Les touches du clavier

(une blanche vaut deux noires)

 

C’est le jour.

Après son été passé à la Juilliard School pour préparer le concours du Curtis Institute, elle est prête. Bach, Beethoven, Debussy : elle est au point. Juste un doute sur le Chopin — elle aime beaucoup Chopin, qui ne le lui rend pas. Mais elle est prête. Eunice a défrisé ses cheveux, les a coupés et domptés avec de la gomina et beaucoup de laque. Elle porte une robe de mousseline blanche flambant neuve, confectionnée par les doigts de fée de Lucille — une robe qui l’accompagnera longtemps. Aucun maquillage. Une main la pousse dans le dos. Elle entre en scène, inspire à fond, s’assied au piano. Elle pense à Edney. Edney qui reviendra si elle remporte le concours — il lui revient toujours : on ne sépare pas les aiguilles d’une horloge. Qui la félicitera comme au premier jour du premier concert à Tryon et la soulèvera dans ses bras puissants.

Edney la rejoindra à Philly. Elle sera riche, ils auront une maison, des enfants, une voiture et un poney appaloosa. Elle regarde les touches du clavier et sourit à cette idée furtive que leurs enfants seront zébrés, rouges à rayures noires, ou bien l’inverse. Edney sera bon père. Elle pourra compter sur lui et n’aura pas à s’en faire lorsqu’elle tournera à travers le monde. Les affiches clameront sa gloire, le juste dû de son travail d’enfant prodige : « La première concertiste classique noire de tous les temps. » Eunice ne doute pas qu’elle sera célèbre. Pas un instant.

Elle ne bougera pas de là. La scène sera son jardin. Bientôt elle s’offrira de beaux escarpins de satin doré. Bientôt elle aura un fourreau en lamé or pour aller avec les chaussures. Elle veillera à l’art. Edney veillera au bonheur. Tout se passera bien.

Tout ira bien pourvu que toujours on les laisse ensemble, son Indien, la musique et elle.

 
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Ils m’ont recalée.

Ils ont prétendu que je ne possédais pas le niveau requis. Croyant me réconforter, les jumeaux, mes aînés, ont tout de suite décrété que c’était une question de couleur.

Le plus beau, dans tout ça, le plus pervers, c’est qu’il restera toujours un doute pour me tourmenter. Le merveilleux de l’histoire et sa morale cruelle, c’est que jamais je ne saurai. Je mourrai sans savoir si on m’a écartée parce que j’étais noire ou bien si c’est parce que j’avais mal joué. Dans l’un comme dans l’autre cas, un mur. Aucune réponse à mes questions. Juste le silence — le mur des Blancs qui savent si bien se faire fantômes. Au fond de moi, pourtant, une petite voix murmure que j’ai très bien joué ce jour-là.

Ma fugue de Bach était parfaite, ma sonate de Beethoven aussi. J’ai peut-être moins réussi la pièce de Chopin, c’est possible… mais sur Debussy je me suis dépassée. Oui, j’étais la meilleure ce jour-là au Curtis Institute, et c’est moi qu’on a refusée. L’unique Noire sur huit cents concurrents blancs.

J’étais bonne pour les bouges enfumés, les pianos qui voient l’accordeur une fois tous les dix ans, les mecs bourrés et les putes de luxe. Là, j’étais à ma place.

 

Les Blancs, ils savent très bien où ils en sont de leur valeur. Un élève blanc qui prend un zéro à l’école sait qu’il a été nul. Son camarade blanc qui décroche le prix d’excellence sait qu’il l’a mérité. Qu’on les élise ou qu’on les rejette, ils ne se posent pas la question de l’honnêteté du choix. Ils n’ont pas à se poser la question de leur couleur de peau. Nous, on doit. Car nous ne saurons jamais quelle est notre valeur réelle. C’est tout le vice du système des Blancs. C’est ce qui leur fait inventer aujourd’hui la discrimination positive. L’avers généreux de la médaille génocidaire. Dieu sait s’ils en ont, du vice, mais celui-là est le pire : si tu réussis, tu peux désormais craindre que ce soit non pas pour tes qualités artistiques, ou intellectuelles, ou morales, mais pour la même raison qui te faisait échouer avant, ta couleur de peau. Non seulement, tu ne sais toujours pas ce que tu vaux, mais maintenant tu as peur d’être illégitime dans ton succès. Tu as peur d’être un imposteur. C’est malin, non ? Malin et vicelard. Ils sont forts, ces Blancs.

Les ignares croient que c’est simple à jouer, Chopin, parce que c’est facile à écouter. Or il n’y a pas plus tortueux. Les Nocturnes, c’est l’enfer. Et c’est sur ça que j’étais tombée. Peut-être bien que j’ai raté mon Chopin… Peut-être que c’est la cause. J’aurais planté Chopin ?… Comment le savoir ?