Le troisième jour

 

« Madame dort encore, a dit Mireille. Les voisins se sont plaints du boucan. Des disputes toute la nuit ! »

Wendy, entrant dans la cuisine de son pas menu qu’on n’entend jamais approcher : « Motus, Mireille. Les affaires de cette maison ne regardent pas les étrangers. Au déjeuner, les Harry sont annoncés. Les deux vieux séjournent à l’hôtel de la plage, ils devraient débarquer vers midi. [À Ricardo :] On prendra le repas à la piscine. Installe la table et les fauteuils. Bien sûr, il faut un bon coup de jet d’abord. »

Ricardo dévisage la jeune femme et lui lance à la face : « Non, tu nettoieras la table et les fauteuils. Et tu mettras le couvert. »

Tout comme Wendy, Mireille a écarquillé les yeux. Où est passé l’employé pusillanime et tremblant des premières heures ?

Wendy : « Je dis ça… parce que l’ancienne femme de ménage le faisait. »

Lui : « Peut-être. Elle portait aussi des minijupes en cuir rose, à ce qu’on m’a dit. Pas moi. »

Mireille éclate de rire (éclater n’étant pas seulement une façon de parler : les boutons de sa blouse de demi-deuil sont tirés à tout rompre) : « Kid a découché on ne sait où… comme d’habitude. [Clin d’œil appuyé.] J’ai besoin que tu ailles à l’épicerie et chez le boucher. Voici la liste. Tu leur dis de mettre ça sur le compte du mois. Et du pain — où avais-je la tête —, il nous faut du pain. Au boulanger, tu paies cash. Ça entre dans tes fonctions ? »

Ricardo cligne de l’œil à son tour, empoche le portemonnaie et coiffe son casque de moto sous les hurlements du chien noir que ça effraie, une tête masquée.

*

Tandis que Nina, réveillée, se prépare pour le déjeuner, les trois Harry devisent autour de la piscine avec bonhomie. Nina aussi semble de bonne humeur, on l’entend chanter par la fenêtre de ses appartements des refrains africains pleins d’entrain et de malice.

Ricardo vacille et se déhanche sur le chemin de galets, penché de côté sous le poids du plateau apéritif.

Harry l’Ancien, l’aidant à décharger le plateau : « Alors, jeune homme, comment ça se passe ?

— Tout va bien, oui, je trouve peu à peu mes marques. Il m’a quand même fallu une heure pour remettre la main sur Oscar. Le robot, oui. Il était au fin fond du garage, sous plusieurs épaisseurs de bâches. »

Il surprend alors cet échange furtif : Harry l’Ancien qui fronce les sourcils en direction du Kid, le Kid qui nie de la tête, et il comprend que le robot avait été caché à dessein par ces deux types. Quel intérêt pourrait-il y avoir à laisser une piscine se transformer en bouillon purulent pour moustiques et mouches à merde ?

C’est une autre question que Ricardo pose : « Pourquoi toutes ces caméras dans la maison ? Pourquoi toute cette électronique dans les pièces, détecteurs de fumée, détecteurs de mouvements ? Il n’y a rien de tout ça chez Mr. Bobby et pourtant… [Il rougit], pourtant il possède de belles choses de grande valeur. Miss Simone court un danger ? On la menace ? »

Harry l’Ancien, railleur : « N’aie pas peur, il ne t’arrivera rien. Mais tu ne peux pas comparer notre Nina, toujours dans le coup, célèbre dans le monde entier, avec un Bob Williams, certes pété aux as, mais qui n’a jamais dépassé les frontières françaises et s’est retiré depuis quinze ans. Nulle équivalence possible. La vérité, c’est que nous avons eu des soucis dans la précédente villa, pas loin d’ici. Des vandales s’étaient introduits dans la maison vide tandis que Nina donnait un concert à Marseille et ils avaient… ils avaient déféqué partout. Déféqué, tu comprends ce mot ? Oui ? Je t’épargne les détails sordides. Ç’a été un choc terrible pour elle. »

Harry la Finance : « V’ai cru qu’elle ne f’en relèverait pas, qu’elle avait tout à fait bafculé dans la folie. »

L’Ancien : « Un mois plus tard, une autre nuit, un incendie s’est déclenché dans la chambre de Nina sans qu’on ait réussi à en connaître l’origine, accidentelle ou criminelle. Elle est adorée mais aussi détestée. Les gens d’ici ne l’aiment pas. Ils sont très racistes. »

La Finance : « Et valoux. »

Kid Harry, haussant les épaules : « Les autres, toujours les autres… Cette maison était maudite, voilà la vérité vraie. Heureusement qu’on a fui. »

Ricardo : « Oh ! Depuis trois ans que je suis dans la région, j’ai appris qu’on y brûlait facilement. On dirait que le feu part tout seul. »

Harry l’Ancien : « Et c’est par précaution qu’on a fait mettre tous ces détecteurs de fumée. Vous êtes fumeur, jeune homme ? »

Ricardo : « Dieu m’en garde ! Ce n’est pas moi qui déclencherai l’alarme d’incendie. Et il faut que je vous dise, Mr. Harry : je ne suis pas un jeune homme. Je sais que j’ai l’air d’un gamin chétif, mais j’aurai bientôt quarante ans. »

Les trois hommes éclatent de rire. Il rougit, s’agace, propose d’aller chercher son passeport dans son sac à dos.

Harry l’Ancien, s’étouffant de rire et se frappant les cuissots : « Elle lui a fait le coup des Harry ! »

Harry la Finance : « Va pour les Harry ! »

Le Kid, plus sombre : « Et moi alors, comment elle m’appelle ? Elle me donne quoi, un numéro, un surnom ? N’aie pas honte, on a l’habitude de ses farces. On s’en fout. Nous, ce qu’on veut c’est son bien-être : qu’elle soit tranquille, qu’elle prenne son traitement, qu’elle se nourrisse correctement. »

Harry la Finance : « Le lithium, furtout. Qu’elle prenne fon lithium faque vour, aux veures prefcrites. Finon, rien ne va plus. »

L’Ancien : « Et mollo sur la bibine, hein ! On est d’accord là-dessus, jeune homme ? On a un concert bientôt, puis la tournée qui s’enchaîne… Notre grand retour sur scène après des années d’absence. J’insiste : le concert aux arènes est capital, c’est là qu’on fera les derniers réglages avant la tournée. [S’adressant au Kid :] Pas de mauvaises surprises, cette fois. Qu’elle soit en forme. Te voilà prévenu, toi aussi. »

Kid Harry hausse les yeux au ciel comme si l’Ancien radotait, comme s’il dramatisait avec cette question lancinante de l’alcool — une lubie de vieux, précisément.

L’Ancien, revenant au domestique : « Tu sauras t’en sortir ? »

Ricardo se contente d’un geste évasif et d’un oui chuchoté, lui qui, chaque fin de nuit, doit aider l’ancien crooner titubant à regagner sa chambre. Et il pèse son poids, Mr. Bobby. Au moins deux fois celui de Ricardo.

*

L’après-midi sera radieux. Miss Simone trinque et retrinque à la réconciliation, à l’amitié, à la confiance retrouvée. C’est Harry la Finance, le héros du jour : il était quinze heures autour de la piscine, neuf heures dans les couloirs du tribunal de Manhattan quand l’avocat d’affaires a appelé sur le cellulaire du petit homme zézayant pour lui dire une bonne nouvelle : la maison de disques que Miss Simone poursuivait pour vol et dissimulation de royalties, à qui elle réclamait deux millions de dollars sans espoir de l’emporter puisque, malgré ses contrats léonins, le label était resté entre les rails de la loi, ce puissant défendeur accepte une indemnité négociée plutôt que d’aller jusqu’au procès. Un procès qui aurait pu révéler ce que tout le milieu de la musique savait déjà : dans les années cinquante, quand Miss Simone a débuté, artistes noirs et artistes blancs ne se voyaient pas proposer les mêmes contrats.

« Fent finquante mille dollars, s’est écrié La Finance, f’était inefpéré, Nina. »

Miss Simone fait d’abord la difficile. Elle détourne la tête, ses paupières tombent. La bouche plissée s’étire aussi vers le bas. Les trois compères fixent avec anxiété ce profil fermé. Puis elle s’ébroue, allume une cigarette et appelle : « P’tit cul ! Où es-tu ? Apporte-nous du champagne, celui qui est tout en bas. Le Cristal, oui. Et tu prends le beau seau en argent. »