La légende voudrait que ce soit le dernier concert de Nina Simone. Ce n’est pas l’entière vérité — hélas pour elle — car elle remonta sur scène une bonne vingtaine de fois après Marciac, mais c’est le dernier concert que ses fidèles souhaitent se rappeler.
La dernière prestation où l’on put reconnaître Nina Simone, la reconnaître, l’écouter et l’admirer.
La tension était immense autour et à l’intérieur du grand chapiteau : viendrait-elle ? Et dans quel état physique, dans quelle disposition d’esprit ? La semaine précédente, elle avait annulé au dernier moment un concert à Antibes. La semaine d’avant, à Montreux, elle s’était interrompue au milieu du deuxième morceau puis avait quitté la scène — elle n’y était restée que six minutes. Elle avait pris soin d’être payée avant le concert. Les organisateurs du festival menaçaient d’un procès si son tourneur ne les remboursait pas. Le Kid leur rit au nez : ils avaient oublié de faire signer son contrat à la chanteuse.
Son apparition sur la scène de Marciac n’eut rien pour rassurer. Grossie (« obèse », dira un journaliste délicat), incapable de marcher seule, elle était escortée par deux hommes en noir pareils à des croque-morts — ses derniers gardes du corps, en somme.
Le récital a très mal commencé : sans voix, l’élocution pâteuse — les paroles des chansons ne lui reviennent pas ou bien elle les déforme sans qu’on sache si c’est volontaire ou non.
Sur les deux écrans géants qui flanquent la scène de part et d’autre, on la bombarde en gros plan, regard perdu, mâchoire pendante.
Harry l’Ancien, dans la coulisse : « C’est pas vrai, elle va pas nous refaire Pompéi ! » Teardrop, Kid et Ricardo ont ouvert de grands yeux. « Vous étiez encore dans vos langes. Une heure de supplice intégral : elle jouait faux, elle chantait faux. Ne tenait aucune note, avait oublié les paroles de My Way. Le malheureux percussionniste frappait ses bongos dans le vide. À un moment, elle a failli tomber du tabouret. Elle était si bouffie dans son boubou rouge, on aurait dit une vieillarde gâteuse alors qu’elle avait quoi ?… à peine cinquante ans. Le public tapait dans ses mains pour l’encourager. Je me suis demandé si ce n’était pas de la charité. Si tous ces bravos ne l’encourageaient pas plutôt à laisser tomber et à rentrer chez elle cuver son vin et son malheur. Il fallait que le public l’aime pour ne pas se lever et la huer. »
Teardrop : « C’est sûr, ça, il faut beaucoup l’aimer pour tant lui pardonner. »
Tous quatre hochent la tête de conserve. Il n’est plus question du public mais de ce que chacun a dans le cœur et sur le cœur.
Teardrop accuse la robe verte pailletée : « Jamais de vert sur scène, Wendy le lui disait, je le lui ai répété. Ça porte malheur. [D’un clin d’œil, il désigne Ricardo aux deux autres :] Si on avait été là, jamais elle n’aurait acheté cette robe verte. »
L’Ancien : « Arrête avec tes superstitions de bonne femme. À Pompéi, elle était en rouge. Il s’agit plutôt de ce qu’elle s’est enfilé dans la journée, ouais. [Au Kid :] Tu avais promis. Tu t’étais engagé à surveiller sa consommation d’alcool. Tu es bien la brêle que je croyais au départ. »
Kid : « Eh ! doucement ! Comment pourrais-je surveiller quoi que ce soit, puisque l’autre, là… »
Ricardo : « J’ai un nom. »
Kid, furieux : « Ce lèche-cul file la réapprovisionner dès qu’elle est à court. Comment je contrôlerais quoi ? »
L’Ancien : « Pitié, vous n’allez quand même pas vous crêper le chignon comme des gonzesses ? »
Et tandis qu’ils fulminent, ruminent dans l’ombre de la coulisse, poings serrés au fond des poches, la femme écrasée de lumière lutte contre son corps douloureux, lutte avec ce clavier, le compagnon de toute une vie qui parfois passe à l’ennemi, elle se bat et le public le voit, les deux écrans géants ne perdent pas une miette de ce combat, qui traquent la moindre grimace, dénoncent la moindre hésitation, qui s’attardent avec impudeur sur la sueur ruisselante et le regard accablé, alors le public se détourne des écrans monstres, il murmure, il rugit, il soutient le dos meurtri, il épouse le tourment de l’esprit, et voici qu’il se soulève, s’enjoue, les chuchotis se sont faits grondement et la masse semble vrombir tel un gros insecte, un ballon empli de mille cigales, elle sait ce qui advient, elle quitte le château Solitude, daigne tourner son beau profil vers la rumeur à ses pieds et voici qu’elle sourit enfin, conquérante, vacharde, émue aussi, « Foutus Français ! vous ne me méritez pas », et voici que le public rit, il applaudit, en redemande, « Autant vous prévenir, bande de nuls, au premier qui réclame My Baby Just Cares, je me tire ! »…, les insultes font partie du jeu, la désinvolture fait partie du charme et la longue histoire peut continuer, comme le résume Harry l’Ancien, bouche bée dans la coulisse, mégot de havane pendant à sa lèvre inférieure, le vieux briscard du business laissé pantois malgré les années. « Et c’est reparti. Regardez ça, les enfants. Sachez apprécier, car vous ne reverrez sans doute jamais un tel prodige de toute votre vie. »
Il arrivait aussi que les salles ne se laissent pas retourner de si bonne grâce. Il arrivait que la colère l’emporte, les sifflets et les cris de « Remboursez ! », les fauteuils claquant ostensiblement pour marquer le dépit des spectateurs et leur ruée vers la sortie. Ça arrivait, mais si peu, si rarement en regard des ratés de Nina Simone, ses défections et ses grossiers lapins.
C’est qu’elle sait aussi se faire humble et repentante. Ce soir, à Marciac, un nouveau couac vient gripper la mécanique : voici qu’elle a oublié la version phonétique de Ne me quitte pas (on ne peut pas dire qu’elle en ait jamais su les paroles, car elle a appris des sons, pas des mots), l’auditoire montre des signes de déception, on entend quelques soupirs appuyés, des râles discrets. Si égarée soit-elle, Nina trouve alors cette issue de génie : « Ne me quitte pas, France », souffle-t-elle dans le micro — et la salle chavirée applaudit à tout rompre, les premiers rangs debout.
Harry l’Ancien, à la sortie de scène, l’a serrée dans ses bras et couverte de compliments tel un collégien amoureux. « Ton intelligence a toujours été ton salut. » L’abri de chantier qui fait office de loge est envahi de fleurs. Nina a les yeux embués, elle prend sa voix de petite fille enrouée pour interroger le Kid : « Dis-moi, ils t’ont payé ? Tu as le chèque ? »
L’Ancien : « Allons, rentrons à l’hôtel manger un morceau et nous reposer. On l’a tous bien mérité. »
Elle : « Non. On rentre à la maison. »
L’Ancien : « Tu n’y penses pas ? C’est à cinq heures de route au moins, et il est déjà minuit passé. »
Elle : « Je n’irai pas dans leur hôtel minable. »
Teardrop : « De nuit, c’est six heures de route, au bas mot. Et je suis crevé. Il faudra que quelqu’un me relaie. »
Kid : « Tu as un déjeuner de presse avec le député-maire, demain, et avec les promoteurs du festival. Tu as promis. Tu es leur tête d’affiche. »
Elle, serrant sur sa poitrine une brassée de lys blancs, la humant : « M’en fous. J’ai rien promis. Toi, tu as promis. L’Ancien a promis. Moi non. Quand je demande un cinq-étoiles, on me trouve un cinq-étoiles. Alors je veux me réveiller demain dans mon lit, chez moi, au bord de ma plage. »
Elle rejoint derrière le paravent Jean-Didier qui a préparé la seringue de son produit magique. Il pique le haut d’une fesse : l’aiguille s’enfonce profondément, la dose est si copieuse qu’il faut presque une minute pour l’injecter tout entière — Nina agrippe à deux mains le dos de la chaise, la douleur lui arrache un râle, c’est comme un shoot de napalm dans ses chairs, son dos et ses jambes semblent paralysés : une sensation terrifiante, puis, le temps que l’épais liquide soit résorbé dans les tissus, le feu s’apaise et elle sourit, béate, des lacs dans les yeux. Personne ne veut savoir ce que le kiné lui administre. Un jour, il s’est contenté de dire qu’il enfreignait au moins deux lois et trois règles déontologiques.
Kid Harry s’échinant à décrire le scandale que ce serait (c’est-à-dire : l’embarras pour lui) si Nina plantait le déjeuner officiel, Harry l’Ancien lui fait signe qu’il perd son temps et sa salive. Elle a décidé ça, elle est épuisée, mais c’est l’heure de la nuit où elle est le plus combative. Les étamines des lys ont laissé sur son nez et sa gorge des traînées de poudre orange vif. La voici panthère, poisson-lune, oiseau du paradis dans sa robe verte miroitante.
Kid : « Alors quoi ? Je commande deux taxis longue distance ? Encore une fortune jetée par les fenêtres pour un… »
Elle : « Quels taxis ? Tu veux rire. On garde la limousine, on repart tous dedans, ils n’auront qu’à envoyer quelqu’un la chercher. Ils vont voir ce qu’il en coûte de me traiter pardessus la jambe. Quoi ! On me refuse un hélicoptère, puis on me jette dans un trois-étoiles pour commis voyageurs. Et vous, les mecs, vous cédez. C’est ça, défendre mes intérêts ? Vous cédez toujours aux autres. Eh bien, vous vous débrouillerez avec eux. De toute façon, je n’ai plus rien à perdre parce que c’est fini. Je ne chanterai plus. Je sais que ça fait dix ans que je répète ça, et que vous me forcez encore, et que je me soumets car vous avez besoin de moi. Mais non, plus cette fois. Plus personne ne me fera chanter. »
Les lacets des collines se répètent, lancinants, qui font tanguer la longue voiture. Nina a juste le temps de dire « Arrête-toi », elle ouvre la portière et vomit dans le bas-côté — elle qui jamais ne vomit. Ils s’arrêteront plusieurs fois. Tout le monde pense que c’est l’alcool et la contrariété conjugués.
Elle paraît si fragile, soudain. Une femme fatiguée, effrayée par ce qui l’attend. Elle, elle sait. Elle sait qu’elle a frôlé la catastrophe de trop près cette fois. Que ça ne vaut plus tant de peine.
(Elle vomira de plus en plus souvent. Un jour, le toubib et le kiné s’entretiendront dans le hall des interactions possibles entre le lithium qu’elle continue de prendre et le flacon de sirop orange qui trône sur la table de chevet, un cocktail morphine-cocaïne, au dire du médecin. Alors, Ricardo comprendra.)