« Reste ici. Reste avec moi. Laisse tomber le vieux crooner peroxydé. Qu’irais-tu faire à Paris avec lui ? Tu t’ennuierais, il pleut tout le temps, il fait froid à périr — fini les tongs et les bermudas. Je te donnerai cinq mille, moi, mais en dollars. Wendy partie, Mireille virée, je peux t’offrir ça. Il faudra m’accompagner dans ma dernière tournée. Il y a pire, non ? Tu verrais les États-Unis, l’Angleterre…
« Reste. Songe un peu, je récupère deux salaires et une chambre. Une chambre pour toi. Je t’offrirai le permis auto, comme ça tu me conduiras — pas un gros job puisque je ne bouge plus — et quand je serai débarrassée de ce boulet de Teardrop, il y aura une chambre pour tes fils qui viendront te voir aux vacances. »
Elle divague — l’effet du sirop magique, se dit Ricardo. Elle ajoute : « J’en ai parlé au Kid, il trouve que c’est un très bon arrangement pour l’avenir. » Ricardo n’en croit pas un mot, mais marmonne : « C’est gentil. Très gentil. »
Il quitte la chambre et referme la porte avec une délicatesse de perceur de coffres.
Les trois Harry lui fondent dessus : « Alors qu’est-ce qu’elle dit ? Parle. »
Ricardo : « Vous savez bien qu’elle ne m’adresse plus la parole, sauf pour donner ses ordres. »
Les trois Harry : « Qu’est-ce que vous racontiez alors, tout ce temps, dans la chambre ? »
Ricardo : « Elle dit qu’elle veut un Steinway de concert et jouer ses choses anciennes, sa belle musique que je ne connais pas, moi. Elle dit : Bach, cantates… Elle dit : Beethoven, sonates… C’est les noms qui me reviennent. Elle dit qu’elle est la première pianiste noire au monde, et qu’il faut que ça se sache, enfin. »
Harry la Finance : « Fa recommenfe ! Ne me dites pas que v’ai interrompu mes vacanfes à Monaco pour un énième caprife. »
L’Ancien : « On n’est pas dans la merde. Tu n’as pas l’air de mesurer que cette fois c’est grave. »
La Finance, vexé : « Mais fi, ve mevure. Les caiffes font vides, vides, vides. On est fur la paille. »
L’Ancien : « Dix concerts annulés ou pas honorés jusqu’au bout… On va devoir rembourser, payer les dédits. »
Le Kid, désinvolte : « Je peux négocier. Trouver des vices de forme. »
L’Ancien : « Tu ne négocies rien du tout. On paiera ce qu’on doit. J’ai une réputation dans ce métier, moi ! Tu as fait assez de dégâts, je ne veux pas être associé à tes méthodes. »
La Finance : « On ne veut en rien être affofiés à tes varnaques. »
Le Kid, s’égosillant : « La vieille salope va nous ruiner. »
La Finance : « Après tout fe qu’on a fait pour elle, tout fe qu’on a enduré. »
Ricardo fait ses gros yeux noirs qui n’impressionnent personne : « Je vous interdis de parler ainsi de Miss Simone. Un peu de respect, messieurs. Pensez à vos Mercedes, et toi à ta Rover. »
Le Kid : « Ma Rover ? Écoutez donc le petit niakoué qui vient nous parler de respect ? C’est nous qui t’avons engagé ! Un coup de fil à l’Immigration, et tu disparais, merdeux ! »
Ricardo, imperturbable : « Mais c’est son argent à elle qui me paie. »
Les trois Harry le soupèsent du regard. Que faire de ce dévoué serviteur ? Son cas est à l’étude, dirait-on.
Des trois Harry, celui qui resta pour la veiller n’était pas celui qu’on aurait cru. Ce fut Kid, le moins aimant, ou disons : le moins attaché aux souvenirs d’un firmament dont il n’avait connu que la lumière déclinante et les poussières.
Il fit les comptes. La chanteuse retirée ne pourrait pas entretenir un train de maison bien longtemps. Nina lui demanda d’intenter deux ou trois nouveaux procès pour renflouer les comptes. Le Kid répondit que la source des procédures était tarie : on avait fait le tour des escroqueries réelles et supposées. On congédia Teardrop. Qu’aurait-elle besoin d’un chauffeur garde du corps si elle n’apparaissait plus en public ? Nina proposa qu’on vende la luxueuse Mercedes, qu’on prenne une petite voiture modeste. La Mercedes ne valait plus grand-chose, osa le Kid, s’attirant une des dernières colères de Nina. Elle suggéra alors qu’on licencie le jardinier — à quoi le Kid rétorqua que ça faisait des mois que le jardinier ne travaillait plus pour elle. De toute façon, la pelouse était cramée la moitié de l’année et les pins morts jamais remplacés.
Mais Nina craignait un peu Teardrop. Le chauffeur n’était pas du genre à se laisser chasser sans riposter. Le Kid eut l’idée de le faire engager par un amant producteur d’une émission de télé-crochet qui recherchait de nouveaux chanteurs populaires. Persuadé d’avoir tous les talents humains possibles, Teardrop goba le mensonge du dernier Harry avec une vanité tranquille. La production cherchait un imbécile à mêler au groupe des aspirants chanteurs afin d’enrichir son programme assez plat d’une touche comique. Avec son bronzage permanent, ses chaînes en or, ses biceps façon gigot et ses yeux bleu transparent où se lisait l’abîme sans fond de son être, le chauffeur gardien de son corps avait séduit.
Pour que Ricardo reste à son service, Nina eut l’idée de mettre aux enchères, en plus des bijoux anciens, ses robes de scène et ses léopards. Les chaussures, non. Le Kid hochait la tête, intéressé. On voyait des actrices et des chanteuses vendre leur garde-robe, même du temps de leur vivant, insista-t-il, et cette lourdeur lui valut de nouveaux sarcasmes. « Je sais que je ne suis pas encore morte, et je sais aussi que ça ne va pas tarder. Épargne-moi tes conneries. » Son menton se mit à trembler, sa voix à chevroter. « Si j’avais été plus prudente, plus douée en affaires, on n’en serait pas là. J’ai mis tout le monde dans la merde. Ma fille la première. Qu’est-ce qui restera à ma fille des millions que j’ai gagnés dans la souffrance ? Je suis une femme stupide. Une pauvre demeurée qui voulait devenir la plus grande pianiste au monde et qui restera dans l’histoire comme la plus conne, celle qu’on exploite et qu’on vole, celle qu’on viole et qui ne se plaint pas. Une foutue esclave, voilà. »
Les manteaux en léopard ne quittèrent pas les cintres où des dynasties de mites discrètes tenaient banquet et les bijoux pas plus ne quittèrent leur coffret chryséléphantin : il n’y eut pas à congédier Ricardo puisque c’est lui qui choisit de partir.
La maison vide, Nina toujours alitée, il n’y avait plus grand ménage à faire dans la villa. Rien qui justifiât sa présence tous les jours. À certaines paroles de Kid, des propos chuchotés par téléphone aux autres Harry avec qui il s’entretenait des reliefs du banquet, il soupçonna peu à peu la mission qu’on lui réservait. C’est lui qu’on attendait pour faire non plus le garde-malade mais l’aide-soignant ; c’est lui qu’on allait charger des choses délicates, bassiner le lit, changer les draps, les chemises de nuit, les liquettes et les langes. À lui la toilette quotidienne et tout ce qui va avec, le nourrissage à la cuiller, le biberon d’eau, l’urinal et le gros pot.
Il cria. La dame usée, abrutie de morphine, le regardait sans comprendre. Ce n’est pas contre elle qu’il criait, mais contre Kid et le toubib aux paupières lourdes après vingt-quatre heures de garde. « Je suis un homme. Un homme décent. Je ne toucherai pas une femme intimement. Je ne verrai pas sa nudité. Si elle n’était pas si diminuée, je suis certain qu’elle vous le dirait elle-même. Elle vous l’interdirait. Elle vous enverrait au diable. »
Kid haussa les épaules : « Mais enfin, Ricardo, tu as dû en voir d’autres dans ton pays ! T’as bien dû torcher la moitié des vieux de ton village, non ? Et quand le gros Bobby, ivre mort, pisse sous lui, ne me dis pas que tu le laisses comme ça, dans son pantalon mouillé ? »
Réveillé par un coup de coude dans les côtes, le médecin s’empressa : « Ne vous en faites pas. Demain, dès la première heure, je fais une demande d’infirmière diplômée. Vous n’aurez aucune responsabilité médicale quoi qu’il arrive. »
Quand Harry et le médecin eurent quitté la pièce, Ricardo se laissa tomber sur le lit. Il sentait les jambes de Nina contre ses reins. Il pleurait. Comme un gosse qui en a gros sur le cœur, tous les chagrins du monde pesant sur ses épaules, il pleurait sans pouvoir se contenir.
« Pardon, Nina. Je suis désolé. Je ne voulais pas vous infliger ça. »
Une main tendue dans le noir, une main telle une aile hésitante, trouva l’avant-bras de Ricardo et s’y posa. Puis ses longs doigts noueux glissèrent jusqu’à ceux du garçon — ce garçon que personne ne voulait voir comme un homme. Les deux mains s’enlacèrent. L’une était sèche et gercée, la pulpe des doigts devenue calleuse à force d’enfoncer les touches, l’autre douce et molle — l’explication des gants de ménage roses, ridicules, que Ricardo arborait toute la journée.
« Cesse de pleurer, maintenant, c’est chiant, ça te fait une tête de méduse et j’ai horreur des méduses. C’est ça, rigole, je préfère quand tu rigoles, même si — pardon de te l’avouer enfin — tu glousses comme une fille. Et tu chiales comme une fille. »
Plus tard, Ricardo demandera : « La vérité, Nina. C’est vrai que j’ai des manières de fille ? » Nina : « Mais non, p’tite tête. Seulement, tu as un rire de demoiselle : pointu, retenu, comme si tu te cachais derrière ton poing. C’est cul-cul, c’est joli. Tu ne veux pas, rien qu’une fois, m’appeler par mon nom de baptême, mon nom de petite fille ? Vas-y. Dis-le. »
Elle sourit béate à un point du mur bleu nuit.
Nina : « Tu le dis bien. Il se passe quelque chose d’étrange, Ricardo. Je n’ai plus mal au dos. J’ai mal partout, sauf au squelette.
— Je suis heureux pour vous, Nina. Le traitement marche.
— Ne me prends pas pour une sotte, le traitement n’est pas pour mon dos, il est pour le cancer et le cancer fait de moi son festin. Non… Cette fatigue qui a plombé mon existence, j’en sais maintenant la cause : mon succès de chanteuse, une chanteuse que je n’ai pas souhaité être, avait son prix. Il exigeait la mort de quelqu’un, quelqu’un qui avait rêvé une autre vie, une autre forme de reconnaissance, et c’est ce cadavre accroché à moi que je traînais jour après jour, qui me brisait le dos, me suçait la moelle : le cadavre de la grande pianiste, mon double mort. Il a disparu dans la nuit. Envolé.
— Mais vous êtes une grande pianiste, Nina !
— Tsss… L’autre soir, avant que notre petit dîner ne tourne au vinaigre, le vieux Bobby m’a prise à part et m’a posé cette drôle de question : “Et toi, Nina, dirais-tu que tu as réussi ta vie ?” J’ai réfléchi un bout de temps. “J’ai vécu la vie d’une autre. Comment décider si c’est une réussite ou non ?” À ma première dépression, voilà plus de trente ans, je me regardais longuement le matin dans mon miroir articulé. Sur mon profil droit, je voyais une femme encore jeune et puissante, fière d’être noire. Sur mon profil gauche, je voyais un être en détresse, quelqu’un qui regrettait d’être femme et d’être noire, parce que mon sexe et ma couleur avaient bousillé ma vie dès le départ.
— Faut pas fumer au lit, Nina. C’est dangereux. Si vous vous endormez, vous allez mettre le feu.
— Je veux juste fumer un brin de pot. Tu sais combien ça me soulage. Fais-moi un dernier joint, mon ange, et je te chanterai une chanson qui te plaira. Don’t Smoke in Bed, elle s’appelle. Tu sais, j’ai demandé une chose à Kid et il a paru d’accord : après mon concert à Atlanta, je voudrais qu’on fasse un saut à Tryon. Je te montrerai ma maison, celle de Miz Mazzy aussi, et on ira voir les chutes de la rivière Pacolet… Tu ne dis rien ?
— Je ne serai plus là, Nina. Vous savez bien. Je pars le mois prochain. »
Le visage exalté de Nina s’affaisse. Son menton tombe d’un coup, comme si on l’avait assommée. Son regard noir a chaviré en un lieu inconnu des autres.
Depuis l’étage, on entend Kid se disputer au téléphone avec l’Ancien sur une ligne, avec la Finance sur une autre.
« Écoute-les s’étriper pendant que je meurs ! Je ne suis pas froide que déjà ils se disputent ma dépouille. Je ne suis ni froide ni dupe. Des proxénètes je suis passée aux gigolos, puis aux charognards. Comment peut-on se tromper comme moi, se mentir aussi obstinément ?… Et toi aussi, tu vas me trahir. Tout ça pour suivre cette vieille fée de Bobby ? Comment peux-tu me faire ça… maintenant ? C’est l’argent ? On t’en donnera le triple si tu veux. Va ! Je suis largement aussi riche que ce crooner blanc de mes fesses… On raconte qu’il n’écoute que lui, du matin au soir ; que ses disques en boucle hurlent dans la maison. Je me trompe ? Non. Comment peux-tu supporter cette merde de musique ? On ne t’a donc rien appris ? »
Les yeux lui sortent de la tête, la colère écume sur ses lèvres, mais Ricardo n’a pas peur — sa voix reste douce, posée.
« Je me fous de la musique, Nina. Je pense à mes enfants là-bas, à l’argent que je dois envoyer pour que le cadet entre au lycée privé. Je pense à mon aîné aussi, qui veut venir terminer ses études à Paris. Mr. Bobby a promis de le domicilier chez lui afin qu’il ait un visa. Je veux qu’il ait toutes ses chances. »
Elle détourne le regard : « Regarde-toi. Écoute-toi. Voici que tu vends le cul de ton fils. Au moins, il saura comment tu payais son école. Ça lui donnera une belle idée de la vie. De l’effort, de la persévérance, de la fin de tout ça. »
Ricardo la dévisage sans la reconnaître cette fois. Ses mâchoires grincent l’une contre l’autre, c’est à peine s’il peut desserrer les dents.
« Vous devriez appeler votre fille à New York. J’insiste, Nina. Vous aurez besoin d’elle. Vous en avez déjà besoin. »
Nina cligne des yeux, amortit le coup.
« On n’emmerde pas ses enfants au moment de mourir. Ce n’est pas leur faute. On leur fout la paix. Pour tes gages, tu n’auras qu’à demander au Kid. Il te donnera ton solde très vite. À lui, tu ne manqueras pas. »
Nina Simone ne superviserait pas son dernier disque en Californie. Trop diminuée pour ça, avait déclaré le toubib au Kid et à Zoé. Il n’était même pas dit qu’elle supporterait les douze heures d’avion pour Los Angeles. Il fallait penser à une éventuelle prochaine opération, très délicate.
Nina était arrivée à ce moment de la décrépitude où les autres, même les plus aimants, commencent à parler de vous et devant vous comme si vous n’étiez déjà plus là, vous nommant entre eux à la troisième personne alors que vous êtes présent, ni sourd ni aphasique, encore conscient et en mesure de parler. Comme si cette position d’alité faisait de vous un transi avant l’heure.
Pourtant, elle allait remonter sur scène un an plus tard, non pas une fois ni deux fois, mais douze fois. D’abord au Palais des congrès de Paris. Un concert crépusculaire, un supplice partagé, témoigneront les journalistes, ses fidèles. Contre l’avis de ses médecins, elle prendrait quand même l’avion, épuisée, impotente, pour une tournée de dix dates aux États-Unis où elle dut sillonner le pays telle une boule de flipper, cette course macabre trouvant son terme en Angleterre avec un unique récital au festival d’Exeter.
Certains parlent aussi d’une toute dernière apparition en Pologne, mais nul ne peut dire où, si c’était Varsovie, Łódź ou Cracovie.