Section XI

De la passion amoureuse
ou de l'amour entre les sexes

De toutes les passions composées qui résultent d'un mélange de l'amour et de la haine avec d'autres affections, nulle ne mérite plus notre attention que l'amour qui naît entre les sexes, tant en raison de sa force et de sa violence qu'en raison des curieux principes de philosophie auxquels il fournit un argument incontestable. Il est évident que cette affection, dans son état le plus naturel, dérive de la conjonction de trois impressions ou passions différentes ; savoir : la sensation de plaisir qui provient de la beauté ; l'appétit physique pour la génération ; une tendresse généreuse ou bienveillance. Que la tendresse trouve son origine dans la beauté peut s'expliquer par le raisonnement précédent124. La question est de savoir comment l'appétit physique peut être excité par la beauté.

L'appétit d'engendrer, contenu dans certaines limites, est évidemment d'une espèce plaisante et se trouve fortement relié avec toutes les émotions agréables. La joie, la gaieté, la vanité et la tendresse, toutes stimulent ce désir ; aussi bien que la musique, la danse, le vin et la bonne chère. De l'autre côté, la tristesse, la mélancolie, la pauvreté, l'humilité le détruisent. À partir de cette propriété, il n'est pas difficile de concevoir pourquoi il doit être mis en rapport avec le sens de la beauté.

Mais il existe un autre principe qui contribue au même effet. J'ai observé que la direction parallèle de désirs constitue une relation réelle et qu'elle produit, tout autant qu'une ressemblance dans leur sensation, une connexion entre eux. Pour que nous puissions tout à fait comprendre l'étendue de cette relation, nous devons considérer qu'un désir principal peut s'accompagner de désirs subordonnés qui lui sont connectés ; et s'il existe d'autres désirs parallèles à ceux-ci, c'est par leur moyen qu'ils se relient au principal. Ainsi la faim peut-elle bien souvent être considérée comme l'inclination première de l'âme ; le désir d'accéder à la nourriture étant une inclination seconde, puisqu'il est absolument nécessaire à la satisfaction de cet appétit. Par conséquent, si un objet, par quelques qualités séparées, nous incline à prendre de la nourriture, il accroît naturellement notre appétit ; au contraire, tout ce qui nous incline à nous en écarter s'oppose à la faim et diminue notre inclination pour ces aliments. Or il est évident que la beauté a le premier effet et la laideur, le second. C'est la raison pour laquelle la beauté déclenche en nous un appétit plus aiguisé pour nos aliments et que la laideur suffit à nous dégoûter du plat le plus savoureux que l'art culinaire ait jamais conçu. Tout cela s'applique sans peine à l'appétit de génération.

À partir de ces deux relations, savoir : la ressemblance et un désir parallèle, se noue entre la saisie de la beauté, l'appétit physique et la bienveillance une connexion telle qu'ils deviennent en quelque sorte inséparables. Et nous découvrons par expérience qu'il importe peu que cette connexion commence par l'une ou l'autre de ces composantes, puisque chacune s'accompagne presque sûrement des affections qui lui sont reliées. Celui qui brûle de désir sexuel ressent au moins une tendresse momentanée envers son objet qu'il embellit en même temps par l'imagination ; tandis que beaucoup d'autres commencent par la tendresse et l'estime pour l'esprit et le mérite de la personne, et progressent de là vers les autres passions. Mais l'espèce la plus ordinaire d'amour est celle qui commence par s'éprendre de la beauté et diffuse par la suite pour se transformer en tendresse et en appétit physique. La tendresse ou l'estime et l'appétit de génération sont trop éloignés pour s'unir aisément l'un à l'autre. La première est peut-être la passion la plus subtile de l'âme ; la seconde, la plus grossière et la plus vulgaire. L'amour de la beauté, placé dans un juste milieu entre elles, participe à la nature de l'une et de l'autre. De là son aptitude singulière à produire les deux autres.

Cette explication de l'amour n'est pas particulière à mon système, mais elle est inévitable en toute hypothèse125. Les trois affections qui constituent cette passion sont évidemment distinctes et chacune d'entre elles a un objet distinct. Il est donc certain que c'est par leur relation seule qu'elles se déclenchent l'une l'autre. Mais la relation de ces passions ne suffit pas à elle seule. Il faut y ajouter le concours d'une relation d'idées. La beauté d'une personne ne nous inspire pas d'amour pour une autre. Voilà une preuve tangible de la double relation des impressions et des idées. Cet exemple est assez évident pour que nous puissions juger sans peine des autres.

Il peut aussi servir à illustrer, d'une autre façon, ce sur quoi j'ai insisté touchant l'origine de l'orgueil et de l'humilité, de l'amour et de la haine. J'ai observé que, même si le moi était l'objet du premier couple de passions et autrui l'objet du second, on ne pouvait toutefois tenir ces objets pour les seules causes des passions, puisque la relation qu'ils entretiennent avec deux affections contraires serait, dès le premier instant, cause de leur destruction réciproque. Telle est la situation de l'esprit, comme je l'ai décrite. Il possède certains organes naturellement propres à la production d'une passion ; celle-ci, dès qu'elle se produit, nous porte à considérer un certain objet. Mais cela ne suffit pas pour produire la passion ; une autre émotion est requise qui, par une double relation d'impressions et d'idées, peut mettre ces principes en action et leur conférer la première impulsion. Cette situation est plus remarquable encore en ce qui concerne l'appétit de génération. Le sexe n'est pas seulement l'objet de l'appétit ; il en est aussi la cause. Ce n'est pas seulement quand nous sommes poussés par son appétit que nous nous tournons vers lui : il suffit d'y réfléchir pour exciter cet appétit. Toutefois comme cette cause perd de sa force par sa trop grande fréquence, il est nécessaire qu'une nouvelle impulsion vienne l'accélérer ; nous trouvons que cette impulsion provient de la beauté de la personne ; c'est-à-dire d'une double relation d'impressions et d'idées. Si cette double relation est nécessaire lorsqu'une affection présente simultanément une cause et un objet distincts, comment a fortiori ne le serait-elle pas quand l'affection n'a qu'un objet distinct, sans cause déterminée ?