… Tout au long de ma vie j’ai appris. J’ai eu de la chance. J’ai rencontré des gens qui m’aimaient et qui m’instruisaient. C’est le plus précieux trésor de la vie, les amis qui vous apprennent.
Signoret, cette actrice française, elle était belle, elle était rebelle, elle m’intimidait. Il faut voir comme elle a envoyé dinguer Hollywood et tout le zinzin. C’était ma sœur, en elle couvait une colère qui était sœur de ma colère. Ajoute à ça qu’on est toutes les deux ivrognes ! Ivrognes et cocues…
(De Mr. Bobby en Miss Simone, Ricardo a échafaudé une théorie selon laquelle les gens célèbres ont quelque chose de grillé là-haut et autre chose de troué dans le cœur. Ça bouillonne d’un côté, ça fuit de l’autre. Et il ne sait toujours pas qui est Simone Signoret : il ne peut mettre un visage sur ce nom, ni le beau visage d’antan ni celui, abîmé, des dernières années. Il imagine une sorte de Nina blanchie et raccourcie.)
… Elle habitait un grand appartement au cœur de Paris, avec de très hautes fenêtres qui donnaient sur la Seine. La nuit venue, les guirlandes à néon des Bateaux-Mouches passant sous les fenêtres inondaient le plafond de leur lumière dansante. Elle était au téléphone, a dit sa secrétaire, puis elle m’a pris des mains mon bouquet de fleurs et a disparu dans ce qui devait être la cuisine.
Signoret m’ouvre les bras : « Alors comme ça, c’est toi, Nina Simone ? Qu’est-ce que t’es grande ! Approche un peu. T’es belle comme un cœur, tu sais. Je suis fière que tu portes mon nom. Désolée… désolée de ne pas mieux te remercier. Tu as pris le nom de la belle actrice de Casque d’or, et tu te retrouves face à quoi ? une légende ravagée, une dondon défigurée dont plus personne ne veut. C’est comme ça, allez… c’est la vie et je n’ai pas à me plaindre du jeu que j’ai tiré à la naissance. Montand ? Montand n’est pas là. Il est quelque part dans Paris à sauter une jeunesse de vingt piges qui lui fera un môme, le fils dont il rêve, que je n’ai pas été capable de lui donner. »
J’avais moi-même le cœur si gros des enfants que je n’avais pas su donner à ces hommes que j’aimais, des enfants qui m’auraient permis de les garder, peut-être, que j’ai cru que j’allais éclater en sanglots. Signoret a sonné alors et la secrétaire nous a apporté une bouteille de Four Roses avec deux verres — « Le bourbon que je préfère, a-t-elle soufflé, mais faut pas le dire car ce n’est pas une marque chic. » On sirotait en silence, dans la pénombre, lorsque la secrétaire revint avec le bouquet dans un beau vase de cristal. « C’est toi, ces mimosas ? J’adore le mimosa, ça sent si bon. Regarde, on dirait qu’un soleil est entré dans la pièce. J’ai horreur de l’hiver. Ce froid qui pénètre jusqu’aux os. Ces nuits qui tombent à cinq heures, ça fout le bourbon… euh, le bourdon ! »
Elle rit de bon cœur puis tend un bras engourdi vers le petit bureau près d’elle, ouvre le tiroir, en sort un chéquier.
Signoret : « Il leur faudrait combien à tes amis ? »
Moi : « Mes amis ? »
Signoret : « Les Black Panthers, c’est bien tes amis, non ?… Mais si tu préfères, si tu as une association en Afrique, dis-moi. »
Moi : « Je ne venais pas pour ça. »
Signoret : « Tu ne viens pas pour de l’argent ? Tu viens pourquoi alors ? »
Moi : « Pour vous rencontrer, vous dire… que je vous aime. »
Signoret : « Tout le monde vient me voir pour l’argent. Pas pour l’amour. »
Moi : « En vérité, je venais surtout pour le sexe. »
Signoret repart de son grand rire enroué, et je la suis, je ris avec elle, de mon rire à faire trembler les hautes vitres du bel appartement. C’est long, un fou rire, c’est interminable, bientôt ça vous tire les zygomatiques, ça vous grippe les mandibules, ça vire au supplice mais c’est bon. Rire avec quelqu’un qu’on aime, c’est bien.
Signoret, essuyant les larmes aux coins de ses yeux : « T’es bath, toi, t’es pas commune… Tu vis à Paris, si j’ai compris ? »
Moi : « J’habite au parc Montsouris, oui. »
Signoret : « Ah… c’est beau par là. »
À sa voix évasive, j’entendais qu’elle ne se rappelait pas vraiment les lieux, si tant est qu’elle y ait mis les pieds un jour. Et je n’ai pas osé lui répondre que je détestais mon appartement mais que je n’avais pas les moyens de m’offrir mieux.
Alors l’interphone a sonné, alors la secrétaire pas commode est venue interrompre la joie si rare en ces lieux, un rendez-vous que mademoiselle Signoret avait oublié, un autre chèque à remplir, peut-être. Un chèque pour le Chili, un chèque pour les familles de grévistes, un chèque pour le journal de gauche qui s’enfonce, un chèque pour La Roue Tourne, le mouroir des acteurs inconnus — ceux-là qui dans les films tendaient silencieusement son manteau de vison à Signoret, qui lui ouvraient la porte d’un restaurant ou qui la soulevaient, merveilleuse et légère, dans leurs bras bandés à l’heure des bals au bord de l’eau.
Elle a promis de venir me voir un soir au cabaret des Trois Maillets, où j’avais signé pour deux mois. Elle allait commencer un tournage d’un jour à l’autre et me rappellerait une fois le tournage fini. Ce fut son dernier film, je crois. Je ne l’ai jamais revue.
Quand elle est morte, trois ans plus tard, je ne l’ai pas su tout de suite. J’étais loin, à Trinidad ou en tournée, je ne sais plus. J’ai pleuré en l’apprenant trop tard. J’aurais voulu l’accompagner à sa dernière demeure. J’aurais au moins voulu envoyer des fleurs. Une couronne de mimosas. Un soleil. Je n’ai pu que lui dédier un récital, un soir où je jouais pour le président Mitterrand dans un château de la Loire. Les plus grands chefs d’État assistaient là à un sommet. Pour sa clôture, Mitterrand avait souhaité une soirée de gala qui impressionnerait les plus puissants de ses homologues. Je portais pour 250 000 dollars de diamants prêtés par la maison Boucheron… Oh ! c’était beau, tu sais. J’avais aussi une longue, longue cape de satin noir très lourd, au bas rebrodé de plumes grises et de perles bleues, confectionnée par le grand Saint Laurent… Rendre les diamants, d’accord, mais rendre cette cape, ça m’a crevé le cœur. À la fin du concert, j’ai rejoint le dîner officiel. Le Président est venu me saluer et m’a dit : « C’est bien, ce que vous avez dit de Signoret. Elle est très regrettée, ici. » Et j’ai encore fondu en larmes sans pouvoir répondre. Comment dire à un homme si distingué et distant : « Signoret et moi avions beaucoup en commun. Une enfance marquée par le racisme, des hommes qui nous trompent et nous humilient publiquement, la beauté vite envolée, et l’alcool aussi — le plus vieil anxiolytique du monde. » On ne dit pas ça à un président de la République.
Il y eut des moments merveilleux, tu sais.
Merveilleux.
Tout n’a pas été que chiennerie et menace du pire.
« Tu pleures ? Ne pleure pas, Ricardo.
— N’arrêtez pas tout de suite. Je veux avoir la chance de vous voir chanter encore une fois. S’il vous plaît.
— Je chanterai pour toi si seulement tu arrêtes de chialer. C’est pas mon truc, les effusions. J’ai longtemps pleuré… jadis… enfant… en cachette. Mais ces heures-là ne sont rien à côté des années de colère, des décennies passées à me mordre le dedans des joues pour ne rien montrer.
— Chez moi, on dit que l’homme qui pleure éponge la sueur de Dieu.
— Chez moi, l’homme qui pleure sera lynché. C’est pourquoi il faut prendre les armes. Je voulais prendre les armes. J’aurais rendu coup pour coup. Personne ne m’a écoutée. »
Ce mot arme. Ricardo grimace.