Section III

Sur les motifs qui influencent la volonté

Rien n'est plus ordinaire en philosophie, et même dans la vie courante, que de parler du combat de la passion et de la raison, de donner la préférence à la raison et d'affirmer que les hommes ne sont vertueux que pour autant qu'ils se conforment à ce qu'elle leur ordonne. Toute créature raisonnable, dit-on, est obligée de régler ses actions par la raison ; et si quelque autre motif ou principe disputait la direction de sa conduite, elle devrait s'y opposer jusqu'à le soumettre complètement ou, du moins, le mettre en conformité avec ce principe supérieur. La plus grande partie de la philosophie morale, ancienne ou moderne, semble se fonder sur cette façon de penser ; et il n'est pas de terrain plus ample, tant pour l'argumentation métaphysique que pour les déclamations populaires, que la prééminence supposée de la raison sur la passion. Pour avantager la première, on a fait étalage de son éternité, de son immutabilité, de son origine divine et l'on a insisté avec la même force sur l'aveuglement, l'inconstance, la puissance trompeuse de l'autre. Pour manifester la fausseté de toute cette philosophie, je chercherai à prouver d'abord que la raison ne peut jamais être à elle seule un motif pour une action de la volonté. Puis en second lieu, qu'elle ne peut jamais s'opposer à la passion pour diriger la volonté.

L'entendement s'exerce de deux façons différentes, selon qu'il juge par démonstration ou par probabilité, autrement dit, selon qu'il considère les relations abstraites entre nos idées ou les relations d'objets sur lesquelles l'expérience seule nous informe, je crois qu'il sera difficile d'affirmer que la première sorte de raisonnement est à elle seule la cause d'une action. Comme son domaine spécifique est le monde des idées et comme la volonté nous place toujours dans celui des réalités, la démonstration et la volition semblent, pour cette raison, totalement disjointes l'une de l'autre. Sans doute les mathématiques sont-elles utiles dans toutes les activités mécaniques et l'arithmétique dans presque tous les arts et métiers ; mais elles n'ont pas par elles-mêmes cette influence. La mécanique est l'art de régler les mouvements des corps en vue d'une fin ou de quelque but que l'on se propose ; et la seule raison qui nous fait utiliser l'arithmétique pour établir les propositions entre les nombres, c'est que nous pouvons découvrir par son moyen les proportions de leur influence et de leur action. Pourquoi un marchand désire-t-il faire le bilan de ses comptes avec une personne sinon pour apprendre par là de quelle somme, équivalente par ses effets à son stock de marchandises, il disposera pour payer ses dettes et s'approvisionner ? Par conséquent, le raisonnement abstrait ou démonstratif n'influence jamais aucune de nos actions, sinon par sa direction de notre jugement concernant les causes et les effets ; ce qui nous conduit à la seconde activité de l'entendement.

Il est clair que, lorsque nous prévoyons de souffrir d'un objet quelconque ou d'en tirer du plaisir, il s'ensuit une émotion d'aversion ou de propension et une inclination soit à éviter ce qui nous procurera ce malaise, soit à étreindre ce qui nous contentera. Il n'est pas moins clair que cette émotion ne s'en tient pas là ; et que, nous portant à jeter nos vues de tous côtés, elle embrasse tout ce qui se trouve en connexion avec l'objet d'origine selon la relation de cause à effet. Le raisonnement intervient donc ici pour découvrir cette relation ; et en fonction de la variation de notre raisonnement, nos actions varient subséquemment. Mais il est évident, dans ce cas, que l'impulsion ne provient pas de la raison qui ne fait que la diriger. C'est la perspective de la souffrance et du plaisir qui éveille l'aversion ou la propension à l'égard d'un objet ; ces émotions s'étendent aux causes et aux effets que la raison et l'expérience nous indiquent. La question de savoir lesquels, parmi les objets, sont causes et lesquels sont effets, ne saurait présenter le moindre intérêt si l'ensemble des causes et des effets nous était indifférent. Lorsque les objets eux-mêmes ne nous affectent pas, ils ne peuvent jamais gagner d'influence par leur connexion ; et il est évident que, comme la raison n'est rien d'autre que la découverte de cette connexion, ce ne peut être par son moyen que les objets sont susceptibles de nous affecter.

Puisque la raison ne peut jamais, à elle seule, ni produire une action ni susciter une volition, j'en infère que cette même faculté n'est pas davantage capable d'empêcher une volition ou de disputer la préférence à une passion ou à une émotion. C'est là une conséquence nécessaire. Il est impossible que la raison puisse avoir cet effet d'empêcher la volition, sans donner une impulsion dans la direction contraire à notre passion ; une impulsion qui, à elle seule, aurait pu produire une volition. Rien ne peut s'opposer à l'impulsion d'une passion ou la retarder, si ce n'est une impulsion contraire ; et si cette impulsion contraire pouvait provenir de la raison, cette dernière faculté devrait alors avoir une influence originelle sur la volonté et devrait pouvoir causer, tout autant qu'empêcher, un acte de volition. Mais si la raison n'a pas cette influence originelle, il ne lui est pas possible de résister à un principe qui a cette efficacité, ni même de maintenir l'esprit en suspens, ne serait-ce qu'un instant. Ainsi il apparaît que le principe qui s'oppose à notre passion ne peut s'identifier à la raison, et que ce n'est pas au sens propre qu'on l'appelle ainsi. Nous ne parlons pas rigoureusement et philosophiquement lorsque nous discourons du combat de la passion et de la raison. La raison est et ne doit qu'être l'esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir. Comme cette opinion peut apparaître quelque peu extraordinaire, il ne sera pas déplacé de la confirmer par quelques autres considérations.

Une passion est une existence originelle, ou, si l'on veut, une modification originelle de l'existence ; elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d'une autre existence ou d'une autre modification. Quand j'ai faim, je suis réellement sous l'emprise de la passion et, dans cette passion, je ne me réfère pas davantage à un autre objet que lorsque j'ai soif, suis malade ou mesure plus de cinq pieds de haut. Il est donc impossible que la vérité et la raison puissent s'opposer à cette passion ou que celle-ci puisse contredire celles-là, puisque cette contradiction consiste dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec les objets qu'elles représentent.

Ce qui peut se présenter sur ce chapitre, c'est que, comme, d'une part, rien ne peut être contraire à la vérité ou à la raison sauf ce qui s'y réfère et comme, d'autre part, seuls les jugements de notre entendement ont cette référence, il s'ensuit que les passions peuvent être contraires à la raison dans la seule mesure où elles s'accompagnent de quelque jugement ou de quelque opinion. Selon ce principe, qui est si évident et si naturel, c'est seulement en deux sens qu'une affection peut être dite déraisonnable. D'abord, quand une passion telle que l'espoir ou la crainte, le chagrin ou la joie, le désespoir ou la sérénité, se fonde sur la supposition de l'existence d'objets qui en réalité n'existent pas. En second lieu, quand, pour satisfaire une passion, nous choisissons des moyens inappropriés à la fin visée et jugeons faussement des causes et des effets. Lorsqu'une passion ne se fonde pas sur des suppositions fausses et qu'elle ne recourt pas à des moyens inappropriés à sa fin, l'entendement ne peut ni la justifier ni la condamner. Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n'est pas contraire à la raison que je choisisse d'être totalement ruiné pour empêcher le moindre malaise d'un Indien ou d'une personne qui m'est totalement inconnue. Il n'est pas davantage contraire à la raison que je préfère, même en connaissance de cause, un moindre bien à mon plus grand bien, et que j'éprouve une affection plus ardente pour le premier que pour le second. Un bien trivial peut, en raison de circonstances particulières, produire un désir supérieur à celui que suscite le contentement le plus considérable et le plus estimable ; et il n'y a rien de plus extraordinaire en cela que de voir, en mécanique, un poids d'une livre en soulever un de cent, grâce à l'avantage de sa situation. En bref, une passion doit s'accompagner d'un jugement faux pour être déraisonnable ; et même alors, ce n'est pas la passion qui, à proprement parler, est déraisonnable, c'est le jugement134.

Les conséquences sont évidentes. Puisqu'une passion ne peut jamais, en aucun sens, être appelée déraisonnable, sauf quand elle se fonde sur une supposition fausse ou quand elle choisit des moyens inappropriés pour la fin projetée, il est impossible que la raison et la passion puissent jamais s'opposer l'une à l'autre ou se disputer le gouvernement de la volonté et des actions. Dès que nous nous apercevons de la fausseté d'une supposition ou de l'insuffisance de certaines moyens, nos passions cèdent à notre raison, sans opposition. Je puis désirer un fruit pour son goût excellent ; mais si vous me persuadez de mon erreur, je cesse de le désirer. Je puis vouloir accomplir certaines actions afin d'obtenir un bien désiré ; mais comme ce vouloir est seulement subordonné et se fonde sur la supposition d'une causalité entre mes actes et l'effet recherché, dès que je m'aperçois de la fausseté de cette supposition, mes actions me deviennent nécessairement indifférentes.

Il est naturel, pour quiconque n'examine pas les objets d'un œil rigoureusement philosophique, d'imaginer comme tout à fait identiques des actions de l'esprit qui ne produisent pas une sensation différente et ne sont pas immédiatement discernables au sentir et à la perception. La raison, par exemple, s'exerce sans produire d'émotion sensible ; et, sauf dans les spéculations philosophiques les plus sublimes ou dans les frivoles subtilités des écoles, elle ne transmet que bien rarement un plaisir ou un malaise. De là vient que toute activité de l'esprit qui agit avec la même sérénité et la même tranquillité que la raison se confond avec elle chez tous ceux qui jugent des choses à première vue et sur leur première apparence. Or il est sûr qu'il existe certains désirs et tendances calmes135 qui, tout en étant des passions bien réelles, produisent peu d'émotion dans l'esprit et sont mieux connus par leurs effets que par la sensation ou le sentiment immédiats. Ces désirs sont de deux sortes : ou bien ce sont des instincts implantés originellement dans nos natures, comme la bienveillance et le ressentiment, l'amour de la vie et la tendresse envers les enfants ; ou bien l'appétit général pour le bien et l'aversion pour le mal, considérés simplement comme tels. Quand certaines de ces passions sont calmes et ne causent pas de désordre dans l'âme, on s'empresse de les prendre pour des déterminations de la raison et de supposer qu'elles proviennent de la même faculté que celle qui juge de la vérité et de l'erreur. On a supposé que leur nature et leurs principes étaient les mêmes parce que la différence entre leurs sensations n'était pas évidente.

Outre ces passions calmes qui déterminent souvent la volonté, on trouve certaines émotions violentes de même genre qui exercent également une grande influence sur cette faculté. Quand je suis victime d'une injustice de la part d'un autre, je ressens souvent une passion violente de ressentiment136 qui me fait désirer à son encontre du mal et une punition137, indépendamment de toute considération de plaisir et d'avantage personnels. Quand je suis immédiatement menacé par un mal cruel, mes craintes, mes appréhensions et mes aversions se portent à un niveau élevé et produisent une émotion sensible.

C'est l'erreur commune des métaphysiciens d'avoir attribué la direction de la volonté à l'un de ces principes exclusivement, en supposant l'inefficience de l'autre. Les hommes agissent souvent sciemment contre leur intérêt : la vue du plus grand bien possible ne les influence donc pas toujours. Les hommes répriment souvent une violente passion dans la poursuite de leurs intérêts et de leurs buts ; le malaise présent ne saurait donc seul les déterminer. Nous pouvons observer en général que ces deux principes agissent sur la volonté et que, lorsqu'ils se contrarient, l'un d'eux prend l'avantage, selon le caractère général de la personne ou selon sa disposition présente. Ce que nous appelons force d'âme implique la prééminence des passions calmes sur les violentes ; quoiqu'il ne soit pas difficile de voir qu'il n'est pas d'homme assez constamment vertueux qu'il ne cède jamais, à l'occasion, aux sollicitations de la passion et du désir. Ces variations de tempérament rendent très difficile une décision touchant les actions et les résolutions des hommes, en cas de contrariété de motifs et de passions138.