d’un ordre féodal puissant.
La deuxième grande innovation de Boris Godounov fut la fondation d’un patriarcat russe. Constantinople étant dominée par les infidèles, l’Église russe ne pouvait continuer à en dépendre. Elle se proclama autocéphale.
En 1590, tout permet, semble-t-il, d’espérer un temps de paix pour la Russie. Boris Godounov détient le pouvoir, mais il le fait au nom d’un souverain qui est l’héritier légitime ; l’Église russe confirme l’autorité de l’État, et la noblesse est apaisée parce que l’État fixe les paysans dans ses domaines.
Après les Riurikides, la ronde des vrais et faux tsars
Deux événements dynastiques – on voit ici l’importance décisive de ce problème pour la Russie – vont détruire cet équilibre d’un moment. En mai 1591, Dimitri, l’enfant d’Ouglitch, est retrouvé égorgé. Cette mort mystérieuse ouvre la voie à toutes les accusations, à toutes les vengeances.
En 1598, Théodore meurt sans héritier. La lignée des Riurikides est interrompue. Quel souverain donner alors à la Russie ? Certes, il y avait encore des princes issus de Riurik, mais aucun n’avait joué de rôle dans le développement de l’État russe. Et Boris Godounov était là, détenteur du pouvoir, habile politique et fort de la prédiction d’un sorcier. Il imposa sa candidature à l’Assemblée de la terre qu’il avait convoquée à la hâte, candidature soutenue par le patriarche, qui lui devait son statut, par le clergé ainsi que par le peuple appelé à confirmer ce qui ressemblait à un plébiscite. En montant sur le trône avec les apparences de la légitimité – la volonté sociale –, Boris Godounov a brisé la chaîne de l’hérédité dynastique si difficilement instaurée et, d’une certaine façon, le mythe du caractère sacré du souverain. Ce n’est plus la légende – celle de Riurik – ni la continuité, mais la société qui, en dernier ressort, a décidé du choix du souverain.
Cette rupture va ajouter au trouble qui déjà grandit dans le pays. Qui est le vrai tsar, qui est le faux ? Le changement dynastique ne passe pas si aisément, et la rumeur de l’existence d’un vrai tsar s’amplifie en même temps que celle de l’usurpateur, assassin du tsar pour prendre sa place.
Comme toujours en Russie, le climat social joue un rôle essentiel dans la suite des événements. Les paysans ne supportent pas l’extension du servage, ils continuent à fuir ou s’installent dans un mécontentement proche de la jacquerie. Les récoltes sont mauvaises, les intempéries constantes, les désordres locaux s’accroissent. En 1601, la famine sévit. Le pays est prêt à croire que le vrai tsar est là, ressuscité ou faussement égorgé.
En 1601, un vrai tsar surgit et proclame qu’il est Dimitri. Il demande l’aide du roi de Pologne pour recouvrer son trône, se constitue une armée composée de cosaques du Don et du Dniepr que rejoignent des bandes de paysans révoltés, et part à la reconquête de son pays. Toutes les régions de Russie s’embrasent : pour ou contre Dimitri, mais plutôt contre Boris Godounov, accusé soudain de tous les maux. Il serait coupable des calamités naturelles, mais surtout d’avoir voulu fonder une dynastie au détriment des héritiers légitimes. On invente même contre lui une postérité à Théodore, ou bien on reconnaît Dimitri. De toute manière, estiment les Russes, le rêve dynastique de Boris Godounov repose sur le meurtre.
Boris Godounov meurt en 1605, sept ans après être monté sur le trône, comme l’avait prédit le sorcier. Avant de mourir, il a obtenu que les représentants de l’autorité, les boiars, le patriarche, le chef de ses armées, prêtent serment à son fils. Mais ce serment, que vaut-il dans le désordre ambiant, l’incertitude qui pèse sur sa légitimité, et avec la marche triomphale sur Moscou de Dimitri, supposé être le vrai tsar réchappé du drame d’Ouglitch ? Ceux qui ont prêté serment au fils de Godounov se retournent contre lui sans hésiter et, comme toujours, c’est dans le sang que se règle le conflit dynastique. Boris Godounov était monté sur le trône parce que l’héritier, Dimitri, avait baigné dans le sang. Le trône revient à Dimitri, miraculeusement réapparu à Ouglitch, dans le sang des Godounov qui sont tous massacrés – l’héritier, la veuve et le reste de la parentèle.
Tout un peuple accueille avec ferveur ce tsar, de son vrai nom Gregori Otrepiev, moine défroqué, dit-on, mais qui, quatorze ans plus tôt, assure-t-on non moins fermement, fut miraculeusement sauvé à Ouglitch. Et la mère de l’enfant d’Ouglitch, Maria Nagoï, le reconnaît solennellement. Ce nouveau tsar, pourtant, comme il déplaît rapidement ! Il est certes cultivé et intelligent, mais physiquement contrefait, affreux de visage, et il ne se soumet guère aux habitudes russes. Tout au contraire, comme Boris Godounov, il est fasciné par l’Occident, où il veut envoyer de jeunes Russes pour les former, il s’entoure d’Allemands, il est favorable aux catholiques et ami des Polonais. Sa femme, d’ailleurs, n’est-elle pas polonaise ? Si la Russie profonde sait peu de chose de ce nouveau tsar, Moscou va vite le haïr, et une coalition hostile rassembler contre lui tous ceux qui l’ont peu auparavant porté au pouvoir. Le 17 mai 1606, la foule envahit le Kremlin, le « tsar Dimitri » est défenestré et égorgé dans la cour. Deux fois égorgé, quel symbole ! Sa mère, Maria Nagoï, enfermée dans un couvent, en est tirée une nouvelle fois pour confirmer que ce Dimitri qu’elle avait reconnu il y a peu n’était qu’un usurpateur, un moine défroqué, et nullement l’enfant d’Ouglitch. Pour empêcher qu’il ne réapparaisse encore une fois, son cadavre est brûlé, comme le sont ceux des sorciers, et ses cendres dispersées par un canon ! Enfin, pour parachever l’exécution – post mortem – de ce faux Dimitri, les cendres de l’enfant mort à Ouglitch sont, elles, transportées à Moscou, et l’Église va se charger de le canoniser.
Mais à qui confier le pouvoir ?
C’est alors que surgit un nouvel homme providentiel, le prince Vassili Chouiski. Il avait toujours tenu un rôle dans l’affaire Dimitri. À l’origine, il jura qu’il avait vu le corps de l’enfant égorgé ; puis, lorsque apparut le « tsar » Dimitri, il l’accusa de n’être qu’un imposteur. Dimitri défenestré, il se rua littéralement sur le trône.
Le prince Chouiski appartenait à la lignée de Riurik, même s’il s’agissait d’une branche qui resta toujours éloignée du trône. Il se réclama, pour le conquérir, de la légitimité d’Ivan IV et du vrai Dimitri d’Ouglitch, mais, peu confiant dans les boiars, il ne leur laissa pas le loisir de convoquer l’Assemblée de la terre et se fit plébisciter par des partisans hâtivement rassemblés et par une foule désemparée, prête à toutes les aventures. Proclamé tsar dans ces conditions fort douteuses, Vassili tenta ensuite de gagner la faveur des boiars, qu’il avait méprisés, en prenant des engagements pacifiques : plus d’arrestations arbitraires, plus de biens confisqués, une justice sereine. Mais le pouvoir ne relève plus alors de la raison ni des arrangements entre puissants. L’intervention de la société a porté des fruits amers. Le peuple est à l’écoute de toutes les rumeurs. Est-ce vraiment le faux Dimitri qui a été égorgé et brûlé ? De faux Dimitri surgissent de partout, chacun se proclamant le vrai tsar et exigeant d’être reconnu comme tel. Le peuple désorienté s’attache tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Deux faux tsars vont ainsi conduire le pays au désordre intégral, à l’effondrement.
Le premier de ces faux tsars fut porté en 1606 par un puissant mouvement insurrectionnel avec à sa tête un prince Chakhovskoï et un ancien esclave prisonnier des Tatars, Ivan Bolotnikov. Ces deux hommes soulèvent le sud de la Russie dans un rassemblement de protestation sociale. Bolotnikov – personnage remarquable – appelle les paysans à se révolter contre l’autorité, contre la propriété, et surtout contre le servage. Faut-il s’étonner qu’il ait attiré des masses de miséreux qu’éblouit la promesse d’un nouvel ordre politique et social ? Du point de vue politique, le mouvement de Chakhovskoï et Bolotnikov est plus confus, puisqu’ils éprouvent de grandes difficultés à nommer le vrai tsar. Tantôt ils se réclament de l’enfant d’Ouglitch, tantôt du « tsarévitch Pierre », fils supposé de Théodore, qui n’a jamais existé. Peu importe, d’ailleurs, car, en définitive, c’est la dynastie des Riurikides qui leur tient lieu de drapeau.
Un deuxième tsar surgit, soutenu par un puissant mouvement populaire : ce tsar n’est autre, jurent ses partisans, que le tsarévitch assassiné à Ouglitch. Il se proclame tsar et s’installe dans le village de Touchino, proche de Moscou. Ce nouveau tsar est reconnu tout à la fois par la mère de l’enfant d’Ouglitch, Maria Nagoï, qui avait déjà reconnu le moine défroqué pour son fils, et par Maria Mniczek, la veuve de ce même Dimitri égorgé dans la cour du Kremlin et réduit en cendres.
Ce nouveau Dimitri tient une cour à Touchino, s’entoure d’une administration et attire nombre de ceux qui ont porté au pouvoir le tsar Vassili. Parmi les fidèles du tsar Dimitri de Touchino figure aussi le métropolite Philarète (Feodor Romanov), créé métropolite par le « premier tsar Dimitri ». Le tsar de Touchino surenchérit, lui confère le titre de patriarche, sans trop se soucier des formes et en oubliant qu’à Moscou se trouve un autre patriarche, Hermogène. Dès lors, la confusion est totale. L’État possède deux tsars, Vassili au Kremlin, Dimitri à Touchino ; mais aussi deux patriarches, deux Doumas, deux administrations !
Un peu plus loin de la capitale surgit presque aussitôt un troisième Dimitri. Quel est donc le vrai Dimitri dans cette horde de prétendants au trône ? Si la faveur populaire hésite, oscille, elle se porte toujours vers le vrai tsar, l’un de ces Dimitri, tout en rejetant le tsar en place, Vassili. Celui-ci, incapable de défendre son trône, est prié de le quitter. Sans protester, il ira se jeter dans un couvent, celui-là même d’où s’était enfui, dix ans plus tôt, le premier faux Dimitri ! Pour Vassili Chouiski, un trône ne valait pas de risquer sa vie.
Russie perdue, Russie sauvée
C’est, dans l’histoire de la Russie, un moment crucial où elle a failli cesser d’exister. Dans la confusion générale, les regards se tournent alors vers un adolescent de quinze ans, Ladislas, fils du roi de Pologne Sigismond III, et nombreux sont ceux qui imaginent de lui confier le trône pour rétablir l’ordre.
La Russie va-t-elle se livrer à son ennemi traditionnel ? Et quelle autre solution concevoir alors que, de tous côtés, la menace extérieure se mêle aux désordres internes et les renforce ?
Nous sommes en 1610. Moscou prête serment au prince Ladislas, tandis que le tsar de Touchino s’enfuit et sera tué. Mais le roi Sigismond détruit ce bel arrangement. Il refuse que son fils se convertisse à l’orthodoxie – condition essentielle de son installation sur le trône. Au vrai, ce n’est pour lui qu’un prétexte. Sigismond III veut le trône de Russie pour lui-même, et il entre en campagne pour le conquérir les armes à la main. Il menace Moscou.
Dans le même temps, un autre péril surgit par le nord. Le roi de Suède Gustave-Adolphe ne veut pas que la Pologne s’empare du trône de Russie, c’est-à-dire annexe la Russie. Et il y envoie ses troupes, qui progressent rapidement, conquièrent Novgorod. À son tour, la Suède réclame le trône russe pour y installer son propre candidat, le prince Philippe, frère du roi.
Le péril est immense : la Russie sera-t-elle conquise par les Suédois ou par les Polonais ? Du côté russe, il n’existe plus aucun candidat au pouvoir, puisque le tsar Dimitri de Touchino a été assassiné et que le tsar Vassili est en prières dans son couvent. Seule subsiste, croit-on un instant, la solution du tsar étranger.
C’est du sentiment national que vient le sursaut. Le patriarche Hermogène appelle le pays à la résistance contre un pouvoir catholique et contre la décomposition de la Russie. Auprès de lui, un héros de toutes les guerres, le prince Pojarski, et un boucher de Nijni-Novgorod, Minine, constituent une armée, libèrent Moscou au terme d’un siège effroyable où les Polonais retranchés dans la capitale se nourrissent de chair humaine. En novembre 1612, Moscou est conquise par cette armée nationale de fortune aussi hétérogène que l’est alors la Russie. Et la Russie est rendue à elle-même. Après Koulikovo où, en 1380, Dimitri Donskoï vainquit les Mongols, après la prise de Kazan en 1552 sous le règne d’Ivan le Terrible, la reconquête de Moscou en 1612 va s’inscrire dans la mémoire collective comme l’une des étapes décisives de l’histoire nationale.
Comment s’étonner de l’importance que les Russes accordent – deux siècles plus tard exactement – à 1812 et aux défaites de Napoléon ? Comment s’étonner que la Russie libérée du système soviétique ait choisi le 4 novembre pour marquer la fête nationale, même si, dans le contexte plus pacifié du xxie siècle, célébrer la nation le jour où la Russie a triomphé de la Pologne n’est peut-être pas de nature à effacer les vieilles discordes… Mais ce choix s’inscrit bien dans la vision d’une histoire nationale qui s’est construite par reconquêtes successives contre l’ennemi extérieur, quel qu’il ait été.
Le sursaut national de 1610-1612 a concentré l’attention populaire sur la menace principale, celle d’un pays dont l’indépendance est en jeu. Celle-ci assurée, restait, comme toujours, à régler la question du pouvoir.
La dynastie des Riurikides était épuisée. Celle de Boris Godounov n’avait pas existé. Un changement s’imposait. Le pouvoir est, en Russie, la réponse permanente aux temps d’incertitude nés du chaos. Ce fut le cas en 1613, en 1917, en 1991. Pour les Russes, celui qui assume le pouvoir doit être le père protecteur (batiouchka) de tous ses sujets ; la Russie, la terre russe, la patrie est leur mère (matouchka Rossiia). Cette vision familiale du trio tsar-terre-peuple, qui fait peu de place à l’État, est très prégnante au xviie siècle, et le sera jusqu’en 1917. Mais elle implique, pour ceux qui détiennent le pouvoir, une immense responsabilité : c’est d’ajouter l’État, un État viable, fort, garant des intérêts de tous, à cette conception ternaire qui domine alors la conscience collective et mobilise les fidélités.
Dans un pays ravagé par les désordres, par l’inquiétude des hommes et par d’immenses problèmes sociaux, c’est toujours la question politique qui s’impose : celle du pouvoir. C’est là une constante de l’histoire russe où, périodiquement, de manière cataclysmique, toutes les structures de l’État s’effondrent, et où, chaque fois, affolée, la société veut savoir vers qui se tourner, qui va incarner le pouvoir.
Après le Temps des troubles, 1613 va apporter une réponse à ce problème lancinant : ce sera la dynastie Romanov.