Eunice Kathleen Waymon — cette enveloppe contingente qui hébergeait Nina Simone — est morte dans le sud de la France, à l’âge de soixante-dix ans, soixante-dix tout rond, comme Nina l’avait prophétisé et souhaité. Afin de nous dire, au cas où nous en aurions douté, qu’elle fut jusqu’au bout maîtresse de son destin. Mais ce n’est bien sûr qu’une illusion. À peine sommes-nous maîtres de nos actes quotidiens, de nos colères et de nos désirs au sein d’une même journée.
J’ai croisé la route de Ricardo Santos quelques années plus tard. C’était chez un ami producteur d’émissions musicales pour la télévision, lui-même ami intime de Bob Williams, qui, à la mort de ce dernier, avait engagé Ricardo dans son château en Sologne.
J’allais souvent écrire dans le château gothique au charme discutable, bâtisse passablement étrange, toute en ogives et fausses gargouilles, dont l’intérieur avait été défiguré par les précédents propriétaires. Pour en faire un hôtel, ils avaient introduit des faux plafonds en polystyrène, des baies vitrées en aluminium, des moquettes fleuries orange et vert pomme condamnées à dialoguer avec le sombre papier mural semé d’éventails et de chrysanthèmes roses (« la mode japonisante de la Belle Époque », commentait le nouveau châtelain), papier peint demeuré intact après plus d’un siècle, donc, plus clair à certains endroits où les meubles avaient été bougés, laissant au mur leur empreinte fantôme, et tout cela vous avait un air à la fois affreux, glaçant et grand-guignolesque, un peu comme le plateau du film Shining.
Dans ce décor, la silhouette menue de Ricardo, ganté de caoutchouc rose et chaussé de savates sonores, avait quelque chose d’un elfe ou d’un bon génie. Un jour que j’écrivais dans ma chambre au dernier étage — et c’était un jour difficile, où j’avais besoin d’une voix proche pour m’accompagner —, Nina Simone jouait et chantait, poussée à fond sur ma soundmachine, quand j’entendis les savates claquer dans le couloir puis s’interrompre subitement à ma hauteur. Je baissai le son, tendis l’oreille. Ma chienne somnolente se dressa d’un bond, courut à la porte où elle renifla une présence et aboya. Ricardo reculait et s’éloignait déjà quand j’ouvris. « La musique est trop forte ? Je vais baisser. » Ricardo secouait la tête, dans la pénombre ses yeux noirs brillaient. Il me semblait y voir rouler des larmes.
C’est Bob Williams qui lui apprit la mort de Nina. Lui-même l’avait apprise par un coup de fil. Ils avaient veillé devant la télévision jusqu’au dernier journal de la nuit et c’est du bout des lèvres que le présentateur avait cité l’information. Pas un extrait de concert, pas un morceau d’interview, juste trois phrases reprises d’une dépêche d’agence et ânonnées d’une voix mécanique. Bonsoir, mesdames et messieurs. Au générique de fin, Mr. Bobby avait soufflé : « Vois ce que nous sommes. Quel est le sens de tout ça ? Vaste plaisanterie. »
Ricardo et Zoé s’appelaient de loin en loin. Par elle, Ricardo avait le sentiment d’un lien ténu, certes, mais d’un lien encore avec Miss Simone. On ne pouvait pas apprendre grand-chose. Les voisins se taisaient, qui espéraient une délivrance prochaine du quartier. Les volets de la maison restaient baissés le jour. Plus personne ne décrochait les téléphones ni ne répondait aux télécopies. Le seul informateur de Zoé était le toubib. Par lui, elle apprit que le Kid avait engagé « des gens » qui se succédaient au chevet de la mourante. Le toubib n’en croyait pas un mot car elle montrait tous les symptômes de délabrement physique et mental d’une personne abandonnée sur son grabat. Un jour, on perdit tout à fait la piste du Kid.
Teardrop revint un moment vivre à la villa. Zoé nota avec amusement qu’il avait la larme à l’œil pour un oui ou pour un non, ce qui légitimait après coup son surnom stupide. Pleurait-il l’agonie de ce corps reclus là-haut, qu’il n’aurait plus à garder ? Pleurait-il son échec au télé-crochet ? Sa voix fausse, son absence d’oreille et son incapacité à danser comme si le capiton de ses muscles l’ankylosait — tout cela l’avait rendu célèbre au moins dans les bêtisiers de la télévision et sur certaines pages internet. Puis on l’avait oublié pour de bon, et il s’était mis à regretter le temps où il était ridicule mais demandé partout. Peu avant la mort de Nina, il annonça à Zoé qu’il reprenait son nom français de Jean-Paul et commençait une carrière de platiniste dans un night-club de La Ciotat.
Personne ne veillait le corps d’Eunice Kathleen Waymon la nuit où elle rendit les armes en silence, dans une désolation où les mots manquent. Morte seule, sans personne pour la nourrir ni la réhydrater, pour lui tenir la main ni changer les draps souillés. Sans personne pour lui jouer Bach ou Debussy. Sans témoin aucun, sinon ce vieux Shalom qui ne quittait plus la chambre de sa maîtresse et se laissait dépérir avec elle.
L’inhumation aurait lieu dans un cimetière proche de Marseille, face à la mer. Ricardo s’était juré d’y aller et avait en poche son billet de train lorsque, la nuit précédant les obsèques, Mr. Bobby fit un malaise et dut être hospitalisé dans la matinée. Ricardo eut beau courir et courir par les couloirs du métro, il arriva juste à temps pour voir le cul du train de Marseille s’éloigner sur le quai.
Le soir, sur son ordinateur flambant neuf dont il avait une pratique tout aussi neuve, il chercha des images des funérailles. Il n’y en avait pas encore, mais déjà des rumeurs surgissaient, des médisances et des ragots qu’on n’a pas envie de lire à propos d’une personne à peine en allée, célèbre ou pas, talentueuse ou juste bien. Cet amour illimité qu’on nous promet dans la mort, on y tient. Cette gloire des fleurs sur nous, on la veut. Ces encens, ces thrènes, ces requiems, on les a mérités. C’est notre dû.
L’arrivée du fauteuil roulant, Ricardo Baltazar Santos ne l’aura pas connue.
D’abord, il n’en croit pas ses oreilles.
Pas elle, pas Miss Simone.
Puis c’est un soulagement rétrospectif car il ne fait aucun doute que c’est lui, Ricardo, qu’elle aurait élu pour pousser le fauteuil et la conduire avec un peu plus de douceur que tous les inconnus sans visage ni voix qui se relayaient dans son dos et l’ignoraient. Un colis trop lourd, un encombrant, voilà ce qu’elle était devenue.
On raconte qu’elle fut traînée ainsi à travers les aérogares, dans les coursives des palaces, dans les coulisses des arénas. Elle avait le regard vide, sa mâchoire inférieure tombait, inerte. Au dernier moment, le kiné sortait sa grande seringue bourrée d’antidouleur ; deux malabars vêtus de noir soulevaient Nina de son fauteuil et, chacun lui prenant un bras, ils lui faisaient franchir les quelques mètres qui la séparaient du piano.