Introduction
Le mystère Napoléon
« Jusqu’à présent, Napoléon est un livre qui a été plus commenté que traduit. »
Napoléon est-il une transition, un météore dont le destin extraordinaire a traversé les siècles ou demeure-t-il le passeur du monde moderne, celui qui a terminé la Révolution en France tout en contribuant à la diffuser dans le monde ?
Sur son caractère, son action, ses batailles, ses réformes, sa famille ou ses amours, ses triomphes et ses fautes, les jugements abondent et pour la plupart se contredisent. Dès son vivant, il fut objet de polémique, mythe et épopée contre légende noire, suscitant des sentiments opposés mais toujours exaltés, à l’image de son caractère. Ainsi Chateaubriand tour à tour l’encensa, le renia et le réhabilita, marquant à travers son œuvre1 la difficulté d’édicter un jugement serein sur une vie qui échappe par sa démesure à la contingence des faits.
Comment aborder une pareille existence ? Conjonction de hasards heureux, rencontre d’un homme exceptionnel avec des circonstances qui ne l’étaient pas moins, ou destin inscrit dans le ciel ? Napoléon croyait à tout cela, au hasard qui mène le monde, au tempérament et à la force de la volonté qui métamorphosent une vie ordinaire en épopée, à la singularité d’une révolution appelant un sauveur après avoir fait table rase des pouvoirs, à sa propre prédestination, cette fameuse étoile qui lui était apparue à Lodi et ne devait le quitter que dans les steppes de Russie2. A coups de victoires, de traités et de réformes, il allait façonner un monde nouveau, écrasant les monarchies continentales, bravant Albion, imposant sa famille, ses lois et ses armées à une Europe exsangue : « Sa plus haute vertu, note André Suarès, aura été de révéler à la masse humaine la puissance du peuple en armes, qui brûle de donner son propre idéal à tout le reste du monde. [...] Napoléon a coulé dans les moules anciens cette lave humaine en fusion. [...] Il a, [...] le fouet de la gloire au poing, mené le peuple à l’action héroïque, cette enfance de la vraie révolution : ni la multitude ni lui n’ont su alors ce qu’ils firent. Donnant donnant, la multitude en a fait son héros. De là que le plus réaliste des hommes a été le plus légendaire, et sa légende se confond avec sa vie. »
La « gloire de l’Empire » ne cesse, depuis Sainte-Hélène, d’attirer historiens et essayistes. Passionné depuis toujours par l’époque et le personnage, j’ai préféré observer l’envers du décor en privilégiant l’analyse de la chute3. Car bien qu’ébloui par le soleil d’Austerlitz, je pressentais qu’il ne s’agissait que d’un « soleil noir ». Pour moi, les ressorts de la chute sont à l’œuvre dès le début de la geste napoléonienne, aux sources de l’Empire même, Empire impossible au sortir de la Révolution. Si la Berezina, Leipzig ou la trahison de Talleyrand ponctuent l’effondrement, elles n’en constituent que le final. Ses causes directes résultent de facteurs plus anciens et profonds ; elles sont inscrites dans les gènes de l’aventure, marquée dès l’origine par la précarité d’un pouvoir miné par la fièvre révolutionnaire.
Chute de l’Empire ou chute de Napoléon ? A première vue, tout semble se rapporter à la personnalité de l’Empereur, homme-siècle qui occulte par son génie et sa légende tous ceux qui l’entourent. Davantage que Charlemagne, Saint Louis ou Frédéric II, autant qu’Alexandre et César, Napoléon écrase de sa stature la période à laquelle il donne son nom. « L’Etat c’était moi », dira-t-il à Sainte-Hélène en paraphrasant la célèbre maxime du Roi-Soleil. Pourtant il existe, derrière l’Empereur, en France comme en Europe, des personnalités dont le rôle s’est avéré décisif, Fouché et Talleyrand pour la France, Pitt pour l’Angleterre, Stein pour la Prusse, Koutouzov et Alexandre Ier pour la Russie ; enfin Metternich pour l’Autriche. Il y a surtout la France, première puissance mondiale par son armée et sa démographie, mais puissance à son crépuscule, dont l’Empire signe l’éphémère apogée. Portée par la gloire, elle n’en demeure pas moins précocement ruinée par la guerre, guerre civile de la Révolution, guerre continentale avec l’Europe, meurtrie dans sa chair, divisée par ses haines, retardée par ses pesanteurs. Son réservoir humain s’essouffle, son énergie s’affaisse tandis que son esprit quitte les rives ardentes de la conquête pour gagner le port d’attache de l’ordre bourgeois.
Le malentendu
Au cœur de la chute se cache un malentendu entre Napoléon et les trente millions de Français amenés à partager son aventure. L’ambiguïté naît en Brumaire an VIII, lors de ces fiançailles un peu forcées entre la France et le jeune héros revenu d’Egypte. La nation termine un chapitre de l’histoire de la Révolution alors que Bonaparte commence le sien. Epuisée par la guerre, la Terreur et l’instabilité du Directoire, elle plébiscite les deux paix militaire et civile – que son nouveau chef lui promet. Deux ans plus tard, le contrat est rempli, l’anarchie comprimée, l’Etat restauré, l’Europe pacifiée par les traités de Lunéville et d’Amiens. Eperdu de reconnaissance, le pays réel rejoint le pays légal pour porter Bonaparte au Consulat à vie. C’est alors que leurs chemins commencent à se séparer.
Bonaparte, imprégné des souvenirs de Toulon et d’Italie, croit la France à l’image de son armée, avide de gloire et affamée de conquête, plus grande qu’elle-même, agitée depuis 1789 d’un perpétuel besoin de mouvement et d’expansion. Eloigné de son pays par l’aventure méditerranéenne, le revenant de Brumaire prête à son pays ses propres convictions, pétries d’histoire antique, nourries d’ambition, portées par l’idéal universaliste des Lumières dont il a ressenti la flamme dès Brienne, flamme devenue fièvre dévorante au contact de la Révolution qui renverse les barrières et menace l’Europe. Il en a épousé l’ardeur idéologique, l’esprit de conquête prolongeant l’universalisme de la Déclaration des droits de l’homme.
Or sa vision ne correspond pas à la réalité d’une société déjà conservatrice qui salue en lui le restaurateur de l’ordre bien plus que le conquérant des Pyramides. Une décennie de troubles, oscillant entre anarchie et coups d’Etat, et un septennat de guerre ont brisé le rêve français. Tournant le dos à tout défi collectif, le pays, las, aspire au repos. L’invasion de 1792 a certes ranimé la ferveur militaire, la parant pour l’occasion de l’idéal de la Grande Nation armée contre l’Europe des rois pour libérer le monde, mais l’incendie n’a été qu’un feu de paille alimenté par l’éloquence du chef girondin Brissot, l’ardeur de Danton et du Comité de salut public. Depuis la chute de Robespierre, notre pays est à bout de rêve. La France entre à pleines voiles dans l’ère des notables, paix et propriété, nation de Sieyès et bientôt de M. Homais, que les romantiques vomiront.
L’illusion de l’osmose entre la France et Napoléon perdure d’autant plus longtemps que l’Empereur comprend en partie cet esprit conservateur et l’épouse sur de nombreux points : respect de la famille et de la religion, goût de l’ordre, défiance envers les partis et le parlementarisme, sacralité de la propriété appartiennent au répertoire commun des notables et du sauveur. Mais Napoléon demeure aussi l’homme de l’en-avant et de la conquête, incarnation de l’esprit militaire soucieux d’émulation et de transcendance, refusant tout frein et pause. Alors que l’égoïsme règne déjà, il veut bâtir une nation rassemblée autour d’un avenir partagé.
Dans ces conditions, la poursuite de la guerre se révèle indispensable à ses yeux. Elle soude la Nation dans la peur, fortifie sa légitimité par la victoire, agrandit l’horizon aux couleurs radieuses de l’expansion économique et d’une Europe française. Cette France unie par la conquête et le Code civil, le sabre et l’esprit, deviendra la nouvelle Rome qui va coloniser le monde, porteuse d’une société étatique et égalitaire, fidèle en cela à l’esprit de la Révolution car elle va broyer les modèles monarchiques. En échange, il demande à la patrie des sacrifices qu’il juge bénins – des hommes et de l’argent – eu égard à la grandeur de l’enjeu. Emporté par sa vision, il occulte les réalités d’une France usée, inquiète, hantée par son passé, et qui refuse de nouvelles souffrances. Derrière les enluminures de la gloire, la peur gangrène l’épopée.
La trahison
Comme son rival Chateaubriand, Benjamin Constant a loué Napoléon après l’avoir voué à la damnation éternelle4. Faut-il le croire quand il affirme : « Bonaparte a été modifié par les éléments qui l’ont entouré dès sa naissance : ces éléments étaient les débris d’une monarchie absolue, mise en fermentation par une révolution devenue tyrannique. La corruption, le mépris des hommes, le besoin du plaisir et des richesses, et – pour les conquérir – la flatterie, l’empressement à servir le despotisme, quand il était fort, tel fut le spectacle qui frappa les yeux du jeune ambitieux : ce fut avec ces éléments qu’il se construisit un système ; mais il valait mieux que ces éléments, il valait mieux que ce système, et c’est pour ne pas avoir été ce qu’il pouvait, ce qu’il devait être, que nous l’avons vu tomber et périr. Le monde a été puni de l’avoir corrompu ; il a été puni de s’être laissé corrompre. »
Il esquisse ainsi l’idée défendue également par Stendhal et Larousse5 d’une trahison de la Révolution, reniée par son fils, fossoyeur de la liberté, destructeur de la sacro-sainte égalité, restaurateur d’une monarchie et d’une noblesse, empereur parvenu uniquement soucieux d’être adopté par l’Europe. Toutes ces fautes proviendraient de sa quête éperdue de reconnaissance, obsession dynastique qui le pousse à s’entourer d’une cour et à marier sa famille avec les têtes couronnées avant d’épouser lui-même une archiduchesse d’Autriche, devenant dès lors le gendre des Habsbourg et le neveu de Louis XVI.
L’obsession de la légitimité chez Napoléon demeure absente de la plupart des analyses de l’historiographie contemporaine6. Elle se décline en quelques questions : Comment restituer à l’exécutif la primauté après la décapitation de Louis XVI ? Comment lui assurer la pérennité nécessaire sans recourir à l’hérédité ? Comment bâtir une nation sur une somme d’individualités qui réclament leur émancipation ? Quels liens établir pour rassembler le plus grand nombre et forger une patrie ? Quelles réformes accomplir, quelle morale fonder ? En résumé : comment organiser la démocratie en ordonnant le pouvoir et la société ?
Toutes les formes de gouvernement possibles ou presque ont en effet été tentées : monarchie constitutionnelle de 1789 à 1791, république absolue durant la Convention, bicaméralisme et exécutif collégial sous le Directoire. Aucune ne s’est imposée dans la durée. Porteuse d’une société nouvelle, la Révolution ne parvient pas à accoucher d’un gouvernement stable car elle se révèle incapable de bâtir sa légitimité sur les décombres de l’ordre monarchique qui justifiait l’absolutisme royal au nom de la volonté divine et de la tradition7. Les différentes factions révolutionnaires, qui se disputent le pouvoir avec acharnement, ne sont d’accord sur rien excepté sur la souveraineté théorique du peuple ; concept abstrait qui autorise tous les détournements et ne règle en rien les deux enjeux majeurs de l’organisation des pouvoirs et de la représentation. La question religieuse vient compléter ce triptyque autour duquel constituants, conventionnels puis thermidoriens se déchirent. En 1800, tout reste à faire, ou plutôt à refaire.
« Bourrienne, dit-il à son secrétaire au lendemain du 18 Brumaire, ce n’est pas tout d’être aux Tuileries, il faut y rester. » Pour y parvenir, Napoléon impose en quatre ans sa propre conception de la Révolution. Il en adopte les conséquences sociales, l’égalité civile, donc la fin des privilèges, ainsi que la sacralité de la propriété. Mais il en rejette le volet libéral, omniprésent depuis Voltaire et Montesquieu : prépondérance parlementaire, liberté de la presse, décentralisation, indépendance de la justice. Sur ces points, il modernise l’héritage absolutiste qui relie secrètement la monarchie à la Convention : « Les Français sont indifférents à la liberté ; ils ne la comprennent ni ne l’aiment ; la vanité est leur seule passion et l’égalité politique, qui permet à tous l’espérance d’arriver à toutes les places est le seul droit politique dont ils fassent cas. » Et Stendhal, citant le propos, de conclure : « Jamais rien de plus juste n’a été dit sur la nation française. »
Lieutenant corse, général jacobin, Consul puis Empereur, Napoléon incarne cette ascension sociale par le mérite rendue possible par la Révolution. C’est cette identification entre un homme et une nation qu’a si bien décrite Chateaubriand : « Une expérience journalière fait reconnaître que les Français vont instinctivement au pouvoir : ils n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or, l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au cœur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui, roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant aurait choqué davantage l’envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté son orgueil. »
Couronnement de l’égalité, l’Empire en paraît bien pourtant la négation lorsqu’il rétablit l’hérédité comme critère premier de la légitimité. En 1808, fort des triomphes militaires obtenus, il franchit le pas décisif et établit une noblesse. L’Etat concentre son effort sur la formation des élites. Trente mille personnes environ constituent le vivier limité au sein duquel se recrute l’élite administrative et politique. Chaque jour, dans ces conditions, l’égalité des chances proclamée se sclérose, y compris dans l’armée où l’avancement commence à être gangrené par la faveur.
Conservateur et nobiliaire, le régime se fige, comme l’ancienne royauté, la dérive s’accentuant après le mariage avec Marie-Louise. Napoléon a beau distribuer titres et terres, fonctions et prébendes, décorations et gratifications, il achète sans parvenir à attacher. Petit à petit, les premiers fidèles s’éloignent ou succombent aux jeux de cour. Au jour des adieux, Fontainebleau offrira le spectacle édifiant d’un Empereur tragiquement seul, tombé pour avoir renié ses origines.
Fustigeant le despote et le parvenu, la légende noire se tisse alors, même chez un Marmont, fils spirituel dont la défection a signé la fin : « Tant qu’il a dit : tout pour la France, je l’ai servi avec enthousiasme. Quand il a dit : la France et moi, je l’ai servi avez zèle. Quand il a dit moi et la France, je l’ai servi avec dévouement. Il n’y a que quand il a dit : Moi sans la France, que je me suis détaché de lui. »
Le gouffre
Porté au pouvoir par l’alliance du patriotisme révolutionnaire et des notables, l’Empereur est ainsi tombé sous le coup des hommes et des valeurs dont il avait été le sauveur et l’incarnation. Comment ce divorce s’est-il opéré ?
Pour comprendre la chute, il faut partir du sommet, et plus précisément disséquer la décennie triomphale qui relie le point de départ de Lodi à l’apogée de Tilsit. Toute l’histoire ultérieure découle des deux choix majeurs accomplis au zénith de la gloire : choix de l’hérédité avec le sacre de 1804 ; choix de la conquête tel qu’il s’exprime dans le décret instituant le Blocus continental fin 1806. Le premier le coupe de la Révolution, le second de l’Europe.
Reste à savoir dans quelle mesure ces deux tournants reflètent une dérive ou sont imposés par la conjoncture comme le seul moyen de retenir un pouvoir toujours fragile, donc précaire. Dans la France révolutionnaire, condamnée à mort par l’Europe monarchique, la paix demeure impossible, l’immobilité entraîne l’anéantissement. Chacune de ses victoires, civiles ou militaires, maintient le régime à flot sans pour autant lui apporter de fondements solides. Bonaparte le pressent dès Brumaire où le crachat des parlementaires l’oblige à passer en force le Rubicon, marquant son pouvoir naissant du sceau de l’éphémère et de la flétrissure par la violation des lois. Il le comprend à son retour de Marengo en découvrant les manœuvres ourdies en son absence par une classe politique qui spécule sur sa défaite. Ecœuré par les hommes, vacciné par la souffrance, il s’est depuis lors employé à confisquer ce pouvoir qu’il juge ne plus être en mesure de déléguer. Le passage à l’Empire se fait sur le cadavre du duc d’Enghien, l’assassinat répondant en écho sinistre au coup d’Etat fondateur. A ce pouvoir souillé, il faut l’onction populaire du plébiscite et surtout religieuse du sacre. A ce pouvoir fragile, il faut la gloire comme substitut et comme rachat ; la victoire comme but et justification de la dictature intérieure.
Impossible donc d’ignorer dans le drame qui se noue la personnalité de Napoléon, parfaitement définie par Hippolyte Taine : « Architecte, propriétaire et principal habitant, de 1799 à 1814, il a fait la France moderne : jamais caractère individuel n’a si profondément imprimé sa marque sur une œuvre collective, en sorte que, pour comprendre l’œuvre, c’est le caractère qu’il faut observer. » Sculptée par l’épreuve, révélée par la guerre, mythifiée par la gloire, déformée par la légende, sa vie ne cesse de brouiller les pistes. Son apparence de fer masque un doute profond, essentiel à sa connaissance, une angoisse due à la conscience de la précarité de son œuvre. Elle épouse les peurs françaises dans sa volonté d’exorciser la Terreur pour pérenniser la Révolution en la dotant enfin d’institutions solides. D’où la longue marche vers l’hérédité, ce pilier pacifique qui devait assurer l’ordre en plaçant le chef de l’Etat au-dessus des factions. Mais elle sécrète de nombreux risques : conservatisme, isolement, privilèges. D’où, aussi, la conquête qui en forme le contrepoids naturel car elle laisse sa chance aux plus humbles de s’élever par la bravoure et poursuit l’idéal universaliste de la Grande Nation. Mais il y a conquête et conquête. Là aussi, tout est question de légitimité. A Marengo, à Austerlitz puis à Iéna, la France est l’agressée, la victime qui réplique en état de légitime défense à l’attaque des coalitions financées par l’Angleterre. Victorieuse, elle se contente longtemps d’extensions logiques et utiles : peuples francophones de la rive gauche du Rhin et de l’Italie du Nord. En décrétant le Blocus continental, Napoléon change radicalement la donne. Il ne s’agit plus de défendre ou d’atteindre des frontières naturelles, mais de soumettre le continent entier à l’ordre nouveau. En agissant ainsi, il se condamne à la guerre permanente. Sa survie dépend désormais de l’issue de chacune de ses batailles. A peine intronisé, il fait le choix délibéré d’augmenter la mise et de se fragiliser. A l’Empire immobile, il préfère l’Empire ardent, toujours en mouvement à l’image de son créateur. Empire fragile et qui a plus que jamais besoin de son sauveur. En résumé, la fragilité de la conquête fait pendant à celle, intérieure, du Consulat, légitimant la dictature, scellant la nation à son chef.
De Tilsit à la campagne de Russie, soit de 1807 à 1812, l’Empire aborde sa seconde phase. Chaque jour plus grand, toujours puissant, il s’appauvrit pourtant en s’enrichissant, miné par les haines des peuples et son affaiblissement interne. En 1807, la légendaire rencontre avec Alexandre Ier sur le radeau de Tilsit marque bien un tournant majeur du règne auquel correspond la mutation physique et morale décrite par tous les témoins. D’un empereur encore affable et accessible, on passe au népote alourdi, odieux et impatient, isolé en sa cour, dominant par la crainte mais ne touchant plus les cœurs. Lui dont le mouvement n’a jamais empêché le pragmatisme, lui dont l’autoritarisme paraissait tempéré par la curiosité et la capacité d’écoute tombe dans l’engrenage fatal, coupé de son peuple, méprisant les rois. Symbole éclatant de cette dérive : le mot république disparaît alors des actes officiels tandis que Talleyrand, ministre des Affaires étrangères et avocat d’une diplomatie modérée, se voit disgracié.
Conséquence du blocus et de l’enivrement de Tilsit, Napoléon se jette sur l’Espagne en 1808 puis détrône le pape. Pour la première fois, il ne défend plus la Révolution contre l’Ancien Régime mais attaque les peuples par sa seule volonté. « En abjurant son droit, la conquête perdait son âme ; elle en était désormais réduite à la dernière et vulgaire raison du pouvoir, le canon ; et sur tous les points d’un champ de bataille illimité, il fallait à toute heure être le plus fort, le plus actif et le plus habile », résume Montholon dans ses Mémoires.
« A force de vaincre les obstacles, annonce Marmont, il les a toujours méprisés ; mais aussi à force de les mépriser, il a fini par en accumuler une telle masse sur sa tête, qu’il en a été écrasé8. » Tout est en place pour le drame qui se déroule en trois temps, de l’automne 1812 au printemps 1814, entre l’incendie de Moscou et l’agonie de Fontainebleau : la retraite de Russie, fin 1812, signe la débâcle de la Grande Armée ; l’échec de la campagne d’Allemagne, en 1813, celle du Grand Empire ; la glorieuse campagne de France n’empêche pas la chute de Napoléon, scellée par l’alliance des coalisés avec les grands notables parisiens cornaqués par Talleyrand.
Spectacle fascinant d’une seule et même retraite, de Moscou à Paris ; d’un homme qui lutte, d’une Cour qui trahit, d’un peuple qui renonce, d’une Europe résolue qui trouve dans la revanche les premiers ferments de son identité. C’est pourtant à travers ce drame que s’opère la métamorphose en gestation depuis le drame de la Berezina. Car finalement Napoléon revient vers Bonaparte, à la pureté de la source consulaire, emblème d’une révolution « dessouillée », réconciliée avec l’ordre mais refusant les Bourbons imposés par l’étranger, synonymes d’une paix honteuse. Préférant la mort à la flétrissure, il fait le choix résolu de la chute et de l’appel à l’histoire. Confronté à l’inéluctable, Napoléon tombe sans jamais s’abaisser. Selon André Suarès, « plus il voit l’ombre de la catastrophe gagner sur lui, moins il veut s’y soustraire : il fait tout ce qu’il faut pour s’en draper, comme d’un manteau toujours plus vaste ; il ne s’offre pas de bon cœur à l’infortune, mais il se prépare à porter le pourpre majestueux du malheur. Raidi dans le bronze de sa statue, on dirait qu’il travaille au socle, pour l’exhausser au-dessus du siècle. Le joueur de la toute-puissance joue pour perdre dans un si prodigieux désastre que la gloire en soit éternelle. Car il n’ignore pas qu’il doit perdre à la fin ».
*
J’étais décidé à raconter l’ensemble de l’aventure. La densité des sujets à aborder, l’ampleur de la documentation, la qualité littéraire des témoignages m’ont persuadé de la nécessité de séparer la décennie de l’ascension du septennat du déclin. Ce livre, remanié sans cesse depuis 2002, raconte donc l’histoire d’une élévation extraordinaire9. Il se nourrit d’une conviction fortifiée par l’expérience personnelle, de la solitude du pouvoir, de sa fragilité, de son immense complexité, enfin de son caractère foncièrement tragique. Nul mieux que Napoléon n’incarne cette course contre le temps ; cette lutte contre l’esprit de cour et les conservatismes qui incombe au responsable éphémère du destin d’un peuple. Sa chevauchée fantastique lui a fermé les portes du monde mais lui a ouvert celles de la postérité ; preuve que le temps du jugement ne se confond jamais avec celui de l’action.
Dans Les Cent-Jours10, j’avais tenté de montrer que la chute pouvait être fondatrice. Ce livre-ci en forme l’exact contrepoint puisqu’il s’attache à démontrer l’inéluctabilité de la chute derrière l’apogée. La gloire cumulée d’Arcole, Marengo, Austerlitz, Iéna ou Friedland, compense et masque les deux immenses échecs personnels que constituent le coup d’Etat manqué du 18 Brumaire et l’assassinat du duc d’Enghien. A chaque étape de son ascension, Bonaparte butte sur la dernière marche alors qu’il croit remporter la victoire.
J’ai voulu aller résolument à l’essentiel : biographies, Mémoires et études de toute sensibilité. Mais je n’ai pas souhaité enfermer Napoléon dans la religion des faits ou l’étouffoir de la chronologie, tant l’homme échappe aux normes rationnelles. Inventeur de la communication moderne, metteur en scène de sa destinée, l’Empereur voulait régner par l’imagination dont il a dit qu’elle gouvernait le monde. Comment dès lors oser l’aborder sans faire appel à ses propres intuitions et interprétations, dussent-elles trancher avec la vulgate en vigueur ? Le Napoléon du songe, prophète du Mémorial, ne contraste qu’en apparence avec le chef méticuleux de la Correspondance. Ces deux corps, poétique et politique, de Napoléon ne font qu’un, ils se mêlent en une alchimie parfois déroutante. C’est aussi pourquoi, dans les sources consultées, j’ai privilégié les politiques et les écrivains, les premiers comme détenteurs d’une expérience, les seconds comme porteurs d’une vérité qui n’est pas la vérité mais une vision, interprétation le plus souvent iconoclaste du destin de l’Empereur. Balzac, Bloy, Chateaubriand, Suarès, Stendhal ou Elie Faure possèdent la vertu d’avoir regardé leur modèle en face, de puissance à puissance. Bien entendu, Napoléon Bonaparte, mémorialiste et correspondant sublime, est le premier à avoir été mis à contribution.