Section I

Des objets et des causes
de l'amour et de la haine

Il est tout à fait impossible de donner une définition des passions de l'amour et de la haine ; et cela parce qu'elles ne font que procurer une impression simple, sans aucun mélange ni composition73. Il serait tout aussi vain d'en tenter une description esquissée d'après leur nature, leur origine, leurs causes et leurs objets ; et cela pour deux raisons : parce que ce sont les sujets mêmes de notre présente enquête, et parce que ces passions sont d'elles-mêmes suffisamment connues par le sentiment et l'expérience ordinaires que nous en avons. Nous avons déjà fait cette remarque dans le cas de l'orgueil et de l'humilité ; nous la reprenons ici en ce qui concerne l'amour et la haine ; et, en vérité, il y a une si grande ressemblance entre ces deux ensembles de passions que nous devrons commencer par une sorte d'abrégé de nos raisonnements concernant les premières pour expliquer les secondes.

Alors que l'objet immédiat de l'orgueil et de l'humilité est le moi ou cette personne identique, dont notre conscience pénètre intimement les pensées, les actions et les sensations, l'objet de l'amour et de la haine est une autre personne, dont les pensées, les actions et les sensations échappent à cette même conscience. L'expérience le montre avec une évidence suffisante. Nous dirigeons toujours notre amour ou notre haine vers quelque être sensible hors de nous ; quand on parle d'amour de soi, ce n'est pas au sens propre ; la sensation qu'il engendre n'a d'ailleurs rien de commun avec cette émotion tendre qu'éveille un ami ou une maîtresse. C'est la même chose pour la haine. Nous pouvons bien être mortifiés de nos propres fautes et de nos folies ; mais nous ne ressentons jamais de colère ou de haine que par les offenses des autres.

Toutefois, quoique l'objet de l'amour ou de la haine soit toujours une autre personne, il est évident que l'objet n'est pas, à proprement parler, la cause de ces passions ; du moins ne suffit-il pas à les susciter, à lui seul. Car l'amour et la haine étant ressentis74 d'une façon directement contraire à la haine, et ayant le même objet qu'elle, si cet objet était en même temps la cause de l'un et de l'autre, il produirait ces passions opposées à un degré égal ; et comme, dès le premier instant, elles devraient se détruire réciproquement, ni l'une ni l'autre n'auraient jamais pu faire leur apparition. Il doit donc y avoir quelque cause différente de l'objet.

Si nous considérons les causes de l'amour et de la haine, nous les trouverons très diversifiées et sans beaucoup de points communs. La vertu, le savoir, l'esprit, le bon sens, la bonne humeur d'une personne engendrent l'amour et l'estime ; comme les qualités opposées engendrent la haine et le mépris. Ces deux mêmes passions naissent de perfections corporelles, comme la beauté, la force, la rapidité, la dextérité, et de leurs contraires ; elles naissent également d'avantages et de désavantages extérieurs touchant à la famille, aux possessions, aux vêtements, à la nation, au climat. Il n'est pas un de ces objets qui ne puisse produire, par ses différentes qualités, amour et estime, haine et mépris.

De la considération de ces causes, nous pouvons dériver une nouvelle distinction entre la qualité qui agit et le sujet où elle se trouve. Par sa possession d'un palais somptueux, un prince en impose au jugement populaire ; d'abord, par la beauté du palais ; en second lieu, par la relation que cette propriété entretient avec sa personne. L'abolition d'un de ces constituants détruit la passion ; ce qui prouve à l'évidence que sa cause est composée.

Il serait fastidieux de suivre les passions de l'amour et de la haine à travers toutes les observations que nous avons déjà pratiquées au sujet de l'orgueil et de l'humilité et qui s'appliquent également aux deux ensembles de passions. Nous nous contenterons de la remarque générale que l'objet de l'amour et de la haine est évidemment une personne pensante ; la sensation de cette passion-là75 étant toujours agréable, la sensation de celle-ci étant un malaise. Nous pouvons aussi supposer, avec quelque apparence de probabilité, que la cause de ces deux passions est toujours reliée à un être pensant et que la cause de la première produit un plaisir séparé, tandis que la dernière produit un malaise séparé.

La première de ces suppositions, savoir : que la cause de l'amour et de la haine doit être reliée à une personne ou à un être pensant pour produire ces passions, n'est pas seulement probable ; elle est trop évidente pour être contestée. La vertu et le vice considérés in abstracto ; la beauté et la laideur, quand elles sont celles d'objets inanimés ; la pauvreté et la richesse, lorsqu'elles sont celles d'une tierce personne ; ces qualités ne suscitent pas le moindre degré d'amour ou de haine, d'estime ou de mépris envers ceux qui ne leur sont pas reliés. Si une personne s'est mise à la fenêtre et me voit passer dans la rue, devant un superbe palais avec lequel je n'ai rien de commun, je crois que nul ne prétendra que cette personne m'accordera le même respect que si j'étais le propriétaire du palais.

Il n'est pas aussi évident, à première vue, qu'une relation d'impressions soit requise pour ces passions ; cela parce que, lors d'une transition, une impression se confond avec une autre au point d'en devenir, en quelque façon, indiscernable. Mais comme, à propos de l'orgueil et de l'humilité, nous avons pu sans difficulté faire cette séparation et pu prouver que toute cause de ces passions produisait une peine ou un plaisir séparé, je pourrais suivre ici la même méthode avec le même succès, en examinant particulièrement les diverses causes de l'amour et de la haine. Toutefois comme j'ai hâte de prouver ces systèmes de façon complète et décisive, je diffère cet examen pendant quelque temps ; et je m'efforcerai, dans l'intervalle, de convertir à mon propos touchant l'amour et la haine tous mes raisonnements concernant l'orgueil et l'humilité, par un argument fondé sur une expérience irrécusable.

Il est peu de gens qui, satisfaits de leur propre caractère, de leur génie ou de leur fortune, ne soient désireux de se montrer au monde et d'acquérir l'amour et l'approbation de l'humanité. Or il est évident que les mêmes qualités et les circonstances mêmes qui sont causes de l'orgueil et de l'estime de soi sont aussi les causes de la vanité ou du désir de réputation ; et que nous mettrons toujours sous les yeux des autres les traits dont nous sommes le plus satisfaits. Mais si l'amour et l'estime n'étaient pas produits par les mêmes qualités que l'orgueil, la seule différence tenant à la relation de ces qualités à nous-mêmes ou aux autres, cette façon de procéder serait tout à fait absurde ; et les hommes ne pourraient espérer une concordance entre les sentiments des autres personnes et ceux qu'ils éprouvent eux-mêmes. Il est vrai que peu d'entre eux sont capables de concevoir des systèmes rigoureux sur les passions ou de s'élever à une réflexion générale sur leur nature et leurs ressemblances. Toutefois, n'aurions-nous fait aucun progrès en philosophie que nous ne serions guère sujets à nous tromper beaucoup sur ce point, car nous sommes suffisamment guidés à la fois par l'expérience commune et par une espèce de présentation qui nous dit ce qui agira sur les autres au moyen de ce que nous ressentons immédiatement en nous-mêmes. Puisque donc les mêmes qualités qui produisent l'orgueil ou l'humilité causent l'amour ou la haine, tous les arguments utilisés pour prouver que les causes des premières passions suscitaient une peine ou un plaisir indépendamment d'elles, pourront s'appliquer avec une évidence égale aux causes des secondes.