CHAPITRE VII

Pierre III
« Hôte fortuit du trône russe »

Qui est ce Pierre III qui monte sur le trône le 25 décembre 1761 ? L’héritier d’Élisabeth, le successeur naturel au trône de Russie. Mais pas seulement. Sa désignation, déjà, témoigne de la confusion qui caractérise le personnage. Il est aussi l’héritier potentiel de la couronne de Suède, sempiternel adversaire de la Russie. Sa grand-mère paternelle était en effet la fille de Charles XI, sœur de l’ennemi juré de Pierre le Grand, Charles XII, qui n’avait pas eu d’enfant. Pierre est en outre duc de Holstein-Gottorp. Trois couronnes à lui tout seul ! En 1741, à la veille de son installation sur le trône d’Élisabeth, il semblait plutôt promis à la couronne de Suède. C’était en effet la conviction de son père, qui l’imaginait en successeur de Charles XII et qui orienta son éducation en ce sens. Au demeurant, cette éducation fut lacunaire, plus conforme aux fantaisies de l’enfant qu’aux exigences d’une formation royale. Karl Peter de Holstein – c’était là son nom – aimait l’exercice militaire et la chasse. Ses précepteurs, car il en eut, s’efforcèrent de lui inculquer des rudiments de latin, de français, d’histoire, mais aussi de l’initier aux arts d’agrément, le tout sans grand succès. Alors qu’il attend, en se perfectionnant dans l’art militaire, de monter sur le trône suédois, la décision de l’impératrice Élisabeth l’atteint comme la foudre. Il est mandé à Saint-Pétersbourg, proclamé héritier et invité du jour au lendemain à se transformer en jeune Russe. Âgé de quatorze ans, il ne sait rien de la Russie ni de son grand-père maternel, et tout ce qui est russe lui est étranger : la langue, la religion, l’histoire.

Il va découvrir son pays sous son jour le plus traditionnel, le plus russe, puisque, quelques semaines après son arrivée à Saint-Pétersbourg, la ville européenne, il est emmené à Moscou assister au couronnement d’Élisabeth. Si les ors, la magnificence des cérémonies orthodoxes le laissent désemparé, une compensation lui est accordée, qui convient à ses goûts : il est promu lieutenant des gardes Preobrajenski, revêtu de leur uniforme qui devient sa tenue habituelle. Mais, à partir de là, il entre dans un monde qui le déconcerte. Élevé dans la religion luthérienne – fait inconcevable pour un Romanov –, il est converti à l’orthodoxie le 17 novembre 1742, et Karl Peter devient ce jour-là Piotr Feodorovitch.

Il dut faire ensuite l’apprentissage du russe, de la religion orthodoxe, et tenter d’assimiler des éléments de slavon. Il eut autant de mal à acquérir ces connaissances qu’il en avait éprouvé avec toutes les disciplines qu’on avait essayé de lui inculquer auparavant, à l’exception de ce qui touchait à l’art militaire, à la géographie et au dessin, art qui lui était utile pour dresser des plans de bataille ou de fortifications. Il découragea tous les maîtres choisis à son intention par l’impératrice, et son inculture fut toujours relevée par les contemporains.

Si l’immaturité de Pierre troublait la souveraine, sa puberté lui fut aussi un sujet de préoccupation. À peine était-il arrivé en Russie qu’elle mesura la nécessité de le marier. D’abord pour lui assurer une descendance, donc un successeur, car cette question la tourmentait toujours. En 1743, Pierre était tombé si gravement malade qu’on l’avait cru perdu. Faudrait-il déjà lui trouver un successeur ? Il se remit, mais l’alerte avait été chaude et montrait qu’il fallait régler au plus vite ce problème. D’où la réflexion précipitée sur le mariage de Pierre : quelle princesse choisir, qui convînt aux circonstances et pût doter de solidité une généalogie désordonnée où le neveu allait succéder à sa tante ? Généalogie par laquelle on installait sur le trône de Russie un Romanov, certes, mais qui n’était plus russe que pour un quart, qui n’acceptait qu’avec répugnance l’orthodoxie et les usages du pays. Une princesse française était d’emblée exclue parce que catholique, donc trop difficile à convertir. L’idée d’une princesse allemande eut tôt fait de s’imposer. Luthérienne, elle serait plus souple sur les questions religieuses, puis plus acceptable pour Pierre qui, dès son jeune âge, s’était montré fasciné par Frédéric II, son héros, et par la Prusse. Le choix impérial tomba sur une princesse issue d’une modeste famille allemande, Sophie d’Anhalt Zerbst, au demeurant lointaine cousine de l’héritier par sa branche maternelle.

Sophie d’Anhalt-Zerbst arriva à Saint-Pétersbourg en janvier 1744 en compagnie de sa mère, Johanna, qui avait fort intrigué pour voir aboutir ce mariage. La princesse fut convertie à l’orthodoxie le 28 juin, rebaptisée Catherine Alexeievna, et mariée le 21 juin 1745. Entre-temps, elle s’était initiée à la langue russe et à sa nouvelle religion avec un grand zèle et avec de brillants résultats qui la différenciaient fort de Pierre, lequel n’avait guère progressé dans ces mêmes connaissances, ce qui créa d’emblée un fossé entre les jeunes époux. S’y ajouta très vite un problème physique : Pierre n’était pas très beau garçon, ni physiquement très fort, ni bien bâti. À la fin de l’année 1744, il attrapa la petite vérole – Catherine fut tenue prudemment à l’écart – et, lorsqu’il en guérit, son visage en resta marqué à jamais. Catherine écrira dans ses mémoires : « Il était devenu affreux. »

L’union tourna au désastre. Pierre négligeait Catherine, elle le fuyait. Le mariage fut-il consommé ? Les historiens en débattent encore… Mais l’impératrice, soucieuse d’assurer la pérennité du jeune couple et sa descendance, lui conféra le statut de « jeune Cour ».

La vie de cette jeune Cour était à la fois brillante, désorganisée et scandaleuse. Pierre s’entourait de personnages douteux : femmes légères, officiers holsteinois plus soucieux de mauvais coups que de guerres ; tout ce beau monde buvait à l’excès et se livrait à des plaisanteries pendables au détriment de la vraie Cour. Catherine menait pendant ce temps une vie solitaire et studieuse – on y reviendra. Les intrigues se multipliaient autour de ces deux jeunes gens mal appariés, peu conscients des menaces qui pesaient sur eux.

Élisabeth avait pourtant décidé de confier des responsabilités à son neveu et, quand vint pour lui l’heure de monter sur le trône, il n’était pas ignorant de l’art de gouverner. Il faut cependant rappeler que, observant le successeur qu’elle avait choisi, l’impératrice Élisabeth prit, avec les années, conscience de ses faiblesses, et elle s’en désolait, répétant : « Mon maudit neveu m’a déçue plus que je ne puis l’exprimer. » À la fin de sa vie, elle s’interrogeait même sur la pertinence de son choix et sur la possibilité d’en changer, de le reporter sur Paul, enfant d’un mariage mal assorti entre l’héritier et Catherine, et dont l’origine fit l’objet de maintes spéculations. Mais les incertitudes pesant sur Paul, et surtout le temps, interdirent à l’impératrice de passer du doute aux décisions. Pierre III resta l’héritier, et rarement en Russie succession d’un souverain à un autre se révéla plus aisée, ce qui semblait augurer d’un règne heureux.

L’histoire allait apporter la preuve du contraire.

La Russie à l’heure allemande

Héritier d’Élisabeth, Pierre III démontra que l’acharnement de l’impératrice à faire de lui un Romanov, un prince russe, avait été vain. Le nouvel empereur était resté un prince allemand aux yeux rivés sur son modèle, Frédéric II, auquel il allait sacrifier d’emblée les succès remportés par les armées russes dans la guerre de Sept Ans. Quand Pierre III monte sur le trône, la guerre s’achève, la Prusse est en déroute. Conscient de sa faiblesse, Frédéric II, au vu de la prussophilie affichée du nouveau souverain, chercha à traiter avec lui. Il lui proposa de conserver la Prusse orientale, où campaient les armées russes, en échange de certaines compensations. La réponse de Pierre III lui fut une « divine surprise ». Le tsar renonçait à combattre et à transformer les victoires remportées par ses armées en conquêtes définitives, décidant de rendre à « son ami le roi de Prusse » tous les territoires conquis par ses troupes en Prusse orientale. L’armée russe victorieuse en fut indignée, et Pierre paiera vite cette trahison dont le roi de Prusse n’aurait osé rêver.

Ce n’est pourtant pas seulement par amitié pour Frédéric II que Pierre agit de la sorte. C’est aussi le prince de Holstein qu’il n’a jamais cessé d’être qui, chez lui, se manifeste. Frédéric II avait affiché son intention de défendre le Holstein contre une agression danoise et, par là même, de défendre les prétentions de Pierre III sur le Schleswig. Ces dispositions du roi de Prusse entraînèrent Pierre dans un renversement d’alliances spectaculaire. La Russie, qui avait combattu la Prusse en compagnie de l’Autriche dans la guerre de Sept Ans, se retourna soudain contre celle-ci en faisant alliance avec celle-là, son ennemie de la veille. Même s’ils appréciaient le retour à la paix, l’armée et l’ensemble des Russes s’exaspérèrent de ces revirements et de la perspective d’une nouvelle guerre à laquelle la Russie n’était en rien intéressée. Le Holstein était l’affaire de Pierre III, pas celle de son peuple. Les Russes étaient aussi indignés de constater que, mû par une prussophilie injustifiable, leur empereur abandonnait tous les avantages que la Russie aurait pu tirer de la guerre de Sept Ans. « Nous sommes gouvernés par Frédéric II », répétaient-ils alors à l’envi, et ils tenaient déjà leur souverain pour un dément.

Ils le tiennent aussi pour un étranger, non pour un Russe authentique, tant sa prussophilie le conduit en tout domaine à imposer à la Russie le modèle allemand : dans l’armée, qu’il revêt de tenues à la prussienne et soumet à des exercices imités de l’armée de Frédéric II ; à la Cour, où l’étiquette allemande et des usages allemands sont substitués d’autorité au style français qu’Élisabeth y avait importé.

Au regard de ces dispositions qui le rendirent d’emblée impopulaire, Pierre III décida pourtant de mesures politiques qui allaient marquer profondément le pays. De toutes, la plus importante est celle qui est inscrite dans le manifeste du 18 février 1762 et qui tiendra lieu de caractéristique politique de ce règne. Ce texte est en rupture complète avec les conceptions de Pierre le Grand. Il abolit l’obligation de service que celui-ci avait imposée à la noblesse. Il accorde à la noblesse la possibilité de servir l’État, de s’y refuser, voire de servir des gouvernements étrangers. Par là même, il bouleverse l’organisation de l’État et les rapports sociaux. Sans justifier le servage, l’obligation de service l’équilibrait quelque peu. Dès lors que la noblesse en est libérée, les paysans russes vont considérer qu’ils doivent bénéficier d’une semblable émancipation.

Pierre III justifia sa décision en la présentant non comme une rupture avec l’œuvre de Pierre le Grand, mais comme sa conclusion. L’obligation de service avait permis à l’État russe de se doter d’une remarquable élite militaire et d’administrateurs compétents et dévoués à l’intérêt public. L’heure était venue, selon lui, de renoncer à les contraindre, et de laisser à la noblesse, si investie dans les fonctions de l’État, la possibilité de s’y consacrer dans un esprit de liberté qui assurerait un plus grand progrès de la société. Pour certains historiens de la Russie comme Martin Malia, l’abolition de l’obligation de service constitua un premier pas vers une conception libérale de l’autorité de l’État. Pierre III supprima aussi, par un oukase, la chancellerie secrète chargée des crimes politiques.

Au chapitre des décisions « libérales », il convient aussi d’inscrire la renonciation à persécuter les vieux-croyants, autorisés à quitter leurs lieux d’exil et à retrouver leurs terres ou, plus souvent, des terres dont Pierre III proposait de les doter en Sibérie. Cette tolérance à l’égard des vieux-croyants s’accompagna de dispositions hostiles à l’Église orthodoxe, dont Pierre ne s’était jamais senti membre. Il proclama que les icônes étaient l’objet d’un culte idolâtre et exigea qu’elles fussent enlevées des églises, où ne serait conservée que l’image du Christ. Le protestant ici resurgissait ! Il fit fermer toutes les chapelles privées et décréta que les fils de prêtres et de diacres, jusqu’alors épargnés par la conscription, devraient en relever. Et, pour priver l’Église de ses moyens d’existence, il imposa, par l’oukase du 21 mars 1762, la confiscation immédiate des terres qui lui appartenaient. Par sa prussophilie, Pierre s’était aliéné l’armée. Ces mesures antireligieuses dressèrent contre lui l’Église. Il lui restait à soulever contre lui son propre entourage, et il y réussit aussi bien. Les désordres de sa vie privée contribuèrent à tisser le complot qui allait mettre fin à son règne.

Au début de celui-ci, Pierre avait projeté de répudier Catherine et d’épouser sa favorite, Élisabeth Vorontsov. De surcroît, doutant fort de sa paternité, il proclamait alors sa volonté de renier son fils Paul, de l’exclure de la succession et d’aller chercher dans sa prison Ivan VI, éternel sujet de tous les complots, pour en faire son héritier. Il rouvrait ainsi le débat et remettait à l’ordre du jour le complot qui avait marqué les dernières heures d’Élisabeth. Le clan Chouvalov avait alors prétendu écarter Pierre de la succession et lui substituer son fils, placé sous l’autorité d’un Conseil de régence présidé par Catherine. Le chancelier Vorontsov, au contraire, avait défendu Pierre, souhaitant qu’il fût installé sur le trône, mais après avoir répudié sa femme et son fils adultérin. À partir de là, un changement dynastique aurait dû être imaginé, puisque Pierre se trouverait ainsi sans héritier. La thèse du chancelier Vorontsov n’était pas désintéressée : il était l’oncle de la maîtresse de Pierre, Élisabeth Vorontsov ; il les imaginait déjà mariés et désignant pour successeur cet Ivan VI dont le nom resurgissait dans chaque complot. La solution avait alors été imposée par un homme disposant d’une très haute autorité et appelé dans un proche avenir à jouer un grand rôle : le comte Nikita Ivanovitch Panine, précepteur du jeune grand-duc Paul. Il avait invoqué les désordres qui avaient accompagné les successions depuis la mort de Pierre le Grand pour plaider la nécessité de respecter l’ordre successoral existant, celui qu’avait fixé Élisabeth en 1742. Il avait en l’occurrence été soutenu par le Sénat et le Saint-Synode.

Quelques mois plus tard, le conflit renaissait avec les mêmes acteurs. Mais Catherine, menacée de répudiation par son mari, décida de jouer sa partie. Le complot qui va alors mettre fin au règne de Pierre III est parfaitement connu : Catherine, sa grande bénéficiaire, en a parlé ouvertement dans ses mémoires, de même que la princesse Dachkov qui y joua un petit rôle ; quant aux ambassadeurs étrangers qui observaient de près les événements, ils en firent des récits détaillés, notamment à leur gouvernement. Il en fut ainsi de l’ambassadeur de France, ou plutôt du chargé d’affaires, Monsieur de Bérenger, qui a remplacé alors en Russie le marquis de Breteuil.

En juin 1762, le cours des événements annonce le coup d’État qui va avoir raison de Pierre III et que lui-même, par ses décisions désordonnées, aura provoqué. Un grand mécontentement monte en Russie. Des paysans se soulèvent. Alors qu’ils étaient attachés aux domaines du clergé, les réquisitions décidées par Pierre les jettent sur les routes, incertains de leur sort. Le clergé lui-même proteste contre ces confiscations, s’attirant en retour des mesures répressives. Un prêtre est knouté en plein Moscou pour avoir critiqué cette politique. Et Pierre III se livre à des provocations intolérables pour l’armée : pour célébrer « la paix et l’alliance avec la Prusse », il organise un grand banquet au cours duquel il manifeste une « prussophilie » débordante, et même une franche servilité envers Frédéric II, qui dresse contre lui tous les assistants. Dans le même moment, son hostilité à Catherine, présente au banquet, atteint un paroxysme : il l’insulte violemment et menace de la faire arrêter. Pour Catherine, il n’est plus temps d’hésiter : son salut dépend d’une réaction rapide.

Le scénario de 1742 va se répéter. C’est la Garde, en Russie, qui sauve les héritiers menacés et règle le problème de la succession. Depuis la mort de Pierre le Grand, elle a appris son rôle d’arbitre des conflits de pouvoir.

Pierre III ordonne aux régiments de la Garde de partir pour le Holstein. Il n’est pas totalement inconscient de l’hostilité qu’il suscite, et il pense se protéger en écartant de la capitale les régiments séditieux. S’étant ainsi rassuré, Pierre va se reposer dans son palais d’Oranienbaum en compagnie de sa favorite, laissant le champ libre aux conjurés.

Vigilante, Catherine avait entre-temps mobilisé ses soutiens. Elle était populaire, en raison de son attachement à la Russie et à la foi orthodoxe – tout le contraire de Pierre III. Elle s’était assuré des fidélités dans les rangs de la Garde grâce aux frères Orlov (l’un d’eux, Gregoire, est son amant) ; à l’Académie des sciences aussi, dont le président, Kiril Razoumovski, louait bruyamment ses qualités d’esprit ; elle pouvait enfin compter sur l’entier dévouement du comte Panine.

Dans la nuit du 28 juin, tandis que Pierre se repose à Oranienbaum, Catherine, escortée d’Alexis Orlov, se rend auprès du régiment Izmailovski, l’un des fleurons de la Garde, que rejoignent peu à peu d’autres régiments. Tous lui prêtent serment. Le clergé, rallié à sa cause, lui sert de garant. Forte de ces alliés, Catherine va ensuite à la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan, où elle s’engage solennellement à protéger l’orthodoxie et les droits de l’Église bafoués par Pierre.

À ce stade, le complot va tourner au vaudeville. Brutalement réveillé, Pierre III apprend que les gardes conduits par Catherine marchent sur Oranienbaum. Pris de panique, il fuit, veut gagner Cronstadt et la mer, n’y réussit pas, revient à Oranienbaum, signe le manifeste qui lui est présenté et qui stipule sa renonciation au trône. Catherine décide de l’envoyer sous bonne escorte à trente kilomètres de la capitale pour l’y interner « dans des conditions très agréables », écrira-t-elle. C’est ici que, du vaudeville, on passe à la tragédie. Pierre s’adresse à Catherine en se disant « son humble serviteur » – quel triomphe pour celle qui, quelques jours plus tôt, était menacée d’être répudiée et expédiée dans un couvent ! – et la prie de le laisser s’exiler à jamais en Allemagne en compagnie de sa favorite. Mais la pièce est pratiquement terminée. Pierre mourra quatre jours plus tard : il aura succombé à une crise d’hémorroïdes, annoncera la nouvelle impératrice, ce qui provoquera les quolibets de Voltaire, pourtant son grand admirateur. Orlov, lui, fournit une autre explication : Pierre III aurait été tué au cours d’une bataille d’ivrognes à laquelle participaient ses gardiens et lui-même.

On a voulu voir dans cette mort un meurtre commandité par Catherine, mais la mort accidentelle est tout aussi – et probablement plus – plausible. C’est celle que retiennent nombre d’historiens qui en ont cherché les causes dans les archives. Cependant, pour la légende qui traverse les siècles – après avoir été entretenue par les ambassadeurs étrangers –, c’est Catherine qui aura fait assassiner son mari par son propre amant.

En tout état de cause, la mort de Pierre III arrangeait bien les choses. Elle libérait la place pour Catherine et assurait sa sécurité. Pourtant, sa situation était pour le moins étrange. Si des femmes avaient jusqu’alors régné en Russie, elles étaient toutes issues de la dynastie Romanov. Catherine n’avait aucun lien avec les Romanov, hormis ceux du mariage avec celui qu’elle venait de chasser du pouvoir. On reviendra plus loin sur ce problème de légitimité. Reste un constat : le règne extrêmement court de Pierre III. Klioutchevski portera sur ce souverain insolite et impopulaire un jugement méprisant, le traitant d’« hôte fortuit du trône russe… dont chacun se demandait comment il y était venu ». Inversement, le même Klioutchevski se montrera fort indulgent pour le coup d’État de Catherine, qu’il qualifiera de « révolution de dames », « la plus élégante et la plus joyeuse qu’il nous ait été donné de connaître, effectuée sans que la moindre goutte de sang eût été versée ». Pour ce qui est du sang de Pierre III, visiblement, aux yeux de Klioutchevski, il n’a pas à figurer dans les livres d’histoire.

Ainsi se termina ce règne dont Catherine Dachkov dira qu’il suscita « un mépris général ».