La scène primitive

 

Je m’appelle Eunice Kathleen Waymon, j’habite Tryon, une petite ville de Caroline du Nord, et je suis pianiste.

Je marche vite : c’est un beau jour qui s’annonce. J’ai seulement onze ans et dans une heure je joue, je donne mon premier récital à l’hôtel de ville de Tryon, devant un public de notables, des gens de la bonne société qui ne sont pas là pour la religion, ni les prônes ni les transes, un public venu écouter la belle musique de Bach, de Mozart et de Liszt.

Je marche en bloquant la nuque, en tirant les épaules vers l’arrière, pour garder la belle allure, le maintien altier des femmes bien tel qu’on m’a dit que nous devions l’avoir.

Ma belle robe amidonnée, c’est Lucille qui l’a cousue nuit après nuit. Ma sœur aînée est un as de l’élégance.

En passant devant l’ancienne menuiserie Falkner, mon cœur s’emballe. Je jette un œil au jardin, je ralentis le pas au cas où il sortirait de la maison, comme toujours à moitié nu dans sa liquette légère. Lui, c’est le fils Whiteside, une famille cherokee, nouvelle en ville, qui loue pour trois fois rien la menuiserie désaffectée. Une ombre a bougé derrière les rideaux du premier étage. Je baisse les yeux et ralentis encore, afin qu’il puisse m’épier tout son soûl, découvrir combien je suis élégante…

Les rues de Tryon sont vides et fraîches encore. J’ai trois bonnes heures de répétition devant moi puis nous irons déjeuner, Miz Mazzy et moi, chez Mrs. Miller qui veut me présenter à d’autres dames chic qui vont créer une bourse pour me permettre de suivre des études supérieures de musique. Le Fonds de soutien Eunice Waymon, ça s’appelle. Rien que ça. Père et mère ont beau me rappeler les règles avec insistance : « Ne te mets pas en avant, ne prends pas la grosse tête, contente-toi de remercier le Seigneur », je vois bien au-dehors que je suis quelqu’un ; des inconnus blancs viennent à ma rencontre et me tapotent la tête gentiment, et je sens aussi que les gens de ma communauté sont fiers que ce soit une fillette noire qui concentre sur elle les regards et obtienne les faveurs du journal. Dehors, je sais bien qu’on m’appelle l’enfant prodige de Tryon. Je sais que beaucoup de fierté et d’argent noirs ont été investis en moi, et un beau paquet d’argent blanc aussi. Peu importe ce que disent à la maison mes parents et mes aînés les jumeaux, j’ai compris que je n’étais pas comme tout le monde, que je n’étais déjà plus comme eux.

Ma robe d’organdi blanc ivoire est à smocks et je l’aime bien, mais maintenant que ma poitrine pousse ça fait un peu con, les smocks, un peu niais et ça comprime tout.

Je poursuis, j’accélère sur mes vernis qui me détruisent un orteil après l’autre. Pour la première fois de ma jeune existence, je vais me produire sur scène devant un vrai public et je ne veux, je ne peux décevoir personne, ni mes parents ni mes bienfaitrices.

La salle des fêtes est comble. Sur l’estrade improvisée, je découvre un demi-queue Wurlitzer qui n’aura pas la qualité du Lesage sur lequel je travaille chaque jour chez Miz Mazzy. La chose me contrarie tant que j’en oublie l’enjeu de cette première apparition publique, j’oublie d’avoir le trac et, si mes genoux flageolent un peu, c’est à l’idée de m’asseoir devant le crincrin. Je ne regarde pas la foule, je ne la vois simplement pas. Au premier rang de l’assistance, bien en face du vilain piano, il y a mes parents endimanchés comme pour un mariage ; Mère la Révérende a pris son air de sphinx, Daddy Divine martyrise les bords de son chapeau au point d’en briser la paille. J’installe les partitions de Bach sur le pupitre du piano — ça ne sert à rien, je sais tout de mémoire, mais Miz Mazzy tient à cette mise en scène, elle dit que ça fait plus sérieux, ça prouve qu’on lit son solfège.

Le silence s’est fait, impressionnant, lourd. Le nœud de taffetas à ma taille est trop serré soudain, il me coupe le souffle. Mes jambes s’engourdissent sur le tabouret. C’est alors qu’une voix suraiguë retentit à mes pieds. Une femme parle brutalement à mon père. Une dame en tailleur blanc et grande capeline rose, flanquée d’un homme rougeaud lui aussi vêtu d’écru. Un couple de Blancs que je n’ai encore jamais vu en ville. La dame aigrelette criaille : « Laissez-nous la place. Vous n’avez rien à faire au premier rang. Pour qui vous prenez-vous ? Il y a des chaises libres au fond. » Daddy Divine essaie de dire quelque chose, mais Momma lui fait signe de se taire, déjà elle se lève en réajustant le jabot de son corsage. Mon père s’apprête à la suivre et c’est moi qui me lève alors, d’un bond je suis au-devant de la petite scène : « Reste assis, papa. Mère, reprenez votre place. » Ma voix tremble mais je ne fléchis pas. Sans un regard pour le couple inconnu, je m’adresse à la salle, j’embrasse dans mon regard tous les visages blancs de la salle et je dis : « Si vous déplacez mes parents, je refuse de jouer. » Un murmure s’élève dans le silence, une rumeur bientôt, hostile et ricanante. Le maire surgit sur l’estrade et de ses mains en éventail impose le retour au calme. « Notre petit prodige a son caractère, c’est bien normal. C’est son jour. » Se tournant vers moi, me pinçant la joue : Aujourd’hui, tes désirs sont des ordres, même si ce sont de très vilains caprices. Pourvu que tu joues joliment, fillette. »

Je ne sais où est passé le couple blanc. J’imagine qu’ils sont sortis furibards. Ne pouvant même pas se plaindre à la police, puisque le chef de la police et ses deux marshals étaient à mon concert. De toute façon, elle comme lui n’avaient pas des têtes à apprécier Bach, ni Mozart ni Liszt.

J’ai mis mes parents dans un grand embarras. On pouvait entendre certains Blancs se moquer. Oui, je leur ai causé beaucoup de gêne. À leurs mines grises, je voyais bien que Momma et Divine n’écoutaient pas ma musique, ruminant sans doute ce qu’allait leur coûter dans le monde mon esclandre. Mon père, surtout, qui était si fier que les riches personnes le saluent et l’arrêtent dans la rue pour le féliciter. À la sortie de ce récital, on n’eut plus un regard pour lui. On lui tournait le dos ostensiblement… Comprends-moi bien : je n’avais pas conscience de faire scandale. Je n’avais pas conscience de la discrimination raciale, je ne l’avais pas mise en mots.

Bien sûr, comme toutes les villes du Sud, Tryon était une ville ségréguée, mais il n’y avait pas de quartier noir a priori, encore moins de ghetto. La ville s’était bâtie en une succession de cercles concentriques : certains anneaux étaient habités par les Blancs, d’autres par les Noirs, et l’on passait des uns aux autres sans forcément s’en apercevoir. Ça jouait sans arrêt au football, les équipes des écoles blanches affrontaient celles des écoles noires dans la bonne humeur. Pareil pour le base-ball.

Ça n’était pas l’Alabama, non. Ni lynchages ni Klan. Pasteurs blancs et noirs s’entretenaient chaque jour, et leurs fidèles allaient un dimanche à l’église noire, l’autre dimanche à l’église blanche.

C’est comme ça que Mrs. Miller, la grande dame riche, m’a découverte un dimanche matin dans la chapelle méthodiste où, du haut de mes cinq ans, j’accompagnais les prônes de ma mère à l’orgue. Elle s’est toquée de moi. Elle est allée trouver ma mère et lui a dit que, avec mes dons, ce serait une offense à Dieu si l’on ne m’offrait pas des cours particuliers. La révérende a dû avouer qu’elle n’en avait pas les moyens — et, du tac au tac, Mrs. Miller proposa de me payer une année de cours de piano. Après quoi, si j’avais rempli ma promesse, elle trouverait un moyen de poursuivre. Et elle nous conduisit chez Miz Mazzy, une Anglaise mariée à un peintre russe. Ils habitaient à l’écart de la ville une maison dans les bois. C’était si beau, chez eux, que j’ai cru m’évanouir d’émotion. Le rez-de-chaussée était une seule immense pièce. À l’extrémité nord, on avait creusé dans le toit un puits de lumière et c’est là que son époux peignait, à la faveur des diverses lumières qui se déversaient, dans un atelier dressé de chevalets, envahi de toiles et de croquis. À l’autre extrémité de la pièce était la partie musique, le domaine de Miz Mazzy avec ses deux pianos, un piano de concert et un piano droit. Une volée de marches menait discrètement à une galerie, au premier étage, où étaient leur chambre et un autre atelier pour son mari : de larges baies vitrées ouvraient sur les montagnes environnantes, qu’il aimait peindre.

Miz Mazzy avait tant de grâce dans chacun de ses gestes. Toute petite et frêle, avec ses cheveux argent en chignon, elle était sans âge et jolie, et adorable. J’aurais tant voulu prendre son délicat accent anglais. La maison était toujours emplie de fleurs dont le parfum se mêlait à l’odeur de la peinture et de l’huile de lin. Le soir, à la fin des leçons, quand la lumière du couchant tombait du toit, marcher dans cette maison était comme avancer dans une brume dorée aux senteurs étranges, étourdissantes. J’ai connu bien des lieux dans ma vie — sous toutes les latitudes et sur quatre continents, des lieux réputés magnifiques. Nul endroit au monde n’approche en beauté cette maison en forêt où j’ai reçu autant d’amour et de chaleur que d’enseignement.

 

Tu vois combien il était facile pour une enfant comme moi d’ignorer qu’elle était noire. Ce dimanche-là, à l’hôtel de ville, j’ai protesté parce que la place de mes parents était au premier rang. Je ne sais pas où j’ai puisé en moi ce toupet (« cette arrogance », grondait la foule blanche) — mais je crois que n’importe quel môme aurait voulu ses parents à la place d’honneur, tout près de lui. Sans songer à la couleur. Sans chercher le scandale. Et je ne me suis pas opposée à ce couple parce qu’il était blanc. Je n’ai même pas compris leur ordre cinglant. C’étaient juste des riches mal élevés. Oui, le monde était réparti pour moi en riches et en pauvres. Il se trouvait que les riches étaient toujours blancs, et que les Noirs étaient toujours pauvres ou dans la gêne.

Le mot race ne se prononçait pas à la maison, pas plus que le mot Afrique, pas plus les mots nigger, négro.

 

Les Blancs étaient bons avec moi. C’est grâce à eux que j’avais un petit piano d’étude, grâce à eux que j’apprenais. Et c’est grâce à eux, aux fonds levés par Mrs. Miller et Miz Mazzy auprès de leurs amies, que j’allais partir avec une bourse d’études au lycée Allen High d’Asheville… La politique, c’est venu après.

La conscience m’est tombée dessus des années plus tard, quand les profs de Juilliard m’ont recalée à la porte du Curtis Institute. Et j’étais la seule Noire sur les huit cents élèves qui se présentaient au concours. Et j’étais meilleure que la plupart des concurrents qui ont été reçus. Je le savais. On sait ça, à dix-sept ans, quand on a passé comme moi tous les jours de son enfance sur son instrument. Chaque jour sans relâche ni vacances, jusqu’à sept heures par jour. Tu finis par savoir ce que tu vaux. La vérité, elle est tombée là comme un couperet. C’était si dégradant.

 

Je n’ai pas souvenir de la réaction des bonnes gens de Tryon. Je ne sais plus s’ils ont applaudi, si ce fut un peu ou beaucoup. Je me rappelle les mines grises de mes parents guettant en vain sur le parvis une reconnaissance publique qui ne leur serait plus jamais accordée.

Et je me le rappelle, lui.

Lui, m’a récompensée. « Bonjour, Eunice, je m’appelle Edney Whiteside, je suis le fils des nouveaux voisins. » Je ne l’avais pas encore vu d’aussi près. Un peu plus grand que moi, il était à quatorze ans bâti déjà comme un athlète. J’ignorais la finesse de ses traits, j’ignorais que ses grands yeux bruns étaient jaspés de vert. Je ne savais pas que j’aurais envie d’enfouir mes doigts dans ses cheveux de jais, si drus, si brillants ; je ne savais pas ce que Rouge signifiait (pas plus que Blanc ou Noir), mais je l’ai compris à sa peau cuivrée étincelante, splendide, comme embrasée par un perpétuel soleil qui se coucherait dans son dos.

« Comment sais-tu mon nom ? » Il rit, il dit : « Ton nom est dans le journal, affiché partout en ville, et j’assistais à ton concert. »

Je sentais les joues me cuire, si timide que je ne trouvai rien à répliquer. « Tu étais là ? » Et lui : « Oui, j’accompagnais mon père, invité comme représentant de la communauté des Natifs. Je voulais te dire bravo. C’était formidable. » Je joue des cils, je minaude : « Alors, comme ça, j’ai bien joué ? » Edney m’avoue qu’il n’en sait rien. Il n’y connaît rien, à cette musique. Il voit ma déception et cherche à corriger : « Mais ça avait l’air bien, ça se sentait que c’était bien. Si je tenais à te féliciter, c’est pour ce que tu as fait au début. Comment tu les as défiés et mouchés, ces Blancs. On devrait tous les traiter pareil. Ils nous ont massacrés, ils nous ont arrachés à nos terres, ils nous ont réduits à néant. Ils veulent les meilleures places parce que, depuis qu’ils sont nés, on leur a enseigné qu’ils les méritaient de droit divin et par le sang versé. Tant qu’on se tait, tant qu’on accepte, pourquoi se gêneraient-ils ? » La tête me tournait. Je l’écoutais à peine, trop occupée à le dévorer des yeux. Du haut de mes onze ans, je savais que j’avais envie de lui. Je ne savais pas où cette attirance devait mener et par quels chemins, je ne connaissais pas mieux le sens exact des mots « faire l’amour », mais assurément c’était là où je voulais en arriver avec lui. Il se taisait, souriant. Son regard embrassait tout de moi, des souliers vernis jusqu’aux fleurs dans mes cheveux. J’ai dit : « Je dois y aller, mes parents doivent être rentrés depuis un moment. » J’ai ajouté : « À bientôt » et, sans prévenir, il a déposé un baiser sur ma joue. J’ai baissé la tête et j’ai filé, pressant le pas. Au coin d’une rue je me suis retournée : il me regardait toujours, a fait signe de la main. J’ai répondu à son signe, puis j’ai couru.