Une interview

 

Vous voici de retour sur scène en France, après plusieurs années de silence et avant une tournée mondiale. Que s’est-il passé ? Une traversée du désert, ou une envie délibérée de vous retirer ?

 

NINA SIMONE — J’en ai connu, des traversées du désert, comme vous dites. Traversées de l’enfer, oui ! Après la gloire des années soixante et soixante-dix, on m’a vue retourner dans des petits clubs à Manhattan, dans des cabarets à Paris. Les gens s’étonnaient que je sois tombée si bas, pourtant ils m’accueillaient toujours comme une star. Puis je disparaissais quelques années, on me croyait définitivement hors circuit, alors que je me retapais quelque part en Afrique ou aux Caraïbes. Et je revenais toujours. À nouveau, je décrochais Carnegie, l’Olympia, le City Hall, et vos confrères titraient sur mon grand come-back. Je suis un être à éclipses. Qui ne se laisse pas figer dans un rôle. Ma mémoire aussi est à éclipses. Ma mémoire et moi, on s’entend très bien. On va faire un effort pour vous.

 

On vous sent distante de la scène jazz, alors que vous en êtes sans doute la plus prestigieuse représentante.

 

N.S. — Ai-je jamais dit que je faisais du jazz ? J’ai dit ça, jeune homme ? Dès mes premiers succès, la critique américaine s’est acharnée à m’étiqueter, à me faire entrer dans un registre. Vous connaissez mes disques ?

 

Bien sûr ! Je ne serais pas là sinon.

 

N.S. — Hum. Si je pose la question, c’est au souvenir de certains de vos confrères moins scrupuleux… Quand vous écoutez mes disques, vous ne pouvez pas dire que c’est purement du jazz. Je ne fais pas du gospel, je ne fais pas du folk, je ne fais pas du swing, je ne fais pas du blues, je ne fais pas de la pop, et je ne fais surtout pas de jazz. J’invente la musique classique noire. Écrivez bien ça.

 

Pardon d’insister, mais que reprochez-vous au jazz ?

 

N.S. — Si je lui reproche une chose, c’est d’être un concept de Blanc. Pour la plupart des Blancs, jazz égale Noir, et Noir égale crade. C’est pour ça que je n’aime pas ce mot, et Duke Ellington ne l’aimait pas non plus. C’est un terme qui sert juste à identifier les Noirs, à les stigmatiser.

 

Comment expliquez-vous alors que les Blancs eux-mêmes aient versé dans le jazz ? Que des jazzmen blancs soient salués dans le monde entier ?

 

N.S. — Je ne me l’explique pas car c’est juste de la connerie ! Seuls les Noirs peuvent en faire. Certains Blancs parviennent à nous imiter pas trop mal. Mais ça reste ennuyeux et plat comme une copie. L’exception c’est Debussy, le premier musicien blanc qui ait écouté le jazz et l’ait assimilé dans sa musique. Je dis bien assimiler, pas édulcorer, pas chercher à faire cet affreux jazz d’ascenseur qu’on entendra par la suite. Debussy et moi, on a fait la même chose, mais en sens inverse. Ce génie avait compris qu’on est incapable de faire du jazz si on n’a pas eu au moins un grand-parent esclave. Que c’est sans espoir. Que c’est même assez prétentieux, si on y réfléchit. Regardez ce pauvre Woody Allen, qui se couvre de ridicule avec sa clarinette astiquée par la bonne.

 

Mais vous avez toujours eu des musiciens blancs à côté de musiciens noirs. Le quintet avec lequel vous allez vous produire bientôt est entièrement blanc.

 

N.S. — Je préfère les musiciens blancs pour la pop et le folk. Et puis… ils me respectent. Ils me traitent mieux. Les Frères, ils croient toujours qu’ils vont m’apprendre mon métier et me donner du talent — même quand le talent leur manque. C’est très dur, ce music business, quand vous êtes une femme, quand vous devez tourner des mois entiers avec des types qui pensent qu’ils valent mieux que vous. Mais quand vous êtes une femme noire, c’est tout bonnement un métier de chien.

 

Un métier de chien ? Avec tout votre succès, un métier de chien ?

 

N.S. — Ça vous intéresse, le succès ? Vous voulez qu’on parle du succès ? Mais vous, les gens de votre génération, vous confondez succès et valeur, comme vous confondez nouveauté et progrès…

 

La fatigue se lit sur le visage de Miss Simone ; l’agacement aussi, car la théière est vide. Peu à peu, elle cesse d’écouter les questions et parle, les yeux fixes, regardant droit devant elle, elle raconte ce qu’elle a décidé de raconter. Elle ne dialogue plus, elle sermonne, elle prêche comme au temps de son enfance ses parents le faisaient dans la chapelle méthodiste de Tryon.

« C’est un piège. Pour moi, ç’a été un piège. J’ai aimé l’argent qui tombait soudain, ne plus avoir à m’inquiéter du lendemain, à donner des cours de solfège ou de chant à des gosses sans talent. L’argent vous fait vous mentir à vous-même, on se trahit par une sorte d’étourderie ou de fausse ingénuité. J’acceptais tous les enregistrements qu’on me proposait, je chantais dans cinq clubs à la fois en me disant que je mettais de l’argent de côté pour me réinscrire à la Juilliard School, reprendre mes études classiques. Imaginez un grand poète crevant la faim dans un squat du Bronx, à qui une agence de Park Avenue propose un pont d’or pour écrire des slogans publicitaires. Il écrit ses slogans le jour, la nuit il se ruine la santé sur ses futurs poèmes. Puis le succès lui vient, mais comme publiciste. On le reconnaît, on le fête, il roule sur son pont d’or. Peu à peu, il abandonne sa poésie, ou bien c’est la poésie qui le quitte. Il est sacré enfin, il reçoit des prix au titre de meilleur rédacteur de l’année. Des prix locaux, puis des prix nationaux, à L.A., à Miami, à Frisco. Il a vaincu. Il règne au plus haut, sauf qu’il plante son oriflamme sur le mauvais sommet. Je suis pareille à ce poète dévoyé. Peu à peu, sans m’en rendre compte, sans le décider, j’ai abandonné mon rêve d’enfant et de jeune fille, devenir une grande concertiste classique. Ou bien c’est mon rêve qui m’a abandonnée. J’ai oublié peu à peu mon échec au Curtis Institute, ce désir que j’avais de me présenter une seconde fois au concours et d’y prendre ma revanche. Mais l’amertume est restée là, en travers de la gorge. »

Une voix de fausset la tire de sa torpeur.

 

Qu’est-ce que ça peut vous faire, cet échec au Curtis ? Vous êtes si célèbre. Vous avez gagné.

 

N.S. — T’es con ou bien t’es sourd ? Imagines-tu seulement l’humiliation que ce fut ? Figure-toi que mes parents avaient quitté leur bourgade de Caroline du Nord et leur vie de toujours pour emménager avec mes frères et sœurs à Philadelphie. Ils avaient tout lâché pour venir m’épauler. Tant ils étaient certains que j’intégrerais le Curtis. Tous ces espoirs fondés en moi depuis douze ans, tous ces êtres qui comptaient sur moi, qui misaient tout sur moi et découvraient que j’étais le mauvais cheval. J’ai reçu des coups dans l’existence, et très tôt. Mais d’une gifle pareille, tu ne te remets jamais.

 

Dans vos Mémoires, vous dites que c’est votre mère qui ambitionnait de vous voir devenir la première pianiste classique noire de tous les temps. Mais vous, étant si jeune, que vouliez-vous au juste ? Ça vous plaisait, d’être au piano sept heures par jour ?

 

Pas de réponse. Nina Simone détourne ses yeux noyés de chagrin. Ses mains prenant appui aux accoudoirs du fauteuil, elle se dresse, maladroite, manque d’écraser le chien à ses pieds, lequel sursaute et s’enfuit.

Elle ouvre les portes, gueule dans le couloir :

« Eh ! Tête de nœud ! Rapplique ou je t’égorge à mains nues. C’est qui ce type que tu m’as refilé, qui pose des questions dégueulasses ? Et il ne prend même pas de notes. J’ai l’impression de parler dans le vide. »

Avec maints gestes, le Kid veut rassurer le journaliste qui déjà enfile sa veste de baroudeur ; il lui fait signe de rester assis.

Plus blanc que la mort, le journaliste lève la main pour demander la parole : « J’ai un magnétophone, madame, il est sur la table basse, devant vous. [Il lui montre le témoin lumineux sur le côté de l’appareil.] Il tourne, ne vous inquiétez pas : j’enregistre. Je vous l’ai dit. C’est plus sûr. »

Elle : « Plus sûr pour qui ? »

Lui, n’osant dire la vérité, que c’est plus sûr pour lui parce que les clientes comme elles sont tellement injustes, changeantes et oublieuses de leurs paroles qu’il vaut mieux en garder une trace enregistrée, une preuve : « Pour vous. Ainsi, je suis certain de reproduire vos paroles mot pour mot. »

Elle, reprenant place dans la bergère, moue incrédule : « C’est tout à ton honneur, p’tite tête. Mais ne parle plus jamais de ma mère comme ça. [Elle appelle dans ses mains en cornet.] Ricardo, tu es là ? Ricardo, mon ange, apporte-nous du champagne. Une bouteille avec deux coupes pour mon invité et moi.

Le journaliste s’empresse : « Pas pour moi. Jamais d’alcool. »

Miss Simone, voix rocailleuse : « D’après toi, Ricardo, ils vont les chercher où, aujourd’hui, leurs critiques musicaux ? Dans les jardins d’enfants ? À la sortie des crèches ? [Se tournant à nouveau vers le journaliste :] Je ne sais pas qui t’a éduqué, p’tit cul, mais il faut que tu saches ceci : on ne laisse pas une dame boire seule. Même si on a prêté serment au Seigneur de ne jamais toucher à l’alcool, même si on a la gueule de bois ou une jaunisse, on fait semblant d’accompagner la dame. »

 

Dans la cuisine, Ricardo dresse le plateau avec soin, fait briller le seau en argent, vérifie la netteté des coupes de cristal, sort une serviette festonnée pour en entourer la bouteille. Il y pose aussi le cendrier préféré de Miss Simone, un cendrier en cristal lui aussi, taillé en forme de tortue, un paquet neuf de Dunhill dont il a ôté le film plastique et une pochette d’allumettes imprimée au nom de la chanteuse. Personne ne sait plus d’où viennent ces allumettes, il en existe un buffet plein — le cadeau de quelque admirateur un peu pyromane, sans doute, ou bien le caprice de Miss Simone elle-même qui prétend que c’est pratique car ainsi on ne lui vole plus ses allumettes. Et il n’y a rien de plus frustrant que de manquer de feu lorsqu’on veut s’en griller une.

Ricardo sourit, se parle à lui-même en filipino. P’tite tête. P’tit cul. Si elle traite les gens importants aussi mal que lui, c’est peut-être que dans son esprit envapé ces mots ne veulent rien dire de précis (le journaliste n’a-t-il pas un gros popotin ?), que c’est juste sa façon à elle de faire chier ceux qu’elle aime bien, comme elle dit.

Elle vide sa coupe d’un trait, fait signe à Ricardo de lui en verser une deuxième puis de déguerpir.

 

N.S. — Je voulais vivre dans d’autres sphères. Est-ce que tu peux comprendre ça ? J’étais destinée à l’art et je ne suis pas dupe : ce que je chante la plupart du temps, c’est juste bon à illustrer les pubs à la télé. Et c’est ainsi que je gagne des fortunes parfois. Enfin… je ferais mieux de dire que je rapporte des fortunes car, moi, je n’en vois pas la couleur, pas l’ombre d’un billet vert.

 

Vous êtes toujours en procès avec le patron de Melvin Records ? Celui que vous avez voulu poignarder, dit-on.

 

N.S. — Pffff. Je refuse de parler de ça. Sûr que j’ai été arnaquée, mais j’aurai le dernier mot. Sinon, Dieu se serait crevé pour quoi ? Dieu n’investit pas sans raison en une gamine noire et pauvre d’un bled du Sud. Je ne sais pas qui a raconté cette histoire de poignard, c’est absurde, je serais incapable de me servir d’une arme blanche. C’est avec mon gun que je l’ai menacé, un semi-automatique que m’avait confié mon ancien flic de mari pour me défendre. J’ai toujours un feu sur moi. Tu en sais quelque chose, depuis l’embrouille chez les voisins. Toute la presse parisienne en a parlé. Ton journal aussi, j’imagine.

 

Attendez, madame ! Votre agent a posé comme condition sine qua non à notre entretien qu’on ne parle pas de vos démêlés avec la justice française. Et voici que vous abordez la question. Vous voulez vraiment parler de cet enfant sur lequel vous avez tiré — pour de bon, ce coup-ci ?

 

N.S. — Il se porte comme un charme. Le soi-disant enfant était un bougre de quinze ans qui me harcelait et m’empêchait de travailler. L’affaire est en bonne voie. Enfin, les parents paresseux veulent me faire cracher mon argent, et je leur donnerai leurs six mille dollars. J’ai l’habitude de payer. Tout ça pour un pistolet d’alarme. Pour quelques éclats de grenaille dans les mollets grassouillets de ce morveux.

 

Revenons à la musique. Il y a vos propres compositions, vos protest songs qui ont marqué le Mouvement. Qui ont marqué deux générations au moins. Ce n’est pas de la musique de pub, ça.

 

N.S. — Tu as raison, peut-être. Mais ce n’est pas pour ça que le public me connaît aujourd’hui et me fête. Je veux dire le public blanc. C’est lui qui achète les disques. Écris bien ça : Le public est un jeune homme blanc, toujours. [Long silence.] Tu ne notes pas ce que je te dis. Ah oui, c’est vrai… La machine. Elle tourne toujours ? C’est bon si ça clignote ?… C’est le public blanc qui a fait le succès mondial de My Baby Just Cares for me… C’est la publicité Chanel. Trois millions de disques vendus. Crois-moi, ce ne sont pas les gamins des ghettos qui achetaient ça. Et finalement, sur les millions de royalties que me doit Melvin Records, je toucherai à peine cent mille dollars. Alors oui, quand tu réalises que ça fait quarante ans qu’on te baise ainsi, il t’arrive de voir rouge, de sortir ton gun et de vouloir saigner à ton tour ceux qui te saignent depuis toujours. Soit dit en passant, et pour revenir à des choses plus futiles, j’attends toujours que Chanel m’envoie un flacon de No 5. Ce serait chic de leur part.

 
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Le succès, tu demandais… J’ai tant vécu dans les hôtels, et je détestais ça. Maintenant je change de maison tout le temps. C’est comme un vice, un mauvais pli qu’on prendrait à force d’errance imposée. Moi qui rêvais de me poser dans une maison en bord de mer, tranquille, au soleil, voici que je ne tiens pas en place, comme si aucun bord de mer ne pouvait satisfaire l’idée paradisiaque que je m’en faisais. J’ai une maison sur l’île de la Barbade…, j’avais une maison sur une plage du Liberia…, j’ai cette maison, ici, sur la Méditerranée et ça ne va toujours pas. C’est peut-être en moi, cette errance. Ma faute, à moi seule. Peut-être que j’aurais erré tout pareil si j’avais été une femme normale, une bonne chrétienne et une bonne mère. Ils disent que j’ai des troubles mentaux sérieux, que c’est à vie désormais car aucun psychanalyste n’y pourra rien, qu’il faut que je suive mon traitement sans rater un seul jour. Ils peuvent me faire bouffer tout le lithium qu’ils veulent, ils ne changeront pas ce pli, cette tournure vicieuse où ma vie a basculé.

 

Tomber dans la solitude, ça va plus vite qu’on ne croit.

S’éloigner des gens, c’est très facile.

Une valise était ma maison, et de la solitude j’ai fait un château.

 

Le soir, mon public me donnait l’illusion qu’on m’attendait quelque part. J’avais des attaches en ce monde, des raisons de vivre. De retour à l’hôtel, toute la nuit je tournais en rond, saisie d’angoisses qui m’enfonçaient un poing dans le ventre, me faisaient suffoquer, supplier, et toute la nuit la musique prenait possession de mon cerveau, oh !… pas une musique précise, non, une cacophonie débile, des phrases mélodiques qui se télescopaient, des bribes de refrains idiots, des notes frappées au marteau sur l’enclume de mon oreille interne et qui me donnaient envie de me taper la tête contre les murs, ou, plus simple, de me jeter par la fenêtre. Contre cette fanfare de la nuit il y avait les minibars et, quand j’avais sifflé toutes les mignonnettes, si les quelques rasades d’alcool, de champagne et de bière n’avaient pas réussi à étouffer la bête, à taire son cri, j’appelais le room service, je faisais monter une ou deux bouteilles.

Pendant une époque, j’avais engagé pour tourner mon petit frère Samuel, mon préféré. Lui me soutenait. C’est un grand organiste, un bon bassiste aussi. Au washboard, il excellait. Quand il m’accompagnait j’étais heureuse. J’avais moins peur. Sa chambre était toujours voisine de la mienne. C’était mon ange gardien. Aujourd’hui, il est passé à autre chose. Il a sa vie d’homme, et plus le temps de partager la mienne.

 

Cette tournée, j’espère qu’elle sera la dernière. L’idée de reprendre ce cirque me glace les sangs.

 
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Miss Simone appelle Ricardo et — grimace de dégoût — lui désigne le champagne qui a tiédi dans la fournaise du salon. Il file chercher un nouveau seau de glace et de l’eau fraîche pour le journaliste en nage, rouge de congestion.

« Pour moi, c’est bon, madame. Merci, j’ai tout ce qu’il me faut. Plus qu’il ne m’en faut, à vrai dire. »

Elle : « Il tourne toujours, ton bidule ? Éteins-le. Ce que je vais te dire, je ne l’ai jamais dit et, si tu l’écris, je te trucide, on est d’accord ? Eh ben, je vais le gagner ce foutu second procès. Oui, p’tite tête, ils vont me relaxer, et c’est pour ça que l’avocate interdit qu’on en parle. Et tu sais quoi ? Je hais les enfants. Si c’était à refaire, je le referais pareil. Ce gamin était une ordure qui me pourrissait la vie jour après jour… Lui et ses potes, qui se payaient ma tête, qui m’appelaient négresse, qui m’appelaient sorcière. Les insultes, passe encore, j’en ai entendu d’autres. Mais ce gosse aurait dû savoir qu’on ne dérange pas Nina Simone quand elle travaille son piano. Crois-moi, la leçon a porté, il se tient à carreau désormais. Plus un bruit. [Une pause.] Moi je n’ai jamais été une enfant. Je n’ai pas su ce que c’était. Les enfants de mon âge me fuyaient. C’est ça, la rançon du génie. Une solitude immense. Tiens, tu peux rallumer ton micro. »

Elle se redresse dans la bergère, nuque haute, lisse son boubou sur ses cuisses comme si soudain une caméra était entrée, et derrière elle une armée de photographes.

 

N.S. — Le génie, c’est indicible. J’avais deux ans et demi la première fois que j’ai tiré une mélodie d’un clavier. C’était un spiritual en clé de fa que jouait ma mère, que j’avais appris à force de l’entendre. Mes parents sont tombés à genoux en me voyant jouer ce truc sur l’harmonium de la maison. « C’est un don de Dieu, ils criaient, un don du Ciel », et ils se signaient. J’ai commencé le piano à trois ans et je travaille la théorie musicale depuis que j’en ai six. Tu sais ce que c’est, l’oreille absolue ? Les génies travaillent pour discipliner ce don reçu de Dieu. Arthur Rubinstein et Maria Callas étaient dans mon cas.

 

Vous pourriez développer ?

 

N.S. — Dès l’enfance, on travaillait. Nous sommes si peu à avoir hérité ce don du Ciel. Le devoir, quand tu en hérites, c’est de travailler, de le faire fructifier. Le génie, c’est de travailler dès l’enfance, jusqu’au sacrifice de soi. Il y a eu Callas, il y a eu Rubinstein, il y a moi. Après moi, il y a David Bowie, et c’est tout.

 

Et Billie Holiday ? Il y a eu Billie Holiday, non ?

 

N.S. — Eh ! p’tite tête, je croyais que tout se passait bien entre nous. On ne va pas se quitter fâchés, tout de même ?

 

Oui. Non. On vous a souvent comparée à elle.

 

N.S. — Et je ne supporte pas ça. Si j’étais blanche, est-ce que tu songerais à nous comparer, Billie et moi ? Non. Nos trajectoires n’ont rien à voir. Nos styles n’ont rien à voir. Nous comparer, c’est une insulte. Je n’ai rien à voir avec cette toxico. On nous a associées parce qu’on était noires toutes les deux.

 

Billie était une artiste ratée ?

 

N.S. — Ai-je dit ça ? Je dis que, si j’avais eu la peau blanche, personne n’aurait fait un tel rapprochement. Il suffit de nous écouter attentivement pour comprendre que nous n’avons rien en commun. Je me sens proche de Callas. Je suis la dernière diva après elle.

 

Ah oui ? Comment ça ?

 

N.S. — Elle était fougueuse, elle était orageuse. Elle était unique en son genre et elle a étudié la musique mieux que n’importe qui dans sa génération. Elle pouvait établir de nouvelles règles, qu’elle brisait dès que ça l’arrangeait. Elle changeait les choses en ce monde et le monde l’écoutait parce qu’elle était Callas.

 

On dirait que vous vous reconnaissez en elle. Vous décririez-vous comme une femme tempétueuse ?

 

N.S. — Ouais, c’est assez juste.

 

Le journaliste a éteint son magnéto, replié son questionnaire et rangé son feutre dans la besace kaki. Il sourit pour la première fois en deux heures : « En vérité, je n’avais aucune intention de vous comparer à quiconque. Vous êtes unique, vous aussi. »

Miss Simone s’en étrangle d’émotion : « Ça, c’est gentil. C’est très gentil à toi. Tu seras là, demain, aux arènes ?

— C’est prévu, oui. J’ai un hôtel à Nîmes.

— Y a-t-il une chanson qui te ferait plaisir ? J’ai envie de chanter une chanson pour toi. Dis un titre et je m’exécuterai.

— Ain’t Got no ?…

— Très bon choix ! Tu veux une photo dédicacée ? »

Le journaliste sourit encore et accepte la proposition.

 
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L’avenir, tu disais ? Je ne suis pas finie, loin de là. Les jeunes aujourd’hui me découvrent. Ils achètent mes disques cultes, ils viennent aux concerts. Ça fait du bien. Ça aide à monter sur scène malgré la fatigue immense.

Dans ma génération, on s’est très mal débrouillés. Si on avait eu le sens des affaires comme l’ont les jeunes aujourd’hui, si on avait lu nos contrats avant de les signer — je veux dire, si on les avait lus en entier, avec les lignes en bas de page écrites si petit qu’il faut une loupe pour déchiffrer —, eh bien, on n’en serait pas à devoir se produire sur scène ou dans d’atroces shows télé jusqu’à plus d’âge. L’autre soir, je regardais une émission avec ce vieux beau de… Zut ! J’oublie son nom. Un Blanc, quatre-vingts ans passés, chanteur de comédies musicales. Il chantait en play-back, bien sûr, souriant de toutes ses fausses dents, et il essayait de danser sur ses hanches en plastique. C’est un déambulateur qu’il lui aurait fallu. Il n’entendait pas les ricanements du public, ne voyait même pas le sourire condescendant et faux cul de l’animateur du show. C’était si triste que j’en ai pleuré.

À mon âge, après la vie que j’ai eue, je ne devrais plus avoir à travailler pour vivre. Je devrais être tranquille chez moi, à mon piano, avec mon vieux Beethoven, mon cher Chopin et mon génial Debussy.

J’ai prévenu ma fille de ne pas mettre les pieds dans le showbiz, mais elle aime ça, elle veut chanter. Elle imagine que c’est prestigieux et qu’elle va gagner de l’argent. Mais il faut avoir de la chance et faire un tube. Je conseille aux jeunes de garder un travail normal et d’économiser pour produire eux-mêmes leurs disques.

Il faudrait m’en retourner aux États-Unis pour la soutenir dans sa jeune carrière. Mais je ne peux plus y foutre les pieds. Je lui ai dit, à ma fille, de ficher le camp, de venir plutôt en Europe, pas trop loin de moi. Les mots ne peuvent exprimer l’immense mépris que j’ai pour ce pays. Je l’appelle United Snakes of America. Des serpents, c’est ce que les Américains sont devenus. Stupides et mortels comme des crotales du Texas. Ils vendraient leur âme, ils prostitueraient leur mère, leurs sœurs et frères pour du pognon.

L’Afrique est mon pays, même si je suis née dans un bled paumé de la Caroline du Nord. Je voudrais être citoyenne africaine. Être l’ambassadrice aux Nations unies d’une nation africaine. Si je garde la nationalité américaine, c’est parce que le dollar est très fort. Que le dollar vienne à chuter, je la leur rendrai, sans état d’âme. Mon avenir rêvé, le voici : marcher pieds nus sur ma plage vierge du Liberia. Et, retour de baignade, retrouver mon piano, mon céleste Bach et mon chien bien terrestre. Sur le clavier m’en aller, m’envoler. Retrouver le son d’une cascade, le cristal des rires d’enfants et, par eux, le souvenir de nos peaux rouge et noire, la permanence du premier amour.

 
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Kid a apporté la photo cartonnée façon carte postale. Une photo en sépia ocre gris où elle pose, trente ans plus tôt, pour un magazine de mode international. Trente ans plus jeune et trente kilos plus mince. Elle soupire en se revoyant, allume une Dunhill. Au centre de la photo, elle signe Dr. Nina Simone. « Je suis docteur honoraire du Malcolm College de Washington. N’oublie pas de le dire. »

(Dans l’article qui paraîtra le surlendemain, plutôt élogieux à l’endroit du concert, le journaliste timide fera remarquer que Nina Simone n’a pas chanté le morceau promis et qu’elle ne l’a même pas reconnu quand ils se sont croisés dans les coulisses des arènes de Nîmes.)