Des heures tendues

 

Certains jours sont plus remuants que d’autres. Comme en ce matin où l’on n’attend pas moins de cinq visites. La première est celle d’une avocate française, Me Zoé Pellegrini, une jeune femme frêle et discrète, yeux noisette, cheveux châtain clair, si confuse dans ses gestes, si hésitante dans ses regards que Ricardo en tombe amoureux dès l’instant où il ouvre la porte et la débarrasse de son grand parapluie — elle est si menue, le parapluie entre ses mains semble un parasol.

Miss Simone apparaît sur le palier. Elle porte sa djellaba noire au col et au plastron rebrodés de fil d’or. « C’est vous ? », dit-elle depuis le palier, puis elle entreprend de descendre l’escalier sans se tenir à la rampe. Ricardo a peur, l’avocate a peur aussi. Elle y parvient pourtant.

Zoé Pellegrini : « Je passe en coup de vent, Nina, sans prévenir. Pardon, j’ai honte, mais j’ai aussi de bonnes nouvelles. Des nouvelles encourageantes, disons. J’ai parlé au procureur, qui n’a pas fermé la porte à mes arguments. Il y a bon espoir que nous gagnions en appel. »

Nina embrasse la jeune femme sur les deux joues puis, oubliant son dos cassé, la soulève dans les airs et la fait tournoyer — c’est là qu’on voit que Miss Simone est un sacré gabarit de femme.

Zoé : « Eh ! Ce n’est pas fait. On doit d’abord indemniser la victime. Il me faut un chèque tout de suite. »

Miss Simone appelle le Kid.

Elle : « J’ai besoin de six mille dollars. »

Lui : « Ah ? Sur quel compte ? »

Elle : « C’est toi qui vois. »

Lui : « Compris. Je fais un chèque tout de suite. »

Me Pellegrini, attendant que le Kid quitte la pièce : « Nina, juste une question. Vous en avez combien, des comptes bancaires ? »

Elle : « Je ne sais pas au juste. Une dizaine, peut-être, avec les sociétés à mon nom — sociétés bidon, autant vous le dire, Zoé. »

Me Pellegrini a scellé ses lèvres d’un index impérieux : silence. Miss Simone demande à Ricardo de refermer la double porte derrière lui. Dans la cuisine, Mireille parle à voix basse avec le livreur de l’épicerie : Ricardo reconnaît quelques mots de français, piscine, mino, blessure, il imagine que c’est un gosse du bourg qui s’est introduit dans la villa pour faire une farce ou chiper des trucs. Ou bien des vandales, encore, des dégueulasses. Miss Simone est si célèbre, si vulnérable — pas du tout maligne comme les autres prétendent.

« On ne tire pas sur un enfant », a chuchoté Mireille, et le livreur a enchéri : « Célèbre ou pas, blanc ou noir, ça ne se fait pas. » Ricardo ignore cette acception du verbe tirer.

Les portes du salon se rouvrent, Nina retient la visiteuse : « Expliquez-leur bien qui je suis, hein ? »

Me Pellegrini : « Ils savent qui vous êtes, Nina ! »

Elle : « Non. Dites-leur que mon nom entier est docteur Nina Simone, que j’ai reçu ce titre du Malcolm College de Washington et de deux autres universités américaines… Que je suis ambassadrice honorifique de Côte d’Ivoire, que j’ai reçu la médaille du Liberia et la médaille de la ville de Lagos. Que le Curtis Institute, qui m’avait recalée quand j’étais élève concertiste, m’a supplié d’accepter ses excuses et m’a décerné un diplôme exceptionnel. Enfin, dites-leur bien que je n’ai pas pu me rendre au premier procès parce que Nelson Mandela me voulait à Cape Town pour fêter ses quatre-vingts ans. Ce n’était pas de la désinvolture ni de la lâcheté. Mandela m’envoyait un avion pour être certain que je vienne. On ne refuse pas ça à un homme si grand. »

Me Pellegrini : « Je leur dirai tout cela, soyez-en sûre. Reposez-vous. Faites-moi confiance. »

Au mot confiance, Miss Simone a fait comme un bond en arrière et un rictus incrédule lui a échappé.

La femme douce ne se défait pas de son sourire bienveillant. Ricardo lui tend son parapluie. « Quel temps ! » dit-elle en voyant la pluie d’été cingler les vitres à l’oblique. Ricardo hausse les épaules avec l’air idiot, un peu dérangé, d’un homme surpris en train de se masturber. « D’ici à mardi, veillez à ce que Nina ne s’inquiète pas. J’ai bon espoir quant à l’issue de notre affaire. »

Ricardo se mord la lèvre inférieure. Zoé lui sourit. Ses lèvres à elle sont roses, rose pâle, à peine gercées par le soleil et l’eau de mer. Elle lui sourit : « Vous ne savez pas de quoi je parle, hein ? C’est ça ? Tant mieux. Ce n’est pas intéressant à savoir. »

*

Jean-Didier, le kiné, est resté deux heures au lieu de l’heure habituelle. Sur son conseil, Miss Simone a ingéré plusieurs bols de thé au citron puis de l’argile verte diluée dans de l’eau tiède. Pour restaurer la circulation sanguine dans ses jambes lourdes, le kiné a comprimé entre pouce et index l’artère fémorale gauche de Nina. Jusqu’au moment où elle a perdu connaissance. Là, Jean-Didier a pris ses jambes à son cou. Une chance pour lui : à son réveil, Miss Simone a tout oublié. Elle a la nausée, vomit des litres d’un liquide verdâtre dont elle ignore la formation en elle. Elle est debout au milieu de son dressing, nue et ne sachant par où reprendre pied. Elle appelle Wendy qui la rhabille en vitesse, puis elle descend au salon et réclame du champagne — et c’est Ricardo qui s’y colle. Ricardo sait maintenant comment la faire manger quand elle voudrait seulement boire : il grille des tranches de pain frottées d’ail, les couvre d’anchois marinés ou de poutargue, puis il arrose d’huile d’olive. Miss Simone adore. Elle mange en s’en foutant partout, mais les taches d’huile sur la robe seront le problème de Wendy.

 

« C’est guère malin, Ricardo. Maintenant, je dois nous rhabiller entièrement. »

Cette manie exaspérante qu’ont les gens de dire nous pour parler d’une personne archiseule, qu’ils n’aiment pas, n’aimeront jamais — une créature si seule qu’elle n’a plus nombre, ni nom ni pronom.

Wendy insiste : « Et j’ai mon équipe télé qui trépigne sur la terrasse, qui attend depuis plus d’une heure en plein cagnard. »

Ricardo : « Je vais descendre le store, leur proposer des rafraîchissements. »

Wendy : « Tu comprends… je ne suis pas serveuse. Ce n’est pas dans mes attributions. »

Ricardo : « Pas de souci ! Remonte au précieux vestiaire. Ton domaine réservé, pas le mien. Éponges-y le vomi. Bonne chance avec la moquette. »

*

Parfois on rit aussi, il faut bien le reconnaître. Peu avant le grand récital tant attendu, plusieurs journalistes sont venus à la villa, des gens de la presse écrite avec parfois un photographe attaché à leurs basques (Miss Simone les terrorisait tous, du moins essayait-elle et ça marchait neuf fois sur dix), mais encore des gens de la télévision, beaucoup plus envahissants, eux, avec leurs caméras, leurs perches et toute une troupe aux missions mal définies qui semble ne pas s’affairer beaucoup, à part siffler des bières et griller des clopes — ceux-là ne se laissaient pas intimider et Miss Simone filait droit.

 

Cet après-midi-là, pas de chance pour lui, le journaliste descendu de Paris trouve une Nina Simone épuisée par les analgésiques et le reste.

Toutes dents dehors, Kid Harry serre la main du journaliste puis, inspiré, lui donne une vigoureuse accolade comme à un vieux pote de l’équipe universitaire de basket. Le journaliste — un petit homme rondouillard qui n’a pas dû toucher beaucoup de ballons dans sa vie — recule un peu devant ces effusions puis sourit, intimidé, à la chanteuse rencognée dans sa bergère en velours vieil or. L’index crocheté, elle fait signe au journaliste d’approcher et lui indique sa place sur le canapé face à la bergère.

Kid Harry : « Bon, je vous laisse tranquilles. [Au visiteur :] Trois quarts d’heure, ça ira ? »

Le journaliste, tendu, s’éclaircissant la voix : « Oui, ça devrait aller. »

Miss Simone fronce les sourcils en direction de Kid. Le journaliste intercepte le regard furieux : « Mais si vous êtes fatiguée, madame, je peux raccourcir mes questions. »

Elle : « Je ne suis pas fatiguée. Je suis en pleine forme. Je prépare ma nouvelle tournée et je me plie à un entraînement d’athlète, course, natation, diète. »

Un malin sourire traverse la face de Kid Harry au moment où il referme sur lui la double porte capitonnée du salon. Dans la théière marocaine qu’il a posée sur le guéridon, contre la bergère, ce n’est pas du thé au citron qui refroidit, c’est du bourbon bien frappé.

La tête plongée dans sa besace, le journaliste en sort confusément un stylo-feutre, une feuille volante où sont écrites ses questions et un enregistreur à peine plus gros qu’un briquet.

Sa première question n’en est pas une : « C’est beau, ici. La maison, la plage… »

Elle : « Vous aimez ? J’ai vécu au Liberia, savez-vous ? J’y avais une maison sur une plage sauvage mille fois plus belle que celle-ci. Vous voulez qu’on parle du Liberia ? »

Le petit homme boudiné dans son pantalon de cuir noir et sa veste de camouflage s’éponge le front d’un revers de la main, la chaleur peut-être, à moins qu’il ne sue l’angoisse lisible déjà dans ses yeux qui clignent plus vite.

Il tousse pour raffermir encore sa voix, cette voix traîtresse qui n’aurait pas fini de muer et qui le laisse désarmé face aux créatures comme Nina Simone.

« Je comptais vous interroger sur la cause noire. Vous pourrez évoquer à cette occasion le Liberia, bien sûr, madame. »

Nina Simone éclate de rire, un rire haut et clair — juste un peu trop haut : « J’en ai vu des journalistes, je peux le dire, mais un empoté comme vous, jamais ! Faut pas être timide, je ne vais pas vous manger. On raconte beaucoup d’horreurs sur moi, mais, que je sache, on ne m’a pas encore accusée de cannibalisme. »

Le bonhomme sourit, se détend un peu, vérifie une nouvelle fois l’état de marche de son magnéto de poche. La sueur de son front goutte sur ses mains.

Elle : « Pas de manières entre nous, jeune homme. Tombez-moi cette veste ou vous allez tourner de l’œil. »

La veste ôtée, une nouvelle gêne empourpre le visage du bonhomme : son tee-shirt trop large est trempé aux aisselles, il pense qu’on ne voit que ça, aussi il serre ses bras contre son torse, comme si soudain il grelottait. Mais elle ne voit rien. Elle est allée ouvrir à Shalom qui pleurait et grattait à la porte puis, dans l’attente d’une première question, s’est mise à parler au chien. Par charité, peut-être, pour couper court au malaise. Ou par impatience — nouvelle rasade de thé glacé dans le gobelet gravé d’arabesques.

Pour le journaliste, Kid Harry a d’autorité laissé sur la table basse une bouteille d’eau, une cannette de Coca, une autre de bière. « On peut commencer, madame, si vous êtes prête. » Nina Simone hausse les yeux au ciel et soupire : « Je vous en prie, oui ! »