CHAPITRE XII

Alexandre II
Le tsar immolé

À la mort de Nicolas Ier, ce fut en Russie une explosion de joie. Le pays éprouva un sentiment de soulagement tel que nul ne songeait à le dissimuler, et il accueillit dans la liesse le nouveau souverain.

Alexandre II, qui monte sur le trône, est le fils aîné de l’empereur défunt : la succession est donc conforme aux règles. Le 14 décembre 1825, dans la cour du Palais tout agitée des bruits de coup d’État et de la répression en cours, le nouvel empereur a présenté à la Garde l’enfant de sept ans, héritier du trône. Sa vie a été jalonnée de dates significatives : il est né en 1818, l’année où Alexandre Ier, son oncle, a promis une Constitution à la Russie ; il a été proclamé héritier le jour même où ceux qui criaient « Vive la Constitution ! » sur la place du Sénat ont été massacrés. Entre ces deux dates symboliques, porteuses d’une signification opposée, en quelle direction va s’orienter le destin d’Alexandre II ?

Si son accession au trône est saluée de cris de joie, si la disparition de son prédécesseur l’est tout autant au lieu de provoquer de décentes lamentations, c’est que la Russie est consciente d’être confrontée à un bilan désastreux.

L’humiliante défaite en Crimée a montré que la puissance russe n’était qu’un leurre. En 1828 déjà, Paul Kisselev, à qui Nicolas Ier avait confié la mission de proposer des solutions au problème paysan, avait constaté : « La Russie est un État qui n’a ni argent, ni industrie ; c’est un colosse aux pieds d’argile. » Et, un quart de siècle plus tard, Piotr Valouev, ministre du nouveau souverain, confirmera : « En haut, l’éclat ; en bas, la pourriture. »

Un héritier parfait

L’homme qui monte sur le trône en 1855 paraît, en dépit des circonstances, favorisé par le destin. Aucun drame personnel n’aura marqué son accession au pouvoir. Le 15 février, un manifeste annonce son avènement et désigne son fils aîné, le grand-duc Nicolas, comme héritier. Son frère cadet, le grand-duc Constantin, si brillant qu’il a fait parfois figure de rival, lui prête serment : « Je veux que tout le monde sache que je suis le premier et le plus fidèle de tes sujets. »

Alexandre II avait de quoi séduire son peuple. Par l’allure, d’abord : une belle figure, grand, la taille bien prise, bon cavalier, bon danseur, gai et charmeur, parlant avec facilité. Custine, pourtant peu indulgent, note qu’il fut « charmé par la flatteuse facilité des manières de l’héritier ».

Mais, plus encore que le physique, c’est l’éducation reçue par Alexandre qui impressionne ses contemporains. Custine l’a aussi relevé. Alexandre II est sans aucun doute le souverain russe qui, de toute la dynastie, a été le mieux préparé à régner.

Nicolas Ier avait confié son éducation au poète Joukovski, qui s’était attaché à former le caractère, l’esprit, la capacité de réflexion de son élève tout autant qu’à le doter de connaissances. Jamais le précepte : « Une tête bien faite avant que d’être bien pleine », n’avait été si bien respecté. L’éducation dispensée sous la direction du poète par les meilleurs maîtres en toutes disciplines fut complétée par la préparation de l’héritier aux affaires publiques et, là encore, d’excellents conseillers du souverain furent mobilisés : Speranski, Kankrine, le ministre des Finances de Nicolas Ier, le baron de Brünnow, futur négociateur du traité de Paris, pour la politique étrangère. Enfin, toujours sous l’œil vigilant de Joukovski, l’héritier avait fait connaissance avec son pays, dans ses profondeurs, au cours d’un périple de sept mois où il avait même rencontré – son maître y avait veillé – des décembristes exilés. Le face à face du pouvoir et de ceux qui l’avaient contesté, et le payaient cher, ébranla profondément l’héritier.

Il fit aussi le tour des pays européens. La petite histoire mérite ici un bref détour. À Londres, Alexandre rencontra une très jeune reine de vingt ans, Victoria. Le coup de foudre fut réciproque. Nicolas Ier dut arracher son héritier aux délices anglaises, car il ne pouvait accepter que celui-ci fût réduit au rang de prince consort dans un pays étranger alors que tant de soins avaient été apportés à sa formation de futur empereur de Russie. Sans compter que le despote ne pouvait admettre que la succession revînt à son autre fils, Constantin, charmant, doté de toutes les qualités de cœur et d’esprit, mais trop indépendant et affichant des tendances libérales.

Le futur Alexandre II fut expédié à Darmstadt, où l’attendait la fiancée que son père lui destinait : Marie de Hesse-Darmstadt, qui deviendra Maria Alexandrovna en épousant le grand-duc héritier le 16 avril 1841. Il s’agissait là d’un mariage politique. Alexandre avait déjà été séparé d’autres jeunes femmes et, futur empereur, il s’était soumis. L’amour n’étant pas ici au rendez-vous, comment s’étonner ensuite d’une existence volage, jusqu’au jour où il rencontrera celle qui sera la véritable compagne de sa vie, Katia, et, un jour, son épouse morganatique ?

Il est enfin un trait de caractère d’Alexandre qui doit être souligné : le courage, physique autant que moral. Il le montra notamment au Caucase, où il voulut participer à la guerre contre l’imam Chamil. Sa vie ayant été menacée à plusieurs reprises, son père le fit revenir d’autorité dans la capitale.

Héritier parfait, peut-être trop soumis à la volonté de son père ? Sur son lit de mort, Nicolas Ier lègue à son fils un ultime message en forme de commandement : « Tiens tout », c’est-à-dire : Poursuis dans la voie qui a été la mienne, celle du pouvoir absolu. Dans le même temps, il lui dit dans un dernier souffle : « Je voulais te laisser un pays en paix, organisé et heureux. La Providence en a décidé autrement… » Au lendemain des funérailles de Nicolas Ier, le grand-duc Constantin suggère à son frère d’annoncer sans plus attendre une rupture radicale avec le système et ses pratiques. L’empereur souhaite respecter un délai de décence et décide d’ériger un monument à Nicolas Ier en signe de déférence, avant de rompre avec le passé.

Le monument, installé sur la place Saint-Isaac – tout près de la place du Sénat, lieu de la tragédie de décembre 1825 –, sera inauguré en 1859, alors que la rupture est déjà largement engagée.

La Glasnost d’Alexandre II

Le manifeste du couronnement laissait entrevoir un dégel dans un pays figé par la peur. Il annonçait des exonérations fiscales pour les régions affectées par la guerre de Crimée, l’effacement des arriérés d’impôts en faveur des sujets les plus pauvres, dont les juifs, et l’amnistie pour tous les prisonniers et exilés politiques, notamment les décembristes. Seul Bakounine en fut exclu. Dans les universités, les contraintes étaient allégées, le départ des étudiants pour l’étranger de nouveau permis. La censure sur les écrits fut adoucie, des œuvres interdites reçurent l’autorisation de paraître. Les sectes religieuses, libérées des contrôles pesant sur elles, et l’Église de Pologne bénéficièrent aussi de dispositions libérales. Un air nouveau soufflait sur le pays et une phrase du manifeste suscita l’espoir : « Que chacun puisse, sous la protection de lois également justes pour tous et assurant à tous une égale protection, jouir de son labeur. »

Les mesures de clémence et ce propos inédit – des lois justes, l’égalité devant la loi : n’est-ce pas là la rupture qu’attend la Russie ? Mais il fallait, pour aller plus loin, faire la paix et tenter d’effacer quelque peu l’humiliation russe sur la scène internationale – ce qui, compte tenu d’une défaite aussi totale, n’était pas tâche aisée.

Avant même que la guerre de Crimée n’ait pris fin, en novembre 1854, les puissances alliées contre la Russie avaient défini, à Vienne, les quatre points que la Russie devrait accepter pour obtenir la paix :

 

Les deux derniers points étaient particulièrement inacceptables pour la Russie. Pour les alliés – la reine Victoria ne s’est pas privée de le dire –, la Russie n’est pas un pays européen, et lord Clarendon, qui va la représenter à la conférence de paix, précise : « Il faut rejeter l’État russe une fois pour toutes dans les limites assignées par l’Histoire. » On comprend, dès lors, les hésitations d’Alexandre II à participer à une conférence où la Russie vaincue devrait se soumettre à de telles exigences. Même son ancienne alliée, l’Autriche des Habsbourg, lui est hostile. C’est alors que s’esquisse dans son esprit et dans celui du ministre appelé à remplacer Nesselrode, Alexandre Gortchakov, l’idée de rechercher le soutien de la France. Elle est la principale puissance victorieuse, c’est elle qui va abriter la conférence de la paix, et ce sont les idées de Napoléon III qui sont à l’œuvre. Un conseil réuni par Alexandre II en janvier 1856 entérine le principe de la conférence et y organise la participation de la Russie. C’est un coup d’éclat.

Le représentant de la Russie est le comte Alexis Orlov, un géant, militaire blanchi sous le harnais, qui a campé avec Alexandre Ier à Paris en 1814. Nicolas Ier lui avait un temps confié sa police et il avait réussi à exercer cette fonction sans ternir sa réputation. En quelques jours à peine, le représentant de la puissance vaincue va devenir le roi des fêtes organisées autour du congrès de la Paix. Stéphanie Tascher de La Pagerie dira de lui : « Vue, revue et corrigée, je trouve la Russie encore superbe dans son comte Orlov. » Assisté du baron de Brünnow, diplomate chevronné, ambassadeur à Londres pendant quinze ans, familier de lord Clarendon, le comte Orlov va s’efforcer de déjouer tous les traquenards et de séduire Napoléon III, qui rêve de bâtir un système international inédit.

La conférence s’ouvre le 25 février au quai d’Orsay pour s’achever, le 30 mars, par la signature du traité. Le ministre français des Affaires étrangères, Alexandre Walewski, fils naturel de Napoléon, préside les débats. Malgré les efforts du comte Orlov et les propositions adressées à l’empereur ou à Alexandre Walewski, la Russie doit céder pratiquement sur tout, accepter une réduction de ses positions en Europe du Sud-Est et au Proche-Orient, et une perte d’influence considérable. Le traité de Paris entérine la défaite militaire. Tout est désormais à reconstruire. Le chancelier Gortchakov a résumé les conséquences qu’il en tire dans une formule célèbre : « La Russie se concentre. »

L’abolition du servage

Avec toute l’élite de son pays, Alexandre II estime que la question du servage doit être traitée en priorité pour libérer la Russie de ses pesanteurs. Le grand-duc Constantin, nommé ministre de la Marine, réunit autour de lui des personnalités libérales pour y réfléchir. Et l’on évoque alors un « testament oral » de l’empereur défunt, sans nul doute apocryphe, selon lequel il aurait dit à son héritier : « Je voulais libérer les Slaves du joug turc : j’ai échoué. Et libérer la paysannerie : ce sera à toi d’y réussir. »

Alexandre II est prudent. Il sait que la noblesse n’est pas disposée à renoncer à ses privilèges. Il sait aussi que la paysannerie attend, silencieuse, mais, comme toujours, prête à exploser. Elle attend une réforme de son statut et le grand partage1. La Russie, si prompte aux désordres, pourra-t-elle supporter le choc d’une réforme devant laquelle Catherine II aussi bien qu’Alexandre Ier ont reculé, même au faîte de leur puissance ? Aux maréchaux de la noblesse réunis en mars 1856, Alexandre II déclare : « On dit que je vais émanciper la paysannerie… Ce bruit est sans fondement. » Propos rassurant, destiné à calmer l’inquiétude suscitée par le pseudo-testament oral de Nicolas Ier.

Où est en fait la vérité ? Quelle est la marge de manœuvre du souverain ? Parmi ses proches, il ne compte que deux soutiens : son frère, Constantin, et la grande-duchesse Hélène Pavlovna, sa tante. L’impératrice est hostile pour des raisons personnelles : l’empereur courtisant alors une de ses demoiselles d’honneur qui affiche des convictions libérales, elle en prend le contre-pied. Alexandre se trouve bien isolé. Mais il a décidé d’agir et d’accomplir cette révolution par en haut. Il confie le soin d’élaborer un projet à un comité secret, qui lui fait des propositions ; puis, en 1860, il remet la présidence de la commission de rédaction au ministre de la Justice, associé dès l’origine aux divers comités.

Ce dernier, le comte Victor Panine, était réputé pour son opposition à la réforme. Sa présence au sein des instances chargées de la faire aboutir était une brillante idée de l’empereur, qui pensait ainsi désarmer la méfiance de la noblesse. Mais Panine était avant tout un homme loyal, et sa participation à la réforme ne la paralysa pas. Le 19 février 1861, cinq ans à peine après la mort de Nicolas Ier, le manifeste mettant fin au servage est promulgué. L’ensemble des textes organisant cette révolution historique comprend le manifeste « octroyant aux serfs les droits des sujets ruraux libérés », un statut général des paysans libérés du servage, la loi sur le rachat des tenures paysannes, et des textes concernant l’administration des affaires paysannes, ou encore l’application de la nouvelle législation agraire. En tout, trois cent soixante pages imprimées : le passé honteux et barbare de la Russie est effacé.

Le manifeste fut lu aux paysans par le clergé dans les églises ou sur leur parvis. Les paysans étaient émus, perplexes, pas toujours convaincus. Ils comprenaient qu’ils devenaient des hommes libres, dotés de droits civils ; qu’ils recevaient la jouissance perpétuelle de leur maison et de l’enclos attenant. Restait la question cruciale de la terre qu’il fallait racheter à son propriétaire. L’État allait certes les aider par des prêts, mais la procédure de rachat intervenait en trois temps, assurant en principe une transition relativement douce entre les deux systèmes. Ce processus sera mal compris, et pas toujours bien appliqué, malgré la présence d’arbitres de paix chargés d’accompagner l’application de la réforme.

Outre le problème du rachat des terres se pose celui de la communauté paysanne, le mir, instance que les slavophiles tenaient pour essentielle dans le développement de la Russie. Aux termes de la réforme, le propriétaire des terres n’était pas le paysan individuel, mais le mir, dont tous les membres étaient collectivement responsables du règlement de la dette. Pour les paysans, cette notion de débiteur solidaire, de même que le maintien de la commune, étaient aussi difficiles à comprendre qu’à accepter. Le chargé d’affaires français Fournier, voyageant alors en Russie, note dans une dépêche : « Les paysans pensent que le dernier mot de la réforme n’est pas dit. Ils pensent avoir droit à la terre sans conditions, qu’elle leur appartient parce qu’ils l’ont toujours travaillée. »

Sans doute cette réforme ne fut-elle pas parfaite, et l’allocation de terres laissa nombre de paysans sur leur faim. Mais un constat s’impose ici, qui n’est pas dénué d’importance. Lorsque, à la même époque, Abraham Lincoln décida d’abolir l’esclavage – et il ne s’agissait là que de quatre millions d’esclaves noirs, à rapporter à plus de vingt millions de serfs russes –, il le paya d’une longue et sanglante guerre civile, alors que la réforme russe s’accomplit dans un climat de paix civile, certes assombri de révoltes locales, mais limitées, et de manifestations d’hostilité verbale. Au regard de l’immensité de la tâche qu’il avait devant lui, Alexandre II ne se place-t-il pas, de ce fait, au premier rang des réformateurs ?

La Pologne jamais réconciliée

Après l’abolition du servage, révolution politique plutôt que réforme, le zèle libéral de l’empereur n’allait plus connaître de limites. La noblesse, qui se considérait comme la grande victime de la réforme de 1861, pesa alors de toutes ses forces pour qu’Alexandre II renonce aux transformations qu’il entendait imposer à la Russie. On lui objectait les dangers que de nouveaux projets réformateurs feraient courir à la stabilité du pays. On lui remontrait surtout que les désordres s’étendaient, que l’étincelle de 1861 avait embrasé les campagnes, mais aussi la partie la plus vulnérable de l’Empire, la Pologne, où il convenait de restaurer l’ordre.

Les esprits inquiets n’avaient pas totalement tort. Brisée en 1831, dotée l’année suivante d’un nouveau statut, amputée de tous les acquis du début du siècle, la Pologne était, de manière surprenante, restée à l’écart du mouvement révolutionnaire de 1848, sans doute trop proche de l’écrasement de 1831. En s’y rendant, à peine couronné, Alexandre II avait montré qu’il était sensible aux malheurs du pays et cherchait des solutions propres à apaiser les Polonais sans affaiblir l’autorité russe. À entendre les discours prononcés sur place par l’empereur, à examiner ses projets, on constate aisément que, là plus qu’en territoire russe, il était attentif à ne pas perdre le contrôle de la situation par des changements trop hâtifs. Depuis le voyage impérial de 1856, les Polonais espéraient recouvrer une autonomie administrative. Elle ne va leur être accordée que cinq ans plus tard, par l’oukase du 12 mars 1861. Ce long délai les exaspère et atténue, dans la conscience collective, l’effet produit par les concessions russes. L’impatience et l’amertume l’emportent, chez les Polonais, sur la satisfaction.

Alexandre II songeait alors à étendre à la Pologne le statut favorable dont jouissait la Finlande, mais il voulait être sûr que ce statut n’y alimenterait pas des espérances et des actions tendant à le dépasser. L’empereur ne s’était pas trompé : impatients, les Polonais créent alors des organisations politiques, et Varsovie devient le centre d’une intense agitation à laquelle participent à la fois des officiers polonais libéraux et des groupes radicaux. Des étudiants vont dans les campagnes propager leurs idées parmi la paysannerie. Catholiques et juifs, pourtant très séparés en Pologne, se retrouvent dans des cercles semi-clandestins pour débattre de l’avenir du pays.

Pensant répondre aux souhaits polonais, Alexandre II désigna pour le représenter auprès de la population un grand seigneur polonais, le comte Alexandre Wielopolski, qui, à certains égards, rappelait la haute figure de Czartoryski, mais dont le comportement irréfléchi évoquait parfois aussi celui d’un simple adjudant. Si la population polonaise se réjouit d’abord de cette nomination, à Pétersbourg on en vit rapidement les inconvénients. Pour combler les vœux de ses compatriotes, pour n’être pas considéré par eux comme un « collaborateur » de la Russie, Wielopolski exigeait sans relâche des concessions de l’empereur, réticent à les accorder. Du coup, les rapports s’envenimèrent et les Polonais mirent sur pied de petits groupes de combat clandestins. La nomination comme vice-roi du grand-duc Constantin Nicolaievitch, réputé pour ses idées libérales, ne suffit pas à apaiser les esprits, et le couple formé par le vice-roi et le représentant personnel de l’empereur, malgré son évidente volonté de sortir de l’impasse, assista, impuissant, à l’irrépressible montée d’un mouvement de révolte qui gagnait l’ensemble de la société.

Pourtant, les concessions au nationalisme polonais étaient de taille : les universités rouvertes accueillaient les étudiants, et toute restriction y était levée ; les paysans bénéficiaient de facilités fiscales.

À l’été 1862, l’attentat heureusement manqué contre le grand-duc Constantin montra le degré atteint par la fièvre nationale. Convaincu que la révolution était imminente, Wielopolski imagina une parade : jouer de la conscription pour enrôler tous les jeunes gens repérés pour leurs sentiments antirusses. Les efforts d’organisation des nationalistes polonais avaient porté leurs fruits : ils disposaient d’espions dans l’entourage de Wielopolski, lesquels ébruitèrent son projet. Le 14 janvier 1863, jour fixé pour l’appel des recrues, un grand nombre de conscrits potentiels s’étaient égaillés dans la nature. Mais le projet avait mis le feu aux poudres : le soulèvement éclata huit jours plus tard, 22 janvier.

Tout avait été soigneusement préparé par les chefs de file du mouvement pour ne pas rééditer les erreurs de 1831. Ils avaient réussi à acheter des armes et à former des hommes. Certes, la Pologne de 1863, n’ayant plus d’armée, ne pouvait se lancer dans une confrontation militaire avec les troupes impériales. Mais c’est une guerre de harcèlement, une véritable guérilla qui avait été préparée dans la clandestinité. Tandis que le comte Wielopolski envoyait ses troupes à la poursuite des recrues en fuite, des groupes polonais surgissaient en divers points du pays, attaquant les casernes, avant de s’évanouir dans la nature. La Russie se trouva ainsi confrontée à un vrai gouvernement polonais clandestin « doublant » les institutions officielles à tous les niveaux et les neutralisant.

Le chef de ce gouvernement, Roman Traugutt, est un aristocrate polonais, officier de métier, apparenté par son mariage à Kosciuszko. En 1831, la révolte avait manqué d’un chef. En 1863, elle s’est dotée d’un véritable homme d’État qui va acheter des armes en Belgique, demander son aide à Napoléon III, puis au pape. Durant plus d’une année, c’est un défi considérable pour la Russie. Un vrai double pouvoir existe en Pologne : celui de l’empereur, et celui de la résistance qui rassemble autour d’elle l’ensemble du peuple polonais. Hors de Pologne, en Ukraine, en Biélorussie, en Lituanie, des émissaires de la révolte polonaise sillonnent les campagnes pour convaincre les paysans de se joindre à leur mouvement.

Alexandre II réagit sans hésiter, en dépit des supplications du grand-duc Constantin qui prône le retour au système de 1815. L’empereur se montre inflexible et nomme à la tête des troupes russes l’homme le plus propre à effrayer les Polonais : le général Mouraviev, alors gouverneur de Vilnius, lequel, en 1831, a déjà maté la révolte polonaise avec une brutalité qui lui a valu le sobriquet de « Mouraviev la Potence ».

Des troupes fraîches sont envoyées en Pologne. Les lieux de culte, les couvents qui soutiennent et abritent les rebelles sont perquisitionnés, souvent fermés. Pie IX s’en indigne, proteste auprès de l’empereur, provoquant sa fureur, à tel point que celui-ci va dénoncer en 1867 – une fois le calme rétabli – le concordat signé avec le Vatican.

Si Alexandre II ne transige pas sur la souveraineté russe en Pologne, il n’est pas seulement l’homme de la fermeté : il entend sortir du conflit par des concessions politiques propres à réconcilier les Polonais avec la Russie. À cette fin, il fait appel à ceux qui ont œuvré à la réforme du servage, Milioutine en premier lieu, et leur expose sa conception d’une solution à la crise polonaise. Son adversaire étant avant tout la noblesse polonaise, toujours hantée par la volonté d’indépendance, il convient de l’isoler en la coupant de la paysannerie, donc en offrant à cette dernière une réforme radicale. C’est le but de la loi du 19 février 1864 – date du troisième anniversaire du manifeste d’émancipation –, qui accorde gratuitement la terre aux paysans polonais, ainsi beaucoup plus favorisés que leurs homologues russes, à charge pour l’État de verser des compensations aux propriétaires polonais.

C’était un coup de maître. Alexandre II reprenait là un projet de Roman Traugutt, lequel n’avait pas eu le temps de l’appliquer. L’empereur russe put s’en attribuer le mérite. Satisfaits, les paysans tendirent à se détacher de la noblesse, et l’unité nationale, si dangereuse pour la Russie, se trouva rompue.

La chance sourit à l’empereur, en ce printemps 1864. Deux mois plus tard, en avril, Roman Traugutt, trahi par l’un des siens, fut arrêté, déféré à la justice avec la plupart des responsables nationaux. Accusés de banditisme, nombre d’entre eux furent condamnés à mort, mais les peines de la plupart furent commuées en travaux forcés ou en déportation en Sibérie. Traugutt et quatre autres condamnés furent pendus à Varsovie. Le rêve national polonais se mourait.

Toutes les institutions qui avaient survécu à la remise en ordre de 1831 furent supprimées, et Alexandre II confia à Milioutine le soin de réorganiser ce qui avait été le royaume de Pologne en province russe. Le nom de Pologne fut biffé de tous les actes et, pour le souligner encore davantage, Alexandre renonça au titre de roi de Pologne. Le pays fut découpé en provinces, la plus importante étant le privlinskii krai ou territoire de la Vistule, qui couvrait toute la région de Varsovie. Le système éducatif fut russifié. La Pologne ne se manifesta plus que par la voix de ceux qui avaient fui à l’étranger ou dans la mémoire des Polonais exilés en Sibérie.

La tragédie polonaise émut l’Europe, mais cette émotion se révéla stérile. Les gouvernements appelés à l’aide adressèrent à Alexandre II deux notes, qui le laissèrent indifférent. Napoléon III plaida que, depuis le congrès de Vienne, les affaires polonaises étaient celles de l’Europe, et suggéra une intervention. Mal lui en prit : Gortchakov lui opposa la souveraineté des États et lui reprocha de donner asile à des « criminels polonais ». On en resta donc au stade des protestations verbales. De surcroît, la Prusse, craignant que le mouvement ne contamine les Polonais vivant sous son autorité, penchait du côté russe ; pour faire avancer son projet d’unité allemande, Bismarck souhaitait en outre bénéficier à l’avenir de la neutralité russe. Son calcul était juste.

Parmi les opinions publiques européennes, le sentiment antirusse était alors très fort, inspirant des manifestations d’hostilité à la Russie. Mais l’aide apportée par ces mouvements d’opinion aux Polonais fut inexistante, voire contre-productive. Confrontés à l’hostilité des Européens, les Russes y opposèrent un puissant élan de solidarité nationale qui les souda autour de leur empereur. Les Russes libéraux, pourtant favorables à la Pologne, n’osèrent se désolidariser de leurs compatriotes. Toute l’élite russe, slavophiles et occidentalistes, libéraux et conservateurs, s’unit pour condamner les « traîtres polonais » que leur extrémisme avait privés d’une vie étatique propre. Samarine écrira que, tournant le dos à leur identité slave, les Polonais avaient choisi une latinité superficielle, forgeant ainsi leur malheur. Seul Herzen prit la défense de la Pologne, mais, depuis Londres où il vivait, sa voix parut bien lointaine à ses compatriotes.

La révolution polonaise, qui pesa si lourdement sur Alexandre II, montra qu’il était le véritable maître du pouvoir en Russie. Il résista à toutes les pressions l’invitant soit à céder, soit à réprimer davantage. Il imposa sa propre conception de l’avenir polonais et des solutions à adopter, et refusa de s’en écarter. Cet homme parfois jugé faible ou hésitant, voire enfermé dans un conservatisme hérité de son père et conforté par son éducation, aura fait, tout au long de cette terrible crise, la preuve de son intelligence politique et de sa détermination.

Ces mêmes qualités vont être à l’œuvre durant toute la période de réformes qui suit l’abolition du servage, réformes décidées sur toile de fond du soulèvement polonais et en dépit de lui.

Réformer encore et toujours…

Dès 1862, Alexandre II avait annoncé son intention de poursuivre les réformes. Cette année 1862, exceptionnelle pour la Russie, était marquée par un double millénaire : celui de la Russie, celui de l’arrivée de Riurik à Novgorod. Pourtant, les fastes ne furent pas à la hauteur de l’événement. L’empereur se rendit avec les siens à Novgorod dans la plus grande discrétion. La Russie traversait alors un temps troublé. Outre la crise en Pologne, l’empereur prenait chaque jour connaissance de nouvelles menaces : soulèvements locaux, incidents divers, notamment des incendies qui éclataient mystérieusement dans les villes situées sur les rives de la Volga, où les agitateurs avaient toujours trouvé des foules crédules pour les écouter et les suivre. L’incendie le plus spectaculaire fut celui qui ravagea alors, à Pétersbourg, le palais Apraxine.

Autre indice de l’inquiétude populaire : les mouvements qui agitent les universités. L’empereur avait nommé un ministre de l’Éducation, l’amiral Poutiatine, un marin cassant, peu au fait de la vie intellectuelle. Ses décisions autoritaires, ses contrôles tatillons exaspéraient professeurs et étudiants, qui se rassemblaient pour protester.

Ces désordres sont loin d’être la seule préoccupation de l’empereur. Il est confronté à la réaction de la noblesse, guère réconciliée avec la réforme paysanne et qui a décidé de s’organiser en dehors de l’État et contre lui pour défendre ses intérêts. Des assemblées de la noblesse qui se tiennent alors à travers tout le pays témoignent de cette fronde au sommet de la société. Seule exception : l’assemblée de la noblesse de Tver vote en 1862 l’abolition de ses privilèges et appelle à la convocation d’une Assemblée constituante afin d’instaurer en Russie un nouvel ordre politique. Il s’agit bel et bien, dans son cas, d’une vraie « nuit du 4 Août », mais nulle autre assemblée ne suit son exemple.

Face aux désordres croissants, à la fronde nobiliaire, à une paysannerie qui attend davantage de concessions, l’empereur se trouve bien isolé. Pourtant, loin de céder au découragement, il entend aller plus loin, réformer en tous domaines.

Fallait-il une réforme du système politique ? Le Conseil des ministres, créé en 1857, suggère un premier pas dans cette direction. Mais son existence se révèle peu remarquable : il ne remplit pas les fonctions d’un vrai gouvernement, ne dispose d’aucune autonomie, ne se réunit qu’à l’initiative du souverain, qui a tôt fait de s’en désintéresser.

En 1862, Valouev, alors ministre de l’Intérieur, propose une réforme du Conseil d’État qui l’aurait divisé en deux chambres, et doté de pouvoirs nouveaux. Le projet fait pousser les hauts cris à Gortchakov, qui avertit le souverain qu’avec une telle réforme la Russie court tout droit à un système représentatif. La mesure est annulée.

Cet abandon ne saurait être imputé à la crainte d’Alexandre II de voir naître, un jour, un système constitutionnel, mais doit être replacé dans le cadre de son projet général de réformes. Tout en voulant continuer à transformer le pays, il est convaincu qu’il lui faut conserver le contrôle de tout le processus et préserver son autorité personnelle, celle de l’autocrate, sous peine d’être emporté par les réactions imprévisibles de la société. L’empereur a une claire vision de l’état de la société russe, de son absence de maturité, et se pose sans cesse la question qui a hanté tous les réformateurs russes, y compris, dans les dernières années du communisme, un Gorbatchev : jusqu’où est-il possible d’aller sans ébranler tout l’édifice ? La réponse d’Alexandre II, comme plus tard celle de Gorbatchev, est que c’est de l’intérieur même du système politique que l’on peut réformer et reconstruire sans courir de risques excessifs.

C’est pourquoi Alexandre II repousse alors la suggestion de son ministre de l’Intérieur de mettre à l’étude un projet constitutionnel pour la Finlande. Mais il opte pour une refonte quasi complète des structures administratives, judiciaires, universitaires et militaires.

Sa première décision notable porte sur le budget, car il lui faut restaurer les finances publiques. Pour la première fois dans l’histoire russe, le budget de l’État est rendu public de manière détaillée, assorti d’analyses et de commentaires. Le ministre des Finances, Mikhaïl Reutern, nommé en 1862, avait beaucoup voyagé et appris comment fonctionnait, en Prusse ou aux États-Unis, un véritable système financier. Il aspirait à rétablir la convertibilité du rouble et à opérer une réforme financière d’envergure. Le soulèvement polonais l’en empêcha.

Le système judiciaire russe, tout comme le servage, avait contribué à donner du pays l’image de la barbarie. Si la peine de mort n’était pas systématiquement appliquée, son statut étant devenu incertain, la sauvagerie des châtiments corporels y suppléait largement. Dégradants, ils étaient si violents que la mort du condamné mettait souvent un terme à leur recours. Au surplus, la justice était inégalitaire, traitant de manière différente les humbles et les puissants, et notoirement corrompue. Tous les voyageurs qui avaient vu la Russie de près en rapportèrent à ce propos des témoignages effroyables.

Dès 1861 fut posée la question des châtiments corporels. L’oukase du 17 avril 1863 les interdit, même si, dans certains cas, on en usa encore dans l’armée, notamment contre les déserteurs, mais hors toute légalité. Ce n’était là, cependant, qu’un chapitre du lourd dossier judiciaire auquel Alexandre II prêta dès le début des années 1860 une attention particulière. Il nomma en 1861 un comité présidé par le comte Bloudov, puis, constatant les pesanteurs et les réticences des élites, il élargit les instances de réflexion ; lorsque l’état des lieux fut parachevé et les grandes lignes de la réforme définies, les textes furent rendus publics et tous les milieux ou personnes intéressés au sujet furent conviés à les commenter et à émettre des propositions. Juristes et professeurs s’empressèrent de répondre à l’appel. Mais ils ne furent pas les seuls à le faire : des profondeurs du pays parvinrent quatre cent quarante-six commentaires parfaitement élaborés, remarquables par leur degré de compétence, et dont la teneur fut intégrée à la réforme.

Celle-ci fut promulguée par l’oukase du 20 novembre 1864, qui consacrait une révolution légale : des textes nouveaux, un code civil et un code de procédure criminelle ; surtout, des principes jusqu’alors inconnus en Russie : indépendance de la justice, même loi pour tous et s’imposant à tous, y compris au souverain. L’égalité de tous devant la loi se substituant à une justice à laquelle échappaient les puissants et les nantis, quel bouleversement !

Des dispositions pratiques garantissaient le respect de ces principes : l’inamovibilité des juges et leur indépendance matérielle – assurée par des traitements convenables –, destinées à les protéger des pressions et à les préserver de la corruption ; les procès publics et contradictoires ; les jurys élus.

Sans doute la réforme se heurta-t-elle d’abord à des difficultés d’application et au défaut de juristes qualifiés – il fallait former d’urgence des juges, des procureurs, des avocats et des jurés. Mais Dimitri Zamiatine, l’un des pères de la réforme, qui allait devenir ministre de la Justice, s’impliqua avec enthousiasme pour aider à sa mise en œuvre. Il mobilisa les énergies, fit appel à toutes les institutions, en particulier à l’université pour y susciter des vocations juridiques et contribuer à ce qui constituait, aux yeux de l’empereur, un des éléments décisifs de la révolution des mentalités. Le monde du droit devint attractif pour tous ceux qui misaient sur le progrès de la Russie. Il n’est pas étonnant que des étudiants en droit, puis des avocats, aient alors confondu leurs choix professionnels et leurs convictions. Deux hommes vont illustrer ce parcours : Alexandre Kerenski et Vladimir Oulianov, lequel sera célèbre un jour sous le nom de Lénine. Il n’est pas étonnant non plus que les tribunaux – lieux de débats publics et libres, en vertu de la loi de 1864 – aient été utilisés comme tribunes pour la propagande politique par ceux qui cherchaient déjà à dépasser les réformes et à engager le pays dans la voie de la révolution.

La réforme de la justice s’accompagna d’une autre transformation radicale du système russe : celle touchant à l’administration. La Russie avait vécu jusqu’alors dans une organisation centralisée que ni la noblesse, ni la bureaucratie ne songeaient à contester. Alexandre II se trouva sur ce plan en opposition avec la haute bureaucratie et, pour définir son projet, il recourut aux mêmes hommes qui l’avaient aidé auparavant : les libéraux Milioutine et Valouev. Il leur demanda de concevoir la réforme en tenant compte de deux impératifs en apparence contradictoires : organiser la représentation sociale au sein des pouvoirs locaux et, dans le même temps, préserver l’autorité de l’État. Le statut du 1er janvier 1864 répondit à ce dilemme en créant une administration locale autonome, le zemstvo2, constitué de deux niveaux, district et gouvernement, et composé de représentants élus pour trois ans, aux compétences importantes et variées.

L’autorité du zemstvo tenait à la durée du mandat des élus, trois ans, à leurs sessions annuelles ou ponctuelles, et aux moyens matériels et financiers que leur transférait l’État, puisque les impôts locaux leur revenaient. Pourtant, leurs responsabilités exigeant de plus importants moyens, ces assemblées seront souvent en conflit avec l’État, ainsi qu’avec les populations mécontentes de tâches mal assumées. Ces instances n’hésitaient pas à alourdir l’impôt foncier, inépuisable source de revenus, qui pesait plus lourdement sur les paysans émancipés.

Autre difficulté rencontrée par les zemstva : le rôle inégal des groupes sociaux en leur sein. La noblesse y avait un poids prépondérant. Les maréchaux de la noblesse en étaient présidents de droit. La paysannerie eut, en outre, bien de la peine à y jouer son rôle. Les paysans étaient dans leur quasi-totalité illettrés, peu armés pour traiter de problèmes administratifs et financiers. Au sein des zemstva, ils étaient, en droit, les égaux de leurs anciens maîtres ; en fait, ils éprouvaient un sentiment d’infériorité lié à leur statut récent de serfs et à leur manque d’éducation.

Ces difficultés ne doivent cependant pas effacer l’essentiel : la société paysanne tout juste émancipée trouva sa place dans les organes du pouvoir qui organisaient son existence. Quant au bilan de l’action de ces organes, il est impressionnant : écoles créées là où il n’y en avait pas, dispensaires et hôpitaux installés dans les campagnes qui étaient jusqu’alors autant de déserts médicaux, médecins payés par les zemstva, ingénieurs agronomes guidant les paysans incapables jusque-là de faire preuve d’esprit d’initiative…

En dépit de critiques et de déceptions, la réforme de l’administration locale aura modifié la société et les mentalités, mais aussi affaibli le système de pouvoir existant. Les zemstva étaient annonciateurs sinon de contre-pouvoirs, du moins d’autres pouvoirs. Les germes des ébranlements à venir étaient là.

Il ne suffisait pas de réformer les institutions ; encore fallait-il des hommes neufs pour les faire fonctionner. La réforme de l’enseignement voulue par Alexandre II devait répondre à cette exigence. Dès la fin de 1861, les désordres universitaires provoqués par l’amiral-ministre maladroit et autoritaire imposaient un changement de politique. Alexandre II le démit, nomma à sa place Alexandre Vassilievitch Golovnine, bras droit du grand-duc Constantin, dont il partageait les idées libérales et qui allait rester en fonction durant six ans. D’emblée, le nouveau ministre montra la voie qu’il entendait suivre : les universités furent rouvertes, les étudiants exclus furent réadmis et autorisés à se présenter aux examens. Le calme revint aussitôt.

La réforme voulue par l’empereur devait hisser l’université russe au niveau de ses homologues étrangères parmi les plus réputées, en s’inspirant de leur organisation et de leurs méthodes. L’autonomie des universités constituait une priorité. Elle avait existé en Russie jusqu’en 1835. La réforme imposa l’élection du corps enseignant (élu par ses pairs) et des organes de direction. Pour éviter le recours à la police lors des désordres, on créa une Cour de discipline universitaire, formée des seuls professeurs élus. L’université devint un sanctuaire, seule responsable du maintien de l’ordre dans son enceinte. La réforme s’occupa aussi de la formation des maîtres et accorda beaucoup d’attention à l’envoi des étudiants à l’étranger pour y parfaire leur formation.

La commission de réforme avait fait du rétablissement des liens entre universités russes et européennes une priorité, considérant que seule la formation d’élites européanisées permettrait une transformation générale du pays. Les auteurs de la réforme refusèrent que des corporations – pas encore des syndicats – soient créées dans les universités et décidèrent de ne pas les ouvrir aux jeunes filles, arguant qu’il en allait ainsi dans nombre de pays d’Europe. Mais ces restrictions étaient relativement mineures au regard des progrès inscrits dans la réforme. Les universités s’épanouirent, attirant non seulement les enfants de la noblesse, mais aussi ceux de clercs, de médecins, de cadres des zemstva, soit un tiers état en formation. Dès lors, des professeurs remarquables vont se consacrer à former ces étudiants, avec pour but de préparer à une transformation intellectuelle et technique sans précédent un pays décidé à rattraper son retard.

L’effort des réformateurs porta aussi sur l’enseignement secondaire. Des lycées de type nouveau, davantage tournés vers les mathématiques et les sciences, appelés écoles réales, vinrent s’ajouter aux lycées traditionnels ou gimnazia, complétant un enseignement en rapide essor. L’enseignement primaire, lui, fut laissé aux soins des zemstva.

L’armée, enfin, pouvait d’autant moins échapper à la passion réformatrice de l’empereur qu’il avait pu jauger, en 1855, l’abîme séparant sa réputation de la réalité. Milioutine fut chargé de repenser l’ensemble du système et d’en bannir d’abord les aspects les plus odieux à la société. Le service militaire de vingt-cinq ans fut réduit à quinze pour l’armée de terre, à quatre pour la marine. Les colonies militaires d’Araktcheiev furent supprimées. Des régions militaires furent créées, ainsi que des établissements d’enseignement propres à chaque arme. En 1874 fut instauré un service militaire universel, ce qui entraîna une réduction drastique de sa durée : six ans seulement dans le service actif, complété par la réserve. La vie des Russes s’en trouva transformée, surtout celle des campagnes, jusqu’alors désorganisée par l’absence, pendant un quart de siècle, de ceux qui, étant les plus jeunes, étaient aussi les plus aptes au travail physique.

À regarder l’ensemble de ces réformes, on constate qu’aucun domaine de la vie publique ou privée n’y a échappé. Dans les dix années qui ont suivi son accession au trône, Alexandre II aura rompu avec le message légué par son père : « Tiens tout », ainsi qu’avec son éducation et avec la majorité de l’élite dirigeante, pour imposer des changements qui bouleversent l’ordre social, les habitudes et les modes de vie de son pays. En insistant sur l’éducation, la participation sociale aux débats et à la vie publique, il a commencé à faire naître une Russie différente et, au sein de celle-ci, une société civile.

Le libéralisme à l’épreuve des faits

Le 12 avril 1865, alors que l’esprit réformateur du souverain s’est imposé, c’est le destin qui va lui porter un coup terrible. Son fils aîné, le plus chéri de ses enfants, le grand-duc Nicolas Alexandrovitch, meurt à Nice après des semaines d’agonie. Une mauvaise chute de cheval, la tuberculose, une tumeur : maintes causes ont été avancées pour expliquer la disparition précoce de l’héritier. Au désespoir, Alexandre II se retrouva confronté à la question de la succession.

Son deuxième fils, Alexandre, n’avait aucune des qualités de son aîné : plutôt pataud, physiquement emprunté, d’une intelligence moyenne que n’avait pas améliorée une éducation semblable à celle qu’avait reçue Nicolas. N’imaginant pas le drame à venir, Alexandre II avait négligé de se pencher sur ce fils qui lui ressemblait si peu, de surcroît plutôt conservateur, nullement intéressé par les réformes paternelles. L’empereur comprit d’emblée combien ce changement d’héritier risquait de menacer l’avenir. Il fut confirmé dans ses doutes par la grande-duchesse Hélène Pavlovna, qui avait, pour sa part, soutenu toutes ses réformes. Selon elle, au lieu de cet Alexandre mal venu, il fallait reporter la succession sur le troisième fils, Vladimir, plus doué qu’Alexandre, même s’il n’égalait pas, par les dons et l’éducation, le grand-duc disparu. Alexandre II hésita un bref moment, puis renonça à ce projet : son père lui avait enseigné l’importance des successions régulières, montré les troubles entraînés par des choix personnels qui rompaient avec la règle. Il décida de la respecter et proclama Alexandre grand-duc héritier.

Sans doute cette décision s’explique-t-elle par le souci de préserver l’ordre. Mais il faut aussi faire intervenir ici un facteur personnel : désespéré par la mort de son fils aîné, l’empereur trouvait alors dans sa vie privée une consolation et un élan nouveau qui l’écartaient quelque peu des préoccupations politiques. En 1865, année terrible, il s’est attaché à une toute jeune fille aperçue au couvent de Smolny, où étaient éduquées des jeunes filles de la noblesse. Elle s’appelait Catherine Dolgorouki, du même nom que la fiancée du jeune tsar Pierre II, mort à seize ans à la veille de ses noces. L’empereur de quarante-sept ans, épuisé par les combats menés et le chagrin, en fut métamorphosé. L’homme mûr et vieillissant redevint un fringant cavalier. Sa transformation physique, un air de jeunesse recouvrée, une nouvelle vigueur impressionnèrent son entourage, l’impératrice en premier lieu. Elle comprit que le temps des favorites éphémères était passé, et qu’une nouvelle vie commençait pour le souverain.

Le 4 avril 1866, Alexandre II se promenait en famille, paisible et confiant, dans le jardin d’été du palais que Pierre le Grand avait fait construire et qui fut sa dernière demeure. Toute la famille impériale aimait à jouir de ce lieu enchanteur. Le souverain y rencontrait déjà la jeune Catherine au temps où leurs amours n’avaient pas encore pris un tour officiel. Mais, ce jour-là, il était en compagnie de ses neveux. Puis il alla vers le quai de la Neva, où des badauds se pressaient pour l’admirer sous la surveillance débonnaire de quelques gendarmes. De qui eût-il dû se méfier ? Alexandre II n’était-il pas le « Libérateur », celui qui avait permis à la société de reprendre goût à la vie ?

Pourtant, la mort était là qui le guettait. Un jeune homme bondit alors que le souverain se dirigeait vers sa calèche, tira sur lui et se sauva à toutes jambes. Soudain sortis de leur torpeur, les gendarmes coururent derrière lui, l’attrapèrent ; il n’avait pas eu le temps de lâcher son pistolet. Par bonheur, il visait mal : un passant avait détourné le coup et sauvé l’empereur, qui était indemne. Le tireur, nommé Karakozov, fut jugé. On lui demanda s’il était polonais, ce qui eût été un geste compréhensible. Il répondit que, venu de Kostroma, il était russe et paysan – inacceptable aveu pour Alexandre II, père des Russes et libérateur de la paysannerie. Karakozov fut condamné à mort et pendu. Il implora la grâce d’Alexandre, qui répondit qu’en chrétien il lui pardonnait, mais que l’empereur avait le devoir de le châtier.

Ce coup de feu ébranla profondément Alexandre II. Jamais encore le sang d’un Romanov n’avait coulé du fait d’un paysan. S’entre-tuer pour le pouvoir avait certes été un long usage, mais il croyait ce temps-là révolu. Ses réformes, son respect des règles successorales, tout visait à clore le livre sanglant des Romanov et de leurs prédécesseurs. Qu’un homme du peuple – en réalité, c’était un étudiant –, un sujet de l’empereur eût tiré sur lui, et rouvert par là les chapitres de cette histoire meurtrière, était pour lui impossible à concevoir.

L’attentat manqué eut des suites inattendues. L’empereur, qui avait failli mourir, décida de vivre désormais la vie qui lui convenait, et plus seulement celle que le trône et l’étiquette lui imposaient. Catherine Dolgorouki entra pleinement dans son existence pour ne plus la quitter.

C’est alors que la crainte d’une déstabilisation de la Russie l’emporta chez lui. Le 13 mai 1866, Alexandre II enjoignit au prince Gagarine, président du Conseil des ministres, de tout mettre en œuvre pour empêcher la diffusion des idées dangereuses au sein de la société. Des dispositions administratives et des changements de personnes éclairent ce tournant. La troisième section fut ranimée et à sa tête, comme à celle de la gendarmerie, fut placé le comte Pierre Chouvalov, qui allait être huit ans durant responsable de l’ordre public ; la société le baptisa « Pierre IV, roi de la Police ».

L’université pâtit de ce tournant. Karakozov étant en réalité un étudiant, on en conclut que celle-ci était un nid de révolutionnaires. Le ministre libéral Golovnine céda sa place au procureur du Saint-Synode, Dimitri Tolstoï, qui décida de la « mettre au pas ». L’ère Tolstoï, qui dura jusqu’en 1880, fut l’une des plus sinistres périodes de l’histoire scolaire et universitaire de Russie. Non content de restreindre toutes les libertés universitaires, Tolstoï considéra que c’était le progrès des connaissances qui avait dévoyé la jeunesse. Il épura donc l’enseignement. L’histoire et la littérature furent placées sous surveillance ; seules la grammaire, les langues mortes et les mathématiques furent jugées peu nocives. Les étudiants suspects furent chassés des universités, interdits d’examen, et les maîtres chargés de repérer les mauvais esprits. Ainsi fut consommée la rupture entre la jeunesse et le pouvoir.

Alexandre II ne voulut cependant pas se livrer entièrement aux mains des conservateurs et, tout en nommant certains d’entre eux au gouvernement, il garda auprès de lui les plus fidèles soutiens des réformes : Milioutine, Reutern et le ministre des Affaires étrangères, Gortchakov.

Ce recul du « moment libéral » devait, dans l’esprit d’Alexandre II, ne durer que le temps de ramener l’ordre. En 1866, il voulait encore croire que Karakozov avait été une exception. Un an plus tard, il aura perdu ses illusions.

En 1867, il est invité à Paris par Napoléon III pour visiter l’Exposition universelle. Des Polonais exilés se rassemblent sur le trajet du carrosse impérial pour crier « Vive la Pologne ! », en dépit des efforts de la police pour les tenir à l’écart. Le 6 juin, revenant en compagnie de Napoléon III d’une parade militaire, Alexandre II essuie à nouveau des tirs. Une fois encore, il est indemne. L’empereur français en fut confus – et Alexandre II soulagé, car, cette fois, le tireur était un Polonais. Les relations franco-russes s’en trouvèrent affectées. La police française avait paru bien négligente à l’empereur, qui s’étonna que les Polonais n’aient pas été éloignés de la capitale en pareille circonstance, et il s’indigna d’apprendre que l’avocat du tireur avait pu déclarer, devant un tribunal impassible, que « le martyre des Polonais expliquait son geste ». Le ton de la presse française, favorable à la Pologne, l’indigna davantage encore. Mais il resta en France un moment encore, non pour répondre aux invites pressantes de Napoléon III, mais pour y filer le parfait amour avec Catherine Dolgorouki.

Ce nouvel attentat l’incita à donner un tour officiel à sa liaison. Rentré dans sa capitale, il installa Catherine à proximité du Palais et la fit nommer dame d’honneur de l’impératrice afin qu’elle fût toujours près de lui. Quelques années encore, et un autre attentat le conduisit à loger Katia et leurs enfants – car il en était né plusieurs – dans le Palais impérial, ses allées et venues entre celui-ci et un appartement, même proche, étant alors considérées comme trop dangereuses. Sans doute cette liaison affichée était-elle peu conforme aux règles de la bienséance, et surtout au rigorisme d’Alexandre II, qui ne tolérait pas que des membres de sa famille cèdent au laxisme dans leur vie privée. Mais le danger croissant autour de sa personne et le caractère exceptionnel de son idylle expliquent cette cohabitation inédite.

Les guerres contre les réformes

Tandis qu’Alexandre II consacrait ses forces à transformer la Russie, l’Europe changeait. Sous la poigne puissante de Bismarck, les principautés allemandes progressaient vers l’unité, et la France s’en inquiétait. Gortchakov s’efforça de convaincre Alexandre II qu’il fallait trouver un nouvel équilibre dans les relations avec Berlin et Paris. Mais l’empereur restait attaché à une relation privilégiée avec la Prusse et son roi, son oncle, alors qu’il gardait rancune à la France pour la rigueur du traité de Paris, voire pour les guerres napoléoniennes. Rien d’étonnant à ce qu’au début de la guerre de 1870 il opte pour une neutralité bienveillante envers la Prusse, puis assiste impavide à la défaite française et refuse d’entendre les appels à l’aide de Paris lorsqu’on lui demande d’intervenir pour modérer les exigences territoriales allemandes. Alexandre II et Gortchakov vont même en profiter pour liquider unilatéralement le traité de Paris. En octobre 1870, par simple note adressée à toutes les puissances signataires, Gortchakov les informe que son pays est délié de ses clauses et revendique aussi la liberté de navigation sur la mer Noire.

Alexandre II y gagne une popularité nouvelle dans son pays, cependant que les puissances destinataires de la note, incapables de s’y opposer, organisent une conférence à Londres, en mars 1871, pour entériner le coup de force russe tout en rappelant que de telles décisions ne pouvaient en principe être unilatérales. La convention de Londres sauve plus ou moins la face des deux États les plus intéressés à la question, l’Angleterre et la Prusse, la France vaincue étant hors jeu ; elle consacre le triomphe d’Alexandre II, qui a effacé sans tirer un coup de feu la défaite de Crimée et ses conséquences. Le temps du « recueillement russe » est bel et bien révolu.

Le nouveau paysage politique européen est alors caractérisé par le puissant Empire allemand, dont ni Alexandre II ni Napoléon III n’ont su prévenir l’émergence. Sans doute Alexandre II reste-t-il prussophile, mais il comprend qu’il faut un contrepoids à ce nouvel empire. Ce ne peut être la France, dont les tendances révolutionnaires, réveillées en 1871, l’ont effrayé. Il préfère se tourner vers l’Autriche, sans pourtant renoncer à l’alliance allemande, et s’intègre à l’entente des trois empereursAlexandre II, François-Joseph, Guillaume Ier. Cette alliance est consacrée par une convention assez peu précise et lourde d’arrière-pensées : Pétersbourg et Vienne continuent à s’entre-surveiller dans les Balkans, chacun comptant y neutraliser l’autre. Bismarck entend profiter de la rivalité austro-russe dans la péninsule pour renforcer la position allemande en Europe et empêcher la France de se relever.

La crise balkanique de 1875 va offrir à Alexandre II la possibilité de renouer avec une politique de puissance. Cette crise débute en juillet 1875 par un soulèvement contre l’Empire ottoman, qui embrase tous les Balkans. Un sentiment de solidarité panslave s’empare de la société russe, et des volontaires partent combattre aux côtés des « frères slaves ». Le gouvernement russe peut-il ignorer ce mouvement de fond ? Au printemps 1877, il déclare la guerre à l’Empire ottoman. Combat difficile, mais la Russie l’emporte et ses troupes menacent Constantinople. La Sublime Porte se résout à négocier. Le traité de San Stefano, signé le 3 mars 1878, consacre l’effondrement ottoman : il assure à la Russie le droit de libre circulation dans les Détroits, lui accorde la Bessarabie, des forteresses sur la frontière asiatique, et une considérable indemnité de guerre. Le traité prévoit aussi la création d’un grand État de Bulgarie qui sera protégé pendant deux ans par les troupes russes.

Ce triomphe de la Russie fait se dresser l’Europe contre elle, et Alexandre II doit accepter que le congrès de Berlin, réuni à l’été 1878 sous la présidence de Bismarck, révise les clauses du traité de San Stefano et prive son pays de ses récentes conquêtes.

Après le succès militaire, la Russie subit ainsi une défaite diplomatique. Comment expliquer que, victorieuse, elle se soit ainsi laissé déposséder ?

Alexandre II était confronté aux menaces militaires anglaises – rappel de réservistes, hausse des crédits de l’armée – et autrichiennes. La situation intérieure russe – finances publiques dans un état désastreux, rouble en chute libre – lui interdisait d’envisager un nouvel effort militaire. Ses fidèles, Reutern et le grand-duc Nicolas, l’exhortaient, sous peine de démission, à tenir compte de ces réalités. Il dut céder.

Il va se rattraper ailleurs : au Caucase, dont il lui faut achever la pacification ; en Asie centrale, où la Russie conquiert les trois prestigieux émirats de Boukhara, Kokand et Khiva, et atteint les rives de la Caspienne. En Extrême-Orient, la progression russe n’est pas moins spectaculaire ; elle domine la région de l’Amour, où elle a installé des colons. Les traités d’Aigun (en 1858) et de Pékin (en 1860) lui garantissent la rive gauche de l’Amour et la région de l’Oussouri. Des villes russes y voient le jour. En 1875, enfin, la Russie échange avec le Japon les îles Kouriles contre le sud de Sakhaline. En dépit des difficultés rencontrées en Europe et dans les Balkans, Alexandre II aura ainsi assuré, en Orient, l’extension de l’espace russe de manière continue.

Dans un cas seulement, son règne aura été marqué par un recul territorial : c’est en Amérique du Nord. La Russie était déjà présente en Californie et en Alaska, où elle s’était installée à la fin du xviiie siècle. Les États-Unis convoitaient l’Alaska. En 1858, le Trésor vidé par la guerre de Crimée, Alexandre II prit l’idée en considération et engagea une négociation avec Washington. Elle traîna en longueur, l’acheteur – ou tout au moins son opinion publique – n’étant pas tout à fait convaincu de l’utilité d’acquérir ces terres glacées. Un accord fut enfin trouvé et l’Alaska cédé en 1867 pour sept millions de dollars, montant que la Russie aurait souhaité supérieur.

L’abandon de l’Alaska comme, peu après, celui des Kouriles constituent de curieuses exceptions dans la politique d’expansion d’Alexandre II et dans l’histoire russe en général. On peut ainsi s’interroger ici sur le rôle joué par la conception de l’Empire d’un seul tenant, dans lequel l’Alaska et les Kouriles (mais aussi bien Sakhaline) représentaient des anomalies. L’opinion russe fut, en tout cas, indignée par cette cession. Mais l’empereur avait alors d’autres motifs d’inquiétude que les réactions à l’abandon de lointains territoires.

La chasse à l’empereur

Joseph de Maistre avait prédit que la vraie menace pesant sur la Russie n’était pas tant la colère des paysans que les « Pougatchev » formés dans les universités. L’attentat de Karakozov lui avait donné raison : il marquait une rupture dans les idées, les projets et la sociologie politiques. La noblesse, qui avait dominé la Russie et s’était soulevée en 1825, s’effaçait devant l’intelligentsia, devenue l’acteur principal du combat politique.

En 1861, une grève mobilise les étudiants de Saint-Pétersbourg : ils défendent un professeur dont les censeurs réclament le renvoi. La grève se termine sans dégâts, mais l’écho en est considérable. De Londres, Herzen clame à l’adresse des étudiants : « Vous êtes nos martyrs ! », « Vous avez ouvert une nouvelle ère de notre histoire ! » L’intelligentsia que salue Herzen n’est pas toujours très lettrée ni bien formée. Ni Tolstoï ni Dostoïevski n’en font partie : ceux-ci restent des écrivains. L’intelligentsia et la jeunesse se rassemblent alors autour de trois courants d’idées : le nihilisme, le populisme, l’anarchisme. L’époque n’est plus aux débats de fond sur l’avenir et le destin de la Russie, qui avaient divisé occidentalistes et slavophiles ; on entre dans le domaine du concret, de l’action.

Le nihilisme, dont Berdiaev a très justement écrit qu’il était « purement russe, sorti du terreau de l’orthodoxie, orthodoxie déviée et sans grâce », est l’idéal des hommes nouveaux. Le mot, popularisé par Tourgueniev, avait déjà été utilisé en France au xviiie siècle par Louis-Sébastien Mercier. Qu’était-ce au juste ? Tout à la fois une conception ascétique de l’existence et le rejet de tout ce qui n’est pas utile. La culture condamnée au profit de la science, tel était le maître mot des nihilistes qui, dans l’ensemble, étaient d’ailleurs paradoxalement plus littéraires que scientifiques. Tourgueniev a brossé le portrait du nihiliste3 dans son roman Pères et fils. Les grandes figures du mouvement seront Tchernichevski et Dobrolioubov, que le romancier a qualifiés de « Robespierres des lettres ». L’ascèse était leur modèle de conduite et, pour eux, la révolution devait donner naissance à un monde nouveau.

À côté des nihilistes, les populistes conduits par Piotr Lavrov ont le service du peuple pour vocation et l’amour du peuple pour étendard. Le mouvement n’est pas moins spécifiquement russe que le nihilisme. Pour ses adeptes, les élites éduquées portent le poids d’une faute collective : leurs privilèges ont eu pour contrepartie le malheur éternel de la paysannerie. Ils idéalisent le paysan ainsi que la commune paysanne. On retrouve là certains thèmes de la pensée slavophile. Mais les populistes appellent à l’action : l’élite doit aller au peuple, l’éduquer, le conduire vers son destin.

Bakounine assure la liaison entre populisme et anarchisme. Pour lui, le paysan est paré de qualités historiques remarquables. C’est un insurgé spontané, modèle pour toute l’élite. Mais il estime aussi que le mouvement révolutionnaire doit s’organiser. De sa rencontre avec Netchaïev naît le Catéchisme révolutionnaire, ouvrage stupéfiant, tout à la fois manuel pratique et guide moral du comportement du révolutionnaire. Celui-ci doit poursuivre un seul but : « la destruction de l’ordre existant ; en poursuivant ce but, il doit être prêt à mourir et à détruire de ses propres mains tous ceux qui se dressent en travers de ses projets ».

En général, de tels propos restaient cantonnés dans la sphère des idées. Netchaïev va les mettre en pratique. Son radicalisme épouvantera ses contemporains et exaspérera Bakounine, qui rejettera celui qu’il avait d’abord appelé le « magnifique fanatique » ; il inspirera aussi Dostoïevski, qui en fera le héros des Démons. L’écrivain s’y effraie non de l’idée de révolution, mais de la révolution sans Dieu, du socialisme athée. Un autre de ses héros, Raskolnikov, posera les questions complémentaires qui hantent toute cette jeunesse russe, si généreuse, des années 1860 : comment faire le bonheur de ses semblables ? peut-on tuer au nom de ses convictions ? où se situe la frontière morale ?

L’homme qui va apporter une réponse à toutes ces questions se nomme Tkatchev, un temps proche de Netchaïev. Il est le premier penseur russe à considérer que la transformation de la société passe par la conquête du pouvoir, et à étudier comment, par quels moyens et avec quels instruments le pouvoir peut être pris et conservé.

Les « Pougatchev de l’université » qui ont nourri ces mouvements d’idées vont, pour atteindre leur but, se muer en terroristes. En 1875, les populistes ont retenu l’enseignement de Tkatchev : sans organisation, point de révolution. Ils créent l’organisation Terre et Liberté (Zemlia i Volia), qui essaime dans tout le pays et se manifeste d’abord par des coups spectaculaires, destinés à montrer son existence : l’enterrement public, en 1876, d’un étudiant mort dans la forteresse Saints- Pierre-et-Paul, puis l’évasion du prince anarchiste Kropotkine, organisée à la barbe des gendarmes. Les jeunes adeptes de Zemlia i Volia sillonnent les campagnes, y sèment l’agitation parmi les paysans. Lorsqu’ils sont arrêtés et jugés, ils transforment les prétoires en tribunes politiques où ils mettent en accusation le système politique existant.

Des discours lors des procès, on passe aux attentats. Premier du genre : le coup de feu tiré par une jeune fille de la noblesse, âgée de vingt-sept ans, sur le gouverneur militaire de la capitale, le général Trepov. Celui-ci n’est que blessé. L’héroïne de cet exploit, Vera Zassoulitch, expose tranquillement qu’elle a « puni » le général Trepov, coupable de brutalités à l’égard d’un étudiant arrêté. Elle avait connu Netchaïev, avait agi en professionnelle de l’attentat, et son acte impressionna d’autant plus l’opinion que, par son origine, son éducation, sa beauté, elle n’avait rien d’une criminelle-née. Son procès, qu’Alexandre II voulut public pour servir d’exemple, fut pour l’accusée un triomphe, et pour le pouvoir un désastre : une salle bondée, où figurait Dostoïevski, des avocats qui s’étaient battus pour assurer la défense de l’accusée, un procureur gêné aux entournures, enfin les applaudissements saluant chaque déclaration de Vera Zassoulitch. On vit en elle une émule de Charlotte Corday, l’image de la Justice immanente terrassant le crime. Elle fut acquittée. Le tribunal consacrait ainsi le droit moral de disposer de la vie d’autrui pour une bonne cause, au détriment du droit tout court. Furieux, Alexandre II décida que les procès politiques ne seraient plus jugés désormais par des jurys, mais par des tribunaux militaires.

La répression a beau s’intensifier, le mouvement terroriste la gagne de vitesse. Les attentats se multiplient dans la capitale. Le chef de la troisième section est abattu. Si, dans un premier temps, de hauts fonctionnaires de l’Empire sont visés, les terroristes ont à l’évidence pour cible principale l’empereur. Dès 1879, c’est sur lui que les coups vont être portés.

C’est le moment où Zemlia i Volia va se scinder pour donner naissance à deux organisations : Narodnaia Volia (la Liberté du peuple), purement terroriste, et Tchernyi Peredel (le Partage noir), soutenu par Plekhanov, l’un des fondateurs, quelques années plus tard, du marxisme russe. Celui-ci considérait que le terrorisme était stérile et qu’il fallait en revenir à l’action en milieu paysan.

La raison de la scission réside bien là : où conduit le terrorisme ? quel doit être son but ? D’aucuns estiment que les mesures répressives condamnent à terme le terrorisme, qu’il faut éduquer la société pour la préparer aux luttes futures. D’autres – et ce seront les fondateurs de Narodnaia Volia – considèrent qu’il faut renverser le système et, avant tout, abattre le souverain. Cette dernière thèse est la plus forte, et ainsi commence la chasse à l’empereur, qui aboutira en 1881 à son assassinat.

Au préalable, de 1879 à 1881, Alexandre II, le tsar libérateur, n’est plus qu’un souverain traqué, même s’il entend courageusement continuer à gouverner, et même s’il ne renoncera jamais à réformer.

Le 2 avril 1879, alors qu’il se promène, à son habitude, autour du Palais, il essuie plusieurs coups de feu. Le tueur, Alexandre Soloviev, qui avait abandonné ses études pour aller au peuple, n’était pas un tireur adroit : il rata sa cible, fut arrêté, jugé par une instance spéciale du Sénat, condamné à mort et pendu publiquement.

Ce nouvel attentat manqué marqua Alexandre II beaucoup plus profondément que la tentative de Karakozov en 1866. Il comprit que la Russie avait changé, que des mesures de sécurité drastiques devaient entourer son existence et celle des siens. L’état de siège fut proclamé dans les villes agitées, l’état d’exception étendu à une grande partie du pays.

L’empereur décida alors d’aller se reposer à Livadia : la Crimée semblait éloignée de l’agitation terroriste. Pourtant, c’est sur le chemin du retour, après un paisible séjour, qu’il faillit être victime de nouvelles entreprises terroristes.

En ce printemps 1879, le mouvement terroriste était professionnalisé. Les tueurs romantiques agissant à leur gré et manquant leurs coups ont alors disparu. Narodnaia Volia s’est organisée ; elle s’est dotée d’une structure hiérarchisée, le Comité exécutif, composé au départ de onze membres, puis de vingt-cinq, astreints au secret et à une discipline de fer. Ce Comité vote le 26 août 1879 la condamnation à mort d’Alexandre II et ourdit le complot qui doit transformer ce vote en acte.

Le Comité exécutif s’est enrichi de deux personnalités révolutionnaires bien connues, deux femmes qui vont y jouer un grand rôle : Sophie Perovskaia et Vera Figner. Il décide d’utiliser des explosifs – Nobel a découvert la nitroglycérine en 1864 – pour les attentats, en lieu et place des coups de revolver sinon inefficaces, du moins aléatoires. Pour ne laisser aucune chance au souverain d’échapper à un attentat, deux plans sont élaborés, confiés à deux équipes distinctes. Le premier projet, monté par Vera Figner, est annulé parce que l’itinéraire du train impérial a été modifié. Le second échoue parce que les explosifs… n’explosent pas ! Une troisième opération est organisée à Moscou, où le train impérial doit passer le 19 novembre et sauter sur des voies truffées d’explosifs. Encore un échec dû au hasard : le convoi impérial ayant modifié son horaire, c’est un wagon chargé de bagages qui dérailla. L’empereur remercia Dieu de lui avoir sauvé la vie, mais dut aussi constater amèrement que des fuites rendaient vaines toutes les mesures de sécurité.

Le 5 février 1880, un nouvel attentat témoigne d’un changement de méthode. C’est à l’intérieur du Palais, sous la salle à manger où se trouve le souverain, que les explosifs ont été placés. Le nombre de victimes – soldats et domestiques – est élevé, mais l’empereur en réchappe. Le Comité exécutif de la Narodnaia Volia publie un communiqué précisant que, si l’empereur ne remet pas sur-le-champ son pouvoir au peuple, sa mort est assurée, en dépit des tentatives d’assassinat manquées.

L’empereur tire deux conclusions de cette série d’attentats, et surtout du dernier. Il doit reconnaître qu’il n’est plus en sécurité nulle part, son palais même ayant été accessible aux assassins. Mais qu’il faut aussi trouver une réponse au défi terroriste. Un durcissement de la répression signifierait une transformation totale du système politique. Alexandre II n’en veut pas. C’est alors qu’entre en scène le dernier grand acteur du règne, celui que l’empereur va charger de remettre de l’ordre, certes, mais aussi et surtout de faire surgir une Russie nouvelle.

Cet homme est le comte Loris-Melikov, alors gouverneur de Kharkov. Doté des pleins pouvoirs, il décide d’exercer une « dictature de velours » en adoptant d’emblée des dispositions propres à rassurer l’élite libérale : libération de prisonniers, allégement de la censure, liberté d’action rendue aux zemstva. Loris-Melikov est en effet convaincu, et il l’a dit à Alexandre II, que « la révolution est sur le point d’éclater ». Pour l’empereur, il convient de prendre des mesures fortes de retour à l’ordre, mais en les équilibrant par la mise en œuvre de la réforme de l’État.

Les terroristes comprennent que la « dictature de velours » ainsi conçue constitue une sérieuse menace pour leurs projets. Qu’elle parvienne à transformer la Russie, et il n’y aura plus place pour des complots dirigés contre l’empereur. Les terroristes prétendent vouloir débarrasser le pays d’un tyran, nullement d’un martyr. Le 20 février, à peine Loris-Melikov a-t-il pris ses fonctions qu’il est à son tour la cible d’un tireur maladroit, certes, mais dont le geste témoigne que l’inquiétude a gagné le camp des terroristes. On peut le comprendre : la société adhère en effet aux projets qui s’esquissent.

Le 11 avril 1880, Loris-Melikov a remis à l’empereur une longue note, véritable projet constitutionnel. De tout le pays affluent des messages d’approbation et des propositions. La situation serait-elle en train de s’inverser en faveur du souverain qui reprend son visage de réformateur ? Et jusqu’où entend aller le tsar libérateur ?

En attendant que cette question soit tranchée, un drame privé se joue au Palais impérial. Celui-ci abrite depuis un moment les deux familles et les deux femmes d’Alexandre II : à un étage l’impératrice, à l’autre Catherine Dolgorouki – Katia – et les trois enfants illégitimes du souverain. En mai 1880 meurt l’impératrice. Alexandre II écrit dans son journal, au soir de ce trépas : « Ma double vie s’achève. Elle ne cache pas sa joie, elle parle déjà de la légalisation de la situation. » Le journal impérial est ici très explicite : Katia, qui n’est pas une femme douce, et se conduit même parfois comme une mégère, le soumet à rude épreuve. Elle exige le mariage dans les plus brefs délais, alors qu’Alexandre II invoque son devoir, la décence, la sensibilité de sa famille légitime et, avant tout, celle de l’héritier. Mais il ne va pas pouvoir résister à l’ambition déchaînée de celle qui a tant attendu ce moment. « Jamais Katia ne m’a tant tourmenté que ces jours-ci ; je lui ai promis de la couronner », écrit-il le 27 mai. Cinq jours seulement se sont écoulés depuis la mort de l’impératrice, et Katia a tout arraché à cet homme pourchassé par les terroristes, hanté par son sens du devoir et la volonté de rester exemplaire. Elle a obtenu le mariage dans un délai qui heurte la décence – quarante jours, le temps de deuil n’est pas respecté – et la promesse d’un couronnement aussitôt après.

Le mariage a lieu le 6 juillet à Tsarskoie Selo. Le souverain décide alors de donner à Katia, par décret, « le nom de princesse Iourievski, avec le titre de Sérénissime. Ce nom est aussi donné à nos enfants, Georges, Olga et Catherine, et à ceux qui pourraient naître ultérieurement, avec tous les droits dont jouissent les enfants légitimes ». Cependant, ce décret est assorti d’une précision : les enfants de Katia, n’étant pas liés, par leur mère, à une famille royale régnante ou ayant régné, ne pourront prétendre au trône. Cet additif est bien sûr destiné à apaiser l’héritier, le grand-duc Alexandre, mais il ne suffit pas à lever ses doutes. Catherine Dolgorouki, elle, connaissait l’histoire russe : elle n’ignorait pas qu’avant Pierre le Grand les épouses des tsars étaient choisies parmi des familles russes qui n’étaient pas de sang royal, et que certains de leurs enfants étaient montés sur le trône. La perspective du couronnement promis à Catherine n’était pas de nature à rassurer le grand-duc, mais il dut s’incliner.

Épuisé, le souverain alla passer quelques semaines à Livadia pour y préparer, avec Loris-Melikov, ce qui était son grand projet : la réforme politique de l’Empire. Il retrouva alors l’élan qu’il avait connu en 1860, quand il travaillait à la réforme du servage. Il note dans son journal : « Loris-Melikov conseille des commissions préparatoires comme celles qui, en 1858, ont travaillé à la question paysanne… en en éloignant le plus possible la noblesse. » Il sait en effet qu’une grande partie de celle-ci, guidée par Pobedonostsev, se rassemble autour de l’héritier et de nombreux membres de la famille impériale pour tenter de faire obstacle à une réforme constitutionnelle. Au nombre des adversaires déclarés de cette réforme, on trouve aussi l’empereur Guillaume Ier, qui adresse à son neveu une mise en garde contre ses « tentations constitutionnelles ».

À son retour dans la capitale, l’empereur a décidé d’en finir. Il presse Loris-Melikov de lui remettre un texte définitif. Il l’obtient le 1er mars 1881, le paraphe et fixe le calendrier : examen par le Conseil des ministres et le Sénat le 4 mars. L’empereur a aussi confié à ses proches comment il envisage son propre avenir. La réforme constitutionnelle adoptée, il fera couronner Katia, puis quittera le pouvoir. Et il écrit dans son journal : « Il y a longtemps que je pense acquérir un domaine à l’étranger, quelque part dans le Midi, et me retirer. » Déjà, en mai 1880, harcelé par Katia, il avait écrit : « Je lui ai promis de la couronner pour nous permettre de nous retirer. »

Ce désir d’abdication s’explique, en mai 1880, par la lassitude : comment résister à une si longue traque des terroristes, aggravée par les exigences incessantes, les « tourments » imposés par la femme aimée ? Mais ce désir de renoncer au pouvoir après avoir donné une constitution à la Russie tient aussi à l’idée que l’empereur a de sa mission. Élevé dans une conception autocratique de la Russie, il a compris que le temps de l’autocratie était révolu et qu’il lui incombait de conduire son pays sur la voie de la modernité politique. Mais il n’entend cependant pas, pour sa part, être le souverain d’une monarchie constitutionnelle.

Tout se présente donc de manière heureuse le 1er mars 1881. Le manifeste ouvrant la voie à la monarchie constitutionnelle est signé, les affaires privées sont réglées, à la satisfaction de la future impératrice. Le souverain et l’homme peuvent éprouver un sentiment de paix.

Mais il ne sera pas dit qu’Alexandre II, libérateur des paysans, souverain constitutionnel en puissance, pourra échapper au destin que les meurtriers en embuscade ont décidé de lui réserver. En dépit de rumeurs annonçant de nouveaux attentats, l’empereur a voulu, ce 1er mars, agir à sa guise et se rendre comme chaque dimanche au Manège. À ceux qui prônent la prudence, il répond qu’une voyante a prédit sa mort au septième attentat ; or il n’en a encore essuyé que cinq. On constate une fois encore que les voyantes comptent dans la vie des tsars : à Boris Godounov, l’une d’elles avait prédit sept ans de règne, et elle avait vu juste ; si une autre a prédit à Alexandre II la mort au septième attentat, aurait-elle vu juste elle aussi ? Oui, car si ce jour-là une bombe éclate sur son passage, faisant des morts mais l’épargnant, il échappe en effet bel et bien à un sixième attentat ; mais ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que le septième suivrait aussitôt. Indemne, il se précipite au secours des blessés au lieu de se mettre à l’abri. C’est alors qu’une bombe lancée sur lui – le septième attentat ! – le déchiquette ; il est rapporté au Palais mourant, « son pied droit arraché, le pied gauche fracassé, le visage et la tête couverts de blessures. Un œil était fermé, l’autre ne voyait plus rien ».

À son chevet, une voix s’élève : « Voilà le résultat d’une Constitution. »

Pour la petite histoire, il n’est pas sans intérêt de noter que ce double attentat, préparé par de grands professionnels, vétérans du terrorisme, fut conçu et débattu dans un appartement attenant à celui de Dostoïevski, séparé par une simple cloison de la pièce où écrivait l’auteur des Démons.

L’écrivain-scénariste russe Edouard Radzinski a consacré à Alexandre II un roman documentaire dans lequel il suggère que le complot bénéficiait de complicités à la Cour. Volonté de l’entourage impérial de ruiner le projet constitutionnel ? Les documents d’archives ne confirment pas cette thèse, mais elle est séduisante et même plausible.

La mort d’Alexandre II provoqua la stupeur populaire, sans manifestation de désespoir. L’image du tsar libérateur était quelque peu estompée, celle du souverain politiquement révolutionnaire n’avait pas encore pénétré les consciences. S’agissant de l’opinion populaire, comment oublier que, à peine un demi-siècle plus tôt, des soldats croyaient que Constitution était le prénom de leur future impératrice ? Quant à la paysannerie, elle s’intéressait moins à la Constitution qu’au partage des terres.

La répression fut impitoyable. Les assassins et leurs complices furent arrêtés, jugés, pendus. Certains terroristes qui n’avaient pas pris une part directe au meurtre furent emprisonnés à vie, moyennant un régime d’extrême rigueur, dans la forteresse Saints-Pierre-et-Paul. La destinée de certains d’entre eux mérite d’être rappelée. Sofia Perovskaia fut pendue. Netchaïev mourut dans la forteresse. La seule survivante de l’aventure terroriste fut Vera Figner, l’indomptable, qui passa vingt ans dans la forteresse de Schlusselbourg où était mort Ivan VI. Elle disparut à l’âge de quatre-vingt-dix ans, en 1942.

 

Le règne d’Alexandre II, qui aura duré un quart de siècle, fut, avec celui de son petit-fils Nicolas II, le plus tragique de toute l’histoire russe, pourtant riche en horreurs et épisodes sanglants. Mais il aura été aussi l’un des plus remarquables par les transformations intérieures, et même extérieures, qu’il a fait subir au pays. Presque tous les souverains – à commencer par Alexis le Très-Doux – avaient voulu l’engager dans une voie qui lui permettrait de rattraper le retard pris sur l’Europe au cours des siècles mongols, même si chacun l’avait fait à sa manière. Alexandre II fut le premier Romanov à monter sur le trône à l’heure d’un spectaculaire recul de son pays sur la scène internationale ; il comprit que les causes internes du désastre extérieur lui imposaient une véritable révolution. Le choix qu’il fit pour répondre à ce problème du retard lui assigne une place à part dans l’histoire russe : il a voulu devancer la révolution qu’il pressentait en réformant d’en haut, mais sans forcer la société. Ce n’est plus là un modèle de modernisation proprement russe, mais déjà un modèle européen.

Avec le meurtre d’Alexandre II et la mort de ceux qui l’avaient si longtemps pourchassé, le terrorisme, enfant dévoyé du populisme, mourut lui aussi, car tuer l’empereur ne suffisait évidemment pas à changer le régime.

1. C’est-à-dire le transfert des terres aux paysans.

2. Au pluriel : zemstva.

3. Son héros Bazarov se qualifie de nihiliste.