Tous les hommes s’appellent Harry

 

« Tu es qui, toi ? »

Elle se tient debout sur le palier. Si grande, si volumineuse qu’elle l’écrase un peu. Du bout du pied, il éteint l’aspirateur. Il voit à peine cette femme qui l’interroge d’une voix comateuse. Elle porte des verres fumés alors que la maison entière est encore plongée dans l’obscurité, volets baissés, moquette noire et murs bleu nuit. Un nouveau jour de migraine, sans doute.

« C’est moi, Ricardo. On s’est vus hier. Vous m’avez dit de revenir…

— Ah ! Tu parles anglais, c’est bien. Tu veux quoi ? »

Silence. Ricardo se tord les doigts.

« Je fais votre ménage. C’est un ami à vous qui m’a engagé, votre producteur, si j’ai bien compris… Miss Simone. Je suis désolé, j’ai oublié son nom. »

Elle rit dans le noir, d’un rire caverneux de fumeuse, effrayant : « Ne te fatigue pas à retenir son nom. Pas plus le sien que celui des autres que tu croiseras dans cette maison de fous. Tous ces mecs s’appellent Harry. J’en ai tant vu défiler, de ces rouleurs de mécaniques, bonshommes en complet cravate ou en veste de cuir, des managers, des agents, des producteurs, des directeurs de salles, des patrons de clubs, des tenanciers de bastringues, des présidents de maisons de disques… Comment retenir leur nom à tous ? Fais comme moi, donne-leur un numéro ou bien une épithète, comme tu préfères. Tu parles un peu le français ? Oui ? Assure-toi que cette idiote de Mireille ait bien compris qu’il fallait préparer un dîner froid ce soir. Réunion au sommet avec mes trois Harry pour parler d’avenir. Quand ils disent “Faut qu’on parle de l’avenir, Nina”, je sais bien qu’ils veulent me remettre au turbin, qu’ils vont me coincer et me presser jusqu’à ce que je crève un soir en scène. »

Ricardo hoche la tête, prend un air affligé si factice que Miss Simone se moque doucement.

« Avoue-le. Dis-le. Tu ne sais pas qui je suis, hein ? Tu n’as foutredieu aucune idée de qui c’est, Nina Simone ? Y a pas la radio dans ton pays, pas de hi-fi, pas de boîte de nuit ? Y a que des églises, hein ?

— On peut dire ça, oui, il y a surtout les églises et les bordels.

— Eh bien, mon joli, je ne sais pas si on me joue dans les bordels de ton pays, mais j’ai chanté du gospel toute mon enfance, des cantiques et des spirituals à la pelle. Ma mère était révérende, mon père prédicateur. Tous les dimanches que le bon Dieu faisait, je les passais sur l’orgue de l’église. Tiens, aide-moi, j’ai le dos en compote. Passe-moi mon peignoir, le rouge, là. Et mes babouches dorées. »

Dans l’épaisse moquette noire, les orteils s’enfoncent et pas que les orteils, hélas, toute la crasse, tous les miasmes. « Tu peux me dire quel est le connard d’architecte qui a eu l’idée de mettre une moquette dans une maison de plage ? Une moquette noire ? » Ricardo convient de l’aberration : tout s’y incruste, le sable, les poils du chien Shalom et surtout le talc pour bébé dont Miss Simone poudre ses aisselles après son bain. « L’aspirateur a du mal », observe-t-il, trop délicat ou trop soucieux de sa virilité pour dire qu’il s’est cassé les reins à le passer. « On le changera, gronde Miss Simone, ou plutôt non : c’est cette moquette qui va dégager. »

Elle descend les marches de marbre en agrippant la rampe d’acier. Chaque degré lui arrache un gémissement. « Foutu dos. Foutu métier de merde. Une vie entière assise à un clavier, depuis mes trois ans. Avec l’ordre de garder la colonne bien droite, le buste tendu en avant, la nuque alignée. »

Dans la cuisine, elle se laisse tomber sur une chaise paillée qui grince sous le poids. « Sers-moi un verre. Du Baileys avec deux glaçons. Eh ! Pas un dé à coudre, un vrai verre. Mon dos flingué, j’ai gagné le droit de m’avachir à mon âge, le droit de m’affaler, le droit de me vautrer si ça me chante… On m’a dit que tu travaillais aussi chez cette vieille branche de Bob Williams. Tu te fais une spécialité des vedettes périmées ?

— Ah moi, j’ai rien voulu. C’est un monsieur Harry qui est venu à la villa de Mr. Bobby et qui m’a remarqué.

— Harry lequel ? Le gros avec un cigare ? Le petit Blanc qui zézaie ? Le métis beau gosse ?

— Le métis, oui.

— Elle est comment, au moins, la villa de Bobby ?

— Bien. Rien à dire de spécial.

— Tu bosses et tu loges chez un chanteur qui a vendu des millions de disques et il n’y a rien à en dire ? »

Ricardo rougit.

Elle, alors : « C’est parce que c’est mieux qu’ici. Et tu n’oses pas le dire parce que tu ne veux pas mentir [elle désigne la croix dorée au cou de la recrue] et en même temps tu ne veux pas me froisser ? Mais Nina Simone lit sur les visages comme à livre ouvert, le docteur Nina Simone transperce les masques et les hypocrisies. Inutile de jouer au plus fin avec moi. »

Elle reste silencieuse une bonne minute. Ses longs doigts tournent inlassablement le verre bu d’un trait où les glaçons s’entrechoquent et c’est comme si elle y entendait une percussion, le commencement d’un rythme.

Elle tend le verre à Ricardo qui le remplit à moitié. « Plus ! Plus encore, verse jusqu’en haut. Alors comme ça, Kid Harry a des affaires secrètes avec Bob Williams… La prochaine fois qu’il lui rendra visite, essaie d’écouter ce qu’ils se racontent et fais-moi ton rapport. »

Ricardo bégaie : « Miss Simone, je ne fais pas ces choses-là. Je veux rester un bon chrétien et un serviteur honnête. »

Elle : « Bien renvoyé. C’est justement ce que je souhaitais t’entendre me dire. Tu as ma confiance, alors ne fais pas comme les autres. Ne me truande pas. Il t’a promis combien, le Kid ?

— 4 000 par mois.

— En francs ou en dollars ?

— En francs. »

Nina hausse les épaules, le toise avec mépris.

« Et le vieux Bobby, il te paie combien ?

— 5 000. Mais je suis nourri, logé, blanchi. »

Elle ricane : « Nourri ? Encore heureux, puisque tu fais les courses et la bouffe. Blanchi ? Sûr, puisque c’est toi qui fais les lessives et le repassage. Mais logé, ça veut dire quoi ? Que tu couches avec lui ? »

Ricardo rougit violemment, tremble de tout son long et retient sa colère.

« Je ne suis pas comme ça. Je ne fais pas… ça. J’ai été marié, Miss Simone, et j’ai deux grands fils au pays.

— Tout doux, tout doux. C’était une question. Je ne jugeais pas. Le Kid couche avec tous les types des environs sans que ça me gêne. [L’index brandi, elle précise :] Du moment qu’il ne les ramène pas ici. »

Ricardo a les larmes aux yeux, sa bouche tremble toujours. Il répète : Je ne suis pas comme ça. Et il porte à ses lèvres la croix d’or qui n’a pas quitté son cou depuis sa première communion.

Elle : « Tu veux me faire plaisir, p’tite tête ? Oui ? Remets la piscine en état. Il commence à faire chaud. J’ai besoin de nager, ou je deviendrai dingue. Essaie de remettre la main sur Oscar.

— Oscar ?

— Le robot nettoyeur. Il a disparu, m’a-t-on dit. Mais je crois que personne ne l’a cherché dans l’abri ni dans le jardin. Pour les feuilles mortes et les bêtes noyées, tu trouveras une perche avec une épuisette dans l’abri. Bon courage. »

Ricardo sait entretenir une piscine, il a appris très jeune. Mais celle-ci est si sale, si croupie, avec ces hérissons en décomposition, ces lentilles qui prolifèrent et pourrissent sous le soleil, qu’il en a des haut-le-cœur avant même d’y avoir plongé son filet.

*

Le soir, elle a remonté les volets électriques, ouvert les baies et les fenêtres. Elle s’est habillée d’un boubou en wax rouge et blanc brodé de fil d’or, coiffée d’un turban du même tissu. Elle est chaussée de mules compensées qui la grandissent encore de quelques centimètres — et Ricardo n’en paraît que plus minuscule : à son insu il a raidi la nuque, redressé le menton, bandé ses discrets pectoraux.

Au spectacle de la piscine azur, Nina se fait volubile, joueuse, caressante, elle veut rire et fumer du pot entre deux coupes de champagne.

« Regarde-moi ça. Voici ma bande de bras cassés, les Harry numéros un à trois. » Ils arrivent dans un bel ensemble, à croire qu’ils se sont déjà réunis avant de venir la trouver et ça sent l’embuscade, le coup d’État. Le gravier crisse sous les pneus, un bruit que Miss Simone déteste, qui lui hérisse le poil, dit-elle. Elle regarde les deux Mercedes et la Rover décapotées, ces vagues de chromes que le soleil chauffe à blanc et dont la réverbération fusille ses yeux planqués derrière les lunettes noires, elle regarde les chromes, les selleries de cuir blanc, les jantes lourdes d’enjoliveurs bicolores, elle regarde les trois hommes qui s’extraient chacun son tour de son habitacle, et voici que leurs poings brillent aussi, chevalières grosses de diamants, montres suisses et gourmettes en or, elle les observe comme si elle les découvrait, eux qu’elle pratique depuis toujours ou presque, le temps a cessé de compter et elle dit tout haut : « Tu te rends compte ? Tu réalises que c’est moi qui ai payé tout ça ? C’est ma sueur, mon talent, ma fatigue, mon malheur. [Un silence.] Viens, assieds-toi là, que je t’explique. Il faut que tu saches à qui tu as affaire. »

Ricardo dit qu’il est l’heure, il doit rentrer s’occuper de Mr. Bobby.

« Juste une minute ou deux, s’il te plaît. »

*

… Harry l’Ancien, c’est le colosse essoufflé qui mâchouille toujours un mégot de cigare. Cela fera vingt ans qu’il s’occupe de moi, très mal d’ailleurs, même pas foutu de me trouver un label pour un nouveau disque en studio ou un producteur pour un enregistrement live. C’est moi toute seule qui négocie les droits vidéo des concerts. À quoi il sert, je n’en sais plus rien. Il est là, totalement dépassé comme imprésario, mais sans doute il me rassure.

Harry la Finance, le petit grisonnant, tout sec, tout nerveux, s’occupe du plus ingrat : il est chargé de faire rentrer l’argent, de rapatrier de New York la fortune qu’on me doit dans les maisons de disques, mes droits d’édition volés, mes droits d’auteur confisqués, mes royalties d’interprète jamais versées [Ricardo écarquille les yeux et sourit comme un qui ne comprend rien]… et il y a cette bagarre avec le fisc américain qui n’en finit pas.

Kid Harry, mon agent et mon tourneur, je l’ai rencontré à l’hôpital en Californie, où je faisais une cure de sommeil. C’était un jeune interne de médecine qui faisait un stage en psychiatrie, tout de suite on s’est bien entendus ; je croyais qu’il me faisait la cour et j’y étais sensible. [Pause. Elle fixe un point invisible sur le mur puis, se parlant à elle-même, murmure :] J’ai toujours aimé les hommes noirs à la peau plus claire que la mienne. C’est bizarre, non ?… pour une enragée comme moi de la Cause. [Une nouvelle pause.] Mais il a fini par m’avouer que la médecine l’ennuyait — ça, je l’avais compris —, qu’il rêvait d’entrer dans le business et de s’occuper de moi professionnellement. Je suis repartie en France avec, dans mes bagages, ce joli jeune homme ambitieux qui, lui encore, me promettait monts et merveilles. Il faut que tu saches une chose : Harry la Finance et Harry l’Ancien détestent le Kid. Quand je les vois réunis, j’ai toujours peur que ça tourne mal, qu’ils en viennent aux mains. Mais il faut croire que le pognon est un ciment entre hommes et que chacun comprend son intérêt en fermant les yeux sur les agissements suspects de l’autre.

Kid Harry s’occupe de la presse et des concerts. Je sais qu’il empoche des bakchichs dans mon dos. C’est comme ça. Il prend sa commission sur tout, il essaie même de monnayer les interviews. Mais, en France, ça ne se fait pas trop et je lui ai dit d’arrêter tout de suite.

*

En habitués des lieux, les trois Harry se sont assis sur la terrasse où ils attendent.

Pour les éviter, Ricardo passe dans le hall : « Il faut vraiment que j’y aille. Mr. Bobby a des invités ce soir, il faut que je rentre. »

Elle : « Et alors ? Moi aussi j’ai des invités. »

Ricardo, soupirant malgré lui : « On s’est mis d’accord, Miss Simone. La journée chez vous, le soir et la nuit chez Mr. Bobby.

— Il te traite bien ? Il ne te court pas trop après ?

— Je ne suis pas comme ça, Miss Simone. Il le sait, lui, et il me respecte.

— Tu as bien ravitaillé les frigos en champagne ? Je ne vais pas me trouver à sec cette nuit ? »

Lui, riant franchement : « Oui, j’ai fait vos courses spéciales. Rassurez-vous, j’ai l’habitude avec Mr. Bobby qui a tout le temps soif. Je connais les horaires de chaque épicerie de la côte, celles ouvertes la nuit et celles ouvertes le dimanche. Si vous êtes en panne au milieu de la nuit, appelez et je saurai vous dépanner. »

Elle, riant à son tour : « Je te prends au mot. Je n’hésiterai pas à appeler. Allez, va lui faire son dîner, à ton crooner décati. [Plus bas, assez fort cependant pour être entendue :] Bob Williams respecter un joli petit cul ? Je voudrais voir ça. »