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L’appel
« Alors, un homme s’élèvera, peut-être resté jusque-là dans la foule et l’obscurité, un homme qui ne se sera fait un nom ni par ses paroles ni par ses écrits, un homme qui aura médité dans le silence, un homme enfin qui aura peut-être ignoré son talent, qui ne l’aura senti qu’en l’exerçant, et qui aura fort peu étudié. Cet homme s’emparera des opinions, des circonstances, de la fortune ; et il dira du grand théoricien ce que l’architecte praticien disait devant les Athéniens de l’architecte orateur : “Ce que mon rival vous a dit, je l’exécuterai.” »
GUIBERT,
Essai général de tactique.
La révélation
Le mythe d’Arcole a éclipsé l’aurore de Lodi. Si la mémoire collective a conservé du premier l’image d’un Bonaparte avançant drapeau en main sous la mitraille, c’est pourtant la seconde qui a pesé le plus lourd dans sa destinée. Car c’est à Lodi, le 10 mai 1796, dans cette petite ville d’Italie du Nord, que le jeune général de vingt-six ans, nouvellement appelé au commandement en chef de la plus petite des grandes armées de la République, va découvrir son étoile et croire en son destin.
C’est la première fois qu’il rencontre véritablement les Autrichiens depuis l’ouverture de la campagne d’Italie. Certes, il affronte seulement une arrière-garde, forte de 8 000 à 10 000 hommes, qui lui est opposée pour ralentir son offensive et préserver le gros de l’armée des Habsbourg, alors en pleine retraite. Mais cette arrière-garde s’est solidement retranchée sur une rive de l’Adda11, abritée derrière un pont de bois d’environ 200 mètres dont le franchissement paraît impossible en raison de la puissance de feu autrichienne, composée d’une batterie d’une dizaine de pièces et de trois bataillons, soit approximativement un millier d’hommes.
Commencée dans la matinée, la bataille revêt d’abord l’apparence classique d’un duel d’artillerie, chaque rive canonnant l’autre avec un succès relatif. Les Autrichiens décapitent par inadvertance la statue du patron de la ville, saint Jean Népomucène, érigée sur la petite place située à l’entrée du pont12. Dans la lignée des rencontres courtoises de la guerre en dentelles, on se dirige vers une sorte de statu quo, propice à l’évacuation nocturne, lorsque Bonaparte parvient vers midi sur le champ de bataille. Pour lui, pas question d’attendre et de laisser filer. Il décide aussitôt de forcer le destin en lançant une colonne à l’assaut du pont. Pour assurer l’effet de surprise, il dispose d’un avantage stratégique décisif : il peut, derrière la muraille qui jouxte la cité, dissimuler 3 000 hommes à proximité du pont. Au milieu de l’après-midi, la concentration s’achève. Pour galvaniser sa phalange, Bonaparte vient la haranguer en personne : « Vous avez franchi le Pô, roi des fleuves, vous arrêterez-vous devant l’humble Adda ? » Un géant à barbe rousse, le major Dupas, ouvre la marche héroïque... qui prend aussitôt l’allure d’un convoi funèbre. L’étroitesse du pont ne permet qu’à six hommes de passer de front, ce qui affaiblit l’attaque et donne à l’artillerie autrichienne une supériorité qui semble décisive. Sa première salve coupe net l’élan. Empêchées par l’accumulation de cadavres, qui s’agglutinent en tête, les troupes semblent ne plus pouvoir avancer. C’est alors, tandis que l’ennemi recharge, que les officiers supérieurs parmi lesquels les futurs maréchaux Berthier, Lannes et Masséna, ramassent les drapeaux tombés et se ruent à nouveau à l’attaque. Dans le même temps, une nuée de tirailleurs, postés dans l’eau et sur les quelques bancs de sable avoisinant, tirent sur la première ligne autrichienne. Celle-ci faiblit au moment même où la colonne arrive au contact13. En dépit d’une ultime contre-attaque, le pont est conquis tandis que des pelotons de cavaliers, passés à gué quelques kilomètres plus loin, viennent prendre les Autrichiens à revers.
Le coucher du soleil scelle la victoire, d’autant plus fêtée qu’elle semblait impossible. Mais elle n’est pas un triomphe puisque l’ennemi n’est pas anéanti et peut poursuivre sa retraite. La médiocrité des effectifs engagés ne la désigne pas non plus à la postérité14. « Non fu gran cosa », avoua d’ailleurs Bonaparte à Mgr Della Beretta, l’évêque local venu le féliciter le lendemain. Mais ses conséquences stratégiques et politiques s’avèrent déterminantes.
D’abord, Lodi conclut victorieusement la première phase de la campagne d’Italie. En un mois seulement, Napoléon est parvenu à séparer les Autrichiens de leurs alliés sardes, puis à écraser ces derniers à Montenotte, Dego, Millesimo et Mondovi, les contraignant à signer l’armistice de Cherasco le 28 avril. En situation de supériorité numérique ponctuelle15, il giovanistro (le « blanc-bec »), comme le surnomme le généralissime autrichien Beaulieu, pousse vers l’est sans attendre. La course-poursuite, menée à un rythme haletant, trouve sa conclusion victorieuse à Lodi. La possession de cette cité, comme il l’écrit à Carnot, lui offre les clés de Milan donc de la Lombardie, ce qui fait peser une lourde menace sur la Bavière et par ricochet sur Vienne16. A l’exception de la prise de Mantoue, verrou stratégique dont la conquête conditionne l’issue de la campagne, l’essentiel a déjà été accompli.
La bataille a également révélé le jeune général à lui-même et lui a ouvert le cœur de ses soldats. Le Bonaparte de Lodi a déjà changé de stature. Les premières victoires l’ont doté d’une immense confiance en lui, manifeste dans la prise de risque inouïe que constitue la charge sur le pont. Certes, celle-ci s’est bien terminée, mais il aurait pu, et même dû en être autrement, selon les canons stratégiques de l’époque. Et pourtant, Bonaparte n’a jamais douté du succès. Selon Clausewitz, qui s’est longuement attardé sur la bataille, l’exploit illustre ce qu’il qualifie de « puissance morale de la victoire » : « Bonaparte, estime-t-il dans sa relation de la campagne, est ivre de victoire ; il se trouve dans un état d’exaltation où l’espérance, l’ardeur, la confiance, élèvent l’âme au-dessus des calculs ordinaires du raisonnement. » Alors que ses subordonnés supputent, il tranche sans attendre car il est certain du résultat. « Ce n’est pas là une présomption blâmable, ce n’est pas de l’étourderie, de la légèreté. C’est un sentiment que font naître son assurance et son activité, en lui répondant de ses conceptions et de ses actes17. »
Son autorité impose, son assurance rassure, son enthousiasme galvanise. D’un regard, il a jugé la situation et pris un risque parfaitement calculé : « Figurons-nous, poursuit Clausewitz, Bonaparte arrivant ainsi au pont de Lodi, et ne nous étonnons plus alors si lui, à qui tant de choses viennent de réussir contre ces mêmes Autrichiens, tente un coup de main sur ce pont ; s’il y lance 20 000 Français, braves, grisés par le vin et par les paroles, s’il veut jeter l’effroi par une audace sans exemple, et cueillir ici, sous l’égide de cette terreur, des lauriers comme nul général et nulle armée n’en a obtenu. Et s’il réussit ! Quelle idée ce fait d’armes incroyable donnera-t-il à l’Europe étonnée de ce général victorieux et de son armée, en comparaison de son adversaire abattu, qui perd l’esprit et le courage ! Puis que risque-t-il en cas d’échec ? Une perte de 3 ou 400 hommes, les critiques timides de quelques subordonnés et une humiliation qu’il effacera en peu de jours ? » Or le coup d’essai se conclut en coup de maître. Derrière l’exploit, il comprend d’instinct le bénéfice qu’il peut en retirer auprès de l’opinion par la force de l’image et la symbolique qu’elle dégage. La horde héroïque partie sans hésiter à l’assaut incarne l’esprit de conquête de la Révolution triomphant du conservatisme de l’Ancien Régime, la régénération des modernes marchant sur la décrépitude des anciens. La petite bataille contribue ainsi à changer la face du monde : « Jamais, sans contredit, fait d’armes n’a soulevé en Europe autant d’étonnement que ce passage de l’Adda18 », s’incline le maître de guerre prussien. « Cette affaire, que tout le monde pouvait comprendre, même les non militaires, frappe le public par son extrême audace, remarque de son côté Stendhal. En un mois, le passage du pont de Lodi fut aussi célèbre en Allemagne et en Angleterre qu’en France. »
Il contribue à lui gagner l’estime des soldats, tuant net les quolibets répandus jusqu’alors sur le favori de Barras, général d’opérette hissé sur le pavois par son récent mariage avec Joséphine, la « putain » du « Roi du Directoire ». A la veillée du soir qui conclut joyeusement la bataille, une poignée d’anonymes l’élèvent au grade de « petit caporal ». Vérité ou légende ? D’emblée, le héros échappe aux historiens pour mieux entrer dans le mythe19. Lui-même en prend immédiatement conscience : « Ce soir-là, confie-t-il, je me regardai pour la première fois non plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d’un peuple. Je me vis dans l’histoire. » La puissance de la grâce qui vient de le toucher décuple son ambition et lui inspire cette formule superbe : « Je voyais déjà le monde fuir sous moi comme si j’étais emporté dans les airs. »
C’est dans cette ivresse qu’il reçoit à son bivouac, sans doute le 13 mai, une dépêche du Directoire. Inspirée par Carnot, elle l’invite à partager son commandement avec le général Kellermann ; celui-ci chargé de retenir les Autrichiens au nord de la péninsule, tandis qu’il devra descendre à Rome et à Naples, rançonnera le pape et un roi pour le compte du régime aux abois. Le vainqueur de Lodi redescend brutalement sur terre. Au lieu de la conquête de Vienne, le voilà relégué au rang d’un vulgaire condottiere, de surcroît placé sous la surveillance d’un commissaire du gouvernement. C’est alors, expliquera-t-il un quart de siècle plus tard à son fidèle Bertrand20, que le voile se déchire : « Je vois encore ce moment : j’étais dans une chambre à Malegnano, où il y avait une cheminée en coin. Il y avait du feu, pour mes aises, quoiqu’on fût au mois de mai ou juin. On m’annonça Melzi dans ce moment. Melzi arrivait en députation de Milan [pour lui offrir les clés de la ville]. Je rêvais que je finirais la révolution : Je suis plus fort que tout cela, me disais-je à moi-même. C’est moi qui finirai la Révolution. »
Le choc des contrastes entre l’ivresse de la victoire et la mesquinerie du pouvoir en place le décide alors à tenter l’impossible : « Il faut rapporter à ce moment l’opinion que je conçus de ma supériorité. Je sentis que je valais bien mieux qu’eux, que j’étais plus fort que le gouvernement qui donnait un pareil ordre ; plus capable que lui de gouverner ; qu’il y avait dans ce gouvernement une incapacité et un défaut de jugement sur des matières aussi importantes qui devaient perdre la France ; que j’étais destiné à la sauver. Depuis ce moment, j’entrevis le but, et marchai vers lui21. » En trois jours, Buonaparte devient alors Bonaparte.
La métamorphose se lit dans la réponse qu’il adresse le 14 mai aux Directeurs. Le ton est dominateur, les mots claquent : « Je crois très impolitique de diviser en deux l’armée d’Italie, il est également contraire aux intérêts de la république d’y mettre deux généraux différents. » L’unité de commandement conditionne l’efficacité de l’action : « J’ai fait la campagne sans consulter personne ; je n’eusse rien fait de bon s’il eût fallu me concilier avec la manière de voir d’un autre. J’ai remporté quelques avantages sur des forces très supérieures, et dans un dénuement absolu de tout, parce que, persuadé que votre confiance se reposait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée. Si vous m’imposez des entraves de toute espèce ; s’il faut que je réfère de tous mes pas aux commissaires du gouvernement, s’ils ont droit de changer mes mouvements, de m’ôter ou de m’envoyer des troupes, n’attendez plus rien de bon. » Partager le commandement fera perdre l’Italie22.
Puis, le persiflage succède à l’indignation : « Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d’expérience et la fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble, nous la ferons mal. » Et il conclut : « Je ne puis rendre à la patrie des services essentiels que seul. Il serait si facile de m’accuser d’ambition et d’orgueil, mais je vous dois l’expression de tous mes sentiments. » Le même jour, il adresse à Carnot une missive similaire dans laquelle il insiste sur son désintéressement et sa fidélité envers le régime pour mieux durcir le trait contre le pauvre Kellermann23. Il comprend d’instinct que le Directoire cédera et le laissera désormais faire à sa guise. Ne lui reste plus dans l’immédiat qu’à cueillir les fruits de sa victoire.
La Chartreuse de Parme s’ouvre par l’accueil enthousiaste que lui réserve la capitale lombarde : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée à Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l’Italie fut le témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi. » Le triomphe civil complète la victoire militaire. Il lui découvre la force d’attraction de l’idéal révolutionnaire sur les nations asservies, l’enivrement des acclamations populaires, l’aura conférée par la gloire. Galvanisé par le succès, porté par la foule, il se sent libre de tout oser. Son aide de camp favori, un certain Marmont, s’approche de lui :
« Eh bien, lui dit Bonaparte, que croyez-vous qu’on dise de nous à Paris ? Est-on content ?
— L’admiration doit être à son comble.
— Ils n’ont encore rien vu [...] et l’avenir nous réserve des succès bien supérieurs à ce que nous avons déjà fait. La fortune ne m’a pas souri aujourd’hui pour que je dédaigne ses faveurs : elle est femme, et plus elle fait pour moi, plus j’exigerai d’elle. De nos jours, personne n’a rien conçu de grand ; c’est à moi d’en donner l’exemple. »
Replacée dans le contexte de l’époque, la révélation de Lodi découvre un toupet stupéfiant. Qui est alors Bonaparte pour pouvoir prétendre s’emparer du pouvoir ? Certes, il n’est pas tout à fait un inconnu depuis qu’il a joué deux ans et demi plus tôt un rôle décisif dans la reconquête de Toulon contre les Anglais. Certes, il a déjà prouvé son génie stratégique en multipliant les plans audacieux, qu’il se contente maintenant d’appliquer, auprès des membres du Comité de salut public. Mais tout de même, l’époque est assez riche en généraux d’envergure, ces Kellermann, Jourdan, Pichegru, Hoche et autres Moreau, qui jouissent alors d’une notoriété très supérieure à la sienne. A Paris, règne un pouvoir légal, ce Directoire auquel il doit son élévation et qui semble alors solidement installé. Le haut personnel politique n’est pas non plus avare de talents. Que l’on pense à Carnot, le sauveur de la patrie en danger devenu Directeur, ou à Sieyès, tapi dans l’ombre dans l’attente de terminer cette révolution dont il a été l’accoucheur.
En outre, le vainqueur de Lodi semble cumuler les handicaps : Corse d’origine, il appartient à une contrée qui vient de chasser nos forces pour se livrer aux Anglais ; issu du jacobinisme, il a accompli ses premiers pas sous l’égide protectrice des frères Robespierre avant de devenir l’homme de main de Barras, déjà discrédité pour sa corruption et son avidité. Très jeune et sans aucune expérience politique, d’une apparence négligée, ce « bamboche aux cheveux éparpillés » moqué par Mallet du Pan paraît impropre au gouvernement. Autant dire que l’écart entre la prophétie de Lodi et la réalité du moment paraît infranchissable.
Et pourtant, la petite victoire sur l’arrière-garde autrichienne marque bien les débuts de la conquête du pouvoir. Celle-ci s’achèvera trois ans et demi plus tard par le coup d’Etat du 18 Brumaire. Pour tenter de comprendre ce qui va suivre, il faut maintenant expliquer pourquoi la France d’alors était en quête d’un sauveur et pourquoi ce sauveur ne pouvait être que Bonaparte.
L’impasse
En 1796, sept ans après la prise de la Bastille, l’espoir d’une France unie s’est effacé pour laisser place à un champ de ruines et à un agrégat de haines. Que s’est-il passé ? Pourquoi l’espoir a-t-il laissé place à une désillusion dont témoigne l’abstention massive des élites elles-mêmes à chaque élection ? Pourquoi la Révolution n’a-t-elle su que détruire, brisant la royauté avant de se déchirer, au lieu de bâtir la démocratie pacifique que les Lumières appelaient de leurs vœux et que chacun avait longtemps cru possible ?
Au lieu de la liberté promise, la violence s’était érigée en maître. Violence populaire manifeste dès les premiers jours avec les décapitations sauvages de Foulon et Bertier avant de revêtir le masque hideux des massacres de prisonniers lors des journées de septembre 179224. Violence de la guerre civile au sein de cette Vendée promise à l’extermination par Carrier sous couvert du Comité de salut public. Violence sauvage devenue « légale » avec l’entrée en guerre contre l’Europe des rois, puis l’instauration de la Terreur, indissociable du visage de cire de Robespierre. Redoutable manœuvrier, ce dernier a su parvenir au pouvoir en épousant les pulsions populaires successives, dans l’espoir peut-être de mieux en contrôler le cours. Capable de reculer si nécessaire, il a été à la pointe du combat parlementaire contre la monarchie, avant d’édifier une « idéocrature25 », totalitarisme de la vertu qui s’autorise de la pureté des principes et de la grandeur de l’idéal républicain pour mieux justifier l’extermination de ses adversaires et la concentration du pouvoir entre les mains du Comité de salut public. « Nous voulons, clame “l’Incorruptible” dans un de ses innombrables discours, substituer la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la République à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. » Martelant le contraste entre le bonheur en devenir et les obstacles du présent, la dialectique de l’imprécateur avait longtemps séduit. A la violence elle offrait une légitimité, une mystique, presque une religion. L’opposition simpliste entre le bien à édifier et le mal à extirper persuade d’autant plus que l’ennemi a une face visible : celle de la royauté, assise à l’intérieur sur une noblesse qui refuse de disparaître et à l’extérieur sur la coalition qui ose envahir le territoire avec sa complicité. L’or anglais, les complots, la Vendée, l’émigration militaire ; autant de preuves tangibles de l’immense complot qui justifie l’établissement momentané du « despotisme de la liberté » (Robespierre).
La donne s’était radicalisée avec la décapitation de Louis XVI. En exécutant le roi, la Convention ne vise pas seulement l’homme, mais surtout le principe : elle frappe la légitimité royale à sa source, rabaisse le représentant de Dieu sur terre sanctuarisé par Bossuet au rang de simple mortel26. Dans l’esprit des « votants », le régicide consacre ainsi la Révolution en rendant impossible tout retour en arrière.
Or la mort du roi n’a en aucune façon permis d’achever la Révolution. Uni contre l’absolutisme, le camp républicain s’est aussitôt divisé, découvrant l’impossibilité de se rassembler au présent pour dessiner l’avenir. La violence intérieure prend un nouvel élan, favorisant la mainmise des plus radicaux, à l’instar de l’affrontement entre Girondins et Jacobins, ponctué par la défaite des premiers en mai 1793. Désormais seule aux commandes, la Montagne se déchire en trois factions rivales, Maximilien occupant le centre face à la gauche maximaliste d’Hébert tandis que les dantonistes, situés à droite, prêchent la fin d’une Terreur devenue à leurs yeux illégitime. Au printemps 1794, Robespierre fait place nette en envoyant de concert ses deux détracteurs à l’échafaud. Au lieu de relâcher les rênes, « Maximilien Ier », comme le surnomment ses adversaires, préfère la fuite en avant dans le sang et la répression : « Ce qui constitue une république, précise-t-il, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. »
Les dernières semaines de son « règne », entre début juin et fin juillet 1794, se caractérisent par une accélération spectaculaire des exécutions connues sous le nom de « Grande Terreur27 ». Cette universelle oppression laissera une impression d’apocalypse à tous ceux qui l’ont vécue. Un mois après le 9 Thermidor, Tallien définit la Terreur comme la division de la société en deux classes : « celle qui fait peur, et celle qui a eu peur ». Tandis que le régime s’enfonce dans l’horreur, sa mystique incantatoire atteint son acmé avec la fête de l’Etre suprême qui entend placer la sacralité de la vertu sous l’égide rousseauiste de la religion naturelle. « Philosophie devenue fanatique pour mieux décrier le fanatisme » selon la formule de Louis Blanc, le robespierrisme achève son cycle par la substitution de l’absolutisme démocratique à la tyrannie monarchique, la souveraineté proclamée du peuple remplaçant le droit divin avec pour corollaire un même mépris des libertés individuelles, sommées de s’effacer devant le salut public et la toute-puissance de l’Etat28. Le règne de la peur tourne à la phobie du complot. La suspicion et la délation gagnent et achèvent de donner à la période son caractère abject. Deux ans après l’avènement de la République, la France régénérée est plutôt une France défigurée, réduite à pleurer en silence ses 200 000 à 300 000 morts, soit 1 % de la population totale29. Lamartine pourra conclure un demi-siècle plus tard dans son Histoire des Girondins : « Après cinq ans, la Révolution n’est plus qu’un vaste cimetière. »
Abattu de l’intérieur par une poignée de comploteurs, parmi lesquels l’histoire a retenu le triumvirat composé de Barras, Fouché et Tallien, le « tyran » monte à son tour sur l’échafaud le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Sa mort suscite une joie presque sauvage, un immense sentiment de délivrance dont témoigne par exemple Michelet dans son Histoire du XIXe siècle30 : « J’ai demandé bien souvent aux gens qui avaient vu ce temps :
« — Que pensait-on ? que voulait-on, au mois d’août 94, après cette secousse immense ? — Vivre, me répondaient-ils.
« — Et quoi encore ? – Vivre.
« — Et qu’entendez-vous par là ? — Se promener au soleil sur les quais, les boulevards, respirer, regarder le ciel, les Tuileries un peu jaunissantes, se tâter et se sentir la tête sur les épaules, se dire : “Mais je vis encore”31. » Avec Robespierre disparaît la dernière figure de l’épopée fondatrice, le dernier orateur aussi – après Mirabeau, Marat et Danton – dont le discours conservait la radicalité passionnelle des origines.
Sa chute conclut cinq ans de troubles et de violences durant lesquels la faillite successive des chefs traduit l’incapacité de la Révolution à se doter d’une culture de gouvernement32. Séparés des royalistes par le régicide et des Jacobins par Thermidor, les conventionnels se trouvent engagés dans un chemin étroit. Conglomérat de survivants, ils tentent, un siècle avant Thiers, de bâtir une République conservatrice, assise sur le suffrage censitaire, l’équilibre des pouvoirs et la sacralité de la propriété. Les quinze mois qui séparent la chute de Robespierre de l’avènement du Directoire révèlent un centre introuvable, obligé de frapper alternativement sur sa gauche et sa droite33 pour se maintenir au pouvoir. Les thermidoriens accouchent dans la douleur d’une nouvelle constitution que la plupart des observateurs jugent aussitôt impraticable en raison du caractère collectif de l’exécutif – à cinq têtes – et du maintien forcé de deux tiers d’anciens conventionnels au sein des nouvelles assemblées, ce qui tue d’emblée la légitimité représentative du nouveau régime34. La séparation rigide des pouvoirs entre le gouvernement et les deux chambres, le décalage électoral suicidaire entre un Directoire renouvelé annuellement par cinquième, alors que le Conseil des Cinq-Cents et celui des Anciens le sont par tiers, entretiennent une crise politique permanente.
Tétanisé par la peur, écœuré, le pays réel ne croit plus en la République, voue aux gémonies les anciens conventionnels, ces « perpétuels » qui refusent de quitter le pouvoir au nom d’un salut public qu’ils n’ont cessé de brandir pour justifier tous les crimes commis. Mais il ne veut pas davantage d’un retour à l’Ancien Régime avec son cortège de privilèges, cette cascade d’humiliations qui lui a fait haïr la noblesse et le haut clergé. A l’instar de ses dirigeants, la nation sait ce dont elle ne veut plus – la Terreur et l’absolutisme – mais ne semble pas savoir ce qu’elle veut. Hantée par le passé, doutant du présent, elle paraît avoir perdu toute foi en l’avenir. Pour comprendre ses sentiments d’alors, il suffit de lire les rapports adressés à la cour de Vienne par le publiciste royaliste Jacques Mallet du Pan. Ce procureur implacable de la Convention thermidorienne martèle l’image d’un pays blessé, meurtri, au bord de la désespérance : « La nation, considérée en masse, n’a plus de volonté politique, écrit-il par exemple ; son fanatisme est amorti : il n’y règne aucune opinion publique formée, on ne tient à la monarchie, ni à la République ; mais tous aspirent à l’établissement d’un gouvernement stable, quel qu’il soit, et qui termine la Révolution35. »
La guerre des idées
Terminer la Révolution. Telle est bien l’obsession de ce temps de transition. Doutes, peurs, chagrins et fractures s’expriment via les nombreux livres qui paraissent entre 1794 et 1797, et dont l’année de Lodi marque justement l’apogée. Comme plus tôt, entre 1789 et 1792, comme plus tard, entre 1814 et 1815, l’élite intellectuelle sonde la crise passée pour produire des chefs-d’œuvre de la pensée politique36. Le renouveau des hommes favorise la réforme des idées, au moment de l’entrée en scène spectaculaire de Bonaparte. A travers eux, toute une génération apprend à penser la politique et s’élève à la citoyenneté. Située à l’intersection entre le déclin des Lumières et l’avènement du romantisme, elle se caractérise par une même répulsion envers la Terreur, un même désenchantement qui, à l’unisson du pays, emprunte les voies divergentes de la réaction, du fatalisme ou du désespoir. A l’inverse des années précédentes, le camp révolutionnaire se place désormais sur la défensive, attaqué sur sa gauche par le babouvisme et sur sa droite par la nouvelle école théocratique. Cette prise en tenaille du centre par les extrêmes compromet les chances de cette République censitaire et pacifique que le Directoire prétend incarner. La période se distingue également par son caractère rétrospectif. Alors que les Lumières étaient tendues vers l’avenir, portées par l’espérance de bâtir la cité idéale de l’homme en devenir, les post-thermidoriens accomplissent un travail de deuil pour essayer de comprendre le dérapage révolutionnaire. L’exercice tient à la fois de l’analyse et de l’exorcisme, notamment dans le camp au pouvoir dont la survie tient dans sa capacité à faire oublier la Terreur... tout en assurant les conquêtes politiques et sociales de 1789. Tâche impossible en raison même de son identification à la Convention.
La faiblesse idéologique du Directoire résulte également de la puissance de ses adversaires. A gauche d’abord, le divorce récent entre républicains de gouvernement et Jacobins se radicalise avec la naissance du mouvement babouviste. Gracchus Babeuf découvre la césure entre question sociale et politique qui va produire la fracture moderne entre la droite et la gauche. D’abord proche de la réaction thermidorienne, cet ancien domestique s’en sépare devant le spectacle de la misère à Paris et après la lecture du Code de la Nature de Morelly37. Ecœuré par l’égoïsme des oligarques au pouvoir, il prône la nécessité de renverser le régime par une seconde révolution qui établira l’égalité réelle et abolira le paupérisme. Le Manifeste des Egaux rédigé par son disciple Sylvain Maréchal voue aux gémonies l’ordre bourgeois incarné par les anciens conventionnels. Pour parvenir à ses fins, Babeuf n’hésite pas à tendre la main aux Jacobins les plus radicaux38 et à faire l’apologie de Robespierre et de la Constitution de 1793, désormais élevée pour plus d’un siècle au rang d’arche sainte par la gauche révolutionnaire. Annonçant à la fois Marx, qui lui rendra d’ailleurs un hommage appuyé39, Blanqui et Lénine, il défend le recours à une dictature provisoire nécessaire eu égard à la force des oppositions qu’elle suscitera. Sa République utopique réclame le suffrage universel et l’abolition de la propriété. Son club du Panthéon fermé, Babeuf entre en clandestinité et érige un directoire secret de salut public chargé d’infiltrer l’armée et les principales administrations. Après avoir laissé faire – Barras a longtemps fermé les yeux –, le Directoire finit par réagir et démantèle facilement la conjuration des Egaux. Gracchus Babeuf est arrêté le 10 mai 1796, le jour même de Lodi40. Peu influent de son vivant, Babeuf n’en marque pas moins une césure capitale dans l’histoire des idées politiques puisqu’il préfigure le communisme et révèle le fossé nouveau à gauche entre modérés et radicaux41. Pour la première fois, la République se trouve remise en cause au nom de la Révolution. Après la naissance, la propriété devient le point de tension nodal de la société française, ouvrant la boîte de Pandore de l’équilibre à trouver entre initiative privée et rôle de l’Etat dans la réduction des inégalités et la redistribution des richesses. Mais, rappelons-le, cette gauche révolutionnaire ne représente pas un véritable danger, tant en termes d’audience que d’effectifs. La peur qu’elle suscite conforte le Directoire en obligeant de nombreux modérés à lui apporter leur soutien. Comme vient de le confirmer le 13 Vendémiaire, la véritable menace pour le régime se situe toujours à droite, du côté du royalisme.
La légitimité traditionnelle se pose déjà en parangon de l’ordre et de la paix. La relative détente politique, consécutive à la chute de Robespierre, lui permet de passer à l’offensive. La déchristianisation, les massacres de Septembre, la répression sauvage de la révolte fédéraliste en 1793, les colonnes infernales de Vendée : autant d’éléments qui lui servent de pièces à conviction dans le procès qu’elle intente alors à la Convention. Le martyre de Louis XVI et Marie-Antoinette favorise un dolorisme, propice à la nostalgie de la « douceur de vivre ». En dépit des échecs subis, le mouvement jouit encore de vastes soutiens populaires dans l’Ouest et le Midi. Il dispose d’un réseau dense d’espions et de la solidarité théorique de l’Europe monarchique. Il a le vent en poupe comme l’attestent les premières élections après l’avènement du Directoire. En dépit de la disparition d’une grande partie de la famille royale – Louis XVII meurt au Temple en juin 1795 –, il tient toujours un prétendant en réserve en la personne de Louis XVIII, celui-ci ayant encore un frère42 et deux neveux43 comme successeurs. Il bénéficie enfin de l’appui des écrivains les plus talentueux du temps comme Rivarol, Mounier, Malouet, Calonne ou Sénac de Meilhan44.
Et pourtant, il ne parvient pas à revenir au pouvoir. Il doit pour l’essentiel cet échec cuisant à ses divisions. A l’instar des républicains, les royalistes se déchirent entre modérés et jusqu’au-boutistes, réformateurs partisans de la monarchie constitutionnelle et défenseurs intransigeants de l’Ancien Régime. La fracture perdurera tout au long du XIXe siècle à travers le clivage entre constitutionnels et ultras métamorphosés en orléanistes et légitimistes après les Trois Glorieuses.
En déclin par rapport à la Constituante, en raison du retrait ou de la disparition de la plupart des monarchiens, le royalisme modéré conserve cependant un penseur d’envergure dans la personne de Jacques Necker. En 1796, celui-ci publie l’un de ses meilleurs ouvrages, De la Révolution française, qui mêle autobiographie désenchantée et analyse féconde du destin français. Comme dans ses précédents ouvrages, l’ancien ministre de Louis XVI défend le modèle anglais comme le seul approprié pour sortir de la crise. Critique envers l’émigration, hostile à l’absolutisme, ce « libéral impénitent » appelle depuis 1789 à l’édification d’une monarchie constitutionnelle, équilibrant la royauté par deux chambres, l’une élue au suffrage censitaire, l’autre héréditaire et nommée par le monarque. Prophète de la Charte de 1814, Necker juge comme la plupart des philosophes la République impossible à établir dans un grand Etat. L’expérience a selon lui assez justifié la théorie et ramène à la nécessité d’un pouvoir royal prépondérant qu’il a réclamé dès 1792 dans le fondamental Du pouvoir exécutif45. Necker se distingue également des modes et théories dominantes en plongeant son regard outre-Atlantique, par où il préfigure Tocqueville. Opposant fédéralisme et jacobinisme, il loue les Américains d’avoir su rapprocher le citoyen des pouvoirs dans le cadre des Etats tout en établissant une présidence assez forte pour être efficace. Ainsi Anglais et Américains ont su résoudre le grand mystère de l’ordre social, soit la juste conjugaison de l’ordre avec la liberté. En France, on a détruit la seconde faute d’avoir eu le courage d’établir le premier en soutenant Louis XVI pendant qu’il en était encore temps. Faut-il préciser que Necker ne croit pas dans les chances de survie du Directoire et annonce les coups d’Etat à venir ? Des considérations souvent neuves sur le détournement de la souveraineté du peuple par les Jacobins, l’obsession de l’égalité, la dangereuse propension nationale à la vanité ou la suprématie politique de la capitale complètent cet ouvrage qui deviendra le bréviaire du libéralisme politique français du XIXe siècle.
Dans un style plus polémique, Jacques Mallet du Pan lui emboîte le pas en publiant la même année sa Correspondance politique pour servir à l’histoire du républicanisme français. Ce styliste éblouissant martèle sa conviction d’une consanguinité entre la guerre et le despotisme révolutionnaire46. Après avoir servi de prétexte à la Terreur, le salut public contribue à sauver le Directoire qui monopolise la violence « légale » pour conjurer une violence civile dont sa politique est pourtant l’unique responsable. Convaincu du caractère irrévocable de la Révolution, en particulier pour ce qui concerne l’égalité civile et les biens nationaux, il vitupère une émigration en retard d’une époque. A ses yeux, l’intransigeance de Coblence creuse le lit du républicanisme à poigne en faisant peur à tous les modérés qu’il serait pourtant facile de convertir à la Restauration en promettant une large amnistie et une constitution équilibrée : « La plus grande adversité dans les conjonctures où se trouvent les royalistes expatriés, annonce-t-il, serait de ne savoir rien oublier, ni rien apprendre. » Mais il prêche dans le désert ! L’heure, chez les émigrés, n’est pas à l’introspection douloureuse et à l’ouverture mais à la contre-offensive. La conjonction entre le discrédit des thermidoriens et l’impopularité de la guerre dessine à leurs yeux, comme en 1792, la perspective prochaine du retour. A l’heure d’Arcole, la radicalité blanche trouve enfin son doctrinaire dans la personne de Joseph de Maistre, auteur des Considérations sur la France, destinées à une incroyable postérité47.
Rompant avec le dolorisme larmoyant et l’imprécation stérile, le « prophète du passé48 » offre à son camp une vision cohérente du fait révolutionnaire qui dégage l’émigration de toute responsabilité. Cessons de nous épuiser à comprendre la Révolution, clame-t-il en substance. Celle-ci échappe à l’entendement comme l’attestent ses victoires inattendues sur l’Europe et sa démesure même. Quiconque a voulu freiner ou détourner son cours a été brisé : « Enfin, écrit-il, plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la révolution, plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique. » En vérité, « ce ne sont point les hommes qui mènent la Révolution ; c’est la Révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien quand on dit qu’elle va toute seule. Cette phrase signifie que jamais la divinité ne s’était montrée d’une manière si claire dans aucun événement humain. Si elle emploie les instruments les plus vils, c’est qu’elle punit pour régénérer ». Punie, la noblesse libérale et libertine des Lumières, coupable de fronde et de légèreté ; puni, le haut clergé qui a oublié les devoirs moraux de sa charge pour préférer les jeux clairs-obscurs de Versailles ; punie, cette royauté décadente tombée dans la luxure avec Louis XV avant de sombrer en raison de la faiblesse insigne de son successeur. Châtiés enfin, ces philosophes prétentieux qui ont osé défier l’ordre naturel émanant de la main invisible du Seigneur en prétendant constituer la société par la « religion » de la raison, ce virus infiltré par l’« hérésie » protestante. Avec une ironie mordante, Maistre exécute la nouvelle Constitution de l’an III qui renouvelle les aberrations de ses devancières se référant à l’homme universel rêvé par les Lumières : « Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. » Certes, la république existe sur le papier, mais il n’y a plus de républicains. La prétendue souveraineté du peuple n’est qu’une mystification conçue par et pour l’oligarchie sanguinaire au pouvoir afin de rester en place : « La république, par sa nature, est le gouvernement qui donne le plus de droits au plus petit nombre d’hommes qu’on appelle le souverain, et qui en ôte le plus à tous les autres qu’on appelle les sujets. »
Le style maistrien, qui fera l’admiration de Baudelaire, de Barbey et de Cioran49, marie l’imprécation au songe, l’ironie à la prédication apocalyptique ; en un mot la modernité du style à la réaction des idées. Avec infiniment moins de grâce, le docte Bonald ne dit pas autre chose. L’autre figure de proue de la théocratie publie au même moment sa Théorie du pouvoir politique et religieux50. Souvent confus, Bonald innove par la méthode, annonciatrice du positivisme car elle prétend établir la supériorité de l’ordre monarchique par la raison et l’histoire... et non par le sentiment ou la peur du châtiment divin51. Il théorise l’évidente conformité de la société pyramidale de l’Ancien Régime avec un ordre naturel reposant sur le triptyque fondateur du catholicisme. A la Sainte Trinité répond le triumvir familial : père-mère-enfant ; militaire : généraux-officiers-soldats ; politique : royauté-noblesse-sujets. La finalité de la société consiste à préserver cet ordre « logique » qui a assuré à la France un millénaire d’expansion et d’harmonie. Les Constituants ont donc tout faux. Leur prétention a précipité la France dans un gouffre dont elle ne pourra sortir qu’à condition de revenir à la norme fondatrice et d’abjurer ses erreurs. Alors le sang de Louis XVI n’aura pas coulé en vain. Sacrifié à la folie des hommes, son martyre fécondera les retrouvailles de la royauté avec ses sujets égarés. « Commencée par la déclaration des droits de l’homme », la Révolution « ne sera finie que par la déclaration des droits de Dieu ».
Le retour du religieux, l’éloge de l’honneur aristocratique, la défense intransigeante de la royauté redonnent foi et agressivité à une mouvance jusqu’alors placée sur la défensive, oscillant entre autoflagellation et nostalgie stérile. Maistre lui fournit ce qui lui a tant fait défaut jusqu’alors : une explication cohérente de la Révolution, un programme pour le présent, une espérance pour l’avenir. Toutefois, cette radicalité qui fait sa force constitue aussi sa principale faiblesse. Son intransigeance effraie, son intolérance exaspère. Elle martèle une vision tragique qui jure avec l’optimisme des Lumières demeuré ancré au plus profond de nombreuses consciences52. En s’affichant ainsi, la contre-révolution fait peur.
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Confronté à la force du renouveau royaliste, la littérature politique directoriale fait bien pâle figure. Les hérauts de l’idée républicaine sont morts, tel Camille Desmoulins, bannis ou en retrait. Le régime trouve pourtant un défenseur d’envergure en la personne d’un jeune Suisse, tout juste arrivé dans la capitale en compagnie de Germaine de Staël, sa maîtresse et son égérie. Contrairement à la fille de Necker, qui publie alors De l’influence des passions, Benjamin Constant est encore un inconnu. Avide de reconnaissance, il rêve de jouer un rôle à la mesure de son immense talent en publiant, peu avant Lodi, un premier ouvrage dans lequel il préconise le ralliement de tous les modérés autour du Directoire. De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier53 révèle, ne serait-ce que par son titre, le défaut absolu d’enthousiasme qui préside à sa démarche. Sa défense du régime n’emprunte pas les chemins exaltés des ancêtres brandissant l’émancipation universelle à conquérir sur les décombres de l’hérédité mais se contente de faire appel au bon sens et à l’utilitarisme. Pourquoi accepter la République ? s’interroge-t-il. Avant tout parce qu’elle existe et que la France exsangue aspire au repos ; « il faut se hâter de déposer les souvenirs et les haines », avance-t-il dès son préambule. Pourquoi se rallier au Directoire ? Parce qu’il est en place et a mis fin à la Terreur. Que les libéraux se dépêchent de saisir la main qu’il leur tend, supplie-t-il en substance. Sinon, las d’être conspués, les « directoriaux » retourneront vers les Jacobins et recommenceront le cauchemar conventionnel dont ils ont été les principaux complices54.
En outre, la Restauration est impossible. Obnubilée par ses souvenirs, victime de ses habitudes, la royauté amènera vengeance et réaction, duplicata aigri de cette société d’ordres fondée sur l’hérédité et les privilèges que tout le monde a voulu abattre en 1789. Ecartelés entre Terreur blanche et Terreur rouge, bonnets phrygiens et fleurs de lys, les hommes de bonne volonté ont tout intérêt à se réunir pour influencer le régime de l’intérieur afin de le maintenir dans la voie fragile du respect des lois au sein de laquelle il a eu le courage de s’engager depuis la chute de « l’Incorruptible » : « Cédez à la force des choses, [...] et ralliez-vous à un gouvernement, qui vous offre la paix et la liberté, et qui ne peut s’écrouler qu’en vous ensevelissant sous ses ruines. »
Admirateur de Condorcet, proche des idéologues, le « spectateur engagé » veut encore croire aux chances de la république. Pour l’enraciner, il entend dépasser le clivage entre royalistes et républicains par la constitution d’un grand centre rassemblant républicains conservateurs et monarchistes libéraux contre les extrémistes des deux bords. Qu’on laisse un peu de temps au Directoire : « Il apprendra que le grand art est de gouverner avec force, mais de gouverner peu, d’avoir une main de fer, mais de l’employer rarement, de se servir de sa massue contre des ennemis redoutables, mais de ne pas en menacer ceux dont la petitesse rend ses efforts à la fois ridicules et infructueux. » L’incantation masque mal l’angoisse qui le submerge sur la capacité du personnel politique à rester fidèle au nouvel ordre légal constitutionnel55.
Ce parcours du débat d’idées laisse apparaître une France désenchantée. Le véritable idéal républicain, démocratique, généreux et tolérant, est mort, emporté dans la tombe, violé par les Jacobins au pouvoir avant d’être dénaturé par les thermidoriens. Le manque d’hommes se greffe sur l’inefficacité des institutions pour expliquer l’agonie de l’engagement. En raison du sang versé, le jacobinisme fait l’objet d’un rejet unanime. Privé de chef depuis la disparition de Robespierre, privé de réseaux depuis la dissolution de la commune de Paris et la fermeture de son célèbre club56, privé du soutien populaire, il semble condamné à un long ostracisme. Mais sa disparition ne profite pas au Directoire. La République bourgeoise souffre du discrédit de ses dirigeants, ces thermidoriens marqués d’infamie par leur passé conventionnel, régicides pour la plupart et pour certains complices de cette Terreur qui les poursuit comme un fantôme. Elevés par défaut sur les cadavres de Louis XVI, Brissot, Condorcet, Danton ou « l’Incorruptible », ils n’ont pas l’aura ni les capacités de leurs prédécesseurs. « Il s’agit pour eux de rester en place afin de rester en vie, assure Taine, et désormais, il ne s’agit plus pour eux que de cela. » Incapables de mobiliser, les « directoriaux » utilisent la radicalité des extrêmes pour justifier leur maintien auprès de l’opinion. Le babouvisme d’un côté, l’école théocratique de l’autre, leur servent d’épouvantail et de bouclier. Mais ils ne sauraient tenir lieu de viatique auprès d’un pays avide de tourner la page, en quête de l’homme et des institutions qui lui permettront de trouver la tranquillité dans la garantie des libertés fondamentales et la jouissance des biens nationaux.
Le sentiment de précarité s’avère d’autant plus fort que le conflit avec l’Europe s’ajoute à la guerre civile pour mettre la Révolution en danger et entretenir la peur. Si ce n’est que la guerre rassemble là où la politique divise. La gloire accumulée depuis les premières victoires Valmy, Jemmapes, Fleurus – contraste avec la désillusion intérieure. La symphonie héroïque des armées de la Grande Nation rachète la flétrissure de la Terreur : « La patrie ne consistait plus que dans les armées ; mais là, du moins, elle était encore belle, et ses bannières triomphantes servaient, pour ainsi dire, de voile aux forfaits commis dans l’intérieur », résume Mme de Staël57. La victoire militaire éclipse la défaite politique. L’hostilité de l’Europe monarchique à la « peste » révolutionnaire redonne sens et légitimité à l’aventure, exportée par le triomphe de nos armées au continent entier. En 1796 toujours, plusieurs écrivains royalistes présentent le conflit comme une nouvelle guerre de religion58. Il n’en faut pas plus pour rassembler la Grande Nation déchirée en lui offrant ce qui a toujours fait son identité : un ennemi à abattre. Dans ce contexte, le général tricolore éclipse le politique pour retrouver son statut ancestral de défenseur de la patrie en danger. Le guerrier prend d’autant plus de poids que sa popularité augmente à proportion du déclin des représentants. Conséquence logique : l’armée devient un acteur prépondérant du drame intérieur. On l’observe une première fois en 1795 lorsque la Convention aux abois doit faire donner la troupe pour mater l’insurrection royaliste de Vendémiaire. Comme toujours, la guerre ramène à l’unité de pouvoir mais suscite le risque d’une dictature.
Parmi la cohorte de généraux prestigieux qui s’offre à ses regards, le Bonaparte de Lodi ne semble pas le mieux placé. Dernier arrivé, il ne jouit pas du prestige de ses aînés et a encore beaucoup à prouver. Mais cette fraîcheur constitue aussi un atout car elle le démarque du cauchemar des années écoulées. Bonaparte commence sa carrière au moment où la Convention termine la sienne. Outre ses immenses capacités, le secret de son ascension réside dans son identification profonde avec la France révolutionnaire dont il a épousé les métamorphoses successives. A son image, il s’est bâti par la révolte contre la société d’Ancien Régime et l’adhésion à une révolution dont il adopte la passion avant d’en être dégoûté par la violence de la foule et la médiocrité des politiciens. Mais sa volonté de tourner la page n’en cache pas moins un attachement profond au nouvel ordre légal. Forgé par la souffrance, ce survivant – de l’épreuve corse puis du jeu de massacre parisien – compte s’élever par la gloire59. L’aurore de Lodi se lève sur le crépuscule de Thermidor.
Les souffrances fondatrices
Etranger à la France, noble d’origine, militaire de formation, jacobin d’engagement, Bonaparte n’aurait jamais dû parvenir au sommet. Par son tempérament et l’ardeur de sa volonté, il va pourtant forcer le destin et métamorphoser ses faiblesses en atouts60. Son appétit de pouvoir s’accroît au gré des échelons franchis : la famille, l’école, la Corse, enfin cette France tant désirée après avoir été si longtemps l’objet de sa haine.
La Révolution servit de marchepied à Bonaparte. Il incarne ses passions et sa force mais aussi ses ambiguïtés et sa fragilité. Comme la France, blessée par cinq ans de troubles, deux ans de terreur et bientôt quatre de guerre, le jeune général s’est forgé par les ruptures. Souffrance fondatrice de l’exil qui l’a coupé des siens à neuf ans et l’a précocement endurci. Moqueries de Brienne transformant « la paille au nez » en souffre-douleur de ses camarades. Blessure corse, la plus vive sans doute, qui l’a conduit à rompre avec son mentor, Paoli, le seul être qu’il ait véritablement admiré, et à quitter son île natale, banni par les siens qui l’ont condamné à une perpétuelle infamie.
On connaît mal sa prime enfance, la plupart des anecdotes ayant été forgées a posteriori par la légende afin d’accréditer le mythe de la prédestination61. Apparaît en revanche avéré un autoritarisme précoce que sa mère qualifie « d’esprit de principauté » : « J’ai été gâté, il faut en convenir, j’ai toujours commandé ; dès mon entrée dans la vie, je me suis trouvé nanti de la puissance, et les circonstances de ma force ont été telles que dès que j’ai eu le commandement, je n’ai plus reconnu ni maîtres, ni lois62. »
Ces années se caractérisent par une première lutte de pouvoir au sein du clan pour remporter le droit d’aînesse. La victime en est le pauvre Joseph, le Louis XVI de la famille qui se révèle trop épicurien et passif pour accepter de s’élever par l’effort. Vite dominé, Joseph s’efface63, à tel point qu’au moment du départ en France, c’est lui qui se retrouve destiné à la prêtrise alors que le cadet peut apprendre le métier des armes, apanage traditionnel de l’aîné. Peut-être la volonté de puissance de Nabulione64 reçoit-elle une impulsion déterminante le jour où son oncle Lucien, à l’agonie, dit au frère infortuné : « Tu es l’aîné de la famille, mais en voilà le chef, montrant Napoléon, ne l’oublie jamais. C’était, disait gaiement l’Empereur, un vrai déshéritage ; la scène de Jacob et d’Esaü65. » Inversion des rôles et détrônement qui en annoncent bien d’autres. Pour demeurer le premier, Bonaparte alterne tôt séduction, auprès de sa mère, et menaces, auprès de ses frères. « Rien ne m’imposait ; je ne craignais personne ; je battais l’un, j’égratignais l’autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était mordu, battu, et j’avais porté plainte contre lui quand il commençait à peine à se reconnaître. »
En dépit de solides soufflets prodigués à l’impétrant, Laetizia distingue rapidement cet enfant bouillonnant qui lui ressemble tant par sa fierté et son refus de toute soumission66. Elle lui donne par son affection et ses encouragements discrets la confiance en lui qui l’amènera à prendre tous les risques67. Le jeune cadet introverti passe de longues heures à méditer dans la grotte de Casone, ou à écouter les récits de la lutte des Corses derrière Paoli pour chasser l’envahisseur français. C’est aussi cette corsitude68 qui l’unit à sa mère, « tête d’homme sur un corps de femme69 », plus rebelle et farouche que ce père rallié un peu trop rapidement au gouverneur Marbeuf et qui sollicite jusqu’à l’humiliation des bourses pour ses fils.
L’exil, à neuf ans, bouleverse son existence. Le sauvageon autoritaire débarque avec son aîné au collège d’Autun en décembre 1778 avant de rejoindre seul, en mai suivant, l’école militaire de Brienne en Champagne. Il y demeure plus de cinq ans dans une affreuse solitude, coupé des siens, séparé des autres par la barrière de la langue puis par l’accent et l’aspect étranger, obligé de rendre son écriture illisible pour maquiller ses innombrables fautes. Jamais il ne possédera pleinement la langue de Molière, ce qui explique la médiocrité de ses rares œuvres écrites comparées à la supériorité de ses dictées, correspondance ou Mémorial. La pression, l’isolement, la grisaille du climat, les quolibets, tout conspire à le faire souffrir. Qu’on imagine le supplice de cet enfant, tête de Turc de ses camarades, cassé dans ses habitudes de liberté par une discipline sévère70, obligé de respecter l’autorité de professeurs parfois ineptes. En réaction, il se révolte autant qu’on peut le faire, multiplie les algarades, en particulier lorsqu’on ose se moquer en sa présence de Paoli71. Pour survivre, il sublime sa Corse, terre natale devenue étrangère, abhorre cette France qui le retient en captivité, France arrogante assimilée à ces écoliers méprisants infatués de leur naissance : « Des imbéciles haïssant tous ceux qui n’étaient pas des ânes héréditaires comme eux », confiera-t-il à Las Cases.
« Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai », dit-il à Bourrienne, son seul camarade d’alors. Le même témoin cite les notes de ses maîtres : « Caractère dominant, impérieux, entêté. » A onze ans, il se fait remarquer en bravant un professeur : « Qui êtes-vous donc ? » se serait écrié le maître. Et Napoléon, relevant la tête fièrement, de répondre : « Un homme72. »
Bonaparte use et abuse pleinement de la seule liberté qui lui reste : s’évader par l’imaginaire et le rêve. L’échappatoire par la lecture devient pour lui, comme il l’avouera dans le Mémorial, « une espèce de passion poussée jusqu’à la rage ». Par la découverte des textes, il sublime ce désespoir du déraciné pour puiser à la force du poignet dans les trésors de la connaissance. Il se trouve favorisé sur ce point par la politique du ministre de la Guerre, le comte de Saint-Germain, un réformateur audacieux qui voulait sauver l’armée royale, meurtrie par les défaites de la guerre de Sept Ans, en lui rendant une âme par la lecture des illustres écrivains antiques et des maîtres du Grand Siècle. Cet admirateur de Frédéric II ambitionne de former les futurs soldats dans l’amour de la monarchie et l’exaltation des vertus chevaleresques depuis longtemps tombées en décrépitude. Cicéron, Virgile, Tite-Live, Horace, La Fontaine, Bossuet, Fénelon, Fléchier n’ont bientôt plus de secret pour le jeune cadet. Bonaparte apprécie les tragédies du Grand Siècle et surtout les livres d’histoire. Il y puise le goût de l’action et le culte des héros – ces hautes figures civiles et militaires qui l’inspireront comme César, Alexandre, Hannibal ou Charlemagne –, la conviction qui animera sa vie selon laquelle la volonté peut soulever des montagnes ; la certitude enfin qu’il est appelé à un grand destin. « La lecture de l’histoire me donna de bonne heure le sentiment que je pourrais faire autant que les hommes auxquels elle assignait les rangs les plus élevés », confiera-t-il bien plus tard à Caulaincourt. L’histoire pour lui n’est pas une langue morte, cette stupide compilation des faits qu’il méprise chez Rollin, mais une école de la vie, une discipline complète car elle associe le savoir et l’analyse, mêle littérature, morale et politique, enseigne le pragmatisme mais prône le courage, le risque et la volonté. « Ce fut en lisant Plutarque qu’il sentit croître et développer l’ambition qu’il avait reçue de la nature, le désir de faire grand, l’envie d’avoir un nom et de fixer sur lui le regard des contemporains », résume Arthur Chuquet73. Il en retire la substance de ses premières convictions politiques : un républicanisme exalté renforcé par le mépris de la royauté que lui enseignent des lectures plus contemporaines comme L’Espion anglais74.
Vers où tourner cette énergie et cette révolte ? Naturellement vers la Corse. Son idéalisation de l’île de Beauté le rapproche de Rousseau et de Raynal, les deux philosophes qu’il admire le plus à l’époque. Il lit et relit ce Contrat social et sa célèbre phrase : « J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette île étonnera le monde. » De Jean-Jacques, il adopte tout : le culte de la vertu, la foi dans le progrès, la révolte contre les convenances ineptes et les privilèges. Il en gardera beaucoup, quoi qu’il ait pu dire par la suite : la nécessité d’une transcendance pour soulever les peuples, le refus de l’attentisme, le mépris de la représentation, la détestation de la Cour et de l’Ancien Régime. De Raynal, aujourd’hui tombé dans l’oubli, il adopte plus particulièrement la conception gallicane. Il vibre à la lecture de la fameuse Histoire philosophique dont les dix volumes, rédigés avec la collaboration de Diderot, dénoncent courageusement l’esclavage et la colonisation. S’il a plus tard dépouillé les Lumières de leurs utopies, il en est resté le fils dans leur ambition universaliste, conquérante et émancipatrice des peuples. Il en conserve aussi l’éclectisme, volonté d’un savoir global manifeste dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, transcrit plus tard dans la fondation de l’Institut dont il voudra farouchement devenir membre.
Le boursier du roi se passionne pour l’économie et les sciences, notamment les mathématiques ; il dévore livres politiques, romans, histoires des pays étrangers ou traités de droit. Doté d’une mémoire immense, il en retire une culture vaste, mais peu profonde, qui lui permettra plus tard de briller devant ses interlocuteurs. Mais il en hérite une nature double, toute en contrastes, à la fois rationnelle et romanesque, sombre et exaltée, « si original d’esprit et de sensibilité, si mal adapté au monde qui l’entoure, si différent de ses camarades, il est clair d’avance que les idées ambiantes, qui ont tant de prise sur eux, n’auront pas de prise sur lui », conclut Taine. L’adolescent cache derrière sa réserve apparente une curiosité jamais démentie pour l’écrit accompagnée de son corollaire indispensable : le besoin d’éloignement. L’abbé Chardon, qui lui a enseigné les rudiments du français à Autun, le décrit déjà comme « pensif et sombre ; il avait l’air d’un mécontent ; il ne se mêlait guère aux divertissements, et presque toujours, il se promenait seul ». Il se cantonne au lopin qu’on lui a attribué à Brienne, interdisant par la force l’entrée du sanctuaire à ses camarades.
Sauvé par les livres, il renverse le rapport de force en sa faveur. Le « bleu », l’étranger, devient au fil des années d’internat l’ancien respecté qui, à l’hiver 1783, bâtit des forteresses de neige et entraîne ses camarades à leur conquête. Après la famille, il a pris le pouvoir à l’école. « Le Petit Chose » malingre et basané se découvre de la race des chefs.
Admis à l’Ecole militaire de Paris en octobre 1784, le cadet Bonaparte n’est déjà plus le même, au physique comme au moral. Son professeur de français qualifie son style de « granit chauffé au volcan » ; un autre de ses maîtres aurait prophétisé : « Corse de caractère et de nation, il ira loin s’il est favorisé par les circonstances. »
Le 24 février 1785, Charles Bonaparte meurt d’un cancer à Montpellier. Joseph, qui était présent à ses côtés, a rapporté plus tard qu’il avait souvent demandé son cadet.
« Où est-il, s’écriait-il à plusieurs reprises, où est mon fils Napoléon ? lui dont l’épée doit faire trembler les rois ! lui qui changera la face de l’Europe ! Il me défendrait, il me défendrait de mes ennemis ; il me sauverait la vie75 ! » Propos évidemment suspect qui n’en témoigne pas moins de l’effacement confirmé de Joseph. A quinze ans, Nabulione se retrouve chef d’une famille de huit enfants, peu fortunée, et sans espérances. Même s’il n’a vu qu’une fois son père depuis six ans et lui reproche d’avoir trahi Paoli76, la nouvelle l’affecte vivement : « Tous mes soucis de famille, déclarera-t-il plus tard, ont gâté mes jeunes années : ils ont influé sur mon humeur et m’ont rendu grave avant l’âge. »
Rétif à la discipline de l’école militaire77, il la quitte au bout d’un an à un rang médiocre78, breveté lieutenant en second au régiment de La Fère, stationné à Valence79. Il y parfait son apprentissage, pratiquant la vie de l’artilleur de base durant le premier trimestre avant d’être officiellement reçu comme officier en janvier 1786. L’expérience ne sera pas perdue pour le futur empereur dont le charisme doit beaucoup à sa parfaite connaissance de la « condition militaire », de la « qualité » de la soupe au nombre de vêtements nécessaires en passant par la capacité de charger un canon.
Doté d’une solde médiocre80, il mène à nouveau une vie de Spartiate, seulement égayée par les livres du libraire Aurel et les cerises partagées avec Caroline du Colombier, sa première amourette81. Ecartelé entre la grandeur de ses aspirations et la médiocrité de son quotidien, il devient sombre. Rédigés peu de temps avant la Révolution, ses premiers manuscrits, Le Comte d’Essex et Le Masque prophète, découvrent non seulement l’immensité de son ambition – les héros sont des puissants –, mais aussi sa fascination mortifère pour la chute puisque ces nouvelles se concluent par la mort tragique des protagonistes. Le Masque prophète révèle également la précocité de la tentation orientale et son obsession de la gloire. Hakem, un prophète aveugle qui porte un masque d’argent pour inspirer la peur et masquer son infirmité, est possédé par la « fureur de l’illustration82 ». Battu à la suite d’une longue série de victoires, il choisit le suicide plutôt que l’esclavage et entraîne dans la mort tous ses fidèles.
L’ultime horizon d’une ambition inassouvie83 reste la Corse. Il commence à écrire, ou plutôt à sublimer son histoire, dans des chapitres enflammés : « Les Corses, écrit-il par exemple le 26 avril 1786, ont pu en suivant toutes les lois de la justice, secouer le joug génois et peuvent en faire autant de celui des Français. Amen. » A la veille de la rejoindre, il se découvre angoissé, malheureux et acrimonieux comme le révèlent ces courtes notes jetées sur son carnet le 3 mai suivant : « Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd’hui ? Du côté de la mort. [...] Quelle fureur me porte donc à vouloir ma destruction ? Sans doute, que faire dans ce monde ? Puisque je dois mourir, ne vaut-il pas autant se tuer ? Si j’avais déjà passé soixante ans, je respecterais le préjugé de mes contemporains et j’attendrais patiemment que la nature eût achevé son cours ; mais puisque je commence à éprouver des malheurs, que rien n’est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours que rien ne me prospère ? Que les hommes sont éloignés de la nature ! Qu’ils sont lâches, vils, rampants ! Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime ! Ce ne sont plus ces braves corses qu’un héros aimerait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe des vils courtisans. »
Comment le rêve corse, enflammé par la lecture de Rousseau et Boswell84, pourrait-il se confondre avec la réalité ? De 1786, date de son premier séjour, à 179385, année de son éviction de l’île, Bonaparte tente pourtant avec acharnement de jouer un rôle de premier plan dans son pays natal. Jusqu’en 1789, il pose des jalons et privilégie les affaires de famille, dérangées par la mort du père. Mais tout change avec la Révolution et surtout, à l’été 1790, avec le retour de Paoli, en un sens le seul mentor qu’il ait jamais eu, tant l’œuvre intérieure accomplie sous l’Empire épouse sur de nombreux points les institutions paolistes86.
Primat de l’exécutif, ordre civil et militaire, respect de la religion et de la propriété, réforme économique, création d’une monnaie, d’une université et d’un journal officiel, recours au suffrage universel mais appui privilégié sur les notables ; sur tous ces points le despote éclairé qui gouverne la Corse de 1755 à 1769 annonce le Bonaparte du Consulat87. Dès 1789, le jeune homme lui offre ses services dans une lettre dithyrambique qui débute par la phrase fameuse : « Je naquis quand la patrie périssait. »
Bonaparte, on le sait, l’a paré depuis Brienne de toutes les vertus. L’identification s’avère d’autant plus forte que Paoli partage une même formation d’officier d’artillerie, une même position de cadet dominant qui a su s’emparer du droit d’aînesse avant de s’élever par ses mérites et son autorité. Enfin, il a connu cette douleur de l’exil qui consume le lieutenant de Valence. Le mentor incarne à la fois le père qu’il aurait voulu avoir, le modèle du héros antique qu’il vénère, le philosophe éclectique qu’il prétend devenir, enfin le grand patriote qui a refusé de collaborer avec l’envahisseur français, l’incarnation en un mot de l’esprit de résistance et de sacrifice. Or Paoli, dont il attend trop sans doute, le refroidit immédiatement. Le héros a bien vieilli – il est né en 1725 – et semble pusillanime. A l’exception du célèbre compliment, peut-être apocryphe : « Napoléon, tu es taillé à l’antique, tu es un homme de Plutarque », il le tient constamment à l’écart. Le Cincinnatus attendu se révèle d’emblée un politicien rusé, « vieux serpent88 » adepte des « combinazione » qui caractérisent le milieu clanique insulaire. Trahi par Charles Bonaparte, Paoli reporte la rancune sur les fils dont il redoute par ailleurs l’exaltation et l’activisme brouillon. Bonaparte découvre la tragédie du déraciné : Corse pour les Français, le voilà devenu Français pour ces Corses dont il veut gagner le cœur mais qui rejettent en lui l’officier du roi, élevé par la grâce de l’ancien gouverneur Marbeuf, oublieux de sa langue natale. Napoléon veut se faire adopter et comme tous les nouveaux convertis en fait trop. Mandaté par le club patriotique d’Ajaccio, il rédige un pamphlet brutal contre Buttafuoco, député Corse de la noblesse qui accuse déjà Paoli de vendre l’île aux Anglais. Mais ce dernier juge sa publication inutile et l’œuvre immature.
Leur relation se dégrade à chaque voyage. Tandis que Paoli concentre tous les pouvoirs civils et militaires89, Bonaparte ne parvient, et encore qu’à force d’intrigues, à être élu chef de bataillon en second de la garde nationale en avril 179290. C’est bien peu pour celui qui rêve toujours de devenir le bras droit armé du sauveur autoproclamé de la Corse. Leurs chemins se séparent au sujet de la Révolution. Alors que Bonaparte s’émerveille d’emblée, Paoli – resté royaliste dans l’âme – s’en éloigne chaque jour davantage et semble bientôt sur le point d’entrer en négociation avec l’Angleterre91. La rupture intervient en 1793. L’exécution de Louis XVI indigne Paoli et le rejette dans les rangs des adversaires de la Convention. Bonaparte, furieux d’avoir été employé à un simulacre d’expédition contre la Sardaigne92, avortée par ordre du vieux chef, retourne sa veste et se rapproche alors de Salicetti, le chef du « parti français » sur l’île. « La Corse doit toujours être unie à la France, dit-il alors à Sémonville. Elle ne peut avoir d’existence qu’à cette condition. Moi et les miens nous défendrons, je vous en avertis, la cause de l’union. »
Lucien, le benjamin bouillonnant, fait son entrée dans l’histoire en crevant l’abcès. De Toulon, il dénonce le 15 mars la trahison de Paoli à la Convention, qui décrète immédiatement son arrestation93. En dépit d’une tentative de conciliation de Bonaparte94, la riposte ne se fait pas attendre : elle a pour nom la vendetta. Traqué, sa maison détruite, « condamné à une perpétuelle exécration et infamie » par une consulte réunie à Corte fin mai, Bonaparte échappe de peu à la capture et à l’assassinat et réussit difficilement à faire embarquer sa famille pour Toulon le 10 juin 1793. Laetizia, mère aussi influente que discrète, le pousse à quitter la patrie en ces termes : « La Corse n’est qu’un rocher stérile, un petit coin de terre imperceptible ; la France au contraire est grande, riche, bien peuplée. Elle est en feu : voilà mon fils un noble embrasement ; il mérite les risques de s’y griller95. »
La désastreuse expérience insulaire n’a pas eu que des inconvénients. D’abord, elle a permis au futur Consul de rester à l’écart des terribles événements révolutionnaires. Même s’il en a été parfois témoin, Bonaparte n’a participé à aucune des journées sanglantes de 1789 à 1793. Etranger à la France, il garde une virginité politique qui lui sera précieuse quand il voudra rassembler tous les Français autour de sa personne. Ensuite, la Corse l’a initié au jeu partisan – calculs, intrigues, complots, trahisons – dans ce qu’il a de plus cruel. Terrible exercice qui étoffe son expérience et lui insuffle un mépris précoce pour ses semblables. L’exaltation ira désormais de pair avec la défiance. Pour Jacques Bainville, l’échec porte en lui une délivrance : « Le sortilège est fini et son île s’est chargée de le rompre elle-même, écrit-il dans sa biographie de Napoléon. Elle a encore soulagé Bonaparte de la rêverie sentimentale et littéraire qui a occupé sa première jeunesse. Jean-Jacques, Raynal, l’idéologie, le “Roman de la révolution”, c’est à tout cela, en même temps qu’à Paoli, que, sans le savoir, il a dit adieu. Il ne croit plus à la bonté de la nature humaine. Peut-être n’avait-il pas besoin de cette épreuve pour se durcir, mais il s’est bien durci. Son style même a changé, s’est fait neuf. Bonaparte a franchi l’âge du sentiment. Il a dépouillé le jeune homme. »
Le 13 juin 1793, Bonaparte et sa famille arrivent à Toulon. L’aventure corse s’achève, la française peut commencer.
La passion révolutionnaire
Bonaparte fut révolutionnaire avant de se sentir français, ou plutôt, comme le résume Larousse : « La Révolution le fit français. » Ce fils prodigue des Lumières reste longtemps imprégné du républicanisme sentimental des philosophes, nourri des vertus antiques, imprégné de rousseauisme. A l’image de la majeure partie de la France pensante, il répugne aux privilèges et déteste la noblesse, indissociable pour lui des moqueries de Brienne. Travaillant sur l’autorité royale en 1788, il la condamne déjà dans une formule lapidaire : « Il n’y a que fort peu de rois qui n’eussent pas mérité d’être détrônés96. » Comme tant d’autres, ce Saint-Just en herbe se sent à l’étroit dans cette société bloquée et déclinante qui freine toutes les ascensions dont la sienne97, société largement hypocrite, de masques et de cour, où la défense affichée de valeurs chrétiennes et chevaleresques recouvre une réalité vénale et individualiste, celle du libertinage et des petits soupers, des intrigues et du favoritisme. La référence n’y est plus depuis longtemps l’esprit de sacrifice de Bayard mais le cynisme décrit par Laclos.
Comme tant d’autres, il voit dans l’effondrement de l’édifice la chance de sa vie. « L’égalité qui devait m’élever me séduisait », dira-t-il plus tard à Mme de Rémusat. L’intégration de la Corse à la France, fin 1789, transforme les insulaires en citoyens à part entière98. L’île de Beauté n’est plus une colonie mais un département doté des mêmes droits que les autres. Le retour des proscrits qui l’accompagne est interprété non comme une amnistie, mais bien comme une réparation voulue par la majorité de la Constituante envers la défunte République paoliste, placée au rang des victimes innombrables de l’arbitraire royal. Bonaparte, conquis par l’accomplissement des promesses égalitaires, renonce alors à publier ses Lettres sur la Corse, pamphlet virulent contre l’occupation française qu’il rédige depuis 1787. « Dans un instant, tout est changé, écrit-il avec enthousiasme. Du sein de la nation que gouvernaient nos tyrans, est sortie l’étincelle électrique ; cette nation éclairée, puissante et généreuse s’est ressouvenue de ses droits et de sa force : elle a été libre et a voulu que nous le fussions comme elle. Elle nous a ouvert son sein désormais, nous avons les mêmes intérêts, les mêmes sollicitudes : il n’est plus de mer qui nous sépare99. »
Rentré en France en février 1791, Bonaparte quitte en juin le régiment de La Fère pour le 4e d’artillerie stationné à Valence. Son arrivée coïncide avec la fuite manquée de Louis XVI à Varennes. Celle-ci signe la fin du rêve d’une alliance entre la monarchie et la Révolution. Elle condamne à court terme le compromis péniblement enfanté par l’Assemblée. Sommé comme tout un chacun de choisir, Bonaparte prend résolument le parti de la Constituante. Il prête par écrit le serment de fidélité à l’Assemblée, qui ne mentionne pas le roi, et se montre actif au sein de la société locale des Amis de la Constitution, affiliée au club des Jacobins. Le Discours sur le bonheur, rédigé par Bonaparte dans la lignée de la vulgate politique du temps, célèbre en des termes hyperboliques la régénération accomplie : « Après des siècles, les Français, abrutis par les rois et les ministres, les nobles et les préjugés, les prêtres et leurs impostures, se sont tout à coup réveillés et ont tracé les droits de l’homme. »
Son ambition nationale pointe déjà, notamment dans le célèbre passage sur les hommes de génie, « météores destinés à brûler pour éclairer leurs siècles ». Pourtant, l’illusion littéraire dure peu. Composée pour le concours de l’académie de Lyon100, la pochade est sèchement rejetée par les examinateurs. Un académicien éreinte le texte comme « trop mal ordonné, trop disparate, trop décousu et trop mal écrit pour fixer l’attention ». L’historien Arthur Chuquet dénonce l’emphase du style et la maladresse de nombreuses formules101. Toutefois, l’ouvrage vaut par ce qu’il laisse entrevoir de la personnalité de l’auteur, écartelé entre passion et devoir, ambition et désespoir. Souvent exaltée, sa prose ne cesse de faire l’éloge de la raison comme si le cadet bouillonnant tentait de se calmer luimême : « Une imagination déréglée, voilà la cause, la source des malheurs de l’espèce humaine, écrit-il par exemple. Elle nous fait errer de mers en mers, de fantaisies en fantaisies, et si elle se calme enfin, si son prestige nous abandonne, il n’est plus temps ; l’heure sonne et l’homme meurt détestant la vie. » Car la tentation suicidaire perdure : « L’homme a beau s’environner de tous les biens de la fortune, dès que ses sentiments s’enfuient de son cœur, l’ennui s’en empare, la tristesse, la vaine mélancolie, le désespoir se succèdent et si cet état dure encore, il se donne la mort. »
Le spectacle des journées révolutionnaires de 1792, auxquelles il assiste comme témoin, marque un tournant majeur dans l’éducation du futur Empereur102. Là il découvre l’abîme séparant l’idéal émancipateur des Lumières de la barbarie du peuple en furie. C’est alors sans doute qu’il comprend que la Révolution ne pourra s’enraciner qu’en cessant d’être révolutionnaire. Comme en Corse, la confrontation brutale avec le feu de l’histoire le ramène sur terre pour accoucher d’une vision beaucoup plus méfiante et matérialiste de la réalité politique. Elle conforte son mépris et sa méfiance envers les hommes. Mépris des parlementaires qu’il éprouve au sortir d’une séance de la Législative, caractérisée selon lui par des bavardages inutiles, indécents même étant donné la gravité des circonstances. Mépris du roi affublé du bonnet rouge en juin, réduit à trinquer à la santé de la nation : « Che Coglione » tranche le jeune officier qui précisera plus tard : « Je conclus qu’il avait cessé de régner, car, en politique, on ne se relève point de ce qui avilit103. »
Défiance envers ce peuple sans-culotte dont la sauvagerie le révulse. « Le 20 juin 1792, j’étais à Paris, je vis la populace marcher contre les Tuileries. Je n’ai jamais aimé les mouvements populaires ; je fus indigné des allures grossières de ces misérables ; je trouvai de l’imprudence dans les chefs qui les avaient soulevés et je me dis : “Les avantages de cette révolution ne seront pas pour eux.” Comment a-t-on pu laisser entrer cette canaille ! s’indigne-t-il. Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec des canons, et le reste courrait encore. » Et d’écrire à son confident habituel le 3 juillet suivant : « Il faut l’avouer, lorsque l’on voit tout cela de près, que les peuples valent peu la peine que l’on se donne tant de souci pour mériter leur faveur. »
Le tout jeune capitaine se trouve encore aux premières loges pour assister, le 10 août 1792, à la mort de la royauté séculaire. Davantage que la chute de la monarchie sanctionnée dans une lettre écrite le soir même à Joseph, d’un lapidaire « si Louis XVI se fût montré à cheval, la victoire lui fût restée », le massacre des Suisses le conforte dans son horreur de la « populace » : « Le palais forcé et le roi rendu dans le sein de l’assemblée, je me hasardais à pénétrer dans le jardin, dira-t-il à Las Cases. Jamais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l’idée d’autant de cadavres que ne m’en présentèrent les masses de Suisses, soit que la petitesse du local en fit ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de la première impression que j’éprouvais de ce genre. » Il retire de l’événement une suspicion durable envers le « mauvais esprit » des Parisiens.
Enfin il a perdu la foi dans cette philosophie dont il découvre le caractère illusoire confronté à l’épreuve des faits. Le monde réel ignore l’idéalité des principes pour ne retenir que la brutalité de la force. En lieu et place de l’utopie rousseauiste, l’univers demeure régi par la violence selon Hobbes. Contrairement à la Corse, la révision s’opère sans déchirement intérieur car il n’est pas engagé dans l’aventure en cours. Hanté par le spectacle, il n’en demeure pas moins l’homme de l’entre-deux, le Français de l’étranger qui voit s’écrouler un monde ancien sans deviner à quoi ressemblera le nouveau.
L’expérience de ces journées lui dicte ses premières règles de stratégie politique. Ne jamais mettre un genou à terre comme le malheureux Louis XVI, s’appuyer sur les notables pour contenir la foule tout en restant à l’écoute des aspirations populaires, rejeter le libéralisme politique incarné par ces parlementaires vaniteux dont il sera désormais l’adversaire acharné. « Fable convenue imaginée par les gouvernants pour endormir les gouvernés » selon ses propres termes, la liberté est impossible car antinomique avec l’esprit français, obsédé par le pouvoir, répugnant à son partage, envieux et suspicieux, toujours prompt à mettre en avant les grands principes pour mieux justifier leur violation104.
Soldat perdu de l’engagement, Bonaparte ne fait plus désormais confiance qu’à lui-même : il est devenu opportuniste sans cesser d’être autoritaire. Le 24 juin 1792, Lucien écrit à son sujet cette phrase étrangement prophétique : « Je crois que dans un Etat libre, c’est un homme dangereux ; il me semble bien penché à être tyran, et je crois qu’il le serait, s’il était roi, et que son nom serait pour la postérité et pour le patriote sensible un nom d’horreur. »
L’idéal littéraire laisse place à la tentation militaire, nourrie par l’entrée en guerre contre l’Autriche et la Prusse en 1792, suivies un an après par l’Angleterre. Seulement capitaine après sept ans de service, Bonaparte voit enfin l’occasion de s’élever au moment même où le rêve corse commence à battre de l’aile. « Nous repoussons les efforts de l’Europe entière », s’écrie-t-il joyeux fin 1792, nommant les armées françaises « les nôtres » et non plus « les Français » comme il avait coutume de l’écrire jusqu’alors. Avide de gloire et de renommée, il brûle désormais de participer à l’aventure collective de la Grande Nation. C’est en effet dans la « victoire ou la mort » contre l’Europe des rois que la Révolution a transmuté son idéal, tandis qu’à l’intérieur l’utopie se délite chaque jour dans la violence.
A l’été 1793, son retour en France coïncide avec la prise de pouvoir des Jacobins. Bonaparte n’a donc pas à proprement parler à faire de choix entre la Gironde fédéraliste et la Montagne autoritaire qui s’incarne dans les figures bientôt rivales de Danton et Robespierre. Nul doute cependant que son engagement au côté des Jacobins ne corresponde à ses convictions du moment. A ses yeux, constituants et Girondins sont des faisans et des anarchistes, incarnations de cet esprit parlementaire incapable de diriger l’Etat avec la poigne de fer que requièrent les circonstances. « Conventionnel qui n’était point passé par la Constituante » selon René Grousset, Bonaparte estime que la conjonction des deux guerres – civile et contre l’Europe – légitime la dictature de salut public. Mais ce recours à la force doit être temporaire et surtout contrôlé par l’Etat afin d’éviter de tourner au bain de sang égalitaire. Mieux vaut en somme la captation de la répression par le pouvoir légitime que le libre cours laissé à la bestialité populaire, ivre de sang et de violence. Seul « l’Incorruptible », dont il a toujours évoqué la figure avec sympathie, tente à ses yeux de canaliser le torrent des passions. Il domestique la haine en dotant la Terreur d’une apparence légale, tout en rendant, par son respect de la religion et son culte de la vertu, une légitimité morale à une révolution qui sombre dans la démesure. A Sainte-Hélène, il dira encore à Montholon : « Croyez-vous que les hommes qui ont mené la France en 93 aient choisi la Terreur pour partie de plaisir ? Non, certes ; Robespierre n’aimait pas plus le sang que je l’aime. Il a été entraîné par les événements et, je le répète avec conviction, c’est par humanité, c’est pour arrêter les massacres, pour régulariser le mouvement de rancune populaire, qu’il a créé les tribunaux révolutionnaires, comme un chirurgien qui, pour sauver le corps, coupe les membres. »
La révolution pacifique n’existe pas : « La morale de tout cela est, sans doute, qu’il ne faut pas faire de révolution, avouera-t-il à Bertrand. Voilà le vrai, mais quand on en fait une, peut-on s’attendre à ne pas verser du sang ? Toutes les nations n’en ont-elles pas versé ? La Rose blanche et la Rose rouge en Angleterre. C’est la Constituante qu’il faut accuser des crimes de la Révolution, assemblée de bavards auteurs d’une constitution ridicule. Ce sont les Girondins qui sapèrent le trône et qui étaient tout étonnés, au 10 août, qu’il s’écroulât sur leurs têtes. L’Assemblée constituante pouvait, mais ne devait pas faire la Révolution105. » Son jacobinisme d’alors exprime sa soif de pouvoir, encore dopée par la frustration corse mais aussi, et on oublie trop souvent, par la sincérité de ses convictions républicaines d’alors106.
A peine arrivé sur le territoire français, il tente de sortir de l’anonymat en publiant Le Souper de Beaucaire, brochure destinée à soutenir la Convention contre la révolte fédéraliste107. Animée par les Girondins et les royalistes de l’intérieur, cette dernière sévit particulièrement dans le sud, notamment à Lyon et à Marseille. Empruntant la tradition du dialogue à l’antique, Napoléon met en scène l’opposition entre un marseillais progirondin et un militaire de l’armée conventionnelle sous lequel se cache évidemment l’auteur en personne. Plutôt que d’agresser l’adversaire, Bonaparte veille à ménager sa susceptibilité et l’invite à rentrer dans le droit chemin au nom de son intérêt108. L’appel convenu à la réconciliation se double de considérants plus prosaïques sur la supériorité militaire de la Convention. Mieux vaut se soumettre que d’être battu explique-t-il en substance, sachant que défaite vaut répression et ruine. « Voilà ce que c’est que la guerre civile : l’on se déchire, on s’abhorre, l’on se tue sans se connaître. » Avec finesse, il sépare la Vendée blanche de la Marseille girondine, la première ennemie, la seconde simplement égarée, même s’il accuse les Girondins du « plus grand de tous les crimes », le déclenchement de la guerre civile.
Loin des anathèmes des Lettres sur la Corse ou de son pamphlet sur Buttafuoco, Bonaparte se révèle un disciple de Machiavel qui n’hésite pas à plaider sa cause au moyen d’un argumentaire opportuniste. Le politique, soucieux de réconciliation, perce derrière le thuriféraire de la radicalité. Si, par le canal du Marseillais, il fait entendre quelques rudes critiques contre les Jacobins109, il ne leur en donne pas moins raison sur le fond. La sécession fédéraliste place selon lui la Convention en situation de légitime défense. Elle s’ajoute à la guerre pour justifier un pouvoir fort seul à même de préserver l’unité de la patrie en danger. La brochure répond en tout cas à son attente puisqu’elle lui permet d’être distingué et facilite sa nomination à Toulon où le « capitaine-canon » force les portes de l’histoire.
*
Devant Toulon, la roue du destin tourne favorablement pour la première fois. L’émigration, en vidant l’armée de ses cadres, lui donne enfin l’occasion de faire ses preuves et de révéler son génie militaire. Livrée aux Anglais par les royalistes, la ville semble pourtant inexpugnable. Propulsé à la tête de l’artillerie par son compatriote Salicetti, Bonaparte impose son plan à l’état-major réticent : se rapprocher de la rade par à-coups afin d’acquérir une position dominante d’où il pourra bombarder le port, sûr d’obtenir alors l’évacuation de la flotte anglaise. Napoléon triomphe par l’audace et la volonté qui lui permettent de devenir général en trois mois après avoir inversé le rapport de force avec ses généraux en chef successifs : Carteaux, Doppet et surtout Dugommier110. Il se lie avec ses premiers compagnons d’armes : Marmont, Junot, Muiron, Desaix, Leclerc ou Duroc. C’est aussi là qu’il fait la connaissance de Barras, son futur parrain politique. C’est encore à Toulon qu’il découvre la vraie guerre, si éloignée de la guérilla corse par les milliers d’hommes qu’elle mobilise, la puissance de feu qu’elle nécessite, la variété et l’ampleur des problèmes quotidiens qu’elle suscite. Loin de l’effrayer, la révélation l’exalte et le révèle à lui-même. Le désespéré de Brienne connaît enfin un théâtre à la hauteur de son ambition.
L’aventure, qui dure de septembre à décembre 1793, lui ouvre le cœur des soldats. Son aura charismatique conjugue bravoure, autorité naturelle, activité inlassable et compétence reconnue111. Capable de s’exposer quand il pointe lui-même la « batterie des hommes sans peur112 », ce chef et stratège qui pense vite, combat avec panache et fait montre d’un républicanisme ardent semble promis à un grand avenir... s’il parvient à rester en vie. Dans la nuit du 16 au 17 décembre, la position-clé tombe à l’issue d’un assaut vigoureux au cours duquel le protégé de Dugommier voit son cheval tué sous lui avant de recevoir un coup de baïonnette à la cuisse. Deux jours plus tard « les bleus » pénètrent dans la ville, évacuée dans la panique par l’escadre anglaise. Le général du Theil, commandant théorique de l’artillerie, écrit au ministre de la Guerre Bouchotte : « Je manque d’expression pour te peindre le mérite de Bonaparte ; beaucoup de science, autant d’intelligence et trop de bravoure, voilà une faible esquisse des vertus de ce rare officier. C’est à toi, ministre, de les consacrer à la gloire de la République. »
« Si on était ingrat envers lui, cet officier s’avancerait tout seul », renchérit Dugommier.
Promu le 7 février 1794 à l’armée d’Italie, doté d’une solde enfin digne qui lui permet de sauver le clan de la misère, le général de vingt-quatre ans passe alors pour le protégé de « l’Incorruptible » en raison de son amitié étroite avec son frère Augustin. Le 5 avril suivant, au plus fort de la Grande Terreur, ce dernier signale à l’attention de son aîné que « le citoyen Bonaparte, commandant de l’artillerie, est d’un mérite transcendant ». On parle alors de lui pour exercer le commandement militaire de la capitale. Sept mois après l’aurore toulonnaise, le 9 Thermidor faillit logiquement lui porter un coup fatal, bien qu’il ait pris soin de se démarquer de « l’Incorruptible » dès sa chute : « J’ai été un peu affecté de la catastrophe de Robespierre que j’aimais et que je croyais pur, mais fût-il mon frère, je l’eusse moi-même poignardé s’il aspirait à la tyrannie », écrit-il à Tilly le 7 août 1794. Après la décapitation des séides de Maximilien, Saint-Just et Couthon, l’heure est à l’épuration sans faille des « satellites du tyran », devenu bouc émissaire commode de toutes les monstruosités de la Terreur. Les thermidoriens victorieux lavent dans le sang la honte de leur propre peur et essayent, en sacrifiant quelques comparses, de faire oublier leurs responsabilités à l’instar de Tallien et Barras, nouveaux hommes forts de la réaction après avoir été les proconsuls sanguinaires de la Convention dans les départements.
Bonaparte, assez connu pour servir d’emblème, trop jeune pour bénéficier d’appuis solides, constitue la victime idéale. Arrêté le 9 août 1794, le « faiseur de plans » des Robespierre113 semble parti pour l’échafaud. Heureusement, l’absence de preuves, conjuguée au manque dramatique d’officiers supérieurs de qualité, le sauve de l’inéluctable. Le 20 août, il recouvre la liberté et part se faire oublier quelques mois à l’armée d’Italie. Mais l’épreuve l’a marqué au fer rouge. Comme tant d’autres avant lui, comme tant d’autres à sa suite, le voilà devenu un survivant, conscient de la précarité de la gloire, éclairé sur la lâcheté des hommes et les dangers de la lumière. Comme la France, il a découvert la peur après avoir connu l’espoir et l’exaltation. Désormais, il sera habité par le doute.
L’année qui suit le découvre à la dérive, tenu à l’écart par cette réaction thermidorienne qui donnera naissance au Directoire. Détaché de l’armée d’Italie, il décline le commandement d’une brigade d’infanterie dans l’Ouest, ce qui lui permet d’éviter à nouveau de tomber dans le piège de la guerre civile. Rayé du tableau après un bref séjour à la tête du bureau topographique, il semble prêt à tout abandonner, caresse un instant l’espoir de partir guerroyer en Turquie. L’inaction le dévore et le pousse au désespoir. Il vit alors à Paris, solitaire et misérable, « ayant, écrit la duchesse d’Abrantès, un mauvais chapeau rond, enfoncé sur ses yeux, et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées, et tombant sur le collet de redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV ; sans gants, parce que, disait-il, “c’était une dépense inutile”, portant des bottes mal faites, mal cirées, et puis tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune, enfin quand j’évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits », conclut la mémorialiste. Témoins et historiens décrivent à l’unisson son air maladif, son aspect négligé qui contraste avec un regard foudroyant et la vivacité de l’esprit. Michelet insiste sur sa ressemblance avec Marat. L’intéressé, peu prolixe sur sa traversée du désert, se peindra en sept syllabes : « J’avais l’air d’un parchemin. »
Sa disgrâce entraîne la rupture de ses fiançailles avec son premier amour, Désirée Clary, dont la sœur venait d’épouser Joseph. Il en tire une nouvelle désespérée, Clisson et Eugénie, dans laquelle le héros, général victorieux mais abandonné par la femme qu’il aime, finit par se faire tuer au combat. Le spleen transparaît encore dans cette belle missive adressée à son aîné le 24 juin 1795 : « La vie est un songe léger qui se dissipe. Si tu pars, et que tu penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait. Nous avons vécu tant d’années ensemble, si étroitement unis, que nos cœurs se sont confondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. Je sens en traçant ces lignes une émotion dont j’ai eu peu d’exemples dans ma vie. Je sens bien que nous tarderons à nous voir et je ne puis plus continuer ma lettre. »
Cette immobilité frustrante, qui semble devoir le perdre, va pourtant contribuer à le sauver. Pour se perpétuer au pouvoir, les conventionnels décrètent en août 1795 qu’ils composeront les deux tiers des deux chambres créées par la nouvelle Constitution de l’an III114. C’en est trop pour les Parisiens, qui prennent les armes, résolus à se débarrasser de ces « perpétuels » qui règnent en maîtres depuis la chute de la monarchie. Dirigée par les royalistes, l’émeute s’appuie sur près de vingt mille hommes en armes. L’assemblée aux abois remet alors le commandement à Barras, le seul à faire preuve de sang-froid et d’autorité. Entouré par des généraux suspects ou nuls, il se décide à faire appel au brillant canonnier de Toulon, sûr que celui-là le servira avec fidélité puisqu’il n’a rien à perdre dans l’aventure. Ayant fait saisir les canons de la plaine des Sablons par l’escadron d’un certain Joachim Murat, Bonaparte balaie facilement le lundi 13 Vendémiaire an IV (3 octobre 1795) les sections royalistes qui s’agglutinent maladroitement autour de l’église Saint-Roch. Sauveur du jour de la République, le bras droit de Barras monte d’un cran et accède au prestigieux commandement militaire de la capitale. Son ambition fait taire ses convictions, comme le laisse penser cette confession à Junot : « Ah ! Si les sections me mettaient à leur tête, j’en répondrais bien, moi, de les mettre dans deux heures aux Tuileries et d’en chasser tous ces misérables conventionnels ! »
Pour réussir à sortir de l’anonymat, Bonaparte n’en a pas moins dû tremper ses mains dans le fleuve sanglant de la guerre civile, marée rouge dont il redoute les éclaboussures et les effluves mais qui lui permet pour l’instant de parfaire sa réputation de républicain ardent alors même qu’il a perdu toutes ses illusions sur le devenir du régime. « Il est constant qu’il a toujours gémi de cette journée, affirme Bourrienne ; il m’a souvent dit qu’il donnerait des années de sa vie pour effacer cette page de son histoire. » Il y gagne toutefois une notoriété immédiate comme le rapporte Michelet, d’après le témoignage de son père, imprimeur à l’époque : « Il assista bientôt à l’étonnant crescendo d’un certain bruit qui était dans l’air, bruit très faible, mais tout à coup retentissant, éclatant, foudroyant, plus que le tonnerre. [...] Ce nom, ignoré, tout à l’heure, se trouva dans toutes les bouches. » Parvenu avec la complicité des anciens Jacobins, ses premiers compagnons de route, le « général Vendémiaire » doit maintenant s’en émanciper au plus vite, sous peine d’être le jouet des épurations futures. Contrairement à ce qu’il a fait avec Robespierre, il ne se lie pas à Barras en demeurant son cerbère à Paris. S’il a cru dans le premier, il courtise le second pour mieux l’écarter quand il n’aura plus besoin de lui. Sa vision de l’homme semble fixée. S’il le croit encore capable de transcendance, il le juge d’abord dominé par son intérêt personnel115. Serviteur de la Corse, serviteur de la République, il ne sert plus désormais que lui-même à travers la Révolution, mariage de raison au service d’une ambition dévorante. Hissé sur le pavois par la guerre intérieure, à Toulon puis en Vendémiaire, il lui manque encore l’onction de la véritable gloire, celle acquise contre l’étranger sur le champ de bataille, à l’opposé de cette maudite guerre civile qui flétrit en élevant. Voilà pourquoi il intrigue pour obtenir le commandement de l’armée d’Italie. Voilà aussi pourquoi Lodi bouleverse son destin.