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L’apprentissage
« Du triomphe à la chute il n’est qu’un pas. J’ai vu, dans les plus grandes circonstances, qu’un rien a toujours décidé des plus grands événements. »
Lettre de BONAPARTE à TALLEYRAND,
7 octobre 1797.
La gloire d’Arcole
Revenu de ses illusions politiques, Bonaparte reporte sa soif d’absolu vers la passion amoureuse. Peu expert en la matière, il découvre le grand amour en la personne de Joséphine Tascher de La Pagerie. Mais les infidélités de l’aimée suscitent de nouvelles blessures. Dernier acte du roman d’apprentissage, dernière souffrance fondatrice.
A écouter le terrible baron de Frénilly, Bonaparte n’aurait jamais dû épouser « une de ces femmes qui restent pendant quinze ans à l’âge de trente, fort maigre, fort serrée, fort enduite, et pour dire les mots techniques, fort sucée et ayant beaucoup rôti le balai, du reste fort bonne femme bien polie, et très nulle comme toutes les créoles ». Née en 1763, soit six ans avant son mari, veuve et mère de deux enfants, lourdement endettée, tout le monde savait qu’elle avait été la maîtresse de Hoche et surtout de Barras. C’est pourtant négliger la communauté de destins et d’ambitions entre les deux mariés : Joséphine et Napoléon sont deux aristocrates déracinés, arrivés en France la même année en 1779, personnages de l’entredeux, partagés entre leur île et la France, entre la noblesse et la Révolution, tous deux victimes de la Terreur et de la vie en général, déclassés animés par l’ambition, créatures du Directoire : la catin et le prétorien, rêvant d’indépendance vis-à-vis de Barras, leur maître commun. On oublie trop souvent que Bonaparte voulait parvenir à tout prix et que Joséphine, régnant sur les salons demi-mondains du régime, pouvait lui en ouvrir les portes, à commencer par celle du « Roi du Directoire ». C’est sous-estimer enfin, en dépit des dénigrements de Frénilly, la bonté, la grâce et la race de Joséphine, sans compter son expérience certaine dans un domaine où le jeune chat botté avait beaucoup à apprendre. En conquérant la majestueuse Créole, descendante d’une illustre lignée coloniale, Bonaparte a la conviction de s’élever socialement et en retire une satisfaction qui fortifie sa confiance en lui116. Il se sent d’autant plus pousser des ailes que leur mariage, célébré le 19 mars 1796, s’accompagne d’une dot somptueuse : le commandement de l’armée d’Italie.
Parti en mars 1796 prendre la tête d’une armée de 40 000 hommes chargée à l’origine d’opérer une simple diversion au profit des forces de Jourdan et Moreau, il refuse de se cantonner dans ce second rôle et passe d’emblée à l’attaque en dépit de la maigreur de ses effectifs et de l’état déplorable de l’intendance. Appliquant à la lettre le plan d’invasion qu’il avait lui-même dressé en 1794, il coupe en deux les armées autrichienne et piémontaise117 avant de les écraser séparément. En un an, le « petit caporal » défait six armées autrichiennes successives : « Tout s’y accomplit de point en point comme le jeune héros l’avait prévu ou, pour dire plus justement, comme il l’avait calculé. C’est une campagne que l’on pourrait appeler mathématique », s’incline Pierre Larousse. Rompant avec le classicisme routinier de la guerre en dentelles, il invente l’offensive éclair. Violant les règles en vigueur, il y parvient par la vitesse de manœuvre de ses soldats, ce qui lui permet de concentrer ses divisions au moment opportun118. Ils tiennent cette supériorité de leur légèreté, car ils s’approvisionnent sur les territoires conquis, et à une endurance qui doit beaucoup au charisme de leur général en chef. Les victoires s’accumulent : après Lodi, Castiglione (5 août 1796), Bassano (8 septembre), Arcole (15-17 novembre) ; enfin Rivoli (14 janvier 1797), la plus importante car elle oblige Wurmser à capituler à Mantoue (2 février 1797), où il s’est réfugié en septembre précédent, ce qui ouvre aux Français la route du Tyrol autrichien119. La diversion initiale se métamorphose chaque semaine en offensive principale, facilitée par la passivité de l’armée du Rhin.
Bonaparte s’adapte particulièrement bien à la guerre de montagne qui lui permet de combler son déficit numérique par la vitesse de déplacement de ses hommes. Sa parfaite connaissance du terrain acquise en 1794 lui donne de surcroît un temps d’avance sur ses rivaux qu’il surclasse également par son génie de l’improvisation120. « C’est pour Bonaparte l’époque la plus pure et la plus brillante de sa vie, estime Stendhal [...]. Aucun général des temps anciens ou modernes n’a gagné autant de grandes batailles en aussi peu de temps, avec des moyens aussi faibles, et sur des ennemis aussi puissants. Un jeune homme de vingt-six ans se trouve avoir effacé en une année les Alexandre, les César, les Annibal, les Frédéric. » Après avoir signé la paix avec le pape Pie VI par le traité de Tolentino121, la glorieuse armée d’Italie, enfin renforcée par le Directoire122, peut entamer le 10 mars 1797 sa marche vers Vienne.
Le « Corse terroriste » stigmatisé par Mallet du Pan tient en respect ses généraux, la plupart plus âgés et expérimentés que lui123. Decrès, qui le connaît bien, va ainsi le saluer à Toulon, persuadé d’être accueilli en égal et en camarade : « Je cours plein d’empressement, de joie, le salon s’ouvre, je vais m’élancer, quand l’attitude, le regard, le son de la voix suffisent pour m’arrêter : il n’y avait pourtant en lui rien d’injurieux ; mais c’en fut assez ; à partir de là je n’ai jamais été tenté de franchir la distance qui m’avait été imposée. »
En revanche, il galvanise la troupe par la fougue de son verbe et sa familiarité avec les sans-grade. Contrairement à ses prédécesseurs, il veille à assurer l’approvisionnement et le versement de la solde, pour moitié en numéraire en lieu et place des assignats ou des mandats territoriaux dévalués. Le « petit caporal » invente un nouveau mode de commandement, ensemble populaire et légitime car à la fois autoritaire, juste, empreint de panache et surtout toujours victorieux. Il réalise l’alchimie des héritages militaires entre la chevalerie du Moyen Age, la discipline de l’Ancien Régime et l’enthousiasme de la Révolution. Le disciple des Lumières se découvre dans la rédaction des fameuses proclamations : révolutionnant la communication, elles scellent un lien direct entre le maître et ses hommes, mêlant explication des manœuvres en cours, exaltation de la flamme par les louanges des victoires, enfin appel à l’honneur sans jamais oublier l’intérêt, excité par de séduisantes perspectives d’avenir. Plutôt que la célèbre philippique augurale : « Soldats, vous êtes nus, mal logés, mal nourris... », montage postérieur dont la fausseté paraît avérée, il faut reproduire celle du 26 avril 1796, écrite juste avant Lodi, une fois le Piémont vaincu : « Soldats, vous avez en quinze jours remporté 6 victoires, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la plus riche partie du Piémont ; vous avez fait 15 000 prisonniers, tué ou blessé plus de 10 000 hommes... Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé des rivières sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert... Mais, soldats, vous n’avez rien fait puisqu’il vous reste encore à faire !... Soldats, la Patrie a le droit d’attendre de vous de grandes choses : justifierez-vous son attente ? Les plus grands obstacles sont franchis sans doute, mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. En est-il entre vous dont le courage s’amollisse ? Non !... Tous veulent dicter une paix glorieuse qui indemnise la Patrie des sacrifices immenses qu’elle a faits ; tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire : J’étais de l’armée conquérante d’Italie124. »
Le contraste entre la faiblesse du physique – grêle, maladif – et la supériorité de l’esprit, la petitesse de la taille et la grandeur de la volonté renforcent le mythe naissant125. Tous ceux qui l’approchent, comme l’écrivain Arnault présent à Milan en 1797, sortent subjugués :
« Cet homme-là, confesse-t-il, est un homme à part : tout fléchit sous la supériorité de son génie, sous l’ascendant de son caractère ; tout en lui porte l’empreinte de l’autorité. [...] Il est né pour dominer comme tant d’autres sont nés pour servir. S’il n’est pas assez heureux pour être emporté par un boulet, avant quatre ans d’ici, il sera en exil ou sur un trône. »
Lodi annonce donc le temps de la conquête du pouvoir. Napoléon instrumentalise sa gloire en la fragilisant. Chacune de ses victoires se voit présentée comme un miracle renouvelé, toujours à la merci d’une balle ou d’une contre-attaque ennemie. Volontairement, il suscite la peur de sa disparition pour aiguiser le désir et l’angoisse. La propagande, qu’il développe par les proclamations, l’envoi répété des trophées pris à l’ennemi et la fondation de journaux à sa dévotion126, relaie le message auprès d’une opinion d’autant plus facile à séduire qu’elle ne veut plus du Directoire mais craint toujours autant le retour de Louis XVIII.
Mais Bonaparte ne se contente pas de cette gloire, dont il connaît la volatilité, et s’emploie déjà à élargir le socle de sa légitimité. Le général victorieux se double d’un habile administrateur de l’« Italie127 », politique avisé, soucieux de se placer au-dessus des partis, respectueux de la religion et de la propriété, ce qui n’était pas le cas de la plupart des proconsuls républicains, ardents Jacobins et anticléricaux. Il reste cependant fidèle à l’idéal émancipateur de la Grande Nation qu’il exporte en prêtant la main à la création de Républiques-sœurs : Cispadane128, Cisalpine129 ou Ligurienne130. Contrairement aux autres généraux, il rallie une grande partie de la population en ayant soin de limiter les pillages et en châtiant les viols et les exactions subies par les Italiens : « Il faut avant tout, proclame-t-il par exemple aux Milanais, resserrer les liens de fraternité entre les différentes classes de l’Etat. Réprimez surtout le petit nombre d’hommes qui n’aiment la liberté que pour arriver à une révolution ; ils sont ses plus grands ennemis [...]. L’armée française ne souffrira jamais que la liberté en Italie soit couverte de crimes. Vous pouvez, vous devez être libres, sans révolutions, sans courir les chances et sans éprouver les malheurs qu’a éprouvés le peuple français. Protégez les propriétés et les personnes et inspirez à vos compatriotes l’amour de l’ordre et des lois. » Dès les premiers jours, il invite ses troupes à être les « libérateurs des peuples » et non « leur fléau131 ». Cependant, cette générosité ne doit jamais être prise pour faiblesse. Les provinces conquises n’ont le choix qu’entre la « liberté » française ou la mort. La Lombardie, en révolte au début de la campagne, en fait l’expérience : prises d’otages, exécutions, villages rasés. C’est toujours en Italie qu’il découvre l’importance des notables et la nécessité de s’appuyer sur eux plutôt que sur les clubs jacobins132. Il expérimente avec leur concours la plupart des réformes politiques et sociales du futur Consulat. Ainsi, il renforce la centralisation par le regroupement des territoires, ce qui lui permet de poser les jalons d’une éventuelle unité italienne... par le truchement de la conquête française. L’Italie « bonapartisée » découvre ainsi la Révolution sans la Terreur. Ordre maintenu, justice assurée, intérêts respectés, le bilan commence à faire rêver en France.
Le 18 avril 1797, il signe l’armistice avec l’Autriche à Leoben, alors qu’il est parvenu à une portée de fusils de Vienne133. Avant d’officialiser la paix avec les Habsbourg à Campoformio le 18 octobre suivant, le proconsul victorieux « règne » déjà à Milan, attirant publicistes, écrivains et artistes dans son sillage. Ce n’est déjà plus le même homme. Arnault, qui le rencontre à cette époque, dépeint la soumission précoce de l’entourage : « Autour de lui, mais à distance, se tenaient des officiers supérieurs, des chefs de l’administration de l’armée, des magistrats de la ville et quelques ministres des gouvernements d’Italie [...]. Rien de remarquable comme l’attitude de ce petit homme au milieu de colosses dominés par son caractère. Son attitude n’était pas celle de la fierté, mais on y reconnaissait l’aplomb d’un homme qui a la conscience de ce qu’il vaut et qui se sent à sa place. » Les officiers qui l’entourent « attendaient en silence qu’il leur adressât la parole, faveur que tous n’obtinrent pas ce soir-là. Jamais quartier général n’a plus ressemblé à une cour. C’était ce qu’ont été depuis les Tuileries ».
Le coup de génie du conquérant consiste à apparaître au moment opportun en homme de la paix, cette paix que l’opinion réclame déjà avec force pour jouir paisiblement des conquêtes sociales de la Révolution. Voilà pourquoi Bonaparte, sans prendre la peine de consulter le Directoire, l’offre « d’homme à homme » à l’archiduc Charles134 avant de régler la fin des hostilités directement avec les plénipotentiaires autrichiens. En dépit de violentes sautes d’humeur, signes d’un tempérament colérique et de nombreux écarts verbaux – « L’Empire est une vieille servante habituée à être violée par tout le monde », assène-t-il un jour aux représentants autrichiens135 –, il fait plutôt preuve de modération dans la discussion où il se distingue également par un pragmatisme qui tranche avec l’idéologie et la radicalité en vigueur depuis 1792. Son énergie et son brio lui gagnent le respect de la plupart des diplomates présents136 et par ricochet des monarques continentaux. La reine Marie-Caroline de Naples, qui le qualifie d’« Attila » et de « fléau de l’Italie », ne peut s’empêcher par exemple de professer pour lui « un sentiment de véritable estime et de profonde admiration » : « Que Bonaparte soit un grand homme, et comme il n’y en a pas un second en Europe dans tous les sens, guerrier, militaire, politique, je défie même un ennemi de le nier », écrit-elle alors avant de conclure : « Ce sera le plus grand homme de notre siècle. »
A Paris, la paix de Campoformio est l’objet de vives critiques car, au prétexte de la paix avec l’Autriche, Bonaparte abandonne la République vénitienne aux Habsbourg pour prix de leurs concessions sur la rive gauche du Rhin et de leur reconnaissance des nouvelles Républiques-sœurs. Sieyès dénonce un compromis bâtard et y lit « l’appel à une nouvelle guerre ». Il ne comprend pas que Napoléon se montre généreux par mépris. La campagne d’Italie lui a, dernière révélation, ouvert les yeux sur la faiblesse de l’Europe des rois, en particulier l’Autriche : armées démotivées par la séparation rigide entre officiers et soldats, généraux vieillis, absence de patriotisme, lenteur désespérante des déplacements, manque de plan de campagne et de liaisons entre les différents corps lui offrent de vastes perspectives d’avenir. Certes, il veut déjà l’Italie, mais pour lui, en son temps et à son heure. « Parler n’est pas négocier, confiera-t-il à Bertrand. L’art de négocier est comme l’art de la guerre : celui de prendre une position de flanc, d’où on oblige l’ennemi à quitter la sienne et à venir prendre la direction qu’on voulait. » Voilà pourquoi il se contente pour l’instant de poser des jalons, certain d’avoir gagné l’essentiel en revenant invaincu, auréolé de gloire, en homme de paix et de bonne volonté, incarnant l’image du guerrier-philosophe dans la lignée illustre des Pierre le Grand et Frédéric II. Son aura naissante transparaît dans la célèbre toile de Gros le représentant à Arcole. La main droite tient le sabre, emblème de la puissance ; la gauche le drapeau, figure de la France révolutionnaire et de la conquête. Les cheveux en bataille, le regard porte l’empreinte de la fougue et la force de l’assurance. Même puissance du songe dans l’esquisse inachevée de David, regard noir qui commande et semble interroger le destin137.
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Le rapport de force s’inverse pour de bon avec le Directoire, en particulier avec Barras. Le mentor, le protecteur de Vendémiaire, a maintenant besoin de lui. Né dans l’illégalité, le régime, après une brève accalmie, s’enfonce dans la violence et le coup d’Etat permanent sur fond de corruption des dirigeants. Le tableau rappelle étrangement celui de la République romaine, à l’agonie avant César. Méprisée, bientôt haïe, la pentarchie ne survit que par la gloire de Bonaparte et l’argent qu’il lui envoie d’Italie pour payer sa complaisance. « Vous ne savez donc qu’il n’y a pas un de ces directeurs et des ministres à qui je ne fisse baiser ma botte pour vingt mille francs ? » Discrédité, flétri, impopulaire, le régime devient soumis à l’humeur, chaque jour plus maussade et autoritaire, de ce fougueux proconsul qui n’en fait désormais qu’à sa tête. Ignorant les consignes, il agit au coup par coup, notamment à l’encontre des révolutionnaires locaux qu’il freine ou encourage selon les régions et la conjoncture, exaspérant les Milanais jusqu’au soulèvement, mais ménageant la papauté alors que le Directoire lui a préconisé le contraire. Les Directeurs, qui au début osent encore commander, se contentent bientôt de suggérer avant de se taire, pour se trouver sans mot dire mis devant le fait accompli. Ils « n’étaient ni assez forts, ni assez hardis pour renverser le colosse qu’ils avaient élevé de leurs propres mains », constate Thibaudeau138. A chacune de leurs injonctions, de plus en plus rares et timorées, le général réplique par une menace de démission avec exécution immédiate qui fait reculer tout le monde, prenant soin de procéder pour l’occasion à un nouvel envoi d’argent comme pour mieux rappeler son pouvoir. D’une main il sème la peur, de l’autre le mépris.
Menacé par les babouvistes puis par les royalistes, le Directoire se laisse glisser sur la pente fatale de la violation des lois. Au printemps 1797, la majorité de l’exécutif demeure régicide alors que le législatif penche vers le royalisme modéré incarné par le général Pichegru qui devient président du Conseil des Cinq-Cents tandis qu’un autre partisan discret des Bourbons, Barbé-Marbois, hérite de la présidence des Anciens. Au cœur même du pouvoir, les trois Directeurs républicains orthodoxes – Rewbell, La Révellière-Lépeaux et Barras, sont confrontés à l’opposition grandissante de Carnot, timidement défendu par son nouveau collègue le royaliste Barthélemy. Les délibérations, comme le remarque Barras dans ses Mémoires, tournent aux « combats de gladiateurs dans l’arène ». Après l’or et la gloire, le triumvirat majoritaire a maintenant besoin des baïonnettes du mari de Joséphine pour se débarrasser d’une opposition chaque jour plus turbulente et populaire. Ulcéré d’avoir été mis en cause par cette dernière au sujet de sa politique italienne139, Bonaparte s’exécute mais refuse cette fois de se salir les mains afin de ne pas ternir sa popularité140. Il envoie pour ce faire son divisionnaire Augereau exécuter le coup d’Etat du 18 Fructidor141 qui foudroie les royalistes. Près de deux cents élections sont annulées, plusieurs dizaines de députés, dont le général Pichegru, sont déportés ainsi que le Directeur Barthélemy. Carnot, pourtant républicain sincère, se retrouve lui aussi fructidorisé. Victorieux, le Directoire n’en perd pas moins ce qu’il lui restait de légitimité : « Cette journée illégale eut l’effet que doit avoir toute journée illégale ; toute confiance fut détruite entre les gouvernants et les gouvernés, résume Benjamin Constant. Les premiers sentirent que leur autorité n’était plus légitime ; les seconds regardèrent comme une dérision les débris de formes constitutionnelles que le gouvernement semblait vouloir relever. » Toléré à condition de terminer la Révolution, le régime ressuscite la violence en s’autorisant de la raison d’Etat pour briser la liberté au nom de la liberté et casser les élections sous prétexte de garantir la souveraineté du peuple. Le recours à la force ramène une nouvelle fois la Révolution à son point de départ, à cette contradiction fondamentale entre l’idéalité des principes et la brutalité des faits, les droits de l’homme d’un côté, la peur ou la raison d’Etat de l’autre142.
Le tournant consacre la suprématie de l’armée sur la représentation. Comme l’avait prophétisé Thibaudeau dans un discours célèbre, « celui qui appelle à son secours les baïonnettes périra par les baïonnettes ». Désormais, Bonaparte tient dans ses mains la destinée du régime, prêt à le renverser quand il jugera le moment opportun. Signe qu’il ne craint plus personne, il commence à parler : « Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien encore, confesse-t-il par exemple à Miot de Mélito quelques semaines avant le coup d’Etat. Je ne suis qu’au début de la carrière que je dois parcourir. Croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras que je triomphe en Italie ? Croyez-vous aussi que ce soit pour fonder une république ? Quelle idée ! Une république de trente millions d’hommes ! avec nos mœurs, nos vices ! où en est la possibilité ? C’est une chimère dont les Français sont engoués, mais qui passera comme tant d’autres. Il leur faut de la gloire, les satisfactions de la vanité ; mais de la liberté ? Ils n’y entendent rien. Voyez l’armée : les victoires que nous venons de remporter, nos triomphes ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. » Le régime n’est rien : « Que le Directoire s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître. Il faut à la nation un chef, un chef illustré par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des phrases, des discours d’idéologues auxquels les Français n’entendent rien. Qu’on leur donne des hochets, cela leur suffit ; ils s’en amuseront et se laisseront mener, pourvu cependant qu’on leur dissimule adroitement le but vers lequel on les fait marcher143. »
Dans une lettre à Talleyrand144, nouveau ministre des Affaires étrangères, ou dans des conversations avec son confident Lavalette et le parlementaire Pontécoulant, venus lui rendre visite, « le grand enchanteur » (Michelet) expose les lignes directrices de son projet de réforme : concentration de l’autorité, marginalisation des parlementaires et réduction de la liberté de la presse, réconciliation de tous les Français, réforme de l’Etat. C’est le Consulat avant la lettre. « Je ne puis plus obéir, confie-t-il toujours à Miot de Mélito ; j’ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. » Avant d’ajouter : « Mon parti est pris : si je ne puis être le maître, je quitterai la France ; je ne peux pas avoir fait tant de choses pour la donner à des avocats. »
En juillet 1797, il impose la constitution de la Cisalpine qui préfigure le futur Consulat sur deux points essentiels : la domination des notables et la soumission à sa personne145. Il a déjà fixé l’essentiel de sa doctrine : renfort de l’exécutif au détriment du parlementarisme, nécessité de bâtir une aristocratie républicaine, seul moyen de contenir les Jacobins et de briser les royalistes146. « La liberté viendra ensuite s’il y a lieu, précise-t-il à Pontécoulant. » Et d’ajouter : « Mon Dieu ! nous n’en avons eu que trop depuis dix ans ; j’en ai été séduit comme les autres, mais j’ai beaucoup réfléchi, il n’y a pas d’ordre possible avec un tel système. »
Le piège de Paris
Après un bref crochet par le congrès de Rastatt, où il installe la délégation française en charge de négocier le traité de paix définitif, Bonaparte regagne enfin la capitale, un an et demi après l’avoir quittée. En dépit du durcissement consécutif au 18 Fructidor, la ville qu’il redécouvre en décembre 1797 n’a pas changé en profondeur depuis son départ. S’en dégage toujours une impression de débauche et d’exubérance, incarnée par les nouvelles élites, politiques, financières et mondaines, dont le luxe ostentatoire contraste avec la misère des plus humbles. « Le nouveau Paris147 » semble vouloir noyer dans la fête le cauchemar de la Terreur dont ses habitants ont été au choix les acteurs, les victimes ou les témoins impuissants. Les Parisiens donnent l’impression de se désintéresser de la vie politique comme en témoigne Mallet du Pan avec sa vigueur coutumière : « La lassitude est à son comble. Chacun ne songe qu’à passer en repos le reste de ses jours. On ne vote plus [...]. On ne pense qu’à soi, et toujours qu’à soi [...]. On ne pense qu’à dépenser ; il n’existe plus d’opinion ; on se moque de toutes les constitutions faites ou à faire... Tous sont plongés dans une sorte d’insouciance et de léthargie sur leurs divisions politiques. Chacun ne se préoccupe plus que de boire, manger et jouir148. »
Selon le mot d’un contemporain, « le peuple a donné sa démission ». Les blessures de ce passé récent, que l’on veut tant exorciser, apparaissent pourtant dans les atteintes portées à de nombreux monuments comme dans les multiples graffitis qui devront attendre le Consulat pour être effacés. Le jacobinisme déchu transparaît encore dans les enseignes de quelques auberges qui portent avec fierté des mentions comme « A l’Egalité » ou « Aux républicains ». Mais chacun sait qu’ils appartiennent à une époque révolue : plus de bonnet rouge dans les rues, pas davantage de tutoiement et des « citoyens » lâchés du bout des lèvres. L’autre révolution, victorieuse celle-là puisqu’elle concerne la propriété, s’exprime dans les nombreux écriteaux indiquant « Bien national à vendre » qui pendent à la porte des églises, Sainte-Madeleine ou Saint-Germain-le-Vieux. D’abord et avant tout, les Parisiens veulent tourner la page.
En dépit des épreuves, la capitale confirme son magistère sur la France pour des raisons que décryptent François Furet et Denis Richet dans leur célèbre histoire de la Révolution : « Préparé par l’intelligentsia et les salons du siècle, illustré par tous les grands événements révolutionnaires, l’impérialisme parisien s’épanouit. Versailles déserté n’est plus qu’un souvenir et la Ville a brisé la Cour. Elle a d’abord ramené, ranimé, terrorisé le pouvoir, dont elle est désormais inséparable. Et maintenant, passées les années tragiques, la voilà devenue l’héritière de la Cour, le centre de l’argent, des femmes et du plaisir, le rêve de la province, enfin Paris. »
L’héritière de Versailles incarne la nouvelle fracture sociale dessinée par la Révolution. Au clivage entre la noblesse et le tiers état se substitue la rupture entre riches et pauvres, sachant que la nouvelle « aristocratie démocratique » consacre le règne de l’argent et répudie le primat de la naissance. Si la scission entre l’est des faubourgs et l’ouest des hôtels particuliers perdure pour l’essentiel, cette puissance bourgeoise commence à coloniser la chaussée d’Antin, marquant une nouvelle frontière entre deux aristocraties. Face à l’élite qui danse et s’étourdit de plaisirs, jure la misère la plus noire. Elle ne se cantonne plus seulement dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, sanctuaires du sans-culottisme, mais prolifère un peu partout, notamment durant ce terrible hiver de 1797 qui ajoute au froid la famine, tandis que prospère l’égoïsme étroit des nouvelles classes dirigeantes. Signe des temps de crise, la criminalité augmente, soulignant l’inefficacité d’une police qui n’a pas encore Fouché pour maître149.
Ruinée par l’émigration et la législation révolutionnaire, l’ancienne noblesse peine à renaître de ses cendres150, tout comme les rentiers, victimes de l’effondrement des assignats et de leurs succédanés, les mandats territoriaux. Pouvoir et puissance se concentrent entre les serres des thermidoriens auxquels s’agrègent une poignée de banquiers – tels Perrégaux ou Récamier – et des aventuriers de l’argent facile à l’image de ces fournisseurs aux armées, tels Collot ou Ouvrard dont l’immensité de la fortune défraie la chronique. « Les agioteurs d’aujourd’hui ne le cèdent en rien au train des ci-devant hommes de la Cour ; ils les surpassent même en folie. On dirait que pour eux seuls sont créés les plaisirs et les richesses », s’indigne Mercier. Ce nouveau « monde » cohabite avec les débris des anciennes élites dans les premiers salons qui rouvrent leurs portes, le plus couru étant celui de Germaine de Staël. Benjamin Constant, qui y tient le dé, décrit pour sa part une société mêlée et convalescente : « Tous les rangs étaient confondus ; les familles anciennes étaient détruites, les nouvelles fortunes précaires [...], l’opinion qui remplace les lois n’avait plus de centre ; personne ne croyait à soi ni aux autres151. »
Le célèbre roman de Joseph Fiévée, La Dot de Suzette, dépeint cette métamorphose sociale qui signe l’avènement de la bourgeoisie pour le demi-siècle à venir. Mariée à un nouveau riche inculte, avide et sans scrupules, l’héroïne découvre avec effarement « l’élite » parisienne, obsédée par l’accumulation des biens et les plaisirs. La satire de l’argent roi, veau d’or de la République décadente, réunit les deux extrêmes royaliste et jacobin. Elle prélude à la diabolisation des classes moyennes si caractéristique de l’esprit national. Même les étrangers ne demeurent pas en reste tel l’Allemand Heinzmann qui pourfend « la morgue et l’insolence des gens qui, de rien, sont devenus quelque chose. L’ostentation, l’étalage, le luxe les distinguent dans leurs maisons, dans leurs équipages, dans leurs vêtements ; la sensualité, les jouissances les caractérisent ». Vulgarité des parvenus à laquelle s’oppose la dignité des plus faibles selon le même auteur : « On ne trouve à Paris la moralité que parmi la classe laborieuse, médiocres ou pauvres, parmi ceux qui gagnent leur vie à la sueur de leur front. »
L’engouement pour la gastronomie témoigne du caractère jouisseur d’une époque qui, à travers les plaisirs de la table, privilégie désormais l’éphémère des sens. Restaurants, glaciers, tripots, et plus de huit cents cafés offrent une large palette ouverte à presque toutes les bourses et toutes les bouches : « La goinfrerie est la base fondamentale de la société actuelle, vitupère Mercier, on ne songe sérieusement qu’à manger, qu’à bien dîner ; et tous ces miroirs qui décorent ces salles de restaurateurs réfléchissent l’égoïsme qui seul dévore tout à son aise ; et qui, quand il a dîné, n’est touché de l’infortune de personne152. »
La volonté d’oublier la Terreur s’exprime également dans la mode féminine. L’anglomanie153 s’y dispute l’influence avec un retour à l’Antique, perçu désormais comme une réhabilitation du corps et un appel à la volupté des sens. Pour la tenue et les mœurs, Rome a déjà remplacé Sparte. Les beautés du temps – Mme Récamier, Mlle Lange ou la somptueuse Thérésa Cabarrus – irradient dans les dernières robes dites « à la romaine ». Confectionnées en tissus très légers – mousseline ou linon –, elles découvrent entièrement les bras et une partie du torse, laissant le plus souvent deviner le reste.
« Que Paris constitutionnel ressemble peu au Paris révolutionnaire, peut conclure Talleyrand en expert. Les bals, les spectacles, les feux d’artifice ont remplacé les prisons et les comités révolutionnaires [...]. Les femmes de la Cour ont disparu mais les femmes des nouveaux riches ont pris leur place et sont suivies, comme elles, par les catins qui leur disputent le prix du luxe et de l’extravagance. Auprès de ces sirènes dangereuses bourdonne cet essaim léger de cervelles qu’on appelait jadis petits-maîtres, qu’aujourd’hui on nomme merveilleux et qui, en dansant parlent politique et soupirent après la royauté en mangeant des glaces ou en bâillant devant un feu d’artifice. »
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Resté célèbre sous le sobriquet de « Roi du Directoire », Barras incarne cette époque par ses mœurs, son histoire et sa personnalité. Doté d’une voix de stentor, le premier des Directeurs laisse un nom méprisé et une réputation détestable : « La galanterie, la débauche, le jeu, la table et l’intrigue avaient perverti et déshonoré sa jeunesse, écrit de lui son collègue et rival La Révellière-Lépeaux. La fausseté et une dissimulation profonde jointes à ses autres vices, n’avaient fait que se fortifier en lui avec l’âge. » A la débauche, « le plus effronté des pourris » (Taine) ajoute la corruption. Il s’est enrichi par tous les moyens, des plus classiques comme les pots-de-vin sur les fournitures aux armées aux plus audacieux, n’hésitant pas à monnayer ses services à tous les partis, y compris les royalistes. Selon Marmont, Barras avait les vices des temps nouveaux et des temps anciens. La postérité n’a pas été plus indulgente envers lui, au point que ce « Louis XV de foire » stigmatisé par les Goncourt n’a rencontré aucun biographe d’envergure.
Et pourtant, l’homme politique tranche avec le dépravé moral par sa capacité à gérer les crises154. Cheville ouvrière du complot qui a abattu « l’Incorruptible », il a ensuite été le bras armé des thermidoriens contre la Montagne en Prairial puis contre les royalistes en Vendémiaire. En 1797, il vient encore d’orchestrer le coup d’Etat du 18 Fructidor qui assure au régime quelques mois de répit supplémentaires. Régicide, ce ci-devant vicomte, descendant d’une des plus anciennes familles de Provence155, n’hésitera pas à renouer avec les Bourbons en 1814, rencontrant à plusieurs reprises Blacas, ministre et favori de Louis XVIII, pour lui prodiguer ses conseils. Autant dire qu’il n’est pas dévoré par les scrupules. Mme de Chastenay, alors de ses familières, le dépeint « de grande taille et d’une figure très noble, grand, brun » ; la mine fière, le regard vif, « tout son extérieur distingué et réellement imposant ». Alternativement urbain ou brutal, ce Janus sait marier la peur et l’intérêt, entraîner les récalcitrants et galvaniser les hésitants par sa résolution : « Il ne prononçait qu’une ou deux phrases, mais elles éclataient comme des coups de tonnerre », se souviendra Napoléon avant d’ajouter sur un registre moins aimable : « Il avait toutes les habitudes d’un maître d’armes, crâne et fanfaron. » Barras annonce Bonaparte par l’étrange alliage qu’il abrite entre éducation aristocratique, formation militaire et expérience jacobine. Il l’inspire également, même si son influence est toujours tue, par son machiavélisme. Placé au centre de l’échiquier politique du temps, l’homme divise pour survivre, s’appuyant à tour de rôle sur sa droite modérée ou sa gauche radicale. Cette politique, dite « de bascule », lui permet de demeurer au Directoire du début à la fin du régime, soit durant plus de quatre ans. Ses réseaux s’étendent des babouvistes, qu’il protégera longtemps, jusqu’aux royalistes en passant par Mme de Staël et Benjamin Constant. C’est lui qui sort Talleyrand de la misère pour le nommer au ministère des Affaires étrangères, encore lui qui donne sa seconde chance à Fouché, marginalisé par la réaction thermidorienne, en lui confiant plusieurs missions ; toujours lui qui, comme on l’a vu, lance la carrière de Bonaparte qu’il refuse cependant de voir grandir et considérera jusqu’au bout comme sa créature. Bref, le tacticien politique contraste avec le débauché et le corrompu. Mais, et c’est par là qu’il diffère de son successeur, Barras n’aime pas le pouvoir pour les responsabilités qu’il suscite et le travail qu’il impose. A plus de quarante ans156, il veut simplement en jouir le plus longtemps possible et préfère pour ce faire l’amabilité à la violence. Affable par éducation, nature et tempérament, il aime à obliger, ce en quoi il préfigure à la fois Fouché et Talleyrand.
Fatigué par les épreuves et usé par les plaisirs, Barras incarne enfin le Directoire par son passé régicide qui l’oblige à la fidélité envers les hommes et les idées de la Révolution. C’est ce vote fatal qui le lie par exemple à Fouché alors que l’ancienneté de sa noblesse le rapproche de Talleyrand et sa formation militaire de Bonaparte. C’est pourquoi, après avoir beaucoup hésité, il s’est rallié à Rewbell pour briser les royalistes. Durant l’hiver de 1797, il atteint le summum de son influence. Entouré d’une cour demi-mondaine, assemblage hétéroclite de fournisseurs, banquiers, conventionnels disgraciés et royalistes honteux, il commence à se croire invulnérable, même si la vanité n’a pas encore chez lui remplacé la peur.
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De retour à Paris, accueilli triomphalement, Bonaparte sent aussitôt que le fruit n’est pas mûr. Certes, la foule l’acclame bien au-delà des Jacobins. Le Directoire l’accueille en grande pompe au Luxembourg le 10 décembre 1797. « Il y avait des spectateurs à toutes les fenêtres et sur tous les toits, témoigne Mme de Staël dans ses Considérations sur la Révolution française. Les cinq directeurs, en costumes romains, étaient placés sur une estrade au fond de la cour, et près d’eux les députés des deux conseils, les tribunaux et l’Institut. [...] Bonaparte arriva très simplement vêtu, suivi de ses aides de camp, tous d’une taille plus haute que la sienne, mais presque courbés par le respect qu’ils lui témoignaient. » Le régime lui rend hommage par le truchement de Talleyrand qui prononce un discours habile : « Il aime les chants d’Ossian, surtout parce qu’ils détachent de la terre. Loin de redouter ce qu’on appelle son ambition, il nous faudra peut-être la solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre, peut-être lui ne le sera jamais : telle est sa destinée157. » Le général victorieux conclut sa réponse par une menace qui vaut condamnation du Directoire : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. » L’image du général robespierriste s’estompe sous l’effet de la gloire et la puissance de la propagande158. Mais le fantôme de Vendémiaire n’a pas encore totalement disparu. En outre, sauf le conflit avec l’Angleterre, la guerre a momentanément cessé, confortant pour quelques mois le régime. Surtout, la plupart des chefs militaires lui demeurent hostiles, notamment ceux de l’armée du Rhin, jaloux tel Moreau de la gloire de leur rival d’Italie. En résumé, explique Arnault, « Bonaparte se sentait sans doute assez fort pour porter au Directoire le coup qui devait achever de l’abattre ; mais ne se sentant pas encore en position de recueillir son héritage, il ne voulait pas travailler pour autrui ; il ne voulait ni de la démocratie, où il ne serait pas maître, ni de la contre-révolution, qui lui donnerait un maître. En ajournant l’exécution de ses grands desseins, il s’arrangeait cependant de manière à se faire reconnaître par les uns et par les autres pour l’homme nécessaire dans la crise plus ou moins prochaine que tous commençaient à prévoir ».
A l’intérieur, Bonaparte demeure esseulé au sein du personnel politique, comme le révèle sa candidature avortée au Directoire159. A l’instar de Barras, ce dernier commence à le suspecter et paraît prêt à tout pour le perdre. Son instinct lui commande donc de s’éloigner du cloaque parisien où il risque d’user sa popularité précoce. Il confie ainsi à Réal : « Ces gens ne savent pas gouverner, mais le gouvernement marche encore, et je ne veux pas être un factieux. » La victoire demeure le seul moyen de s’imposer comme le sauveur tandis que l’éloignement renforcera sa popularité. « Si je reste longtemps sans rien faire, je suis perdu, avoue-t-il au fidèle Bourrienne. Une renommée en remplace une autre ; on ne m’aura pas vu au spectacle que l’on ne me regardera plus160. » Aussi évite-t-il de trop paraître en public et surtout de se compromettre avec le Directoire. Il assiste toutefois au grand bal donné par Talleyrand en son honneur le 3 janvier 1798 : « Toutes ces fêtes étaient un supplice pour Bonaparte, rapporte le même témoin ; il les regardait comme un des inconvénients de sa position, et il savait que, dans la disgrâce, il serait bientôt délivré de ce fléau. Il disait ne devoir qu’à la curiosité et à la nouveauté toutes ces flagorneries officielles qui s’appliquent à tout le monde, en changeant seulement la date, le titre et le nom. »
Deux semaines plus tard, il se contente de suivre la cérémonie commémorative du 21 janvier discrètement tapi parmi les membres de l’Institut plutôt qu’à la place d’honneur, aux côtés des Directeurs. Avec l’air impassible dont il ne se départit jamais durant ces circonstances, il y écoute l’orchestration des vers républicains de Chénier auxquels il se chargera bientôt de donner un démenti fracassant :
« Si quelque usurpateur vient asservir la France,
qu’il éprouve aussitôt la publique vengeance,
qu’il tombe sous le fer, que ses membres sanglants
soient livrés dans la plaine aux vautours dévorants ! »
Mme de Staël, qui dîne un soir à ses côtés en compagnie de Sieyès, dépeint un sphinx insaisissable, avant tout soucieux de se protéger : « J’examinais avec attention la figure de Bonaparte ; mais chaque fois qu’il découvrait en moi des regards observateurs, il avait l’art d’ôter à ses yeux toute expression, comme s’ils fussent devenus de marbre. Son visage était alors immobile, excepté un sourire vague qu’il plaçait sur ses lèvres à tout hasard, pour dérouter quiconque voudrait observer les signes extérieurs de sa pensée161. » Toutefois, la susceptibilité demeure à vif et les nerfs à fleur de peau. Ainsi, il a du mal à se contenir lorsque Barras prend un malin plaisir à le faire attendre dans les antichambres ou l’empêche de prendre place à la table directoriale : « Il était difficile de ne pas voir l’impression colérique qui se peignait dans ses traits », confie le « parrain », « mais cela ne nous intimidait nullement et nous aurait presque divertis ». Tentant de ressaisir l’autorité qui lui échappe, « je lui faisais l’honneur du canapé, mais souvent j’y faisais en même temps asseoir d’autres personnes, afin de lui donner quelques leçons de cette égalité qu’il paraissait si disposé à oublier et à fouler162 ». Le héros d’Arcole persiste heureusement pour lui à faire profil bas. Il refuse par exemple qu’on lui accorde une garde d’honneur ou fait mine de déplorer l’accueil enthousiaste qu’il reçoit lors de ses rares apparitions publiques163. Mme de Staël note cependant que son naturel dominateur reprend rapidement le dessus : « L’ensemble de ses manières était contraint sans timidité et rude sans bonhomie, témoigne-t-elle. Il avait déjà une grande vocation pour être prince et les questions qu’il adressait à ceux qu’on lui présentait ressemblaient à celles qui circulent dans toutes les cours où le maître croit vous honorer non par ce qu’il vous dit, mais seulement parce qu’il vous parle164. » Dès les premiers jours, il comprend donc que le terrain est miné et qu’il n’a plus rien à attendre de son séjour : « Ils ne veulent pas de moi, confie-t-il encore au sujet du Directoire. Il faudrait les renverser et me faire roi ; mais il n’y faut pas penser encore, les nobles n’y consentiraient jamais : j’ai sondé le terrain ; le temps n’est pas venu ; je serais seul. Je veux éblouir encore ces gens-là165. »
Bonaparte met tout de même à profit son séjour de cinq mois pour élargir le socle de sa légitimité. Il intègre pour ce faire l’Institut au fauteuil de Carnot, ajoutant la notoriété intellectuelle à sa panoplie politique et militaire166. Membre à part entière du « Sénat de l’intelligence », il s’y présente avec humilité, soucieux d’apprendre au contact des maîtres du savoir167. Wilhelm von Humboldt qui assiste à sa réception le dépeint empreint de gravité, habillé simplement, presque en retrait alors que tous les yeux sont braqués sur lui : « Sa physionomie générale n’a rien de grand, ni de fort, ni de particulièrement déterminé et exprime de toute façon des qualités bien plus intellectuelles que morales. Il semble calme, réfléchi, modeste et en même temps d’une fierté ferme et légitime ; libre, clairvoyant et extrêmement sincère, comme s’il était attaché uniquement à son métier, sans autre penchant ou intérêt168. » Attitude d’une habileté consommée qui flatte outrageusement la république des lettres et lui assure, dans ce milieu puissant, déjà constitué en réseaux, une aura immédiate. « Sa nomination eut l’effet qu’il en avait attendu : elle lui donna les journaux, les gens de lettres, toute la partie éclairée de la nation », résume Savary.
Le mirage oriental
Sa volonté de départ rencontre celle du Directoire qui veut se débarrasser au plus vite d’une si encombrante figure : « Bonaparte doit s’éloigner, sa présence pèse actuellement au Directoire », confie alors Barras. Après lui avoir confié un projet de descente en Angleterre, vite abandonné en raison de l’état désastreux de la flotte169, les Directeurs s’accordent avec lui sur une expédition en Egypte, conseillée par Talleyrand qui vient sur ce sujet de produire un mémoire remarqué à l’Institut.
Attiré depuis toujours par l’Orient170, conquis par la perspective de défier Albion et d’imposer la France en Méditerranée171, le vainqueur d’Arcole part donc pour la terre des pharaons le 4 mai 1798. Le Directoire se félicite de son stratagème : « Ou son expédition réussissait, et le gouvernement grandissait, et les talents de Bonaparte étaient mis à profit sans devenir dangereux ; ou elle ne réussissait pas et le Directoire était débarrassé de lui », résume Marmont. Mais l’auteur du Masque prophète n’en a cure. Il comprend vite tout le profit qu’il peut tirer de cette nouvelle croisade au cœur d’un Orient dont le mystère participe de l’imaginaire qui enchante ses pas. « Je vois que, si je reste, je suis coulé sans retour, confesse-t-il toujours à Bourrienne. Tout s’use ici ; je n’ai déjà plus de gloire ; cette petite Europe ne m’en fournit pas assez. Il faut aller en Orient. Toutes les grandes gloires viennent de là. »
Bonaparte entame son nouveau chapitre, celui du rêve oriental, sur les traces d’Alexandre le Grand, de César, de Saint Louis ou de Frédéric de Hohenstaufen, et ravivé par la littérature orientaliste des Lumières. Beaumarchais ne s’y trompe pas : « Ce n’est pas pour l’histoire, c’est pour l’épopée que travaille ce jeune homme, dit-il alors à Arnault. Il est hors du vraisemblable : dans ses actions comme dans ses conceptions, rien que de merveilleux : quand je lis ses relations, je crois lire un chapitre des Mille et Une Nuits. » Jules Romains, auteur d’une anthologie oubliée sur l’épopée napoléonienne, voit dans l’expédition « une fourche dans sa route et la nécessité de choisir entre deux routes très différentes. Va-t-il continuer à ramasser de la gloire ? » pour mieux prendre le pouvoir ou « va-t-il tourner son ambition vers un rêve de grand sultanat oriental [...] qu’il a peut-être vaguement ébauché dans son enfance ? Sans oublier que sa récente qualité de quasi-apatride lui laisse plus de liberté intérieure de choix qu’à d’autres ». L’Orient, remarque Chateaubriand, était « doublement congénital à sa nature par le despotisme et l’éclat », avant d’ajouter quelques pages plus loin : « Episode romanesque dont il agrandit sa vie réelle ; comme Charlemagne il attache une épopée à son histoire. » Eloigné du marigot parisien, il pourra y parfaire son apprentissage du pouvoir en bénéficiant d’une totale liberté de manœuvre qu’il n’a pas connue dans l’Italie voisine. A l’image de son destin, le désir d’Egypte mobilise l’intelligence mathématique du militaire pour servir à la démesure littéraire du rêve, alchimie dialectique toujours portée par la foi en son étoile et la conviction de sa supériorité.
Le Directoire ne tarde pas à comprendre qu’il s’est piégé lui-même en le laissant partir avec une trentaine de milliers d’hommes. Formé des meilleurs régiments de l’armée révolutionnaire, le corps expéditionnaire lui fera cruellement défaut quand le conflit reprendra l’année suivante avec l’Europe. Dès le 2 août 1798, l’anéantissement de la flotte par l’amiral Nelson à Aboukir ôte en outre toute marge de manœuvre à l’armée d’Egypte prisonnière de sa conquête. Plutôt que de se laisser abattre ou de tenter de fuir, Bonaparte choisit crânement de demeurer sur place : « C’est le moment où les caractères d’un ordre supérieur doivent se montrer, affirme-t-il à Marmont, il faut élever la tête au-dessus des flots de la tempête et les efforts seront domptés. Nous sommes peut-être destinés à changer la face de l’Orient et à placer nos noms à côté de ceux que l’histoire orientale et celle du Moyen Age rappellent avec le plus d’éclat à nos souvenirs172. »
Refusant de se laisser enfermer dans sa cage, l’Aigle choisit donc un nouvel envol, celui que donnent les ailes de la victoire. Déjà, il a pris Malte et vaincu les redoutables mamelouks devant les Pyramides (21 juillet 1798). Après la débâcle maritime, il organise méthodiquement sa conquête ; il place le rude Kléber en vigie à Alexandrie tandis que Desaix poursuit les mamelouks dans le delta. Les travaux de l’Institut d’Egypte, fondé le 22 août 1798, ennoblissent sa conquête d’une aura civilisatrice transformant l’expédition en croisade républicaine pour le progrès, légitimant la guerre par le savoir aux yeux de l’opinion173.
Loin de tout, il dirige sa conquête en maître absolu, répugnant aux discussions oiseuses, détestant la contestation. « En Egypte, avouera-t-il à Mme de Rémusat, je me trouvais débarrassé du frein d’une civilisation gênante. Je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d’exécuter tout ce que j’avais rêvé. Je créais une religion, je me voyais sur le chemin de l’Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête et dans ma main un nouvel Alcoran que j’aurais composé à mon gré. » Dès le départ, il s’emploie à gagner les populations en témoignant d’un respect absolu pour l’Islam174. Epousant les mœurs du pays, il célèbre avec faste les fêtes traditionnelles en l’honneur du Nil et du Prophète. Pour gouverner, il s’appuie sur les religieux – musulmans ou coptes – et les notabilités locales, laisse une large autonomie aux diwan dont il espère qu’ils formeront les cadres ultérieurs du pays. Pour gagner les cœurs, il ose se présenter comme le bras armé du sultan, en charge d’exterminer les mamelouks afin de rendre l’Egypte à ses habitants d’origine. A peine débarqué, il fait traduire en arabe sa proclamation aux Egyptiens, qui mélange respect du Coran et rhétorique classique révolutionnaire. « Au nom de Dieu » et « de la part de la République française », le texte prophétise la fin des mamelouks avant d’associer le respect traditionnel du prophète avec la sacralité moderne des droits de l’homme : « Egyptiens, on vous dira que je viens pour détruire votre religion ; c’est un mensonge, ne le croyez pas ! Répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs ; que je respecte plus que les mamelouks Dieu, son prophète Mahomet et le glorieux Coran. Dites-leur que tous les hommes sont égaux devant Dieu ; la sagesse, les talents, et les vertus mettent seuls de la différence entre eux175. » Sauf que les oulémas ne se laissent pas prendre au piège ; ils jugent les textes hérétiques avant de les savoir mensongers. Le dialogue rêvé des cultures échoue devant l’incompatibilité des civilisations et en raison de la violence inhérente à chaque invasion. Bonaparte commet ainsi l’erreur de vouloir imposer le port de la cocarde tricolore. Il pense flatter les habitants en les « décorant » des couleurs de la Grande Nation alors que ces derniers vivent cet « honneur » comme un signe flétrissant de soumission.
« Je suis plus vieux administrateur qu’eux, dira-t-il de ses ministres une fois parvenu au pouvoir, quand on a dû tirer de sa seule tête les moyens de nourrir, d’entretenir, de contenir, quelques centaines de mille hommes loin de la patrie, on a vite appris les secrets de l’administration. » L’Egypte lui a en effet beaucoup appris, notamment en matière militaire. C’est là qu’il expérimente l’efficacité défensive de la formation en carré176 et celle, offensive, de la charge de cavalerie en pleine bataille. La première lui permet de remporter la bataille des Pyramides ; la seconde, celle d’Aboukir177. D’un point de vue politique, elle le conforte dans sa volonté, toute tactique, de tolérance religieuse mais aussi dans sa haine contre une Angleterre qui prive la France de cette Méditerranée dont il ne cessera plus de vouloir faire un lac français. Ainsi, tout ce qui devait le perdre conspire à le renforcer, fortifiant sa conviction d’être l’élu. Confronté à une succession d’épreuves, il parachève sa formation tandis qu’il augmente son prestige à proportion du discrédit du régime et des échecs de ses rivaux militaires, presque tous battus en 1799.
Comme il l’escomptait, l’éloignement décuple la légende. Lamartine rapporte dans ses Mémoires de jeunesse le récit des colporteurs qui viennent dans les provinces raconter la gloire de cette campagne : « Voilà, disaient ces derniers, la bataille des Pyramides en Egypte, gagnée par le général Bonaparte ! C’est ce petit homme maigre et noir, que vous voyez là, monté sur ce cheval jaune comme l’or, qui caracole, avec son long sabre à la main, devant ces tas de pierres taillées qu’on appelle des pyramides, et qui dit à ses soldats : “De là-haut, quarante siècles vous contemplent.” » Et pourtant, le livre d’or de l’épopée masque une réalité chaque jour plus tragique ; à l’image de ce désert, « océan de pied ferme » qui envoûte mais peut tout aussi bien tuer178.
A rebours des mirages de la propagande, diffusée maintenant en France par le Courrier d’Egypte et la Décade égyptienne179, le rêve césarien dégénère en cauchemar. Dès octobre 1798, Bonaparte dénonce au Directoire les bédouins qui mènent une guérilla impitoyable : « Leur férocité, écrit-il, est égale à la vie misérable qu’ils mènent, exposés des jours entiers dans des sables brûlants, à l’ardeur du soleil, sans eau pour s’abreuver. Ils sont sans pitié et sans foi. C’est le spectacle de l’homme sauvage le plus hideux qu’il soit possible de se figurer. » Les marches accablantes sous le soleil minent le moral des troupes, habituées aux riches plaines italiques. « L’armée, dira-t-il à Sainte-Hélène, était frappée d’une mélancolie vague que rien ne pouvait surmonter ; elle était attaquée du spleen ; plusieurs soldats se jetèrent dans le Nil pour y trouver une mort prompte. Tous les jours, après que les bivouacs étaient pris, le premier besoin des hommes était de se baigner. En sortant du Nil, les soldats commençaient à faire de la politique, à s’exaspérer, à se lamenter sur la fâcheuse position des choses. » La fiction d’un Bonaparte bras armé du commandeur des croyants, martelée auprès des Egyptiens, vole en éclats avec la déclaration de guerre de Constantinople à la France à l’automne 1798. Le 21 octobre, au reçu de la nouvelle, Le Caire, péniblement soumis, se soulève. Au « sultan kebir » succède un général à poigne : « Les Turcs ne peuvent se conduire que par la plus grande sévérité ; tous les jours, je fais couper cinq ou six têtes dans les rues du Caire, écrit-il à Menou dès l’été. Nous avons dû les ménager jusqu’à présent pour détruire cette réputation de terreur qui nous précédait : aujourd’hui au contraire, il faut prendre le ton qui convient pour que ces peuples obéissent ; et obéir, pour eux, c’est craindre. » L’émeute est noyée dans le sang, brisant la fiction de l’entente entre les peuples. Nos troupes viennent ainsi profaner la mosquée du quartier d’Al-Azhar, principal foyer de l’insurrection, à l’indignation d’Al-Jabarti, principal témoin de l’expédition du côté égyptien : « Ils saccagèrent les salles attenantes et les dépendances, brisèrent les lampadaires et les veilleuses, brisèrent les coffres à livres appartenant aux étudiants, aux pensionnaires ou aux écrivains publics, s’emparèrent de tout ce qu’ils trouvèrent : vases, plats, effets divers qui avaient été déposés dans les placards et les armoires. Ils jetaient au rebut des livres et les volumes du Coran, y marchant dessus avec leurs chaussures ; ils souillèrent les lieux d’excréments, d’urines et de crachats. Ils y burent des bouteilles de vin qu’ils cassaient et jetaient ensuite dans la cour ou ses dépendances. S’ils rencontraient quelqu’un, ils le dépouillaient de ses vêtements et le chassaient ensuite. » Il ne s’agit plus de séduire mais de survivre, de nourrir une armée chaque jour plus faible, privée de renforts, coupée de la France par Aboukir, au milieu d’un peuple haineux, soulevé par l’appel au djihad édicté de Constantinople.
Plutôt que d’attendre passivement les Turcs, Bonaparte opte comme toujours pour l’attaque et va les chercher en Syrie au printemps 1799. Préfigurant Lawrence d’Arabie, il tente de fédérer les différentes tribus locales autour d’un chef religieux arabe, le chérif de La Mecque, et compte soulever des populations éparses dans une entreprise émancipatrice tournée contre l’Empire ottoman :
« Je veux rétablir l’Arabie, dit-il aux oulémas peu de temps avant de partir en Syrie, qui m’en empêchera ? J’ai détruit les mamelouks, la plus intrépide milice de l’Orient. Quand nous nous serons bien entendus, et que les peuples d’Egypte sauront tout le bien que je veux leur faire, ils me seront sincèrement attachés. Je ferai renaître les temps de la gloire des Fatimides. » Après l’islamisme, le voilà contraint de prêcher un « arabisme » qui peine tout autant à convaincre. « Son but, rappelle l’historien Henry Laurens, est d’abord de créer une colonie franco-arabe. Une fois sa position affirmée en Egypte, il envahit la Syrie où les Druzes, les Maronites et les Arabes l’attendent. Avec eux, il soulève les Kurdes, les Arméniens, les Persans et les Turcomans, et s’empare de Constantinople. De là, il rentre en Europe et libère la Grèce et l’Albanie puis la Pologne, détruisant la puissance russe. »
L’expédition, ralentie devant El-Arich et Jaffa, se trouve bientôt bloquée par la résistance héroïque de Saint-Jean-d’Acre. Bonaparte s’y heurte durant deux mois180 à un ancien condisciple de Brienne, Phélyppeaux, qui conseille le commodore Sydney Smith et surtout Djezzar, le pacha d’Acre, qui sait galvaniser les troupes par la foi et les terroriser à la seule évocation de son surnom, « le boucher ». Les assauts se succèdent, décimant le corps expéditionnaire, bientôt atteint par la peste et souffrant quotidiennement de la soif. Alors que le vainqueur d’Arcole s’acharne, les officiers n’y croient plus, leur pessimisme achevant de miner le moral de la troupe. Le capitaine François, surnommé le « dromadaire d’Egypte », dépeint dans son Journal l’enfer du combattant : « [...] j’étais las de souffrir, mourant de faim, sans repos, empesté par l’odeur des cadavres [...]. On ne peut guère se faire une idée des calamités de toutes sortes qui nous accablaient. La peste étendait ses ravages dans nos rangs et remplissait nos esprits d’une sombre terreur. Cette effroyable maladie était augmentée par l’odeur qu’exhalaient les corps en putréfaction auxquels on ne pouvait donner la sépulture, le cruel Djezzar ne voulant accorder dans ce but aucune suspension d’armes. Les cadavres des Turcs et ceux de nos malheureux compagnons étaient entassés dans les fossés et dans les tranchées, et le feu de la place ne nous permettait pas de prendre le temps de les enlever, de les brûler ou de les couvrir de terre. D’un jour à l’autre nous étions de tranchée, et il nous fallait passer vingt-quatre heures parmi les morts, assis sur les moins putréfiés, ayant constamment le mouchoir sous le nez et ne pouvant ni boire ni manger dans cette position, à cause de l’odeur insupportable qui nous suffoquait181. »
Bonaparte, la mort dans l’âme, doit décréter la retraite fin mai. Ses cent-jours en Terre sainte s’achèvent par un fiasco. Ils révèlent ses faiblesses dans la guerre de siège, cette dernière exigeant une patience et une endurance dont le maître de la guerre de mouvement se montre incapable182. Menacé d’anéantissement, il recourt à la terreur, seule à même selon lui de contenir ses adversaires. C’est ainsi qu’à l’aller, il a ordonné le 7 mars 1799 de massacrer plusieurs milliers de prisonniers turcs à Jaffa, acte terrible et injustifiable qu’il impose à ses subordonnés réticents dans l’espoir d’obliger Acre à capituler. Or, au lieu de répandre l’effroi, la barbarie n’aboutit qu’à galvaniser la garnison, celle-ci préférant mourir pour Allah plutôt que de se voir exterminée à l’arme blanche après s’être rendue. « Cet exemple, résume le trésorier Peyrusse, va apprendre à nos ennemis qu’ils ne peuvent compter sur la loyauté française, et, tôt ou tard, le sang de ces trois mille victimes retombera sur nous183. » La monstruosité de l’acte prouve que Bonaparte reste sur ce point le digne héritier du Comité de salut public. Elle révèle à quel point la vie humaine compte peu pour cet homme. Miot, un des grands témoins de l’expédition, a laissé un récit épouvantable du carnage qui sera utilisé par tous les adversaires de Napoléon : « Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrêta [les prisonniers] auprès d’une mare d’eau jaunâtre. » L’officier commandant « fit diviser la masse par petites portions et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents, y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservées pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu’avec une extrême répugnance, au ministère abominable qu’on exigeait de leurs bras victorieux ». Les victimes « firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante [...] puis, se prenant la main, après l’avoir portée sur le cœur et à la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ». Les bourreaux « n’ayant plus de cartouches achèvent leur sinistre besogne à l’arme blanche. Il se forma puisqu’il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégoûtant le sang, et il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l’abri de ce rempart affreux, épouvantable, n’avaient point encore été frappés184 ».
Le retour d’Acre s’accomplit sous un soleil de plomb, offrant un spectacle de désolation dont Bourrienne donne un aperçu saisissant : « Une soif dévorante, le manque total d’eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brûlantes, démoralisèrent les hommes, et firent succéder à tous les sentiments généreux, le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence. J’ai vu jeter, de dessus les brancards, des officiers amputés, dont le transport était ordonné et qui avaient même remis de l’argent pour récompense de la fatigue. J’ai vu abandonner dans les orges, des amputés, des blessés, des pestiférés, ou soupçonnés seulement de l’être. » Sur l’ordre du général en chef, tout brûle, villes, villages et moissons, aggravant la chaleur et conférant au retour un caractère d’apocalypse : « Nous n’étions entourés que de mourants, de pillards et d’incendiaires ; des mourants jetés sur les bords du chemin, disaient d’une voix faible : “Je ne suis pas pestiféré, je ne suis que blessé”, et pour convaincre les passants, on en voyait rouvrir une blessure ou s’en faire une nouvelle. Personne n’y croyait : on disait, “son affaire est faite” et l’on passait, et l’on se tâtait, et l’on était content. Le soleil, dans tout son éclat, sous ce beau ciel, était obscurci par la fumée de nos continuels incendies. Nous avions la mer à notre droite ; à notre gauche, et derrière nous, le désert que nous faisions ; devant nous, les privations et les souffrances qui nous attendaient : telle était notre position véritable. » La légende noire souligne l’empoisonnement à l’opium d’une trentaine de malades incurables tandis que la légende dorée martèle la longue visite aux pestiférés du 11 mars 1799 qui a inspiré le célèbre tableau de Gros représentant Bonaparte en roi thaumaturge.
Bonaparte, pour la première fois de sa carrière, connaît les affres de la défaite et d’une retraite qui annonce celle de la Russie, à front climatique renversé. Les bédouins jouent le rôle futur des cosaques, harcelant les colonnes et massacrant les retardataires. A l’humiliation s’ajoute l’amertume. Excepté quelques tribus, le Moyen-Orient refuse de le suivre dans sa croisade arabique. Le nouvel Alexandre redescend sur terre tandis que l’héritier annoncé de César découvre que sa Cléopâtre le trompe à Paris. La double blessure narcissique, politique et amoureuse, ne cicatrisera jamais. Elle lui ferme les portes du monde et le renvoie à ses premiers échecs, la Corse et Thermidor : « Les séductions d’une conquête orientale me détournèrent de la pensée de l’Europe plus que je ne l’avais cru. Mon imagination se mêla, pour cette fois encore à ma pratique. Mais je crois qu’elle est morte à Saint-Jean-d’Acre », confessera-t-il à Claire de Rémusat185. L’étoile de Lodi s’éclipse derrière les murailles de Djezzar, le sang de Jaffa et la canicule de la retraite. A bout de souffrances, l’armée est proche de la révolte. L’éloignement de la France lui permet de camoufler l’ampleur du désastre auprès de l’opinion qui l’imagine déjà à Jérusalem. Pourtant, il semble alors à deux doigts de sa perte : les Ottomans s’apprêtent à débarquer tout comme les Anglais, Djezzar à le poursuivre, les mamelouks à revenir, Le Caire à se rebeller à nouveau. « Si je réussis, avait-il dit à Bourrienne, je trouverai dans la ville les trésors du pacha, et des armes pour trois cent mille hommes. Je soulève et j’arme toute la Syrie. [...] Je marche sur Damas et Alep. Je grossis mon armée, en avançant dans le pays, de tous les mécontents ; j’annonce au peuple l’abolition de la servitude et des gouvernements tyranniques des pachas. J’arrive à Constantinople avec des masses d’armées. Je renverse l’empire turc. Je fonde dans l’Orient un nouvel et grand empire qui fixera ma place dans la postérité, et peut-être retournerai-je à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche. » Le rêve évanoui, reste à sauver les apparences. Le retour au Caire s’effectue en grande pompe, troupes vêtues de neuf, pestiférés et blessés soigneusement laissés dans les hôpitaux avoisinants. En dépit de la perte d’un bon tiers des effectifs, le stratagème réussit et lui donne les quelques semaines de repos dont il a besoin.
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En juin 1799, Bonaparte réussit à battre l’armée turque à Aboukir, effaçant sa défaite par une nouvelle victoire : « Général, s’incline l’irascible Kléber, vous êtes grand comme le monde, mais le monde n’est pas assez grand pour vous. » Ces retrouvailles avec le succès lui permettent d’envisager sereinement son retour. En effet, les nouvelles de France le décident à tenter le tout pour le tout. La guerre, qui vient de reprendre, commence on ne peut plus mal186. L’archiduc Charles repousse notre armée sur le Rhin tandis que le général russe Souvorov nous inflige défaite sur défaite en Italie. Les Républiques-sœurs s’effondrent, les alliés débarquent en Hollande et attaquent en Suisse fin septembre. En outre, la Vendée s’enflamme tandis que les Jacobins, vainqueurs surprenants des dernières élections, menacent de renverser le régime. Les trois forces qui menacent la Révolution – l’Europe, la contre-révolution, la Terreur – se conjuguent à nouveau avec davantage de chances de succès qu’en 1793 en raison du discrédit dans lequel le régime a sombré. S’il n’agit pas maintenant, Bonaparte comprend que les événements se feront sans lui, voire contre lui. Plus que jamais, son destin hésite entre la chute et la gloire. Les risques qu’il prend en décidant de revenir sont pourtant immenses187. Il peut être capturé par la croisière anglaise188, ou même être tué dans un combat naval. Une fois rentré en France, le Directoire, si toutefois il demeure encore debout, risque de l’accuser de désertion et de le faire exécuter. D’ailleurs peut-être arrivera-t-il trop tard, trouvera-t-il une France envahie, un Louis XVIII restauré. Qu’importe ! L’urgence du départ le taraude et il le confesse à Marmont : « La traversée pour retourner en France est chanceuse, difficile, hasardeuse ; mais elle l’est moins que ne l’était notre navigation en venant ici, et la fortune, qui m’a soutenu jusqu’à présent, ne m’abandonnera pas en ce moment. Au surplus, il faut savoir oser à propos ; qui ne se soumet à aucun risque n’a aucune chance de gain. » Reste à partir dans le secret afin de limiter les risques d’interception britannique et de fuir l’indignation d’une armée qui n’en peut plus et ne lui pardonnera pas son départ. Comme en Corse en 1793, comme plus tard à Moscou, il quitte la partie juste à temps. Comme il le fera dix-sept ans après à l’île d’Elbe, il prend prétexte de la crise politique pour justifier son retour, éternel revenant, sauveur plutôt que déserteur. Il n’emmène avec lui que les fidèles entre les fidèles – Berthier, Marmont, Lannes et Murat – et ses guides, embryon de sa future garde189.
Parti le 22 août 1799 sur la Muiron, du nom de l’ami mort au pont d’Arcole pour le sauver, il débarque le 9 octobre suivant à dix heures du matin à Fréjus. A nouveau protégé par son étoile, il paraît cette fois résolu à aller jusqu’au bout. A l’exception de l’épisode de Saint-Jean-d’Acre, soigneusement tu à l’opinion, il demeure le seul général républicain invaincu. En dépit de Vendémiaire, souvenir déjà lointain pour les Français, il se place d’entrée au-dessus des partis, vierge des crimes commis par la Terreur et la guerre civile, étranger aux factions, ennobli par la gloire, mythifié par l’absence. Aux yeux d’une population qui ne veut plus de Barras mais ne souhaite pas davantage le retour de Fouché que l’avènement de Louis XVIII, il s’impose comme l’ultime recours. Un passage du Mémorial décrit ce moment unique : « Lorsque une déplorable faiblesse se manifeste dans les conseils du pouvoir, une inquiétude vague se répand dans la société, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. Le génie tutélaire, une nation nombreuse le renferme toujours dans son sein ; mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu’il existe, il faut qu’il soit connu ; il faut qu’il se connaisse lui-même... Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup un signe d’existence, l’instinct national le devine et l’appelle, les obstacles s’aplanissent devant lui, et tout un grand peuple, volant sur son passage, semble dire : le voilà ! »
Nombre d’esprits éclairés avaient prophétisé que la Révolution, à partir du moment où elle était entrée dans le cycle infernal de la Terreur et de la guerre, l’une justifiant l’autre, se terminerait par l’avènement d’un militaire. « Ou le roi aura une armée, ou l’armée aura un roi, avait ainsi prédit Mirabeau en 1790. Nous aurons quelques soldats heureux, car les révolutions périssent toujours par le sabre. » Et de citer à l’appui les exemples de Sylla, César et Cromwell. La guerre en effet tend naturellement à soumettre la société civile au commandement militaire. Car en démultipliant la peur, le conflit génère toujours un besoin accru d’ordre et de protection ; il appelle à un pouvoir fort et incarné. Après une décennie, la Révolution termine sa longue rotation qui ramène la France dans le giron de l’absolutisme après avoir accompli le chemin en sens inverse vers l’anarchie.
De 1789 à 1792, la table rase avait abouti à la division puis à l’éclatement du pouvoir rassemblé jusqu’alors dans les mains du monarque : fin des privilèges, suppression de la royauté, affaiblissement des ministres, création de nouveaux pouvoirs élus, rivalités multiples entre le roi et l’assemblée, l’assemblée et les clubs, les partis et les chefs scandent cette décomposition. Mais, face aux épreuves, le processus s’est inversé : de la Convention au Comité de salut public, du Comité au Directoire, du Directoire... au Consulat. C’est pourquoi Robespierre s’était opposé à la guerre en 1792... avant de s’y rallier lorsqu’il comprit qu’elle scellerait la perte du trône et favoriserait en retour son élévation. Cinq ans après sa chute, les esprits étaient mûrs pour cette dictature républicaine que « l’Incorruptible » n’avait en réalité jamais cessé de convoiter, sous couvert de s’en faire l’inlassable procureur. La première République meurt de son incapacité à combler le vide du pouvoir auguré par la table rase et ponctué par le régicide. Le deuil de la liberté favorise l’éternel retour de la puissance au profit d’un nouvel exécutif finalement renforcé par la substitution de la souveraineté populaire au droit divin et à la tradition. En clair, l’absolutisme n’avait pas disparu, il s’était simplement métamorphosé.