CHAPITRE IV

Pierre le Grand

Deux héritiers pour un trône

Conscients de l’importance de la question successorale, les tsars Michel et Alexis, avant de disparaître, avaient tous deux désigné leur héritier : leur fils aîné, confortant ainsi la règle de primogéniture. Le tsar Alexis s’était marié deux fois. Il avait eu treize enfants de sa première femme, mais seulement deux fils, Théodore et Ivan, tous deux de faible constitution. De son second mariage naquit un fils, Pierre, qui, à l’opposé de ses demi-frères, était un enfant sain, d’une vigueur remarquable. La situation se complique dans la mesure où la descendance du tsar est nombreuse, issue de deux mariages, et où elle comporte aussi des filles bien portantes et de fort caractère, notamment Sophie, sœur aînée de Théodore et d’Ivan, si chétifs et mal venus. Deux mariages et deux clans : les Miloslavski, parents de la première épouse, et les Narychkine, parents de la seconde, chaque clan estimant avoir donné à la dynastie un héritier.

Fidèle à ses principes, le tsar Alexis avait désigné pour héritier son fils aîné, Théodore, qui à sa mort était âgé de quinze ans. L’héritier était un garçon fort instruit, connaissant parfaitement le latin, des langues d’Europe, les mathématiques ; mais, très malade, il était incapable de régner. Les Miloslavski n’en avaient cure : il était l’héritier installé sur le trône et ils se sentaient habilités à gouverner le pays en son nom. Leur domination va durer six ans et s’emploiera avant tout à persécuter le clan adverse, celui des Narychkine, pour écarter toute ambition politique rivale.

Les problèmes habituels vont surgir à la mort de Théodore, qui disparaît en 1682 sans laisser de postérité. Se pose alors la question : qui doit lui succéder ? Deux successeurs éventuels, deux représentants des deux clans ennemis : Ivan, frère cadet de Théodore, aussi malade que lui et, de surcroît, intellectuellement peu développé, ou bien l’enfant de Nathalie Narychkine, le turbulent et vigoureux Pierre ? Mais celui-ci n’a que dix ans. Cette situation incertaine trouble les esprits. Comme toujours, la foule s’en mêle, se masse devant le Kremlin, apeurée.

Le patriarche s’interpose et suggère qu’en l’absence d’une solution évidente on en revienne au choix du peuple, autrement dit que les dignitaires civils et religieux réunis autour de lui s’érigent en Zemski Sobor et élisent le tsar. L’instance qu’il rassemble ne constitue pas un vrai Sobor, mais le hasard fait que le vrai Sobor était alors sur le point d’être réuni, que la plupart de ses représentants étaient déjà sur place, et que le peuple qui en appelle à lui soutient avec force l’idée d’élire le tsar sans tarder. Mais qui élire ? La division s’installe. Le nom de Pierre est acclamé. Il a la faveur du patriarche, mais les partisans d’Ivan pèsent eux aussi, et les filles du souverain disparu, entrant en scène, vont faire basculer la situation.

La plus remarquable, la plus ambitieuse d’entre elles est Sophie, fille du premier mariage d’Alexis, soutenue par le clan Miloslavski. Alors qu’une sorte de plébiscite populaire s’est dessiné en faveur de Pierre – mais tout demeure encore incertain –, Sophie fomente un véritable coup d’État. Prenant la tête du deuil, elle déclare que son frère a été empoisonné. Que les Narychkine aient voulu assassiner le souverain pour s’emparer du trône, cela va de soi ! Et elle organise et finance une révolte des streltsy présents à Moscou !

Un tsar empoisonné, les streltsy mobilisés : la Russie semble revenir à ses démons, au sang versé sans fin pour accéder au pouvoir. Et le sang va couler, en effet, sans fin. Combien de Narychkine et de leurs partisans sont alors massacrés ! Sous la pression des streltsy, la Douma des boiars opte pour une solution de compromis : il y aura deux co-tsars, Ivan et Pierre, et une régente, Sophie, qui se contentera du titre de grande souveraine.

Difficile de porter un jugement équitable sur cette régence. Sans doute Sophie ne fut-elle pas indigne de sa fonction. Mais elle subit l’influence de sa famille, les Miloslavski, qui prétendent tout gouverner et écarter les Narychkine du pouvoir par la violence. Par voie de conséquence, le jeune Pierre doit se contenter d’assister à la défaite et surtout au massacre des siens. Son caractère sera formé par ces dures années d’un véritable exil intérieur. Sophie eut à payer sa dette aux streltsy qui, en majorité vieux-croyants, prétendaient imposer le schisme à la société. Une nouvelle fois, elle dut acheter en monnaie sonnante et trébuchante leur neutralité religieuse. Mais elle avait sous-estimé l’ambition de certains de leurs chefs qui, l’ayant portée à la régence, étaient convaincus de pouvoir la soumettre à leur autorité. Ce fut une rude confrontation. Pour échapper à leur pression, Sophie quitta le Kremlin, s’installa avec la Cour à Kolomenskoe, décida de mesures répressives, et l’emporta. Les streltsy rebellés firent amende honorable, les meneurs furent exécutés. La Cour revint au Kremlin et Sophie put enfin exercer sa régence.

Sagement, elle s’en remit à ses conseillers. Le plus puissant d’entre eux était le prince Vassili Golitsyne, qui gouverna réellement la Russie durant sept ans. Son grand succès fut en 1686 la signature d’un traité de « paix perpétuelle » avec la Pologne confirmant toutes les acquisitions russes en Ukraine. Mais ce traité provoqua, en retour, un conflit avec les Tatars de Crimée, que soutenait l’Empire ottoman. Les armées russes ne purent leur résister et la défaite allait contribuer à la chute de la régente. Sentant sa position de plus en plus précaire, Sophie décida en effet de se faire couronner avec l’aide du chef des streltsy, une fois encore mobilisés en sa faveur. Mais cette nouvelle tentative de coup d’État échoua. Le jeune Pierre, que la société tient pour une solution alternative au pouvoir d’une régente par trop ambitieuse, voire pour l’héritier légitime, n’est-il pas, de droit, co-tsar ? Il entre alors en scène.

Ou, plus exactement, il s’enfuit et se réfugie dans un couvent pour échapper au complot qui s’ébauche et lui rappelle les pires moments, marqués de règlements de compte successoraux, du passé. Tandis qu’il s’abrite au couvent de la Trinité-Saint-Serge, autre symbole de la renaissance russe, les boiars et des streltsy qui ont hâtivement changé de camp, appuyés sur des unités militaires régulières, s’accordent pour le proclamer seul héritier. Désemparée, lâchée par la plupart de ses partisans, Sophie se rend à son demi-frère. Il la fait enfermer dans un couvent où, selon la tradition russe, elle finira ses jours.

Peut-on tenir ces années de régence pour peu marquantes dans l’histoire de la Russie ? Sans doute Sophie fut-elle influencée par ses conseillers, et son pouvoir personnel ne fut-il pas considérable. Mais elle a apporté dans la pratique politique russe une innovation qui aura des conséquences importantes au xviiie siècle : on lui doit d’avoir permis aux femmes d’accéder au trône. Deux femmes avaient certes régné avant elle : Olga, à Kiev, et l’ambitieuse Hélène Glinska, mère d’Ivan le Terrible, qui avait exercé la régence de 1533 à 1538. Olga avait d’abord manifesté une grande cruauté dans l’exercice du pouvoir, mais, après sa conversion au christianisme, elle s’était montrée plus modérée. La régente Hélène s’inscrivit pour sa part dans l’histoire russe comme la responsable d’un pouvoir toujours meurtrier. Elle fit assassiner tous ceux qu’elle soupçonnait de lui disputer le pouvoir, ses oncles et beaux-frères en premier lieu. À cette fureur destructrice, elle ajouta une vie de débauche qui scandalisait le peuple. Sa régence fut un temps de désastre et, aux yeux de ses contemporains, elle n’était qu’une usurpatrice. Il en alla tout autrement de Sophie. En dépit des coups d’État fomentés, d’un statut de régente qui, reposant sur un compromis sans fondement juridique, conférait à son pouvoir un caractère transitoire toujours contesté, elle aura démontré que les femmes n’étaient pas étrangères à la sphère du pouvoir, et qu’une femme pouvait revendiquer le trône. D’autres de ses pareilles s’inscriront au xviiie siècle dans sa lignée, accédant au pouvoir par le moyen dont elle usa : le complot. En un sens, la régence de Sophie fut une ébauche dont s’inspireront Élisabeth Ire et Catherine II un siècle plus tard.

Sophie enfermée dans son couvent, le pouvoir devait en principe revenir à Pierre, l’un des co-tsars, que le peuple, poussé par le patriarche, avait plébiscité. Pourtant, c’est une autre régence qui va commencer.

Les « universités » de Pierre, souverain sans trône

Pierre n’a alors que dix-sept ans. C’est l’âge où Ivan le Terrible a été couronné, celui auquel les deux premiers Romanov sont montés sur le trône. Mais le pouvoir ne l’intéresse pas encore. Peut-être les terribles spectacles qui ont marqué son enfance – il a assisté à l’assassinat de toute la parentèle de sa mère – ont-ils contribué à l’orienter vers d’autres activités. Il se passionne déjà pour la technique et l’art militaire, construit une forteresse à son usage, manœuvre des bateaux sur les pièces d’eau. Curieux de questions scientifiques, il se tourne vers ceux qui lui semblent incarner l’esprit de modernité, et fréquente assidûment le Faubourg allemand. C’est donc à sa mère, Nathalie Narychkine, que va revenir le soin de gouverner en son nom. Ce n’est pas une régence, puisqu’il est tsar, mais un intérim qui va durer cinq ans.

Nathalie Narychkine n’est douée ni d’intelligence ni de réelle volonté, mais elle s’en remet à son frère, Léon Narychkine, et au patriarche Joachim, lesquels vont, durant cette quasi-régence, gouverner la Russie de façon désastreuse. C’est un temps de corruption généralisée et, surtout, de rupture avec l’orientation occidentale que les premiers Romanov avaient tenté d’imprimer au pays et que Sophie avait maintenue.

Le patriarche est xénophobe ; l’Occident est pour lui l’adversaire de l’« ordre russe », voulu par la Providence. Les étrangers vivant en Russie sont tenus en suspicion, leurs correspondances avec le monde extérieur sont contrôlées, les frontières se ferment, les jésuites sont expulsés, les habitants du Faubourg allemand sont placés sous surveillance constante. L’allure extérieure des Russes, leur tenue deviennent matière à débat. La longueur de la barbe désigne à nouveau le bon chrétien, de même que le caftan, vêtement traditionnel.

En 1690, le patriarche meurt. Deux candidats se disputent le trône patriarcal : d’un côté, le métropolite de Pskov, monseigneur Marcel, fin lettré, ouvert au monde européen qu’il connaît parfaitement et dont il pratique la plupart des langues ; de l’autre, le métropolite de Kazan, farouchement conservateur, qui prône la fermeture à l’Occident et le repli sur la tradition russe. Faut-il s’étonner que le second l’emporte alors, en dépit du soutien que le jeune tsar a apporté au premier ?

Révolté contre ce climat étouffant et rétrograde, Pierre vit en marge de la Cour, entouré d’amis débauchés, ivrognes, avec qui il organise des parodies de vie religieuse, rejetant déjà une Église qui s’évertue à enfermer la Russie dans son passé. Mais ces occupations dérisoires ne suffisent pas à sa nature vigoureuse. Tous les contemporains ont insisté sur son extraordinaire puissance physique. Haut de plus de deux mètres, d’une étonnante vitalité, agréable de visage, la figure ronde barrée d’une petite moustache, Pierre souffrira cependant toujours d’un léger handicap, une crispation du côté gauche du visage, tic ou tétanie, qui provoque sa fureur et déconcerte l’interlocuteur. Son caractère inégal prend peut-être racine dans ce menu défaut. Mais il est toujours en mouvement, courant en tous sens, faisant des enjambées immenses qui contraignent celui qui lui parle à courir, essoufflé, à sa suite.

La vitalité, chez lui, est aussi celle de l’esprit. L’intelligence a suppléé une éducation fort relâchée et il a dû acquérir par lui-même des connaissances étendues sur les sujets les plus variés. Comme souvent les autodidactes, il est doté d’une mémoire prodigieuse, il assimile chaque nouvel acquis et témoigne d’une grande aptitude à classer méthodiquement ses connaissances. Après avoir manœuvré des bateaux-jouets sur un lac proche de Moscou, sa passion le tourne vers les réalités de la navigation. Il se rend alors à Arkhangelsk, découvre la mer et sa vraie vocation : la conquérir pour l’ajouter à son espace, car de ses études il a retenu que le malheur de la Russie était l’absence d’accès aux mers libres. Ce qu’il voit aux abords du Cercle polaire, c’est un port bloqué par les glaces. Et déjà se forme dans son esprit un dessein précis : la Russie devra s’étendre vers des mers où les glaces sont inconnues. Ce constat, joint au sentiment d’étouffement dû au climat antioccidental qui prévaut alors en Russie, lui inspire encore une autre volonté : briser cette prison, ouvrir une fenêtre sur l’Europe. Il sort de l’adolescence ; il est à peine un homme, quoique sa mère l’ait marié à l’âge de seize ans et demi à la douce Eudoxie Lopoukhine, à laquelle il ne prête guère attention. Mais dans son esprit grandissent attentes et certitudes. Les jeux militaires et marins ne lui suffisent pas, il doit sans tarder passer au maniement des armes et des vaisseaux. Les événements vont confirmer son intuition.

En 1694, sa mère, Nathalie, meurt : plus rien ne le sépare du pouvoir. Son règne va alors commencer par une guerre. N’y est-il pas préparé par la passion et les jeux de son adolescence ? Il avait le choix entre deux adversaires : la Suède ou l’Empire ottoman. Il se décide pour le second. Souverain chrétien, il peut, en se lançant dans ce qui paraît être une véritable croisade contre l’empire qui a brisé Byzance et la chrétienté d’Orient, rassembler son peuple et gagner le soutien de l’Église à un projet qui la détournerait enfin de son obsession antioccidentale. En choisissant d’affronter l’Empire ottoman et ses alliés tatars, éternellement menaçants pour la Russie, il se place dans la continuité du premier Romanov, Michel, qui avait dû renoncer à conquérir Azov et dont il allait assurer la revanche. Quel symbole de légitimité dynastique ! Et quelle remarquable perspective qu’une victoire possible sur les Tatars toujours présents en Crimée, avant-poste de la puissance de la Sublime Porte !

Azov était la cible de l’opération. Pierre se lança à son assaut au début de 1695. Mais il lui manquait alors une flotte pour contourner la citadelle par la mer. Les forces terrestres qu’il engagea dans ce conflit ne pouvaient suffire à assurer le succès de l’opération. Après trois mois d’un siège épuisant et des pertes considérables, Pierre dut constater son impuissance et se résigner à la retraite. C’est ici qu’intervient son caractère indomptable : loin de le briser, l’échec réveille toute son énergie. Il décide de préparer plus complètement une nouvelle expédition en tirant la leçon de la défaite subie. Il sait alors que la forteresse, pour être prise, doit être attaquée par mer tout autant que par terre ; et, pour cela, il lui faut une flotte.

Déjà, au temps du tsar Michel, qui lui aussi avait rêvé de conquérir Azov, on avait commencé à construire des bateaux dans les chantiers de Voronej. Pierre lança un véritable programme de construction de galères en copiant un modèle hollandais. Il avait appris que les Hollandais étaient passés maîtres dans la construction de bateaux et décida de mettre à l’avenir leur expérience à profit. Tournant le dos à la politique xénophobe des années précédentes, il fit alors venir de nombreux spécialistes étrangers à Voronej et mobilisa des milliers de paysans qu’il plaça sous leurs ordres, ce qui allait se révéler une initiative malheureuse. Les paysans russes n’étaient pas volontaires pour ce genre de tâche, leur travail était maladroit, souvent ils désertaient les chantiers, ce qui incita Pierre à recruter toujours plus d’ouvriers hors des frontières de son pays. Le résultat n’en est pas moins là : galères, bateaux de transport et même une canonnière sortent des chantiers. En 1696, Pierre est prêt pour une seconde expédition navale.

Cette fois, la forteresse d’Azov subit un double assaut, venu à la fois de la terre et de la mer, et elle ne peut y résister. Pour Pierre, la victoire est totale. Elle efface le souvenir de l’échec subi l’année précédente. Victoire d’une signification considérable, l’éternel ennemi turc est enfin défait par la Russie, par un tout jeune souverain dont l’exploit consacre la légitimité. Au surplus, c’est la victoire du christianisme sur l’islam, la revanche de la Russie sur l’invasion tataro-mongole, qui abolit trois siècles d’histoire russe. Le nom d’Azov va ainsi s’inscrire dans la mémoire collective russe à la suite d’autres noms de victoires : Koulikovo, Astrakhan, Kazan – autant d’étapes de la renaissance russe et de la montée en puissance du pays.

Mais c’est aussi une manière de victoire sur la géographie du pays, qui l’a durablement enfermé dans un espace continental. Comme l’avait rêvé Pierre dès l’enfance, ce pays, accédant à la mer, peut enfin devenir une puissance navale. L’installation de la Russie à Azov commence aussitôt. Trois mille familles y sont établies. Et, dans un extraordinaire élan d’enthousiasme, l’Église, la noblesse, les marchands décident tous de contribuer matériellement au développement de la flotte russe. Au demeurant, cet élan de générosité volontaire ne suffit pas : un impôt spécial sera créé pour financer la construction navale, et des « compagnies » seront fondées dans le même but. Surtout, Pierre ressent le besoin de faire toujours davantage appel à des compétences étrangères. Il invite en Russie des artisans et organise l’envoi de jeunes Russes en Europe pour qu’ils y apprennent les techniques les plus récentes. En 1697, soixante jeunes nobles escortés de soldats partent ainsi en « mission de formation ». Si Pierre entend avoir à sa disposition de bons spécialistes, il veut aussi former une élite de gouvernement à l’occidentale.

Si la Russie s’ouvre soudain au monde extérieur, pour Pierre, ce n’est pas encore assez. L’Occident, il entend le voir par lui-même, et dans des conditions qui lui permettront de se mêler à ce monde rêvé sans que s’élèvent autour de lui les barrières protocolaires liées à sa condition. C’est le sens de la « grande ambassade » dont il prend la tête un beau jour de 1697.

De mémoire de monarque, on n’a jamais rien vu de semblable ! Un souverain, maître d’un grand pays, auréolé d’une victoire remarquable, et qui part dans l’anonymat, sous une fausse identité, à la découverte du monde extérieur. L’ambassade de Pierre Ier est forte de deux cent cinquante personnes. Dans les pays où il se rend, tout le monde sait que ce Pierre Mihailov qui la conduit n’est autre que le tsar Pierre Ier de Russie, mais nul ne s’autorise à le traiter en souverain, à rompre son anonymat, même si, par moments, il va jusqu’à nouer des négociations officielles. Son insolite projet intimide tant qu’on le respecte. Tantôt il se déplace avec tout son entourage, tantôt il s’en écarte, se livrant à des escapades plus solitaires.

Il a quitté un pays désemparé où monte le mécontentement. À la veille même de son départ, des streltsy ont formé un projet séditieux dont on soupçonne Sophie, quoique enfermée dans un couvent, d’être l’instigatrice. Le complot découvert, les conjurés exécutés, Pierre s’en va, confiant la sécurité de la capitale à des régiments dirigés par des étrangers. Leur place grandissante en Russie contribue à alimenter le mécontentement ; de même que le manque de cérémonial dont fait montre le souverain. Son départ est mal perçu. Que va donc faire le tsar hors de ses frontières, déguisé en marchand, accoutré de vêtements dits « à l’allemande » ? Il a confié la charge du gouvernement à son oncle, Léon Narychkine, chef du prikaz des Ambassadeurs (Possol’ski prikaz, le ministère des Affaires étrangères), à charge pour lui de faire régner l’ordre. Et il va passer dix-huit mois à courir ainsi l’Europe, sur les chantiers navals de Hollande et d’Angleterre, mais aussi dans toutes les capitales où les souverains s’efforcent d’accorder son souhait de discrétion et l’intérêt politique.

Un fait mérite d’être noté : Pierre et ses compagnons séjournèrent à Paris, mais la rencontre avec le Roi-Soleil n’eut pas lieu. Celui-ci, dit la chronique, ne comprit pas qui était et ce que représentait cet étrange voyageur. Il s’en désintéressa.

Pierre apprit énormément de son voyage – c’était son but premier. Il recruta aussi énormément de monde pour contribuer au développement de la Russie. Surtout, durant cette équipée, il prit la mesure du retard russe et du fossé existant entre l’Europe et son pays ; il était bien décidé à le combler à tout prix, en dépit de l’immensité de la tâche à accomplir.

Retour du tsar, retour à l’ordre

Alors que Pierre conclut de son expédition qu’il lui faut arracher de force la Russie à son passé, à ses traditions, l’occidentaliser de fond en comble, un mouvement inverse parcourt la société. Le jeune tsar est encore en chemin et s’apprête à se rendre à Venise quand il apprend que les streltsy, éternels agités, ont fomenté une rébellion. C’est la fin du voyage, décide-t-il, et il rentre à toute allure. Il a compris que le passé revient en force, se dresse contre lui, que la vieille Russie superstitieuse, engluée dans ses rituels, ne le comprend pas.

Il est vrai que son périple à l’étranger a fait surgir maintes rumeurs propres à susciter les complots. Le bruit se propage que le tsar a été enlevé en Suède, jeté dans un cul-de-basse-fosse. Ou encore que, enfermé dans un tonneau, il a été précipité au fond de la mer, et que celui qui va revenir de l’étranger ne sera, comme toujours, qu’un faux tsar. La thèse de l’usurpateur prend force. Les streltsy la diffusent d’autant plus volontiers qu’ils sont les grands vaincus du nouveau règne. Confiant dans leur technicité et leur esprit moderne, Pierre a fait encadrer l’armée par des officiers étrangers. Quel camouflet pour les streltsy ! Une fois encore, ils se soulèvent pour, clament-ils, sauver la Russie et la vraie foi contre celui en qui ils dénoncent un imposteur.

Pierre se montre sans pitié à leur endroit, même si l’essentiel de la répression s’accomplit avant même qu’il ne soit revenu. À son retour, nombre d’insurgés, déjà écrasés par les troupes régulières, attendent leur châtiment. Pierre participe personnellement aux tortures, dirige les exécutions, et la hache du bourreau n’en finit pas de frapper. Le bilan est terrible : plus d’un millier de streltsy exécutés, les survivants et leurs familles expédiés dans les régions les plus inhospitalières de Russie. Les membres du clergé qui avaient soutenu le mouvement – toujours au nom d’une foi non corrompue par l’Occident – sont eux aussi condamnés à mort. Pierre s’acharne à remonter les fils du complot, convaincu qu’une fois encore sa demi-sœur Sophie a tenté de l’éliminer et de s’emparer du trône. Il ne parviendra pas à en obtenir la preuve, mais, persuadé de sa complicité, il la condamne à une réclusion définitive au couvent de Novodevitchi.

La révolte lui fournit aussi l’occasion de se débarrasser de sa femme Eudoxie, qu’il n’a jamais aimée, dont il déplore l’esprit rétrograde et l’attachement à la vieille Russie. Il avait déjà soustrait leur fils à son autorité pour l’empêcher, disait-il, d’en faire un Russe à l’ancienne mode. Pour régler une bonne fois ce problème familial, il enferme Eudoxie, comme il l’a fait pour sa sœur, dans un couvent. La tradition des tsarines répudiées et condamnées à l’état monacal ne se perd pas.

Ce qui caractérise cette répression, c’est d’abord la part personnelle qu’y a prise le tsar. Il associe d’ailleurs ses boiars au spectacle, et même à l’action punitive. Cela reflète un aspect particulier de son caractère. Sans doute la torture fait-elle partie, au xvie siècle, des moyens de gouvernement, et nombre d’hommes d’État se sont divertis au spectacle de tels sévices, mais celui qui gouverne laisse généralement au bourreau le soin de les exercer. En devenant lui-même bourreau, Pierre abolit la frontière entre les deux fonctions. Comment l’expliquer ? D’abord, à l’évidence, par sa formation, il a vu beaucoup d’hommes torturés dans son enfance. Ensuite, par son histoire – celle d’un règne commencé sous le signe de la révolte des streltsy, où ce corps d’élite s’est dressé en permanence contre lui pour l’écarter du pouvoir au nom d’une vision de la Russie qu’il abhorre et entend détruire –, Pierre sait qu’entre les streltsy et lui il n’y aura jamais de paix, comme il ne peut y en avoir entre les deux Russies, celle dont il a hérité et celle qu’il rêve de fonder. Sa cruauté, en cette fin d’année 1698, n’est pas la manifestation d’un cerveau malade ; elle est le signe du rejet d’une Russie qui s’obstine dans son étrangeté alors qu’il entend la conduire au progrès.

Le martyre des streltsy est le symbole d’une Russie déjà condamnée. À peine l’affaire réglée, Pierre s’emploie à installer de force l’Occident chez ses compatriotes. Les premiers à le constater sont ceux qui viennent joyeusement saluer son retour. À leur grand désarroi, Pierre, sortant un long rasoir de sa manche, entreprend de couper la barbe de tous les assistants, à l’exception de celle du patriarche et d’un parent fort âgé. Quel scandale pour les Russes qui pensent, comme le clergé le leur a enseigné, que la barbe est signe de respect pour le Créateur ! Et Pierre de décréter qu’à l’exception du clergé et des paysans, tous ses sujets devront être rasés, que les fonctionnaires auront pour consigne de couper d’autorité toutes les barbes qu’ils rencontreront, et que ceux qui s’obstineront à la conserver paieront un impôt spécial.

Après la barbe vient le tour de l’habit. Le caftan en usage en Russie est prohibé au profit de l’habit allemand. Lorsqu’il croise un de ses sujets vêtu d’un caftan, Pierre s’empresse de couper l’habit à longueur convenable et d’en arracher les manches. Il ne sort jamais sans rasoir ni ciseaux pour pouvoir réagir aux tenues « attardées ». Il encourage en outre la vente du tabac, toujours prohibé par l’Église. Enfin, il modifie le calendrier auquel ses compatriotes se référaient jusqu’ici. Les Russes étaient habitués à compter le temps depuis la Création supposée du monde et la saison où elle aurait eu lieu. C’est ainsi qu’en 1698 les paysans russes pensaient vivre en 7206 et situaient le début de l’année au 1er septembre, c’est-à-dire aux récoltes. Un nouveau calendrier est imposé le 1er janvier 1700. Cette révolution du calendrier est naturellement comprise par les paysans russes comme une invention du diable.

Enfin, en octobre 1700, Pierre prit dans le domaine religieux une décision qui bouleversa tout l’équilibre du pouvoir instauré à partir du règne des Romanov. Le patriarche Adrien venant à mourir, le souverain décréta qu’il n’aurait pas de successeur ; le métropolite de Riazan serait, pour l’heure, « gardien du trône patriarcal ». Ce prélat modéré, partisan des réformes, incarnait la rupture avec le conservatisme du défunt patriarche. Mais aussi, n’étant que locum tenens, il perdait le statut de co-gouvernant de la Russie qui était celui des patriarches sous les Romanov. Certes, depuis le règne du tsar Alexis, leur autorité s’était affaiblie, mais le patriarcat conservait tout son prestige. Avec cette vacance, on s’achemine vers la réforme radicale que décidera le tsar deux décennies plus tard, mais déjà point sa volonté de disposer au patriarcat d’interlocuteurs plus ouverts, et surtout de transformer la relation existant entre l’État et l’Église au bénéfice de l’autorité absolue du premier.

Le tsar victorieux devient empereur

Tout est à réformer en Russie. Pourtant, c’est la guerre qui va d’abord occuper le tsar, la guerre qui, une fois encore, devra donner à la Russie un accès à la mer et la relier aussi à l’Europe. Commencée en 1700, à peine l’ordre intérieur rétabli, la guerre du Nord va conférer son véritable caractère au règne de Pierre le Grand, modifier définitivement la Russie en lui faisant acquérir le statut de grande puissance, et surtout marquer la fin de la Russie moscovite.

À peine le règne de Pierre débute-t-il qu’il s’engage dans une guerre qui va durer près de deux décennies et occuper l’essentiel de son temps. Commençons donc par évoquer ce conflit, le plus long du xviiie siècle.

En 1700, le choix de Pierre pour accéder à la mer sera le nord, la Baltique. La prise d’Azov lui a certes ouvert la voie du sud, mais il constate l’impossibilité d’aller au-delà, de s’attaquer au sultan avec quelque chance de succès. Mieux vaut, pour l’heure, traiter avec lui, l’Empire ottoman n’étant pas alors au faîte de sa puissance. Au terme de longues et difficiles négociations, un traité de paix perpétuelle est signé à Constantinople le 14 juillet 1700, qui reconnaît à la Russie la possession définitive d’Azov et de Taganrog. Certes, la Russie n’obtient pas le droit de naviguer en mer Noire, mais la Porte, jalouse de son statut, le refuse à tous les États. Cette paix ainsi que les acquis de la Russie sont de tels succès que toutes les cloches de Moscou, qui compte de si nombreuses églises, sonnent à la volée pour annoncer l’événement au peuple.

Ces cloches annoncent aussi un autre événement, lié à la paix signée avec le sultan : la guerre qui commence au nord le même jour. Cette guerre est favorisée par l’alliance qui rassemble contre la Suède trois États : Russie, Pologne, Danemark. Sans doute la Suède est-elle puissante : elle domine la Baltique et toute la région. Mais le moment pour l’attaquer paraît propice. Celui qui est sur le trône depuis 1697 est un tout jeune roi, Charles XII, âgé de quinze ans, qui semble encore peu expérimenté – du moins ses adversaires le croient-ils. Ils ne savent pas que ce jeune homme est un génie militaire, follement audacieux et néanmoins excellent stratège. Il se lance d’abord dans le conflit contre le Danemark avec une incroyable témérité, écrase les armées danoises qui capitulent presque aussitôt. Le jour même de la défaite danoise, Pierre, qui en ignore encore tout, déclare la guerre à la Suède qui, s’étant débarrassée fort aisément d’un premier ennemi, se porte immédiatement contre le deuxième, la Russie. Charles XII débarque en Livonie et attaque l’armée russe qui a entrepris d’assiéger Narva. De prime abord, les chances de l’emporter sont du côté russe. L’armée russe est très supérieure en nombre aux Suédois, et pourtant le choc tourne pour elle à la déroute : dix mille tués ou prisonniers, des milliers de fuyards. L’armée du tsar Pierre montre dans ce premier affrontement son incompétence, son indiscipline, l’inconstance des officiers étrangers qui n’étaient pas toujours fidèles à leurs engagements.

La leçon qu’en tire Pierre sur-le-champ est qu’il lui faut réorganiser l’armée de fond en comble, et il s’y emploie sans attendre. En moins d’une année, il réussit à mettre sur pied des troupes mieux entraînées, plus nombreuses – on a mobilisé en masse –, et à reconstituer une artillerie moderne. Pour avoir des canons, Pierre décide de faire fondre les cloches des églises. Toute la Russie est contrainte de contribuer à la préparation de la force militaire pour une guerre qui n’en est encore qu’à ses débuts.

La chance de Pierre fut que Charles XII, si doué pour l’art militaire, se montra fort inconséquent au lendemain de ses premières victoires. Au lieu de persévérer et de poursuivre les troupes russes, il préféra s’en prendre à la Pologne, qu’il tenait pour un adversaire plus sérieux, et il laissa le golfe de Finlande sans protection. Pierre, qui avait déjà bien travaillé à reconstituer ses troupes, s’avança vers le golfe et s’y s’installa. Il y fonda Saint-Pétersbourg en 1703, puis Kronstadt en 1704.

Cette période de répit fut de courte durée. Vainqueur des Polonais, Charles XII se retourna à nouveau contre les armées russes. La situation lui parut d’autant plus favorable que le tsar était alors aux prises avec d’autres ennemis issus de ses propres terres. Les streltsy, jamais réconciliés avec lui, fomentaient de nouvelles rébellions locales, soutenues par des cosaques toujours tentés par l’aventure, mais aussi par les Bachkirs qui n’acceptaient pas l’autorité russe. Parties d’Astrakan, ces révoltes, successives ou simultanées, ont marqué les années 1705-1711, contraignant le tsar Pierre à multiplier les entreprises de pacification sur le Don et tout le long du bassin de la Volga. À ces mouvements qui bouleversèrent alors la steppe, tout un peuple de mécontents se mêla : les vieux-croyants, les paysans serfs avides de liberté, de petits peuples allogènes. En 1707, la région du Don fut ainsi soulevée et son chef, le cosaque Boulavine, réussit à entraîner derrière lui des dizaines de milliers d’hommes, troupe hétéroclite qui n’est pas sans rappeler les grands mouvements sociaux du siècle précédent.

Mais, une fois encore, la chance sourit au tsar et elle est due, comme auparavant, aux foucades de Charles XII. Comme il l’avait fait en 1703, il différa sa marche sur Moscou et s’en alla en Ukraine, où il comptait recevoir l’appui du puissant hetman cosaque Mazeppa, pour engager ensuite avec lui la bataille décisive contre le tsar Pierre. Mais Mazeppa eut du mal à mobiliser ses cosaques en faveur des Suédois. Il ne put en amener que quelques milliers à rallier Charles XII, dont l’armée, enferrée en Ukraine, loin de ses bases, coupée de la population, se trouva alors en état d’infériorité. La bataille décisive eut lieu à Poltava, le 8 juillet 1709. Les Suédois étaient deux fois moins nombreux que les Russes et deux fois moins bien équipés. Ce fut pour eux une débâcle. Charles XII et Mazeppa durent fuir, se réfugier auprès des Turcs. Pierre avait vaincu ; la voie conduisant à la mer s’ouvrait devant lui.

Mais rien n’est jamais définitivement gagné. Un an à peine après Poltava, le sultan, poussé par le roi de France qu’inquiétait la puissance montante de la Russie, lui déclara à son tour la guerre. Les troupes russes combattaient depuis des années sur tous les fronts ; elles étaient épuisées, incapables de faire face à un nouvel ennemi. Lors d’une rencontre décisive sur les bords du Prout, les troupes du tsar furent encerclées par l’armée ottomane. Pierre échappa de justesse à l’ennemi. Il dut négocier, signer un traité de paix qui lui imposa de restituer Azov et de renoncer à entretenir une flotte au sud. Mais la voie du nord restait ouverte, et c’est à elle qu’il va dès lors consacrer tous ses efforts.

Durant plusieurs années, Pierre va se concentrer sur la Baltique, tandis que de grands pays européens, France et Grande-Bretagne, s’inquiètent de la progression russe vers la mer. En 1717, le tsar se rend en France pour tenter d’obtenir du roi qu’il renonce à soutenir la Suède contre lui. L’année suivante, Charles XII est tué au combat. Pierre perd son principal adversaire, et les Suédois doivent reconnaître leur infériorité. Le traité de Nystadt, signé en 1721, consacre leur défaite. La Russie a enfin ouvert une « fenêtre sur la mer » et sur l’Europe, ce dont Pierre avait si durablement rêvé.

De Poltava au traité de Nystadt, Pierre Ier a réussi à modifier radicalement le statut international de la Russie et l’ordre européen. La Russie accède alors au rang de puissance européenne de premier plan. La Suède, jusqu’alors État militaire majeur qui dominait le nord du continent, perd ce rang au profit de la Russie. Mais la Russie acquiert aussi une position de force dans ses rapports avec la Pologne, son éternelle rivale, et elle peut commencer à intervenir dans les affaires allemandes.

On conçoit que Pierre ait été salué par les siens. Le Sénat décida de lui attribuer les titres de Grand et d’Empereur de toute la Russie, et la Russie devint Empire. Pour les États d’Europe habitués à tenir ce pays pour un État marginal, un tel changement des équilibres était difficilement acceptable. Si les Pays-Bas et la Prusse reconnurent d’emblée à Pierre ses nouveaux titres – ce qui n’était pas indifférent pour le protocole international –, la Suède ne le fit qu’en 1723, la Grande-Bretagne et l’Autriche qu’en 1742 ; quant à l’Espagne et à la France, elles renâclèrent jusqu’en 1745. Quand ce fut fait, Pierre n’en sut rien : il était mort depuis longtemps.

Chef de guerre durant presque tout son règne, Pierre le Grand fut aussi un remarquable homme d’État qui transforma son pays. Sans doute les historiens ne sont-ils pas toujours d’accord sur la portée de la « révolution pétrovienne », ni sur ses mérites. Aux yeux de Klioutchevski, les guerres, qui constituent le tissu permanent du règne de Pierre, ont déterminé toute sa politique, et ses réformes ont été avant tout un ensemble de mesures destinées à répondre à chaque instant aux exigences de la situation militaire. Pour d’autres historiens, tel l’Américain Marc Raeff, Pierre réalisa une véritable révolution correspondant à une vision générale des besoins de son pays. L’opinion russe, elle, ne sera jamais unanime dans son jugement sur l’œuvre de Pierre le Grand. Soljénitsyne déplorera ainsi une occidentalisation forcenée arrachant la Russie à son génie propre et à ses traditions chrétiennes et communautaires.

Quel que soit le jugement porté sur cette œuvre, on ne peut que constater l’ampleur de la transformation du pays en tous domaines. Ce grand souverain a toujours été hanté par le retard russe et par la nécessité de rattacher son pays au modèle de développement européen par des méthodes fortes, voire violentes. Sur le plan international, par la guerre et par ses victoires, Pierre le Grand aura assuré un nouveau statut à la Russie, celui de grande puissance européenne. Il savait que le maintien de cette puissance était décisif et qu’il y fallait des moyens militaires à la mesure d’une telle ambition. Créer une armée permanente, forte, bien équipée, fut son objectif premier. À sa mort, ce but était atteint : la Russie disposait alors d’une armée de deux cent dix mille hommes, auxquels s’ajoutaient plus de cent mille cosaques et mercenaires étrangers, et vingt-quatre mille marins.

En 1725, l’armée russe était la plus puissante d’Europe. Pour la noblesse, l’obligation de servir existait déjà, et un noble devait y demeurer fidèle jusqu’à la fin de ses jours ; mais le reste de la société – à l’exception du clergé – était soumis à la conscription. Certes, les conscrits restaient dans l’armée à vie, mais cette obligation était compensée par un avantage : elle impliquait, pour le conscrit et ses parents, l’émancipation du statut de serfs. Pour autant, la conscription, qui prélevait un soldat sur soixante-quinze foyers, était très impopulaire, et nombre de jeunes appelés étaient tentés de fuir dans la steppe pour l’éviter. Par là, cette obligation grossissait les rangs des cosaques rebelles.

La grande innovation de Pierre le Grand fut la création d’une marine dont les Britanniques, alors maîtres des mers, considérèrent qu’elle s’était hissée, par la qualité de ses navires, au même niveau que la leur. Pierre le Grand ouvrit des chantiers de construction navale et développa des ports sur les rives de la Baltique. À partir de rien, il légua à ses successeurs une Russie inédite, puissance navale de premier plan, qui leur permettra de donner à l’Empire un nouvel élan.

Un État moderne ?

On bute ici sur l’éternel dilemme russe : la puissance militaire ne peut compenser la situation réelle de la Russie, qui reste un pays pauvre. Comment, dès lors, assurer cette puissance ? Comment la financer ? La réponse allait de soi : c’était tout le pays, son mode de fonctionnement, qu’il fallait réformer pour le mettre en état de soutenir en permanence l’effort requis par la volonté de puissance.

Tout est lié dans le dessein de Pierre le Grand : l’ambition de puissance intérieure et internationale, et le projet de modernisation de l’État. Mais comment financer ce vaste dessein ? Par l’impôt. Tout ce qui était imaginable fut taxé, jusqu’aux barbes, on l’a vu, aux bains, aux pêcheries, aux ruches et même aux cercueils de chêne !

La grande innovation fiscale de Pierre le Grand fut le retour à la pratique que les Mongols avaient, au temps de leur domination, imposée à la Russie : l’impôt par tête, ou capitation, qui remplaça le système en vigueur d’impôt par feu ou lopin cultivé, qui laissait aux Russes quelque chance d’échapper aux prélèvements. Pour en assurer l’efficacité, le gouvernement organisa un recensement de la population soumise à la capitation. Ce recensement, appelé révision, eut une autre conséquence, destinée à éviter la fuite des contribuables : pour quitter le domaine de leurs maîtres, les serfs furent astreints à produire une autorisation écrite ; ce fut le début du système des passeports intérieurs, limitant la liberté de circulation, qui allait caractériser l’Empire et, plus tard, le régime soviétique.

Si l’impôt était supporté par les classes inférieures, nul ne devait échapper à l’effort de développement du pays. L’obligation de service, qui existait avant le règne de Pierre le Grand, fut étendue et systématisée. Tout membre de la noblesse devait servir l’État de l’âge de seize ans à la fin de ses jours, soit dans l’armée, soit dans le domaine civil. Pour conférer à ce service d’État une réelle efficacité, Pierre procéda à deux réformes d’importance.

L’une touchait à l’éducation, souvent fort négligée dans les familles de la noblesse. Pour y remédier, Pierre créa un réseau d’écoles où les enfants de celle-ci étaient formés pendant les cinq années précédant leur entrée au service de l’État. C’est ainsi que le service, commencé en principe à l’âge de seize ans, mobilisa en réalité les adolescents dès onze ans, ce qui provoqua un fort mécontentement parmi des élites sensibles au poids accru des exigences de l’État.

La seconde réforme donna naissance à la bureaucratie russe, caractéristique de l’organisation de l’Empire jusqu’en 1917. Ce fut le système de la Table des rangs. L’origine en fut la volonté de Pierre le Grand de briser le conservatisme et l’esprit de corps de la noblesse russe, qu’il méprisait et dont il constatait avec consternation l’ignorance. Pour fonder une nouvelle élite plus adaptée à son dessein modernisateur, il décida de remplacer les privilèges auxquels s’accrochait cette noblesse par la reconnaissance des mérites. La Table des rangs (Tchin) définissait trois catégories de service : militaire, civil, service de Cour, chacune comportant quatorze degrés. Les deux premières catégories avaient des échelles de rang et de promotion qui leur étaient propres : on commençait toujours au bas de l’échelle et la montée se poursuivait selon un ordre rigoureux. Enfin, au service de l’État était lié l’anoblissement à titre personnel, voire à titre héréditaire à partir de certains degrés. Ainsi naquit une nouvelle noblesse. La bureaucratie elle-même changea : mieux éduquée, élargie grâce à l’arrivée de roturiers à qui le service de l’État assurait une promotion dans l’échelle sociale, elle devint un pôle d’attraction pour beaucoup d’ambitieux. Peut-être faut-il imputer à cette mesure le faible nombre de Russes soucieux d’entreprendre ? L’économie n’aurait-elle pas été victime de cette concentration des efforts sur le développement de l’État ?

La Russie étant immense, l’organisation et le contrôle de l’espace furent, pour Pierre le Grand, une préoccupation constante, voire une obsession. Gouverner un tel pays n’était pas simple : il s’attacha donc à préciser le rôle des structures existantes et à en créer de nouvelles.

Les guerres continuelles lui avaient montré qu’un organe de pouvoir devait assurer l’intérim en son absence, solution qui lui parut préférable à la délégation donnée à une seule personne, dont il savait qu’elle nourrit immanquablement des ambitions. En 1711, il institua un Sénat dirigeant, instance suprême de l’État destinée à le remplacer durant ses campagnes, mais qui devint ensuite permanente. Formé de dix sénateurs à partir de 1712, le Sénat travaillait avec l’empereur lorsqu’il était en Russie, mais surtout devait, en son absence, appliquer ses instructions. Très tôt, le souverain s’exaspéra du comportement du Sénat, qu’il accusa de perdre du temps et d’« accepter des pots-de-vin, selon les anciennes coutumes ». Pour le contrôler, le rendre plus efficace, il le coiffa en 1715 d’un « réviseur général » qui devait « siéger dans le même lieu que le Sénat, enregistrer les décrets, veiller à leur application, dénoncer les sénateurs négligents ». Les résultats se faisant attendre, toujours aussi mécontent du rendement insuffisant du Sénat et des innombrables prévarications qui accompagnaient ses activités, Pierre le Grand créa en 1722 un nouveau poste, celui de procureur général, qui devait être son représentant personnel au Sénat et, précisa-t-il, « l’œil par lequel je verrai tout ».

Au début, le Sénat était chargé tout à la fois du domaine législatif et de l’exécutif, mais le souverain eut tôt fait de constater les inconvénients de cette confusion des rôles et il décida d’une vaste réforme administrative pour y remédier. Ce fut, en 1718, la création des collèges, qui remplacèrent les anciens prikaz ; ils furent moins nombreux – seulement neuf –, plus spécialisés, et, initialement, chacun d’eux compta dans ses rangs un expert étranger. L’institution collégiale était alors à la mode en Europe, et Pierre le Grand s’inspira ici du modèle suédois. Cette organisation, qui renforçait le Sénat, contribua à la centralisation du pays. L’ensemble était placé sous un double contrôle, financier et judiciaire, et le procureur général était aussi compétent en ce domaine. Ainsi disparurent au profit des institutions nouvelles les antiques assemblées de la Russie, Douma des boiars et Zemski Sobor, incarnations, aux yeux de Pierre le Grand, d’un passé obscurantiste et de la pression des clans qui s’étaient combattus à mort parce qu’ils tenaient la Russie pour leur fief personnel.

L’œuvre modernisatrice du grand empereur s’est également étendue à l’organisation du territoire qu’il fallait pouvoir mieux administrer et contrôler. En 1708, l’espace fut divisé en gouvernements – huit au départ, puis onze –, de toute façon trop vastes pour pouvoir être administrés de manière rationnelle ; en 1719 naquirent les provinces, au nombre de cinquante, de proportions déjà beaucoup plus raisonnables et divisées en districts (uezd). Les provinces étaient dirigées par des voievodes. Les autorités provinciales et locales étaient rémunérées par l’État et disposaient d’une très grande autonomie en matière d’éducation, de santé publique et de développement économique.

En décidant de ces réformes, Pierre avait à l’esprit le modèle suédois, mais il n’avait pas tenu compte des pesanteurs de la Russie, de ses dimensions, qui dispersaient les efforts, du retard intellectuel et surtout du poids du passé. Sans doute l’État central ressemblait-il, par ses structures, aux États européens, mais, loin de la capitale, dans les profondeurs du pays, c’était la tradition de la Moscovie qui l’emportait.

En dépit des efforts acharnés de l’empereur, deux Russies subsisteront ainsi : celle des institutions modernes et celle qui, dans les provinces, perpétua d’anciens usages, d’anciens modes de relation entre le pouvoir et la société. Les réformes administratives telles qu’elles étaient formulées auraient dû assurer à l’Empire une efficacité nouvelle. Mais elles furent sinon paralysées, du moins largement affaiblies par des problèmes de personnes et par des habitudes déplorables. La résistance au changement, à un système largement importé de l’étranger et par là impopulaire, se conjuguait à la corruption, profondément enracinée en Russie. Le service de l’État était d’autant plus considéré comme une source d’enrichissement que les fonctionnaires étaient mal payés. De là la place accordée aux pots-de-vin et à la concussion, tenus par les fonctionnaires comme des moyens naturels d’améliorer l’existence.

Face à ces dérives, Pierre Ier s’exaspérait ; constatant les excès, il châtiait : biens confisqués, torture, voire peine de mort. En 1713, un oukase invita chaque citoyen à dénoncer les abus de ce type en s’adressant directement au souverain. Si leurs accusations étaient avérées, les délateurs devaient recevoir en récompense les biens confisqués aux coupables. Souvent, la dénonciation était anonyme, mais un système pervers s’installa, dominé par la délation. Pierre le Grand y ajouta un degré supplémentaire : la création d’un bureau spécial d’informateurs dénommé fiscal, chargé de découvrir et dénoncer au Sénat tous les contrevenants. Ce système, qui regroupait de véritables espions, fut haï par tous les Russes, mais donna une inquiétante dimension policière au pouvoir de Pierre Ier.

Pour autant, la corruption ne fut pas vaincue. Elle venait d’ailleurs de très haut. Le favori de l’empereur, Menchikov, était réputé pour ses innombrables malversations. En dépit des avertissements de son protecteur – qui hésitait, avec lui, entre la colère et l’indulgence –, Menchikov persévéra dans ses habitudes malhonnêtes jusqu’à la fin de la vie de Pierre le Grand.

Le transfert de la capitale de Moscou à Saint-Pétersbourg, que Pierre imposa au pays en 1703, est révélateur de sa vision de la Russie. Les obstacles à cette fondation n’étaient pas seulement matériels, ils touchaient aussi à la sécurité. La Suède, certes affaiblie, restait proche, menaçante pour son dessein. Pierre repoussa toutes les objections et prit les Pays-Bas pour modèle : n’avaient-ils pas construit leur pays en conquérant des terres sur la mer, en dominant cette eau qui toujours l’avait fasciné ? La ville dont il rêvait devait être une nouvelle Amsterdam transposée en Russie. Défiant la nature, il multiplia les projets. Ceux-ci se succédèrent, abandonnés les uns après les autres en raison des obstacles naturels.

Ce sont les îles de la Neva qui serviront de points d’appui à la capitale de Pierre. L’île des Lièvres verra surgir une forteresse de bois – laquelle deviendra un jour la forteresse Saints-Pierre-et-Paul, panthéon de la dynastie Romanov –, puis une petite église et une modeste cabane en bois de sapin, sa première demeure dans la nouvelle cité.

Mais, pour construire, surtout dans de telles conditions, il fallait des armées d’ouvriers. Peu d’hommes étaient volontaires pour s’aventurer dans ces espaces désolés, et Pierre le Grand va réquisitionner de force une main-d’œuvre rétive, souvent assignée à vie à ces constructions. L’édification de Saint-Pétersbourg s’apparente aux travaux forcés, ou encore aux grands chantiers de l’ancienne Égypte. Le knout mobilise les énergies, des surveillants armés veillent à empêcher les désertions. Des étrangers dirigés par l’Italien Trezzini jurent à l’empereur que les travaux entrepris auront en définitive un air occidental. Dès 1707, obligation est faite aux élites d’investir ce qui n’est encore qu’un vaste chantier. La construction navale y commence, et l’Amirauté est dotée de bâtiments neufs. La famille de Pierre le Grand, celles de hauts dignitaires et de riches marchands sont conviées – de façon autoritaire – à quitter Moscou et à venir s’installer dans la nouvelle capitale. Près de trois cents familles nobles se voient ainsi imposer, entre 1708 et 1710, ce qu’elles tiennent pour un effroyable exil.

Puis, un incendie ayant ravagé une fois de plus Moscou – près de cinq mille familles ont alors perdu leurs maisons –, une ordonnance en interdit la reconstruction. Les sinistrés sont appelés à profiter des circonstances pour venir grossir les effectifs de la capitale maritime. En 1713, la nouvelle cité devient capitale officielle de l’Empire, les administrations y sont toutes transférées, sa population augmente bon gré, mal gré. Et pourtant, que d’inconvénients ! Hâtivement construite, la ville connaît incendie sur incendie, alors que le bois manque pour réparer les désastres. Les inondations y sont un fléau permanent. À l’automne, les tempêtes gonflent les eaux de la Neva, qui déborde, envahit tout, mine les pilotis trop vite édifiés. Mais Pierre ne renoncera jamais : Saint-Pétersbourg est pour lui le symbole d’une Russie ouverte sur l’Europe et qui entend s’inscrire dans le paysage européen.

L’Église après l’État. Fin de l’égalité

Il est un autre symbole du passé que Pierre tient à réformer : c’est l’Église qui, tout au long de l’histoire russe, s’est imposée comme force de rassemblement, d’émancipation, et qui, de ce rôle, a tiré la certitude de son importance face à l’État. Divisée par le schisme, l’Église russe, celle que conduit le patriarche, est intolérante à l’égard des autres religions et encourage l’État dans cette voie. Or l’histoire a fait de la Russie une mosaïque de croyances. Si l’islam conquis par Ivan le Terrible est réduit au silence, les chrétiens non orthodoxes, catholiques et protestants, n’ont pas davantage voix au chapitre. La religion orthodoxe est religion d’État.

Pour Pierre le Grand, cette situation est intolérable. Son appel permanent aux étrangers fait vivre en Russie toujours plus de chrétiens d’obédiences différentes ; ils ont donc, pense-t-il, le droit de pratiquer leur culte. Pierre a multiplié les dispositions favorables à leur égard, autorisant les étrangers résidant en Russie à disposer de leurs propres instances religieuses pour régler leurs problèmes d’ordre ecclésiastique sans être soumis au contrôle de l’Église de Russie. Un oukase permit les mariages mixtes entre orthodoxes et fidèles des autres obédiences chrétiennes, à condition que les enfants qui en seraient issus soient élevés dans le culte orthodoxe ; il reconnut aussi la validité des baptêmes catholiques et protestants. Dans les régions baltes conquises sur la Suède, le protestantisme luthérien conserva son statut de religion d’État. Pierre le Grand ne haïssait que les jésuites qui, jusqu’alors, avaient joui d’une certaine liberté en Russie. Il limita leur activité, leur interdisant de célébrer des offices dans l’Église catholique de Saint-Pétersbourg ; il toléra en revanche le maintien des petits ordres religieux. Son hostilité aux jésuites a une explication : il les soupçonnait de représenter en Russie un élément politique étranger, « l’œil de la cour de Vienne », disait-il.

Quant aux vieux-croyants persécutés par son Église, ils bénéficièrent d’abord de toute son indulgence. Pierre le Grand fut impressionné de constater qu’ils étaient souvent plus entreprenants que le reste de leurs compatriotes. Nombre d’entre eux avaient fui en Russie septentrionale, où ils vivaient des ressources naturelles. Ailleurs, les ouvriers adeptes de la vieille foi étaient respectés pour leur discipline, contrastant avec la négligence générale, et pour leur ardeur au travail. Quand vint le temps où les besoins de main-d’œuvre se firent cruellement sentir, Pierre le Grand voulut réintégrer de force ces proscrits dans la société. Les vieux-croyants furent alors recensés, soumis à une double imposition, obligés de porter sur le dos un bout de tissu jaune qui les désignait à la vindicte publique. Fidèles à eux-mêmes, dans leur refus de vivre selon des règles qui leur étaient étrangères, ils s’enfoncèrent toujours plus avant dans les forêts. Dès lors, la patience de Pierre le Grand étant épuisée, il les déporta en Sibérie et leur fit payer fort cher la barbe qu’ils refusaient de raser.

Mais c’est l’Église elle-même qui était au centre des préoccupations de Pierre. Il s’indignait de son esprit superstitieux, des croyances qu’elle véhiculait et diffusait au sein de la société, de l’obscurantisme qu’elle entretenait. Il déplorait aussi l’ignorance d’un clergé qu’il eût voulu charger du soin d’éduquer le peuple. Il n’y avait guère d’écoles en Russie, et Pierre le Grand, toujours hanté par les modèles étrangers, eût souhaité que l’Église en ouvrît et concourût au progrès intellectuel des Russes. Mais elle en était bien incapable. Un clergé ignorant et paresseux n’était d’aucune utilité à la société. Le tsar tenta bien d’envoyer quelques clercs se former à Kiev, mais cette expérience se révéla vite décevante. Il espéra que les couvents contribueraient à son effort. Ils étaient nombreux en Russie, et fort riches, car les possédants pensaient racheter leurs méfaits en les couvrant de dons. Mais, là encore, Pierre Ier fut déçu : nul ne semblait, dans les monastères, vouloir participer à son projet éducatif.

C’est donc à l’Église elle-même qu’il s’en prit. On a vu que, à la mort du patriarche Adrien, Pierre avait confié la garde du trône au métropolite de Riazan, Stéphane Iavorski, moine quadragénaire qui eut tôt fait de s’opposer à lui. Les causes de leur antagonisme ne manquaient pas. Le métropolite critiqua vertement l’appel fait par l’État aux ressources de l’Église pour financer ses besoins militaires et civils. Mais surtout, fort de sa fonction, le métropolite se mêla soudain de la vie privée du puissant maître de la Russie. Dans ses sermons, il attaqua « les maris qui enferment leurs épouses au couvent pour pouvoir se remarier », allusion non déguisée à la malheureuse Eudoxie. Et, en d’autres homélies, le saint homme proclama bien haut, en 1712, que la Russie plaçait ses espoirs dans le tsarévitch Alexis, dont on verra plus loin qu’il ne portait guère ceux de son auguste père. Pierre le Grand s’indigna de ces propos, obtint des excuses du métropolite, à qui il interdit pour un temps de prêcher, mais il ne sévit pas davantage. La mort du métropolite allait d’ailleurs mettre fin à leur conflit. Au demeurant peu confiant dans son intelligence, Pierre le Grand avait déjà trouvé un interlocuteur qui allait inspirer sa politique religieuse.

Théophane Prokopovitch, moine ukrainien formé à Kiev où il enseignait, était un clerc d’une grande ouverture d’esprit et d’une érudition remarquable qui contrastait avec la formation limitée du haut clergé russe. Lors de la campagne du Prout, le souverain avait été enchanté par les termes d’un sermon que ce moine avait prononcé devant lui. Convaincu qu’il l’aiderait à réformer l’Église, il l’appela auprès de lui, à Saint-Pétersbourg, en 1716, avant de le nommer évêque de Pskov et de Narva. Contrairement au métropolite en place, qui conservait du passé la certitude que le gouvernement de Dieu devait s’imposer à César, ou à tout le moins que l’Église ne pouvait être subordonnée à l’État, Prokopovitch proclamait que tous les sujets du souverain avaient pour « devoir sacré » d’obéir au pouvoir temporel. Après avoir rénové son administration, Pierre le Grand considéra, en accord avec Prokopovitch, que l’heure était venue de réformer de la même manière l’Église et de le faire à partir d’une conception étatique. En 1718, il lui confia le soin de rédiger un règlement ecclésiastique, dont il relut attentivement chaque variante. Ce règlement, achevé en 1721, entraînait une véritable révolution du statut de l’Église et de l’organisation de ses rapports avec l’État.

Le point le plus important du nouveau règlement était l’abolition du patriarcat, remplacé par le Saint-Synode, véritable ministère des Affaires religieuses œuvrant dans le cadre de l’État. À sa tête fut placé un haut procureur, pas obligatoirement issu du clergé – très souvent, il en alla même ainsi. L’égalité existant depuis 1613 entre pouvoir religieux et pouvoir temporel n’était plus de mise. Si le patriarche avait joui durant le règne de Michel Romanov d’une autorité prééminente, quelque peu érodée dès le règne du tsar Alexis, son statut et l’existence même du patriarcat n’avaient jamais, depuis plus d’un siècle, été remis en question. À compter de 1721, seul le pouvoir du monarque est source d’autorité. Le clergé et l’Église doivent s’engager à défendre sans réserve « tous les pouvoirs, droits et prérogatives appartenant à la haute autocratie de Sa Majesté ». En retour, l’État reconnaît à l’orthodoxie le statut de religion d’État dans tout l’Empire. En dépit de ses protestations, le métropolite Stéphane fut nommé haut procureur du Saint-Synode, confirmant par là même que l’Église qu’il avait dirigée acceptait sa dépossession. À sa mort, l’archevêque Théophane Prokopovitch hérita de la fonction.

Le patriarcat disparu, une question restait ouverte : celle de la légitimité du monarque. Depuis des siècles, la réponse avait été apportée par la confusion des pouvoirs spirituel et temporel. Le caractère sacré du pouvoir ne pouvait être discuté. Une fois encore, l’archevêque Prokopovitch sut répondre aux attentes du souverain. Bon théologien, nourri de lectures occidentales – Érasme, Luther, Descartes, Bacon, Machiavel, Hobbes et Locke –, il élabora une théorie légitimant le pouvoir absolu en termes nouveaux. Le pouvoir politique absolu s’était, selon lui, imposé quand l’homme à l’état de nature se trouva confronté à ses semblables. Le souverain n’était autre que le père de famille, dont l’autorité morale sur les siens tenait à ce qu’il leur assurait sécurité et progrès. Son autorité était la conséquence du progrès, du passage de l’état de nature à l’état social.

Sous ce jour, la conception du pouvoir absolu dont Pierre le Grand va se réclamer représente une incontestable avancée pour la Russie. Elle est d’inspiration occidentale. Comme les autres monarques européens, le tsar ne s’appuie plus seulement sur la notion de sacré pour revendiquer sa légitimité. Ses rapports avec ses sujets font entrer en ligne de compte sa responsabilité à leur égard, ainsi que son projet modernisateur. Même si la société russe continue à voir son monarque au miroir de ses convictions traditionnelles, l’approche plus rationnelle du pouvoir et de sa légitimité élaborée par Théophane Prokopovitch dessine les contours d’un système politique en voie de transformation.

Ce que Pierre le Grand aura mis en avant par ses réformes, et voulu ancrer dans la conscience politique russe, c’est l’État, le sens de l’État, sa primauté. Il a été le premier souverain russe à lier sa légitimité à celle de l’État et à invoquer, pour les renforcer, l’intérêt général.

La volonté de Pierre le Grand d’en appeler non seulement aux hommes et aux techniques, mais avant tout aux idées d’Occident, apparaît dans ses efforts pour créer un système éducatif moderne. Lors de son premier périple européen, il a visité l’Académie française, que Louis XIV logeait alors au Louvre. Il va s’inspirer de l’institution de Richelieu pour sa propre Académie des sciences. Mais c’est seulement au cours de son second voyage de 1717, officiel celui-là, qu’il décida de « faire une Académie », ainsi qu’il l’écrivit à l’un de ses conseillers. En 1721, il envoya en Europe son bibliothécaire, Schumacher, pour étudier les conditions de cette création et nouer des liens avec les savants européens. Fontenelle fut son interlocuteur privilégié. Sur ses conseils, le souverain invita Euler, les frères Bernoulli, le géographe Delisle à être les premiers hôtes de l’Académie, née en novembre 1725 et qui tint sa première réunion savante le 27 décembre. Sans doute, par la tâche qui lui était confiée, l’Académie russe différa-t-elle quelque peu de sa sœur française, tant le tsar était hanté par la volonté d’éduquer ses sujets : sa première fonction étant de coiffer un réseau d’établissements d’enseignement, elle devint ainsi une véritable et gigantesque université. Mathématiques et sciences naturelles furent les disciplines prioritaires du travail et des enseignements assurés dans le milieu académique.

Là encore, Pierre le Grand tentait de briser les pesanteurs traditionnelles de la Russie. Cette Académie ouverte sur le savoir, orientée vers les sciences, accueillant et écoutant des savants étrangers, n’était guère accordée à l’esprit d’une Russie où l’emprise de l’Église, des clercs peu éduqués, fermés aux préoccupations scientifiques, restait considérable. Mais le tsar fut plus heureux dans ce domaine que dans celui des réformes administratives qu’il avait bien du mal à imposer, tant il manquait d’hommes prêts à y participer, et tant les séculaires habitudes de corruption imprégnaient les comportements. L’Académie des sciences, au contraire, constitua un îlot échappant à de telles pesanteurs. Signalant l’irruption de la pensée scientifique occidentale dans l’ancienne Russie, elle joua parfaitement le rôle que le souverain lui avait assigné et devint le symbole d’une nouvelle Russie.

Le fils immolé

Souverain réformateur acharné à construire cette nouvelle Russie, Pierre le Grand aura aussi incarné à sa manière la vieille Russie qu’il haïssait tant. Comme nombre de ses prédécesseurs, il se heurta à son successeur, et la tragédie qui s’ensuivit marqua son règne d’un sceau indélébile. Pour comprendre le déroulement des faits, il faut en revenir à l’origine du drame : le mariage contracté par le jeune Pierre, au sortir de l’adolescence, avec Eudoxie Lopoukhine. De cette union était né en 1690 le prince héritier Alexis, que Pierre le Grand avait d’abord accueilli avec un grand bonheur. Ensuite, lassé d’Eudoxie qu’il méprisait, il abandonna l’enfant à sa mère, ne se souciant guère de son éducation, limitée pour l’essentiel à la religion et surtout aux aspects les plus traditionnels de l’orthodoxie. Quand le tsarévitch eut huit ans, son père, rentré de la guerre, l’arracha brutalement au giron maternel et entreprit de l’initier aux sciences exactes, aux langues étrangères, à l’art militaire. Mais Alexis était aussi rétif à l’armée que nostalgique du milieu maternel. Il supportait mal la pédagogie paternelle, Pierre le Grand agissant avec lui comme avec la Russie, lui imposant des matières d’étude qui le rebutaient, des méthodes qu’il refusait, mêlant coups et injures pour le former à son goût. Le doux Alexis en souffrit terriblement.

De surcroît, Pierre Ier entendait couronner l’éducation « occidentale » de son fils par un mariage européen afin de l’arracher définitivement à l’emprise russe de sa famille maternelle. Alexis fut contraint d’épouser la princesse Charlotte de Wolfenbüttel, dont la sœur était mariée à l’archiduc Charles d’Autriche. Pierre le Grand était satisfait : la dynastie s’européanisait. De son côté, le tsarévitch avait accepté ce mariage arrangé tout en priant Dieu qu’il lui fût épargné. L’union eut pour suites la naissance, le 12 octobre 1715, d’un héritier que l’on prénomma Pierre, comme son grand-père – et, revers de l’heureux événement, la mort de la jeune mère. Par une étonnante coïncidence, au lendemain de ce jour tout à la fois heureux et fatal, la seconde femme de Pierre le Grand, Catherine, mettait elle aussi au monde un fils appelé, comme son père, Pierre. Le souverain écrivit à l’un de ses familiers : « Dieu m’a envoyé une nouvelle recrue », témoignage irréfutable de ses obsessions militaires ! Le premier Pierre, fils d’Alexis, montera un jour sur le trône sous le nom de Pierre II ; l’autre, Pierre Pétrovitch, fils du tsar et de l’épouse qu’il aimait, contrairement à Eudoxie, mourra à l’âge de trois ans et demi. La « recrue » n’aura pas comblé les espérances paternelles.

Mais, en 1715, la question de la succession ne se pose pas encore. L’héritier est le tsarévitch, fils aîné du souverain. Les règles peuvent donc être respectées. Et Alexis aurait pu être aussi, pour son père, un sujet de fierté. Âgé de vingt-cinq ans, c’était un fort bel homme d’un mètre quatre-vingts, certes moins grand que son père, mais plus que la moyenne à l’époque. Il était intelligent, très cultivé, mais, contrairement aux vœux paternels, ses curiosités le portaient davantage vers la littérature classique, occidentale elle aussi, mais étrangère à la formation prônée par le souverain. Il était surtout fort pieux, attaché au monde moscovite où il tentait de fuir la « Venise du Nord » ; il y trouvait un entourage plus religieux que celui de la capitale, et pétri de tradition russe. Il ne conspirait pas contre son père, mais, aux yeux de Pierre, ce retrait dans la Russie ancienne avait tout de la trahison. Dès lors se posa la question de la succession.

Dans un dramatique échange de lettres, le souverain, ayant menacé son fils, « s’il ne voulait se corriger », de « transmettre le trône à un étranger plutôt qu’à mon propre fils qui s’en rend indigne », reçut d’Alexis, en guise de réponse, la demande d’en être exempté : « Je n’aspire point, après vous, à la succession à la couronne de Russie, quand même je n’aurais pas de frère comme j’en ai un à présent. »

Cet échange manquait cependant de sincérité, au moins du côté d’Alexis. Ce n’était pas seulement un prince pieux, attaché à la religion du passé ; c’était aussi, à sa manière, un bon vivant. L’épouse disparue avait été remplacée avant même d’être morte par une jeune serve, Euphrosine, de peu d’attraits physiques, mais à laquelle Alexis tenait fort. Et par elle, pour elle, il tenait aussi à la couronne, mais selon une conception bien différente de celle de son père. On put le constater au lendemain d’une tragi-comédie qui ne fut pas sans rappeler certains drames du passé.

À la fin de l’année 1715, Pierre le Grand, peut-être épuisé par des réjouissances et des excès liés à la naissance de son propre fils, tomba soudain si malade qu’on lui administra les derniers sacrements. Il lui fallut plusieurs semaines pour s’en remettre et, durant ces jours troublés, il ne vit guère son héritier. La Russie retenait son souffle : la succession n’allait-elle pas s’ouvrir ? On peut s’interroger sur le sens et la gravité de cette maladie. Était-elle aussi sérieuse qu’on le prétendit ? Telle qu’elle justifiât l’extrême-onction ? Ou bien le souverain en tira-t-il profit pour observer les réactions de son entourage, et d’abord de son héritier ? On ne peut s’empêcher d’évoquer ici un incident semblable, aux conséquences politiques non moins lourdes. En mars 1553, Ivan le Terrible, tout glorieux de la prise de Kazan, avait été frappé d’un mal mystérieux qui l’avait conduit aux portes de la mort. Comme Pierre le Grand près de deux siècles plus tard, il reçut l’extrême-onction et les boiars réunis au chevet de l’agonisant commencèrent à se quereller sur la succession. Revenu miraculeusement à la vie, Ivan devait régler ses comptes avec tous les ambitieux qui s’étaient alors démasqués. Guéri comme Ivan, Pierre songea aussitôt à la succession et s’irrita du peu de sollicitude que lui avait montrée Alexis durant sa maladie. Il imagina que si le mal l’avait terrassé, le même Alexis serait monté sur le trône, aurait rétabli la tradition et probablement transféré la capitale à Moscou, anéantissant du coup toute son œuvre d’occidentalisation. Dès lors, il décida de trancher et s’adressa à son héritier en termes comminatoires : ou bien il se pliait à la volonté paternelle d’adopter sans réticences son projet modernisateur et de rompre avec la vision d’une Russie ancrée dans le passé, ou bien il prendrait le froc, renonçant ainsi au monde et, par là même, au trône, laissant la succession à son demi-frère Pierre, qui n’était encore qu’un nourrisson.

Placé devant un choix aussi drastique, Alexis s’effondra. L’humilité de son propos, son refus du trône n’étaient que feintes. Il n’entendait certes pas y renoncer, mais ne voulait pas du trône de Pierre : il rêvait de celui de ses ancêtres, représentants de la véritable Russie. Et il ne voulait pas le tenir de son père par succession directe, car cela eût impliqué qu’il en assumât toute la vision. Il souhaitait accéder au trône par la volonté de ceux qui représentaient l’ancienne Russie et dont Pierre avait supprimé les institutions – la Douma des boiars –, et il était prêt à l’accepter de quelque autre main.

Il convient d’ajouter à ce drame politique celui, personnel, que vit l’héritier : être moine signifiait renoncer à Euphrosine, ce qu’il ne voulait envisager à aucun prix. Dès lors, son choix est fait : il va édifier son destin contre son propre père. Contre lui et sous la protection d’un autre souverain. Il fuit la Russie, profitant de l’absence de Pierre qui prépare alors de nouvelles attaques contre les Suédois en Scanie. Accompagné d’Euphrosine et de quelques serviteurs, il se rend à Vienne auprès de son beau-frère, l’empereur Charles VI, pour lui demander aide et protection contre son géniteur.

L’empereur d’Autriche fut fort embarrassé, car il avait compris l’enjeu de cette fuite. Si le conflit qui avait éclaté entre père et fils débouchait sur une rébellion ou sur une guerre civile – l’histoire passée et présente de la Russie en offrait maints exemples –, que convenait-il de faire ? Comment choisir son camp ? Comment deviner qui remporterait en définitive la victoire ? L’affaire lui parut trop risquée. Il convainquit le tsarévitch d’aller se cacher dans le Tyrol.

Quand Pierre le Grand apprit la fuite de son fils, il soupçonna l’existence d’un vaste complot destiné à l’éliminer du trône et à y porter un prince faible, ennemi de toutes ses innovations. Aussitôt, il dépêcha des émissaires à Vienne et chargea des hommes de main de découvrir la retraite des fuyards. Pierre le Grand détenait le pouvoir, Charles VI ne pouvait que l’écouter et Alexis, retrouvé par les espions, reçut la promesse de la mansuétude paternelle.

Au vrai, durant quelques mois, la fuite d’Alexis avait nourri d’innombrables rumeurs. On disait qu’un complot soigneusement ourdi avait pour but de tuer Pierre, d’empoisonner sa deuxième épouse, Catherine, de libérer Eudoxie, de placer Alexis sur le trône, entouré de sa mère et de toute la parentèle Lopoukhine. Ces rumeurs étaient peut-être exagérées, mais elles témoignaient du trouble qui sévissait en Russie. Du père et du fils absents, l’un à la guerre, l’autre caché, lequel allait sortir vainqueur de cette confrontation ?

Le dernier acte se joua à Naples, où sa fuite éperdue avait fini par conduire le tsarévitch. On lui remit une lettre de son père dans laquelle il put lire : « Je vous assure par la présente et je promets à Dieu et à Son jugement que je ne vous punirai pas et que, si vous vous soumettez à ma volonté en m’obéissant et en revenant, je vous aimerai plus que jamais. »

Alexis était terrorisé, mais pouvait-il résister ? La protection de l’empereur d’Autriche lui faisait défaut et Euphrosine, soudoyée par les envoyés de Pierre le Grand, le trahit. Dans un dernier sursaut de désespoir, il voulut gagner les États du pape pour y trouver refuge. Euphrosine sut le convaincre qu’il était pardonné, qu’il lui fallait rentrer en Russie pour leur salut à tous deux. Il répondit donc à son père qu’il se rendait, en échange de sa clémence et du droit de se retirer à la campagne pour y épouser Euphrosine.

Le retour du tsarévitch fut sinistre. Euphrosine s’attardait à Venise. Les Russes s’interrogeaient : qui était ce revenant ? L’héritier ou un traître ? La réponse leur fut fournie le 3 février 1718 lorsque toute la haute élite politique russe se trouva solennellement réunie en conclave au Kremlin de Moscou, placé sous la protection de trois bataillons de la garde Preobrajenski, mousquets chargés. Scène inédite et grandiose : Pierre le Grand s’assit sur le trône ; Alexis, désarmé, s’agenouilla devant lui pour implorer son pardon et confesser ses crimes. Sa confession fut lue à voix haute pour que nul n’en ignorât rien. Cette confession fut le premier acte d’une tragédie qui ne faisait encore que commencer. La conséquence en fut la destitution publique de l’héritier et la proclamation d’un nouvel héritier, Pierre Pétrovitch, fils de Catherine, la servante de Livonie, âgé seulement de deux ans.

Ces deux actes étaient inscrits dans le manifeste lu ce jour-là par le vice-chancelier Chafirov. Puis on se rendit en troupe à la cathédrale de l’Assomption pour y prêter serment d’allégeance au nouvel héritier. Le manifeste fut envoyé au Sénat à Saint-Pétersbourg, lu publiquement, et tous les Russes furent invités à prêter serment de fidélité à l’enfant. Les deux Russies, l’ancienne et la nouvelle, participaient ainsi à la destitution d’Alexis, à la fin de son rêve de rendre vie à la Russie de la tradition, au triomphe de Pierre le Grand et de ce qu’il ne cessait d’invoquer depuis toujours : l’intérêt de l’État.

Après cette humiliante cérémonie, Alexis, fort des promesses de pardon de son père, pouvait se croire quitte. Mais il n’en fut rien. Loin de pardonner, Pierre le Grand, sous prétexte de rechercher les « complicités », avait décidé de procéder à un ample nettoyage. Le souverain était convaincu que la fuite d’Alexis dissimulait un véritable complot et que ce qui avait l’allure d’un conflit opposant un fils à son père n’était autre qu’une conspiration politique d’envergure menaçant toute son œuvre. De là l’enquête lancée dans tout le pays et l’ordre donné à Alexis de livrer le nom de ses complices.

Les arrestations se multiplièrent. L’évêque de Rostov, l’un des prélats les plus respectés de Russie, fut traîné devant le tribunal. Et Eudoxie, la première épouse de Pierre, qu’il soupçonnait de vouloir revenir à la Cour auprès de son fils, fut arrachée à son couvent, où elle menait une existence au demeurant peu conforme à son état, pour être reléguée dans un monastère de régime beaucoup plus rigoureux, à l’écart de toute vie civilisée.

Tortures, exécutions, rien ne manqua à cette première phase de l’enquête. De grands seigneurs furent knoutés, langue et nez coupés, soumis au supplice de la roue, voire décapités. Silencieux, Alexis suivait avec attention les événements, escomptant sans doute que son père respecterait les engagements pris. Il se trompait, et c’est là que cette effroyable tragédie revêt toute sa dimension. Pour Pierre le Grand, Alexis était coupable. Vivant, il restait un symbole de rassemblement pour tous ceux qui n’acceptaient pas sa manière de régner et sa conception du destin russe. Le tsar fut servi dans son projet de juger son fils par celle à qui Alexis avait tout sacrifié : Euphrosine. Celle-ci le trahit une nouvelle fois en rapportant aux juges les propos exaspérés et imprudents d’Alexis sur son père, en leur livrant une correspondance personnelle et en accusant pour finir son amant d’avoir en effet fomenté le complot qui le placerait sur le trône. Il n’en fallait pas davantage à Pierre le Grand : il fit venir son fils, le confronta aux accusations portées contre lui par sa maîtresse, et conclut à la réalité d’un complot préparé de concert avec la cour d’Autriche, c’est-à-dire avec un État étranger, contre le souverain légitime.

Accusation terrible ! Alexis fut conduit à la forteresse Saints-Pierre-et-Paul, et deux tribunaux furent convoqués pour le juger. Le premier, religieux, était composé des plus hauts responsables de l’Église russe. Le second, séculier, rassemblait les ministres, sénateurs, gouverneurs, et de nombreux officiers de la Garde. Le 14 juin, le procès s’ouvrit. Il se tint dans la salle du Sénat, à Saint-Pétersbourg. Avant qu’il ne commence, Pierre le Grand pria avec ostentation l’Esprit saint de lui inspirer une attitude juste. Et il donna à la cour l’ordre de traiter le tsarévitch comme n’importe quel autre accusé, c’est-à-dire en recourant à la torture. Alexis fut impitoyablement knouté ; son dos déchiré par les coups n’était plus qu’une plaie vive. Il fut ensuite condamné à mort et, avant que le souverain ait pu se prononcer sur une mesure de grâce, il succomba soudain. Telle est la version officielle qu’entendit alors la Russie. Mais à peine Alexis avait-il rendu l’âme que la rumeur s’empara du pays. Le tsarévitch aurait été décapité et la hache du bourreau aurait été tenue par son père. Ou encore il aurait été étouffé par des officiers de la Garde indignés de sa trahison. Quelque version que retînt le peuple, la responsabilité personnelle du souverain en faisait partie.

De fait, à l’annonce de la mort de son fils, Pierre manifesta une étonnante indifférence. Le surlendemain, l’anniversaire de la victoire de Poltava fut célébré à la Cour par de grandes réjouissances auxquelles Pierre le Grand participa, de la messe solennelle au bal qui fut donné le soir. Mais – et c’est encore un témoignage des contradictions russes – la dépouille du malheureux tsarévitch reçut, sur instruction de son père, tous les honneurs qui, selon le protocole, lui étaient dus. Mort en criminel, il fut enterré en héritier, en présence des siens et de l’ensemble de la Cour, et inhumé dans la forteresse Saints-Pierre-et-Paul aux côtés des Romanov qui l’avaient précédé dans la tombe.

En dépit de la version officielle, la mort du tsarévitch représente un moment particulièrement significatif du règne de Pierre le Grand. Il n’est guère contestable qu’il mourut des suites des supplices endurés, et que son père, même s’il ne tint pas lui-même la hache du bourreau, les avait ordonnés et y avait par moments assisté. Il est tentant de rapprocher ici, une fois encore, Pierre le Grand d’Ivan le Terrible, puisque tous deux incarnent la même tragédie : l’assassinat du tsarévitch par son père, son immolation aux idées du souverain. Mais on ne peut pousser trop loin l’analogie : la mort des deux tsarévitch se déroula en effet dans des conditions différentes et, surtout, le sens des deux événements n’est pas le même.

Comme Pierre le Grand, Ivan n’acceptait pas son héritier tel qu’il était, et s’en exaspérait ; mais il le tua dans l’un de ces moments de fureur qui le saisissaient de plus en plus souvent et qui témoignaient d’un état voisin de la démence. Son acte, le brisant, le transforma en quelques heures en grand vieillard et l’écrasa sous un remords qui ne le quitta plus. Quand il mourut sous la défroque d’un moine, il n’était plus le Terrible, mais celui qui avait commis l’irréparable, le meurtre du fils.

Il en va tout autrement de la mort du tsarévitch Alexis. Comme Ivan, Pierre ne pouvait supporter son fils, incarnation à ses yeux de l’ancienne Russie et dont il craignait que, parvenu sur le trône, il ne la ressuscitât, détruisant l’œuvre qu’il avait accomplie. Certes, la personnalité douce et faible d’Alexis ne lui convenait guère. Il voyait en tout, chez lui, une copie ratée de lui-même. La vie privée de son fils lui suggérait aussi un tel jugement. De son côté à lui, Catherine, certes ancienne servante livonienne, mais personnalité puissante, l’avenir le montrera ; du côté d’Alexis, une autre serve, Euphrosine, qui abandonnera et livrera le tsarévitch à ses bourreaux, illustrant les faiblesses de la vieille Russie, servile, lâche jusqu’à la trahison. Pour Pierre, le tsarévitch Alexis n’était pas seulement un homme de peu de caractère, il était son contraire, l’image de la Russie qu’il entendait briser à tout jamais. Verser le sang du tsarévitch était nécessaire pour consommer cette rupture. Le principe dynastique qui faisait de son fils aîné son héritier menaçant son œuvre, il lui fallait aussi casser l’ordre dynastique. En répandant le sang d’Alexis, son propre sang, Pierre croit agir en empereur et non en père ; il agit pour le bien de l’État et de la nation. Aucun signe de remords ou même de tristesse ne se manifesta chez lui. Et, d’une certaine façon, le peuple russe s’inclina devant l’acte fatal de Pierre le Grand, et l’entérina. Le destin posthume du tsarévitch en témoigne : il ne sera l’objet d’aucun culte, ne suscitera pas de légende, nul n’imaginera son retour sous la forme d’un vrai tsar réapparaissant pour sauver le pays. Il tomba dans l’oubli.

Désorganisation du droit successoral

Ce meurtre eut aussi une autre conséquence : la désorganisation du principe successoral. Certes, Pierre avait destitué son héritier, désigné à sa place le fils de Catherine, indiquant par là que la succession ne découlait pas d’un principe intangible – le droit du fils aîné à succéder à son père –, mais de la volonté et du libre choix du souverain, autrement dit de l’arbitraire. Les suites ne vont pas tarder à s’en faire sentir.

En 1719, un an à peine après le meurtre du tsarévitch, un autre coup frappe Pierre le Grand. Pierre Pétrovitch, fils de Catherine, qu’il avait désigné pour héritier, meurt. Aucun fils vivant ne lui reste. Un seul héritier mâle subsiste dans sa lignée : Pierre Alexeievitch, le propre fils du tsarévitch immolé, précisément, né à peu près au même moment que l’enfant qui vient de disparaître. Il est le seul Romanov survivant. Le reconnaître pour héritier ? Pierre ne peut s’y résigner, craignant trop qu’il ne reproduise le caractère faible et les tendances conservatrices de son père. Et, surtout, le désigner pour héritier eût impliqué la réintégration d’Alexis dans la lignée successorale, presque la reconnaissance d’une erreur. À quoi aurait-il servi de le sacrifier ?

À qui confier alors la succession ? C’est là que Pierre le Grand opta pour une décision révolutionnaire qui pèsera lourdement après lui sur l’histoire russe. C’est vers Catherine, la servante livonienne, devenue une épouse très proche avec qui il partageait tout, que se tournèrent ses regards. En 1722, Pierre le Grand était occupé de grands projets. La Géorgie, le Caucase étaient alors sous domination perse ; l’empereur pensait à la route de la Soie, il voulait ouvrir un passage vers l’Inde et, pour cela, il lui fallait contrôler les rives de la Caspienne, donc abolir l’autorité perse sur le Caucase. D’où l’expédition lancée au printemps 1722, qui conduisit ses troupes à Derbent et provoqua l’effondrement de l’Empire perse dans la région.

Les projets conquérants de Pierre le Grand étaient encouragés par Catherine, qui l’accompagna au Caucase. Il semble que c’est à ce moment précis qu’il décida de reconnaître le rôle qu’elle jouait auprès de lui, et qu’il prit une décision considérable : l’oukase de février 1722. Ce texte stipulait que les règles successorales en vigueur jusqu’alors n’avaient plus cours. Tout souverain régnant serait libre de choisir son successeur. L’ukase fut soumis à tous les fonctionnaires de l’Empire, qui durent prêter serment de se conformer à l’avenir au choix successoral du souverain. À ces dispositions générales s’ajouta un second oukase, daté de l’année suivante – 15 novembre 1723 –, annonçant le couronnement de l’impératrice. Jusqu’alors, elle était parée de ce titre par courtoisie. Ce couronnement était une innovation de taille. Signifiait-il que Catherine devenait par là même l’héritière désignée du souverain ? Cette décision constituait à maints égards un véritable défi. Une ancienne servante de Livonie pouvait-elle prétendre à titre personnel au trône des Romanov ? Pierre le laissa entendre à son entourage, testant ainsi ses réactions. Il n’en entendit aucune.

Le couronnement eut lieu en 1724. Pierre avait cinquante-deux ans, c’était déjà un homme malade. Tandis que Catherine, impératrice, affirmait son autorité, il s’affaiblissait. Il mourut le 28 janvier 1725. Catherine lui succéda sans encombre.

La décision de Pierre le Grand était à bien des égards étonnante. À défaut de fils, l’empereur avait un petit-fils, le fils d’Alexis, âgé de douze ans, qui aurait dû naturellement monter sur le trône si le droit successoral antérieur à 1722 avait subsisté. Mais la loi de 1722 avait anéanti les droits de l’héritier et laissait la place libre pour Catherine. Contre les droits de cet enfant, les partisans de Catherine plaidèrent que la jeunesse d’Alexis aurait impliqué une régence, système déplorable, l’histoire passée l’avait montré, en raison des pressions et rivalités familiales qui l’avaient toujours accompagné. Et quelle régente imaginer, puisque l’enfant était orphelin ? Les partisans de Catherine ajoutaient que porter sur le trône un enfant dont le père avait péri à l’issue d’un conflit avec Pierre le Grand comportait un grand risque ; que, arrivé à l’âge adulte, il pouvait décider de venger son père, s’engager dans des règlements de compte avec tous ceux qui avaient soutenu Pierre, c’est-à-dire avec la Cour et l’ensemble de l’élite dirigeante. Mieux valait choisir Catherine, aux qualités de jugement incontestables, même si elle était à peu près illettrée. Et nul n’imagina une solution de compromis qui eût placé l’héritier légitime sous la régence de Catherine.

La conséquence principale de ce choix fut de frayer le chemin du trône aux femmes. Sans doute les tenants de la tradition en furent-ils choqués, et nombreux furent les vieux-croyants qui refusèrent, par principe, de prêter serment à une femme, et le payèrent de leur vie.

 

Ainsi s’achevait un long règne, celui du troisième Romanov, ô combien différent de celui de ses prédécesseurs ! Les jugements contradictoires n’ont pas manqué, qui s’efforcent de peser tout ce que Pierre le Grand apporta à la Russie. L’ouverture sur le monde occidental ? sur l’avenir ? Ou la destruction d’une certaine Russie ? Sur sa vocation de réformateur, même, l’accord est loin d’être total. Soljénitsyne écrit : « Comme serviteur du progrès, Pierre était un esprit ordinaire, pour ne pas dire un sauvage. » Richard Pipes, l’un des meilleurs historiens du passé russe, affirme : « Il était intéressé par le pouvoir politique et non par l’occidentalisation. » Et pour Klioutchevski : « La réforme de Pierre fut marquée par un combat farouche entre le despote et son peuple… Cette fusion du despotisme et de la liberté, de la culture et de l’esclavage, n’est rien de moins que l’équivalent politique de la quadrature du cercle. »

La violence déployée par Pierre le Grand pour imposer sa vision de la Russie à ses sujets, l’immensité de son projet et des moyens mis en œuvre pour y atteindre – guerres incessantes, travail forcé, et, en retour, révoltes incessantes et répressions, exodes vers les terres vierges, famines – ont été payées d’un prix humain considérable. À la fin du xviie siècle, au terme des règnes pondérés des premiers Romanov, la Russie, qui avait pansé les pertes dues au Temps des troubles, comptait seize millions d’habitants. À la fin du règne de Pierre le Grand, elle en avait perdu près de trois millions. Est-ce là le prix du progrès politique ? Il est vrai que le pays que Pierre lègue à ses successeurs ne ressemble plus à celui qu’il a reçu de son père, le Très-Doux Alexis. La rupture avec l’ancienne Russie est accomplie. Cette rupture fut-elle l’œuvre de lui seul ? N’avait-il pas déjà trouvé en héritage les orientations dessinées par le tsar Alexis : l’ouverture à l’Europe, confortée par l’annexion de l’Ukraine ?

Une dernière question mérite d’être ici posée : celle de la solidité de l’œuvre de Pierre. S’il fut un réformateur, voire l’auteur d’une véritable révolution historique, il fut aussi celui qui, systématiquement, l’imposa d’en haut, par la force, à une société dont la volonté n’allait pas dans la même direction. Ses réformes ont reposé sur les élites qu’il y associait, non sur le peuple à qui il les imposait. Et s’il a modifié les élites, s’il les a modernisées, le peuple, lui, est resté à l’écart des changements qu’il subissait.

C’est ici qu’intervient l’Église. Écartée du pouvoir par Pierre, dépossédée du rôle historique qu’elle avait assumé depuis les débuts de la dynastie, elle fut le témoin muet et désapprobateur des innovations de Pierre. Elle représenta, pour le peuple, l’alternative impossible, mais celle-ci contribua à creuser un fossé entre l’œuvre de réformes et la fidélité populaire. Il n’est guère étonnant que les vieux-croyants, adversaires résolus d’une politique souvent imputée à l’Antéchrist, aient tant attiré sur eux la ferveur populaire.

Deux Russies caractérisent ainsi le règne de Pierre le Grand : celle que, par la volonté et la violence, il s’efforce d’arracher au passé et de façonner ; celle qui, dans le silence et l’amertume, poursuit son chemin – celui du dur labeur quotidien et des solidarités de la campagne –, celle d’une Église assurant au peuple que le triomphe du pouvoir temporel et ses souffrances ne sont qu’apparences au regard de l’éternité.