L’amant cherokee

 

Edney ! Edney !…

Elle appelle encore, terrifiée dans son sommeil. Le traitement de choc qu’on lui inflige peut nous valoir des surprises, a prévenu le toubib que personne ne comprend, ni en anglais ni en français.

 
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J’ai fait un mauvais rêve où je me noyais, toute seule.

J’avais cet amant indien. Je t’en ai parlé déjà ? Oui, forcément, je t’en ai parlé. Il ne quitte plus mon esprit, il fait le siège du peu de lucidité qui me reste.

On prenait la route de Saluda dans sa vieille Chevrolet verte, je m’asseyais tout contre lui et je posais ma tempe sur son épaule, pas peu fière d’avoir un amoureux enfin, et quel bel amoureux, on allait à Pearson’s Falls, les chutes de la rivière Pacolet. Oh ! Ce n’était pas Niagara, ce n’était pas Iguazú ni Victoria, mais une jolie cascade sous laquelle on pouvait chahuter et flirter, selon l’humeur. Edney était très bon nageur, moi pas trop. J’avais peur que l’eau ne m’aspire soudain comme un sable mouvant, mais je refusais de le montrer. Il ne faut pas montrer sa peur aux hommes. Je l’avais subodoré dès l’enfance : Ne montre pas ta faiblesse aux hommes, n’offre aucune prise — c’est en vain que je m’exhortais. J’ai eu beau planquer mes angoisses et taire mes défaites, les hommes ont toujours fini par prendre le pouvoir sur moi. Parfois, c’est à se demander si ce que nous apprenons de l’existence a un quelconque intérêt. S’il ne vaudrait pas mieux être ignorant comme les bêtes car elles, au moins, savent tout ce qu’elles ont besoin de savoir pour leur survie.

On se baignait dans nos sous-vêtements. J’avais à peine douze ans que je devenais femme sans le savoir, précoce aussi du côté du corps. Mes seins gonflaient sous ma liquette, si durs que, parfois, le simple frottement du linge me faisait mal. Il se passait des choses dedans et dehors. J’ai eu très peur le jour où j’ai saigné entre mes cuisses. Lucille était à la grande ville avec son fiancé, occupée aux préparatifs de leur mariage. Mère la Révérende était repartie sur les routes à colporter la parole divine et la terreur du Jugement dernier tel un voyageur-représentant-placier du commerce de Notre-Seigneur. Père était trop occupé par ses quatre jobs de misère et puis… peut-être aurait-il peur de tout ce sang ? Peut-être lui-même en ignorait-il la source ? Ce n’était pas une affaire d’hommes, je le devinais. Père et les jumeaux mes aînés avaient déjà bien du souci avec ces seins qui poussaient et que les garçons du quartier reluquaient, cachés derrière la haie quand je prenais ma douche dans l’arrière-cour.

 

Un jour, ou plutôt un soir, une fin d’après-midi, nous étions couchés dans la mousse du rivage, essoufflés et ruisselants de nos plongeons dans la cascade. Pour la première fois on avait osé, on avait tout ôté, lui ses caleçons, moi ma liquette et mon jupon. Se trouver nus et si proches… nos cœurs battaient à tout rompre, l’air et la salive manquaient. Mais on ne le montrait pas. Edney cachait son sexe entre ses cuisses serrées, je croisais mes bras sur ma poitrine naissante et dissimulais mes regards sur cet endroit de son corps qui pourrait devenir le lieu du crime. Les fougères géantes autour de nous avaient cet enivrant parfum de sexe que je n’identifierais que plus tard, dans les bras d’un autre.

Je savais que les enfants se faisaient avec les garçons, mais c’était tout. On m’aurait dit qu’on pouvait attraper un bébé rien qu’en se regardant très fort dans les yeux, je l’aurais cru.

Et c’est pourquoi il ne fallait pas soutenir les regards des garçons attroupés aux carrefours ou qui traînent en grappes dans le parc, aussi je baissais les yeux, je les fermais à demi, faute de pouvoir boucher mes oreilles à leurs sifflements suraigus et leurs claquements de langue indécents.

Je voyais qu’il se passait des choses aussi dans le corps d’Edney, et je devinais encore que ces transformations avaient à voir avec mes seins gonflés et durs.

Le soleil virait à l’orange sur la crête des montagnes, nos peaux nues miroitaient, inondées de jeunesse, et Edney a demandé : « Tu trouves vraiment que je suis rouge ? » J’ai ri : « Franchement ? Oui, tu es rouge comme le cuivre, rouge comme l’argile, rouge comme le désert. Et moi, tu trouves vraiment que je suis noire ? » Lui : « Je dirais que tu es chocolat à croquer. » J’étais si heureuse dans ses bras, j’aurais voulu qu’on me couse à lui, centimètre par centimètre, avec un fil indestructible. Qu’on nous couse ensemble, et que jamais rien ne nous délie.

 

Quand le sang a fui au creux de mes cuisses, en l’absence de Lucille et de Momma, c’est Miz Mazzy que je suis allée voir, ma mère blanche, ma mère caressante et toujours joyeuse. Elle m’a serrée contre elle, m’a bercée. Tout était normal, je ne devais m’inquiéter de rien. « Tu as tes chiffons, mon enfant, comme toutes les fillettes qui sont condamnées à devenir femmes. On va aller de ce pas t’acheter ton sac à chiffons. » Est-ce que j’avais mal ? Non, j’avais seulement très peur. On est allées main dans la main au drugstore, et j’en suis ressortie avec dix bandes de tissu éponge à changer deux fois par jour et à faire bouillir, avait répété la pharmacienne, forçant la voix comme si j’étais une demeurée. Chez la mercière, Miz Mazzy a acheté un chapelet d’épingles de nourrice puis elle m’a montré comment attacher les serviettes. C’était si humiliant. « C’est ton sac à toi. Ton premier trousseau en quelque sorte. Il te sera nécessaire chaque mois. Aussi il faut y broder tes initiales, ton chiffre, comme disent les dames de la haute société, afin que chacun sache qu’il est à toi et que nul n’a le droit d’y fouiller. »

Broder ? Comment aurais-je su broder ? Je n’avais jamais exercé mes doigts qu’aux touches blanches et noires d’un clavier. C’est là que toute mon adresse s’était concentrée. Mère la Révérende n’apprenait rien à ses filles, rien de la vie matérielle, et, pour les cours d’arts ménagers que donnaient les dames bénévoles de la paroisse, je n’avais pas eu le temps. Fallait pas pousser quand même : je n’allais pas apprendre le tricot et la pâte à tarte pendant mes heures de sommeil.

 

(De retour chez nous le dimanche suivant, Lucille allait broder pour moi le rag bag

 

EKW

Le Seigneur est mon berger

 

avec de grands entrelacs lyriques comme pour effacer la honte de ce sac où elle glissa, bien pliées, les serviettes puis le chapelet d’épingles. Lucille, ma sœur miracle, Lucille, femme jusqu’au bout des ongles et qui savait tout avec son instinct très sûr, qui avait appris à cuisiner toute seule, à coudre toute seule, à défriser ses cheveux toute seule — elle, ma sœur et mon mentor qui m’expliqua un jour : « Il faut que tu comprennes une chose, mon cœur. Mieux vaut posséder une seule robe magnifique que cinq robes médiocres dans lesquelles tu ne seras jamais fière. » J’ai interprété ses leçons à ma façon très personnelle, en achetant les robes magnifiques par cinq. Les couturiers américains et français pourraient remercier ma sœur Lucille, ils devraient lui élever une statue sur la Cinquième, une autre sur l’avenue Montaigne.)

 

Le lendemain de mes emplettes au drugstore, Mrs. Miller annonça à Momma que j’étais désormais trop grande pour jouer avec son fils. Que nous ne devions plus être laissés seuls dans une même pièce. David était mon meilleur ami garçon. Mon meilleur ami tout court, puisque je n’avais pas d’amies filles. Quand je n’accompagnais pas Momma à ses ménages chez les Miller, c’est David qui venait dans notre jardin jouer avec mes frères et moi. David et moi nous heurtions soudain à une frontière invisible dont nous ne pourrions outrepasser l’interdit tacite sans être durement punis — et pour la résistance, on était trop petits, même si la colère faisait son chemin en nous.

David, je l’ai retrouvé vingt ans plus tard, à NYC, au Village Gate. Il était venu m’écouter sans savoir que Nina Simone était la petite Eunice avec qui il avait rêvé son enfance. Il appartenait à cette poignée d’activistes blancs du Mouvement — et beaucoup de ces gens ont perdu leur vie à ce combat, suspects aux yeux des ultras qui prirent la suite de Martin Luther King, et bien sûr haïs des Blancs leurs consanguins.

 
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Ricardo éponge le front de Nina. « Je vois l’heure. Il faut que vous preniez vos cachets avec votre potion, et il faut que vous mangiez. Vous n’avez rien avalé depuis trente-six heures. Rien de solide, je veux dire. »

Elle, retenant les larmes qui perlent à ses paupières : « Mrs. Miller a décrété et Momma n’a pas moufté. Elle a dégluti sa salive et sa fierté pour admettre que, oui, nous avions passé l’âge d’une promiscuité puérile. Moi, j’entendais que c’était ma faute, la faute à ce sang maudit entre mes cuisses qui changeait tout et allait me priver de David. Dans le dialogue glacial et convenu entre ces deux mères, tout se passait comme si la couleur n’était pas la question. Pas même un enjeu. On est rentrées à pied ce soir-là, dans un silence hostile. Momma a tu ce que toute mère aurait dit : que je n’étais coupable de rien, que notre seule faute était d’être noires et que, chez la bourgeoise blanche aux élans progressistes, s’était ranimée la vieille hantise des sang-mêlé, de la goutte de sang noir dans des artères blanches, goutte unique qui jamais ne se dilue ni ne s’efface tout à fait.

« Toute mère aurait pris sa fille dans ses bras et lui aurait dit à cet instant qu’elle était belle, qu’elle faisait sa fierté jour après jour, même si c’était pas vrai. Mère la Révérende, non. Mère avait tant de missions en cet Ici-bas, elle avait tant d’ouailles à instruire et tant d’orgueil d’avoir été élue pour ce grand rôle pastoral qui la propulsait de paroisses en rassemblements œcuméniques sur toutes les routes du pays. J’ai toujours rêvé d’une vengeance : rappeler à ma mère que l’orgueil, péché capital, la faisait grande pécheresse. Mais j’avais trop peur d’elle et je sentais que la seule chose qu’elle m’avait léguée pour de bon était cet orgueil excessif, précisément. »

 

Ricardo sourit dans la pénombre, on ne voit que l’ivoire neuf de ses dents et le blanc de ses yeux. « Et moi, Nina, vous trouvez que je suis jaune ?

— Jaune, oui, quand tu fais la gueule. Nous, on avait tellement de sang mêlé qu’un mariage avec un Indien cherokee ne posait pas problème. Lorsque je chantais pour le Mouvement, Momma m’avait dit très doctement : “Nous avons été croisés tant de fois et de tant de manières que la race ne signifie rien pour nous. J’avais une grand-mère indienne venue des Rocheuses. Nous sommes les enfants de Dieu, à la façon dont Dieu nous a façonnés.” Je l’ai appris tard, adulte, bien après qu’Edney m’eut quittée. Et je me suis dit alors que mon attirance pour lui avait des raisons ataviques.

— Ataviques ?

— C’était dans mon sang, dans mon héritage, ce désir du jeune Indien. »