Section VII

Du vice et de la vertu

Sans perdre de vue ces limitations, passons à l'examen des causes de l'orgueil et de l'humilité et voyons si, dans chaque cas, nous pouvons trouver les doubles relations par lesquelles elles agissent sur les passions. Si nous trouvons que toutes ces causes sont reliées au moi et qu'elles produisent un plaisir ou un malaise séparés de la passion, nous n'aurons plus aucun scrupule à accepter le présent système. Nous nous efforcerons principalement de prouver le dernier point, car le premier est en quelque sorte évident par lui-même.

Commençons par le VICE et la VERTU23 qui sont les causes les plus évidentes de ces passions ; je sortirais complètement de mon dessein présent si j'entrais dans la controverse qui a tant piqué la curiosité du public ces dernières années sur le point de savoir si les distinctions morales sont fondées sur des principes naturels et originels ou si elles proviennent de l'intérêt et de l'éducation. J'en diffère l'examen jusqu'au prochain livre. En attendant, je m'efforcerai de montrer que mon système conserve son fondement dans l'une et l'autre de ces hypothèses ; ce qui sera une forte preuve de sa solidité.

Car si l'on accorde que la moralité n'a pas de fondement dans la nature, on doit dès lors admettre que c'est soit par intérêt personnel, soit par les préjugés de l'éducation, que le vice et la vertu produisent en nous une douleur ou un plaisir réels ; nous pouvons d'ailleurs constater que les défenseurs de cette hypothèse se cramponnent à cette assertion. Ils prétendent que toute passion, toute habitude, toute disposition de caractère qui tendent à notre avantage ou à notre désavantage nous procurent une jouissance ou un malaise ; et que de là naît l'approbation ou la désapprobation. Nous avons tout à gagner de la libéralité d'autrui, tandis que son avarice nous met toujours en danger de perdre. Le courage nous protège ; la lâcheté nous rend vulnérables à toute attaque. La justice est le soutien de la société ; l'injustice, si elle n'était contenue, la conduirait rapidement à sa ruine. L'humilité nous réhausse ; l'orgueil nous mortifie. Pour ces raisons, on apprécie les premières qualités comme des vertus et l'on considère les autres comme des vices. Mais puisqu'on m'accorde qu'une jouissance ou un malaise accompagnent le mérite ou le démérite de chaque espèce, je n'en demande pas plus pour mon dessein.

Je vais plus loin ; je note que cette hypothèse de morale n'est pas seulement en accord avec mon système, mais encore qu'elle en est, si l'on admet sa justesse, une preuve absolue et irrécusable. Car si toute moralité se fonde sur la peine et le plaisir, naissant de l'anticipation de quelque perte ou avantage qui peuvent résulter, tant de notre caractère que de celui d'autrui, tous les effets de la moralité doivent dériver de cette même peine ou de ce même plaisir ; entre autres, les passions de l'orgueil et de l'humilité. Toute l'essence de la vertu, selon cette hypothèse, est de produire du plaisir et celle du vice de donner de la douleur. La vertu et le vice doivent faire partie de notre caractère pour susciter l'orgueil ou l'humilité. Pouvons-nous désirer meilleure preuve de la double relation des impressions et des idées ?

On peut dériver un argument aussi décisif de l'opinion de ceux qui tiennent la moralité pour quelque chose de réel, d'essentiel et de fondé dans la nature. L'hypothèse24 la plus probable qui a été avancée pour expliquer la distinction entre le vice et la vertu, d'une part, l'origine des droits et des obligations morales, d'autre part, est que, par une constitution primitive de la nature, certains caractères et passions produisent une peine, se contenterait-on de les voir et de les contempler, tandis que d'autres, par la même constitution, suscitent un plaisir25. Le malaise et la satisfaction ne sont pas seulement inséparables du vice et de la vertu ; ils en constituent la nature et l'essence mêmes. Approuver un caractère, c'est éprouver une jouissance lorsqu'il nous apparaît. Le désapprouver, c'est ressentir un malaise. Puisque la peine et le plaisir sont donc, d'une certaine façon, les causes premières26 du vice et de la vertu, ils doivent être aussi les causes de tous leurs effets ; par conséquent, celles de l'orgueil et de l'humilité qui accompagnent inévitablement cette distinction27.

Mais quand bien même on devrait admettre la fausseté de cette hypothèse de philosophie morale, il resterait évident que le plaisir et la douleur, s'ils ne sont pas les causes du vice et de la vertu, ne peuvent néanmoins se séparer d'eux. D'une part, la simple considération d'un caractère noble et généreux nous comble de satisfaction et ne manque jamais de nous charmer et de nous enchanter, ne fût-ce que par sa présence dans un poème ou dans une fable. D'autre part, la cruauté et la traîtrise déplaisent par leur nature même ; et, qu'elles se trouvent en nous-mêmes ou chez les autres, il n'est jamais possible de s'en accommoder28. Ainsi l'une des hypothèses de morale est une preuve indéniable du système précédent, tandis que l'autre, au pire, s'accorde avec lui.

Mais l'orgueil et l'humilité ne naissent pas seulement de ces qualités de l'esprit qui, conformément aux systèmes ordinaires d'éthique, ont été appréhendées comme constituant le devoir moral ; ils proviennent encore de toute autre qualité en connexion avec le plaisir et le malaise29. Rien ne flatte davantage notre vanité que le talent de plaire par notre esprit, notre bonne humeur ou quelque autre perfection ; et rien ne nous mortifie plus cruellement qu'un échec dans une tentative pour plaire de cette façon. Personne n'a jamais été capable de nous dire ce qu'est l'esprit et de montrer pourquoi tel système de pensées doit recevoir cette désignation, tandis que tel autre ne le peut. Seul le goût nous permet d'en décider ; nous ne disposons d'aucune autre règle pour former un jugement de cette sorte. Or qu'est-ce que ce goût auquel tiennent la justesse ou la fausseté de l'esprit et sans lequel une pensée ne saurait avoir le moindre titre à ce genre de dénominations ? Il n'est évidemment rien d'autre qu'une sensation de plaisir qui provient de l'esprit et qu'une sensation de malaise laissée par le faux esprit, sans que nous soyons capables de dire les raisons de ce plaisir ou de ce malaise. Le pouvoir de conférer ces sensations opposées constitue donc toute l'essence de la justesse ou de la fausseté d'esprit30 ; il est par conséquent la cause de l'orgueil ou de l'humilité qui naissent de celles-ci.

Il se peut que quelques-uns, accoutumés au style des écoles et de la chaire et qui n'ont jamais considéré la nature humaine sous un autre éclairage que celui sous lequel elles la situent, soient surpris de m'entendre parler de la vertu comme suscitant l'orgueil, qu'ils tiennent pour un vice ; et du vice comme produisant l'humilité, qu'on leur a appris à considérer comme une vertu. Pour ne pas disputer des mots, je fais observer que, par orgueil, j'entends cette impression agréable qui naît dans l'esprit quand la considération de notre vertu, de notre beauté, de nos richesses ou de notre pouvoir nous satisfait de nous-mêmes ; et que, par humilité, je désigne l'impression opposée. Il est évident que la première impression n'est pas toujours vicieuse, ni la seconde toujours vertueuse. La moralité la plus intransigeante nous permet de recevoir un plaisir d'une réflexion sur une action généreuse ; et nul ne tient pour une vertu de ressentir toutes sortes de remords stériles à la pensée d'une vilenie ou d'une bassesse passées. Examinons donc ces impressions considérées en elles-mêmes et enquêtons sur leurs causes, qu'elles se situent dans l'esprit ou dans le corps, sans nous soucier, pour le moment, du mérite ou du blâme qui peuvent les accompagner31.