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La déchirure

« La fragilité de l’Empire était dans les incertitudes du 18 Brumaire. »

Jacques BAINVILLE.

L’ambiguïté

Au moment où il parvient à Paris, le 16 octobre 1799, Bonaparte semble déjà maître du pouvoir. Depuis son débarquement, l’opinion l’ovationne sans retenue. A Pontarlier, rapporte un document de l’époque, la nouvelle de son retour « a tellement électrisé les républicains [...] que plusieurs d’entre eux en ont été incommodés, que d’autres ont versé des larmes de joie, et que tous ne savaient si c’était un rêve190 ». L’ancien conventionnel Baudin meurt de joie en apprenant son arrivée. Sur son passage la foule obstrue les routes ; les villes, comme Lyon, illuminent en son honneur. Il s’agit d’un véritable sacre populaire, encore plus marquant que celui qu’il a reçu à son retour d’Italie. Arrivé dans la capitale, « il n’avait qu’à se baisser et à prendre, estime Frénilly. La France haletait après le despotisme d’un seul, après avoir passé pendant huit ans de l’anarchie des Bourbons à l’anarchie des histrions ». Sous l’impulsion de Sieyès, le Directoire est déjà entré en convulsions191. Haï par les royalistes et les Jacobins, le régime a également perdu le soutien des libéraux comme Mme de Staël et Benjamin Constant. Le coup d’Etat du 18 Fructidor, la remontée électorale des Jacobins et la reprise de la guerre avec pour corollaire le retour à la législation liberticide de la Terreur les ont dégoûtés, au moins autant que le cynisme et la corruption de Barras qui ne sera décidément pas le Washington français qu’ils appelaient de leurs vœux. Pour comprendre leur point de vue, on peut partir de l’ouvrage rédigé alors par Mme de Staël et qu’elle choisira finalement de ne pas publier. Il s’intitule Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la liberté en France192. L’égérie du libéralisme constate, pour le déplorer, le divorce croissant de la Révolution avec la liberté et l’impossibilité du Directoire à réguler les passions tout comme à gouverner autrement que par la violence. Dénonçant le fossé existant entre le libéralisme des principes et la tyrannie des moyens, elle constate qu’il « n’existe donc pas [...] de constitution en France, puisque ni la liberté, ni l’égalité, ni le bonheur n’y sont point encore établis ». Fustigeant la Terreur, elle appelle à une révision constitutionnelle d’envergure193 et à la prompte conclusion de la paix.

Attaqué sur sa droite, le régime l’est tout autant sur sa gauche, qui dénonce le recul démocratique des institutions de l’an III et la prévarication des dirigeants. Ainsi le Directoire a-t-il réalisé l’unanimité contre lui comme le constate Fiévée : « Jamais l’impuissance d’un gouvernement ne parut plus évidente qu’à l’époque où le Directoire, délivré de toute opposition légale, devint seul responsable devant l’opinion publique, écrit-il à la fin de ses souvenirs. La terreur a ses conditions ; elle n’admet ni le luxe, ni les plaisirs, ni les spéculations financières ; il lui faut l’appui des masses et des mœurs sévères. Le gouvernement des cinq, au milieu de ses autres embarras s’était mis dans la nécessité d’être ingrat envers les restes du parti terroriste, qu’il avait lui-même provoqué à se reconstituer en sociétés populaires et ne demandait qu’à recommencer. Tout lui était donc ennemi, excepté les intrigants et les fournisseurs ; et Dieu sait à quelles conditions194. »

 

Bonaparte a d’autant plus l’espoir d’aboutir qu’il appartient à chacune des factions rivales par son histoire. Même s’ils se méfient de lui, les Jacobins se souviennent du libérateur de Toulon, de l’adversaire de Paoli et de l’ami des Robespierre. Barras a été son témoin de mariage et a fait sa carrière. Idéologues et libéraux l’ont adoubé depuis qu’il est membre de l’Institut. Même les royalistes le regardent maintenant d’un œil favorable depuis qu’il a ménagé le clergé en Italie et respecté les émigrés. Les aristocrates savent qu’il demeure l’un des leurs comme l’a prouvé son mariage avec Joséphine. L’équivoque qui l’entoure forme en ce moment son meilleur atout, car il suscite un espoir universel, un consensus par défaut maçonné par la haine ressentie à l’encontre du Directoire. Bonaparte en joue avec maestria. Maintenant le secret sur ses intentions futures195, il reste dans ce flou protecteur par des propos convenus sur l’amour de la liberté et le génie de la Révolution qui n’engagent personne. Brumaire sera ponctué de ces discours déjà si modernes par le contraste qui s’en dégage entre la volonté affichée de réformes et le vague des moyens désignés pour y parvenir. Tout semble donc à point pour le revenant d’Egypte dont l’hôtel particulier ne désemplit pas et abrite de nombreux conciliabules. Signe que Bonaparte les terrorise, les Directeurs aux abois le reçoivent chaleureusement à son arrivée à Paris alors qu’ils auraient pu – c’était notamment l’avis de Bernadotte – le faire condamner pour abandon de poste.

*

La stratégie de Bonaparte consiste à s’installer au point d’équilibre du triangle politique français, formé par Barras et sa clique au centre, les Jacobins à gauche, Sieyès et ceux qu’on appelle les révisionnistes196 à droite. En instrumentalisant Sieyès et en neutralisant les deux autres factions, il pourrait alors exercer un effet de levier propre à démantibuler l’ensemble de l’échafaudage politique à son profit.

Fort de sa longévité au pouvoir – il est le seul Directeur à être resté en place depuis 1795 –, Barras dispose encore d’une large clientèle à sa dévotion. Riche de son expérience, le grand architecte de la politique de bascule s’imagine encore indispensable en raison de sa position centrale sur l’échiquier partisan. Mais, comme souvent, le pouvoir l’a enivré et a tué à petit feu l’énergie du républicain pour laisser place au sybarite blasé qu’il est devenu. Encensé par sa cour, « le Roi du Directoire » se croit toujours populaire alors qu’il est totalement démonétisé, y compris au sein de la nébuleuse républicaine. Autant dire que son soutien est plus à craindre qu’à désirer.

 

Vainqueurs des dernières élections, les Jacobins veulent abattre le régime et bénéficient pour ce faire d’appuis solides dans l’armée et les clubs197. Résolus et autoritaires, ils perpétuent l’esprit du Comité de salut public dont personne n’a oublié qu’il a conduit le pays à la victoire. Utilisés en Vendémiaire puis Fructidor comme recours contre la menace royaliste, abandonnés en Floréal, ils sont parvenus à pousser leurs pions depuis l’élection de Sieyès, inspirant par exemple la nomination de Bernadotte à la Guerre et de Gohier au Directoire. Mais il leur manque un chef ainsi qu’une unité idéologique et d’action depuis la mort de Robespierre. Privés du soutien de la masse depuis Prairial198, ils bénéficient pourtant d’un regain de popularité depuis la reprise de la guerre. Comme en 1793, les premières défaites génèrent la grande peur du retour de l’Ancien Régime qui s’alimente à l’embrasement de la Vendée et au foyer mal éteint du complot aristocratique. Le tout suscite comme à l’époque l’appel à la dictature républicaine et à l’épuration sans faille des royalistes de fait ou d’intention. Mais le spectre de la Terreur continue tout autant à hanter les esprits et à jeter dans les bras des modérés la majorité du personnel politique.

 

C’est sur ces notables que s’appuie résolument Sieyès. Le nouveau Directeur souhaite lui aussi la mise à mort de la Constitution de l’an III, qu’il a toujours condamnée, mais pour des raisons inverses à celles des partisans de Robespierre. Alors que ces derniers veulent poursuivre la guerre et la politique de réaction contre le clergé et la noblesse, Sieyès désire au contraire mettre fin à l’anarchie pour bâtir une république stable et pacifique. Entre la gauche et la droite républicaines, le combat dure depuis plusieurs mois et dégénère chaque jour davantage. Majoritaires au Conseil des Cinq-Cents, la chambre basse, les Jacobins viennent de faire voter deux lois liberticides. La première établit un impôt forcé de cent millions sur les plus fortunés. La seconde, dite loi des otages, renoue avec les principes de la Terreur en permettant l’emprisonnement et la déportation des parents de tous les suspects. Le peuple parisien ayant disparu de la scène politique depuis l’échec des journées révolutionnaires du printemps 1795, l’armée demeure l’arbitre de fait.

 

Jacques Bainville explique pourquoi Bonaparte devait nécessairement s’allier à l’auteur de Qu’est-ce que le tiers état ? : « Il a raconté plus tard qu’il pouvait choisir, pour faire son coup, entre trois éléments : le Manège, c’est-à-dire les Jacobins ; les Pourris, c’est-à-dire Barras ; et les Modérés, c’est-à-dire Sieyès [...]. Il avait refusé de marcher avec les Jacobins, dont il avait reçu quelques avances, parce qu’il voulait justement affranchir la France du jacobinisme. Il avait écarté les “pourris” sur lesquels, par définition, on ne pouvait s’appuyer pour créer un régime sain. Et il avait opté pour les modérés parce que c’était parmi eux que se trouvaient les hommes les plus honnêtes, les plus aptes à restaurer une bonne administration, ceux qui répondaient le mieux aux aspirations moyennes du pays. » L’analyse vaut la peine d’être complétée par des considérants plus tactiques. Le pacte avec Barras, noué quatre ans plus tôt, n’était plus tenable en raison du lien de subordination existant entre les protagonistes. Jamais l’ancien mentor ne condescendrait à changer de rôle avec son ex-janissaire... pour devenir son bras droit. Pour Barras, Bonaparte demeure ce vassal militaire qui lui doit tout, on a envie d’écrire trop – sa femme, sa carrière et sa fortune –, ce pauvre hère crotté qu’il a tiré de la fange pour le propulser au commandement de Paris puis de l’armée d’Italie. Il l’a trop longtemps méprisé, il ne pourra jamais l’admirer, donc se soumettre. Pour le vainqueur des Pyramides, Barras devient une gêne, presque une honte, dont il entend se débarrasser.

De même, le choix jacobin le renvoie à ce passé robespierriste qu’il veut gommer. Ce mouvement, il le sent bien, est en perte de vitesse et de résolution. Un chef d’Etat, il l’a compris depuis l’Italie et l’Egypte, ne peut faire abstraction des élites. En outre, les Jacobins, tout comme Barras, refusent de lui ouvrir les portes du Directoire. Gohier et Moulin, pressentis à ce sujet au retour d’Egypte, se sont prudemment dérobés. Il ne reste donc plus que Sieyès : son camp rassemble le plus large et, dépourvu de généraux, a le plus besoin de lui. Les Jacobins possèdent déjà leur épée en la personne de Bernadotte, éphémère ministre de la Guerre en 1799. Les futurs brumairiens, parlementaires, savants ou philosophes, peinent à gagner l’armée, réputée très à gauche. C’est pourquoi Sieyès cherche un sabre depuis la mort de Joubert, tué à Novi le 15 août précédent.

 

L’alliance se révèle difficile à sceller en raison de l’ombrageuse susceptibilité des deux protagonistes199. « Nous avons joué aux tabourets comme de vieilles duchesses », ironisera Bonaparte à Sainte-Hélène. Sieyès veut une simple épée, Bonaparte conquérir le pouvoir. Mais chacun a besoin de l’autre : le général amène l’armée, le Directeur la promesse d’une majorité parlementaire et ses réseaux sans lesquels aucune révolution pacifique n’est possible. Les conciliabules n’aboutissent que le 1er novembre, huit jours seulement avant le coup d’Etat, à un compromis péniblement négocié par Talleyrand, Roederer et Lucien Bonaparte, ce dernier nouvellement élu au poste stratégique de président du Conseil des Cinq-Cents. Le pacte de pouvoir se limite au strict minimum : renversement du Directoire, établissement d’un triumvirat provisoire comprenant Sieyès, son ami Ducos et Bonaparte, révision constitutionnelle préparée par des commissions ad hoc et consacrée par plébiscite200. Il masque mal le malentendu fondateur entre les brumairiens et le général. Sieyès, qui a lancé la révolution en publiant deux pamphlets retentissants, Qu’est-ce que le tiers état ? et l’Essai sur les privilèges, veut la terminer au profit des notables en général et du sien en particulier. Pour l’ancien abbé, il ne s’agit plus de détruire, mais de conserver les résultats politiques et sociaux d’une Révolution qui a accompli ses desseins en abolissant l’hérédité honnie et en engageant, via les biens nationaux, un vaste transfert de propriété au profit de la bourgeoisie. C’est cela qu’il faut sauver, et pour ce faire il faut assurer la domination de la nouvelle élite politique qui, comme il l’a dit lui-même, a « vécu » pendant la Terreur avant de prendre le pouvoir en Thermidor. Brumaire constitue l’ultime étape à franchir pour briser les Jacobins et envoyer aux oubliettes ce maudit suffrage universel qui menace encore la stabilité du nouvel ordre social. Plus de vision, encore moins d’idéal, seulement la volonté de jouir enfin tranquillement des biens « mal acquis », la soif de s’accrocher au pouvoir. Comme souvent dans notre histoire, le parti du mouvement est devenu conservateur une fois qu’il s’est installé aux commandes201. On trouve la quintessence de son programme dans la déclaration d’un des brumairiens à Mme de Staël : « Puisque nous ne pouvons pas sauver les principes de la Révolution, tâchons du moins de sauver ceux qui l’ont faite. » S’opposant à Bernadotte quelques semaines plus tôt au sujet de la fermeture du principal club jacobin dont le futur roi de Suède était l’un des meneurs, Fouché avait complété le propos en termes plus crus : « Imbécile ! Où vas-tu et que veux-tu faire ? En 93, à la bonne heure, il y avait tout à gagner, à défaire et refaire... Puisque nous voilà arrivés et que nous n’avons plus qu’à perdre, pourquoi continuer ? »

Bonaparte refuse de se limiter à cette conception étriquée qui veut rétablir l’ordre sans donner satisfaction aux passions. Lui entend moins terminer que poursuivre la Révolution après avoir pérennisé ses principes et assuré l’autorité de l’Etat. En somme, pour Bonaparte, Brumaire représente un commencement, pour Sieyès une fin. Entre conservation et mouvement, Bonaparte sera toujours l’homme de l’en-avant, le funambule sans filet, jamais le jouisseur tranquille dont rêvent les brumairiens et après eux la majorité bourgeoise. Pas question non plus de se laisser enfermer dans un parti, aussi large soit-il. Le conquérant d’Italie veut régner sur le cœur de tous les Français. Pour la première fois dans l’histoire tumultueuse des dix dernières années, il ne veut pas chasser un clan au profit d’un autre mais transcender les hommes et les clivages pour réaliser l’union sacrée202.

 

Aussi Bonaparte tente-t-il d’échapper, dès l’origine, aux serres des brumairiens. Il rêve au plus profond de lui-même d’être porté sur le pavois par la France unie, au-dessus des partis et de leurs médiocres conspirations d’appareil. Cette aspiration explique pourquoi il poursuit ses contacts le plus tard possible avec les Jacobins et les militaires supposés hostiles à son entreprise. Même Barras demeure cajolé, entretenu dans l’illusion de jouer un rôle jusqu’à la dernière heure203. Bien sûr, il entre dans ces préparatifs un évident souci tactique, mais cela ne doit pas masquer l’idéal qui le porte et par là même l’absout, cette volonté de réaliser l’alchimie entre les hommes et les clans adverses, la quête d’une légitimité inédite appuyée sur le peuple, les notables, les militaires, les savants, les écrivains et les parlementaires ; légitimité inclusive de rassemblement et non plus exclusive, consacrant le triomphe d’une faction au détriment de l’intérêt général. Pour réussir son pari, il lui est indispensable de donner à sa prise de pouvoir un caractère consensuel. Il souhaiterait non prendre la direction à la hussarde, mais qu’on la lui offre. Comme l’a martelé Curzio Malaparte dans le chapitre de sa Technique du coup d’Etat consacré à Brumaire, Bonaparte ambitionne de rester dans la légalité pour réussir cette « révolution pacifique » devant laquelle tous ses prédécesseurs ont échoué204.

En ce sens, son projet est moderne car il a compris ce que Malaparte appelle « le danger de la multiplicité et de la fragilité des rapports entre l’Etat et le citoyen ». Mais l’individu Bonaparte demeure « un homme du XVIIIe siècle, obligé de résoudre des problèmes nouveaux et délicats qui se présentent sous cette forme-là pour la première fois, et dans une circonstance extraordinaire, c’est-à-dire les problèmes relatifs à la nature complexe de l’état moderne ». Entre le manœuvrier politique qui rêve d’un pouvoir remis par consentement et l’homme qui pense à s’en saisir par la force, la contradiction est insurmontable. Encore une fois, c’est au risque de la chute que Bonaparte confie son destin205.

*

Absorbé par ses pourparlers avec les parlementaires, peut-être trop confiant dans l’issue favorable, Bonaparte n’a guère le temps de s’occuper des préparatifs militaires. Berthier se contente de relever les noms d’officiers fidèles qui se retrouvent dans une incroyable cohue au matin du 18 Brumaire. En revanche, les puissants du jour, qui constituent autant d’opposants virtuels, sont séduits ou neutralisés. Fouché, ministre de la Police, fait preuve d’une neutralité plus que bienveillante en taisant le complot aux Directeurs. Arnault, un des mémorialistes oubliés de la période, le dépeint quelques jours avant l’événement, abusant le Directeur Gohier dans le salon de Joséphine206. Le dialogue semble tiré d’un vaudeville :

« — Quoi de neuf, Citoyen ministre ?, lui dit le citoyen Directeur, tout en buvant son thé et avec une bonhomie assez piquante dans la circonstance.

— De neuf ? Rien en vérité, rien, répondit le ministre avec une légèreté qui n’était pas tout à fait de la grâce.

— Mais encore ?

— Toujours les mêmes bavardages.

— Comment ?

— Toujours la conspiration.

— La conspiration !, dit Joséphine avec vivacité.

— La conspiration !, répète le bon président en levant les épaules.

— Oui, la conspiration, reprend le malin ministre ; mais je sais à quoi m’en tenir. J’y vois clair, citoyen Directeur, fiez-vous à moi ; ce n’est pas moi qu’on attrape. S’il y avait conspiration depuis qu’on en parle, n’en aurait-on pas eu la preuve sur la place de la Révolution ou dans la plaine de Grenelle ? Et ce disant, il éclatait de rire.

— Fi donc, citoyen Fouché, dit Joséphine, pouvez-vous rire de ces choses-là ?

— Le ministre parle en homme qui sait son affaire, reprit Gohier ; mais tranquillisez-vous, citoyenne, dire ces choses-là, devant les dames, c’est prouver qu’il n’y a pas lieu à les faire. Faites comme le gouvernement, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là ; dormez tranquille. »

Le général Lefebvre, autre Jacobin notoire commandant la place de Paris, est gagné en personne par Bonaparte207 et finit par lui promettre de « jeter ces bougres d’avocats à la rivière ». Grâce à ces deux ralliements, la principale garnison et la police se trouvent circonvenues d’avance. Aux Anciens, Sieyès s’est assuré d’une majorité confortable, indispensable car la chambre haute est seule à même de décréter le transfert des chambres de Paris à Saint-Cloud208 et la nomination de Bonaparte à la tête de la garnison de la capitale. Ce premier pas accompli, tout serait facile. Eloignés du chaudron parisien, les parlementaires entérineraient sans trop de difficultés la démission du Directoire et nommeraient les trois consuls prévus avec pour tâche d’édifier une autre constitution, ensuite soumise à la ratification populaire.

 

Cette belle mécanique grippe dans l’exécution. Une nouvelle fois, l’idéal se brise devant la dure réalité du jeu politique. Tout à son obsession de gagner les parlementaires, Bonaparte commence par retarder le jour J afin de s’assurer du soutien des indécis209. La manœuvre aboutit à l’effet inverse de celui recherché : les Anciens, courageux mais pas téméraires, doutent désormais de sa volonté d’aller jusqu’au bout tandis que le secret s’évente dangereusement. Fouché, expert en la matière pour avoir orchestré la chute de « l’Incorruptible », avertit Bourrienne : « Dites donc à votre général de se hâter, s’il tarde, il est perdu. » La principale erreur, qui faillit être mortelle, consiste à prévoir le coup d’Etat sur deux jours – le premier consacré au transfert, le second à l’avènement du Consulat –, ce qui laisse une nuit aux Jacobins pour préparer leur riposte. Par souci « légalitaire », Bonaparte refuse à Sieyès l’arrestation préventive des opposants les plus notoires210. Il donne ainsi à la révolte des chefs tout trouvés. Tout au plus accepte-t-il qu’on oublie volontairement de convoquer les membres les plus remuants du Conseil des Anciens lors de la première journée, « subterfuge » obtenu grâce à la complicité des inspecteurs de la salle qui ont été gagnés au complot. En réalité, il semble de bout en bout avoir sous-estimé les difficultés. Plébiscité depuis son débarquement, aveuglé par l’accueil enthousiaste reçu de toute part, il a sans doute pensé qu’il lui suffirait d’apparaître pour être consacré.

La blessure

La première journée, le 18 Brumaire donc, se déroule sans encombre. A neuf heures du matin, sous le prétexte d’une conspiration jacobine, le transfert à Saint-Cloud est voté. Bonaparte prend le commandement sans difficultés et complète son succès en neutralisant les trois Directeurs, Gohier, Moulin et Barras, acculés à la démission211. Paris se réveille couvert d’affiches à la gloire du jeune général. Dernière bonne nouvelle, Bernadotte décide de rester neutre. L’ancien ministre de la Guerre jacobin, qui s’est fait tatouer « Mort aux rois » sur son avant-bras en 1793, n’ose pas se dresser contre celui qui est à la fois le frère de son beau-frère (Joseph Bonaparte) et l’ancien « ami » de sa femme Désirée Clary.

Toutefois, la journée révèle déjà l’inquiétante timidité de Bonaparte devant les parlementaires. Sûr de lui dans le tête-à-tête, le général en chef se trouble dès qu’il rencontre un public et qu’il ne se trouve plus en situation de commandement. Sa petite taille, son fort accent renforcé par l’émotion, sa maîtrise incomplète de la langue et sa méconnaissance des procédures le bloquent d’emblée212. Ainsi, son discours se brouille devant les Anciens, pourtant tout gagnés à sa cause. La petite harangue, apprise par cœur, se termine par cette phrase que l’avenir devait rendre savoureuse : « Nous voulons la République, nous la voulons fondée sur la vraie liberté, sur le régime représentatif... Nous l’aurons, je le jure, en mon nom et au nom de mes compagnons d’armes. » Rendu furieux par la médiocrité de sa prestation, que tout le monde juge consternante, il se reprend en apostrophant Bottot, homme de confiance de Barras, malencontreusement pour lui venu aux nouvelles : « Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ! Je vous ai laissé les millions d’Italie, j’ai retrouvé partout des lois spoliatrices et la misère ! Qu’avez-vous fait de cent mille Français que je connaissais, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts. Cet état de choses ne peut durer. Avant trois ans, il nous conduirait au despotisme. »

Revenu au face-à-face, il retrouve sa capacité de domination, renoue avec sa verve coutumière en exécutant le régime dont la haine fédère en cet instant tous les partis. Par l’invective, il refait l’unité autour de sa personne, mais il ne réalise pas qu’il s’est trompé de registre tactique : les Anciens voulaient plébisciter un défenseur de la Constitution, pas se soumettre à une sorte de demi-dieu botté qui refusait de tenir son rôle dans la comédie parlementaire prévue. Pour la première fois, Bonaparte était pris en défaut de mobilité.

*

Le 19 Brumaire marque le destin de Bonaparte du sceau de la fragilité du pouvoir. Incroyablement, comme le révèlent les historiens unanimes, rien n’a été prévu pour orchestrer avec succès la phase finale213. Le plus dur semblant accompli, chacun s’en remet à la fortune pour achever la tâche. Or la journée sera celle de tous les imprévus : retards multiples, révolte parlementaire, défaillance de Bonaparte, hésitation des troupes.

Son obsession de la légitimité a cristallisé quand il a côtoyé le gouffre. Comme Louis XIV avant lui, comme Nicolas Ier ou François-Joseph après214, les troubles consécutifs à son avènement expliquent pour beaucoup la suspicion, la solitude et l’autoritarisme qui caractérisent son règne. Tandis que son destin se noue, face aux Jacobins qui se dressent, il s’acharne jusqu’à la limite du possible à rester dans la légalité procédurale. Entêtement absurde ? Non. Plutôt le pressentiment du tragique d’un pouvoir lorsqu’il se croit obligé de recourir à l’usurpation prétorienne. Souillé à sa naissance, il est dès lors condamné à éblouir pour survivre. Le déroulement de la journée fortifie sa haine des parlementaires, déjà bien ancrée, mais désormais phobique215. Avant de devenir Napoléon, Bonaparte a failli rejoindre les mânes de Robespierre. Seul Bourrienne aurait eu un pressentiment sinistre. Traversant la place de la guillotine, anciennement Louis XV et future place de la Concorde, il aurait dit à Lavalette, un autre fidèle du général : « Nous coucherons demain au Luxembourg ou nous finirons ici. »

 

Premier contretemps fâcheux, la séance commence en retard en raison des travaux effectués dans l’urgence à Saint-Cloud afin d’aménager des locaux ad hoc pour recevoir les deux chambres, Conseils des Cinq-Cents et des Anciens. Pendant que l’on pose les derniers bancs – l’entrée en séance n’aura lieu qu’à deux heures de l’après-midi –, les parlementaires daubent à loisir sur les événements de la veille. Les Jacobins, ulcérés par le passage de Bonaparte à l’ennemi, fulminent à propos des mesures prises, notamment contre ce ridicule complot, inventé pour justifier le transfert des chambres. Minute après minute, ils s’échauffent. Experts en intimidation depuis la Convention, ils terrorisent du regard les modérés, en l’occurrence ces Anciens qui, pressés de questions et assaillis d’anathèmes, commencent à trembler pour leur avenir et à se demander ce qu’ils sont venus faire dans cette galère216.

L’histoire des journées révolutionnaires prouve que la victoire va toujours aux plus résolus.

Sachant qu’elle doit vaincre ou périr, la gauche s’empare d’emblée de la tribune dans les deux chambres et s’arroge le monopole de la parole. Minoritaire aux Anciens, elle en impose cependant aux brumairiens aussitôt sur la défensive, tandis qu’elle prend d’assaut les Cinq-Cents, où elle se trouve en force. Vociférant les cris d’« A bas la dictature », elle exige un serment de fidélité à la Constitution, injurie le président Lucien Bonaparte. D’une fermeté remarquable, le frère cadet, qui joue aussi sa tête, tente de gagner du temps par tous les moyens légaux, préconisant le renvoi classique à des commissions et divers autres artifices spécieux. Heureusement, les Jacobins commettent alors l’erreur d’imposer un serment individuel, ce qui retarde d’autant la mise en accusation redoutée du conquérant d’Italie. Chacun y va de son discours sur la grandeur de la République et le caractère inviolable des institutions. Vers 15 h 30, le Conseil des Anciens, qui a reçu la notification de la dislocation du Directoire, n’ose plus franchir le Rubicon en nommant comme convenu le nouveau triumvirat. Selon la formule d’Albert Vandal, « l’Institut était en train de manquer son coup d’Etat217 ». La frilosité gagne les tribunes et inhibe la majorité, globalement issue de l’ancien centre conventionnel, cette Plaine qui a voté la mort de Louis XVI puis a laissé faire la Terreur par peur de Robespierre. Sommée de choisir entre le sabre et la guillotine, son instinct de survie lui commande le lâche silence des vaincus.

 

Après une demi-heure d’attente supplémentaire, qui lui paraît une éternité, Bonaparte, trop impatient pour rester sans réaction, se décide à forcer le destin. Depuis le matin, chacun observe sa nervosité croissante. Battant le parquet de sa cravache, il s’écrie soudain : « Il faut en finir », puis pénètre dans la salle affectée au Conseil des Anciens, résolu à leur faire tenir parole, certain de leur en imposer par sa présence. Or le phénomène d’inhibition, entrevu la veille, se reproduit chez lui avec plus d’intensité encore : « Ce sont des lambeaux de discours qui sortent d’une poitrine oppressée. Sa pensée même le fuit. Bref, une espèce de déroute », résume Albert Sorel. Selon Bourrienne, Bonaparte ponctue chacune de ses phrases d’un pauvre : « Je n’ai plus que cela à vous dire. » « Bonaparte répéta encore les mêmes choses, et, comme tout cela était dit ! précise le même témoin. On ne peut véritablement pas s’en faire une idée à moins d’avoir été présent. Il n’y avait pas la moindre suite dans tout ce qu’il balbutiait, il faut bien le dire, avec la plus inconvenable incohérence. »

Comme la veille, il ne montre des éclairs que dans le face-à-face, le tac au tac et l’imprécation. Interpellé par un orateur sur la sacralité de la Constitution, Bonaparte l’exécute en quelques phrases : « La Constitution ! Vous l’avez vous-même anéantie. Au 18 Fructidor, vous l’avez violée. Vous l’aviez violée au 22 Floréal. Vous l’aviez violée au 30 Prairial. Elle n’obtient plus le respect de personne218. » Puis il s’embourbe à nouveau, tour à tour vague et injurieux, presque toujours confus.

Comme Robespierre la veille de sa chute, il demeure dans le flou imprécateur, menace tout le monde sans citer personne, ce qui constitue le meilleur moyen de s’aliéner l’ensemble des parlementaires : « Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la victoire et du dieu de la guerre », s’exclame-t-il soudain à bout d’argument avant de héler ses grenadiers, présents autour de l’enceinte : « Si quelque orateur, soldé par l’étranger, prononce contre votre général les mots “Hors la loi”, que la foudre de la guerre l’écrase à l’instant. »

La conclusion populiste et déclamatoire produit un effet désastreux : « Recueillez-vous, Citoyens Représentants ; je viens vous dire des vérités que chacun s’est jusqu’ici confié à l’oreille, mais que quelqu’un doit avoir le courage de dire tout haut. Les moyens de sauver la patrie sont entre vos mains ; si vous hésitez à en faire usage, si la liberté périt, vous en serez comptables envers l’univers, la postérité, la France et vos familles. » Enfin, il sort, mais se retourne en quittant la salle pour conclure d’un incongru « qui m’aime me suive ». Lui qui voulait changer de régime en respectant le cadre légal vient d’y déroger en violant le sanctuaire parlementaire, en accumulant les propos populistes et en substituant la menace policière à un libéralisme revendiqué.

 

Sa visite aux Cinq-Cents, complément naturel de la première, lui est toujours dictée par l’impulsion, la volonté de crever l’abcès avant qu’il ne soit trop tard. A bout de nerfs, il ne supporte plus de ne pas maîtriser son destin comme il sait si bien le faire sur l’échiquier des champs de bataille.

Il est maintenant 16 h 30. A peine entre-t-il dans la salle que des cris fusent : « Hors la loi ! Tue ! Tue ! » Le député Destrem l’apostrophe à l’antique : « Est-ce pour cela que tu as vaincu ? » Dans son récit du coup d’Etat, Lucien décrit l’Assemblée debout, haineuse : « Une foule de membres s’écrient : “Des hommes armés ici !...” On se précipite au-devant du général, on le presse, on l’apostrophe, on le repousse quelques pas en arrière. » Isolé face à ces dizaines de toges rouges, menacé du sort de César aux ides de mars, Bonaparte peut logiquement craindre le pire. Détestation de l’imprévu ? Epuisement ? Peur ? En tout cas, il s’effondre pour de bon, trahi par sa « machine physique » selon Bainville.

Entraîné difficilement vers la sortie, bousculé, peut-être frappé, Bonaparte échappe de justesse à l’irrémédiable. D’après Lucien : « Tout cela s’était passé en un clin d’œil. » Un des quatre grenadiers de son escorte, du nom de Thomé, sort avec une manche largement déchirée, sans doute par un parlementaire irascible qui a voulu s’agripper à lui, le frapper ou, qui sait, peut-être le tuer d’un coup de poignard. Le détail, anecdotique en apparence, servira par la suite à attester les rumeurs d’assassinat.

En cet instant, Bonaparte n’existe plus, ou si peu. Sous le choc, défait, hagard, il appelle Sieyès « général » – quel lapsus révélateur ! – et gémit comme un enfant :

« Ils veulent me mettre hors la loi. » Ce à quoi le Directeur, expert en commotions révolutionnaires, répond avec sang-froid : « Ce sont eux qui s’y sont mis », puis suggère de mettre les parlementaires « hors la salle ». Selon d’autres sources, l’abbé aurait pourtant murmuré : « Le coup est manqué. » Le sort de « l’Incorruptible », la mise hors la loi, l’arrestation puis la guillotine se profilent de plus en plus à l’horizon. Une suspension de séance, heureusement dictée par Lucien, permet de gagner quelques précieuses minutes supplémentaires.

« Jusque-là, note Malaparte, la conduite de Bonaparte, préoccupé par-dessus tout de sauver l’apparence de la légalité pour rester sur le terrain de la procédure parlementaire, a été, peut-on dire, pour employer une expression moderne, celle d’un libéral. De ce point de vue, Bonaparte est un chef d’école. Tous les militaires qui ont essayé après lui de s’emparer du pouvoir civil ont été fidèles à cette règle de libéralisme jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire jusqu’au moment où il faut en venir à la violence. » Or Bonaparte vient justement d’arriver à ce moment décisif où il risque de tout perdre.

 

Le général livide, presque jaune, parcourt le front des troupes massées devant Saint-Cloud. Comme Louis XVI le 10 août 1792, il découvre deux armées en face de lui219 : la sienne, peuplée de fidèles ; celle du Directoire, cette belle garde des conseils, composée d’une majorité de Jacobins résolus220. Ses hommes se taisent, dans l’attente du verdict parlementaire. Le héros d’Arcole se dirige alors vers les détachements de l’armée régulière qu’il a heureusement fait venir le matin même. Là, comme il s’y attend, l’accueil s’avère franchement enthousiaste. Autant dire que les deux troupes, comme les deux conseils, risquent d’en venir aux mains à n’importe quel moment. Sous peine de sombrer, il lui faut impérativement reprendre l’initiative. A ce moment, en est-il capable ? Il demeure fébrile, le visage en sang non pas, comme l’armée le croit, parce que les députés l’ont frappé mais en raison d’une forme d’eczéma contracté en Egypte et dont les démangeaisons l’ont conduit à se gratter jusqu’au sang.

C’est alors que Lucien survient devant le front des troupes. Dans le tumulte ambiant, lui seul conserve la tête froide et comprend qu’en cet instant tout est question d’audace et de volonté. Pour retourner la situation, il prend l’initiative de mettre hors la loi ce Conseil des Cinq-Cents dont il demeure le président. Incapable de contenir plus longtemps la furie parlementaire, il vient de se défaire de sa tenue d’apparat – toge, toque et écharpe rouge – et de quitter la salle après avoir clamé hautement : « Je dois renoncer à me faire entendre. Il n’y a plus de liberté. En signe de deuil public, je dépose ici les marques de la magistrature populaire221. » Puis il sort dignement, accompagné par deux grenadiers venus à sa rencontre. « Ce que Lucien venait de tenter, remarque Jacques Bainville, c’était de se confondre avec la loi, de faire comme si le droit et la liberté de l’assemblée venaient d’être violés en sa personne. Alors, le scrupule des grenadiers céderait. Les prétoriens de la Révolution seraient déliés par ce que Sorel appelle justement un “exorcisme sacré”. »

Le visage résolu mais serein, persuadé d’incarner en cet instant la représentation nationale, le frère cadet vient trancher le nœud gordien qui déchire le cœur des soldats, écartelés entre légitimité parlementaire et fidélité à Bonaparte. Après avoir obtenu le silence en commandant un roulement de tambour, il les harangue avec superbe, leur affirme ce qu’ils veulent entendre, soit que la majorité des conseils veut en finir avec le Directoire mais se retrouve terrorisée par une minorité factieuse, soldée par l’Angleterre, armée de poignards et prête à se faire justice elle-même si on ne l’arrête pas à temps222. En résumé, il ne s’agit pas d’enterrer mais bien de sauver la République et par conséquent la Révolution.

« Je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité de leurs représentants, dit Lucien avec force. Généraux, soldats, citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs en France que ceux qui vont se rendre auprès de moi. Quant à ceux qui persisteront à rester dans l’Orangerie, il importe qu’on les expulse. Ce ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard. »

A ce moment, il s’empare d’une épée et, dans un geste théâtral, en place la pointe sur la poitrine de son frère, plus pâle que jamais, jurant de l’en transpercer s’il attente un jour à la liberté223. Bonaparte enchaîne avec une courte harangue que Lucien coupe sans ménagement, craignant de nouvelles maladresses. Sentant le moment propice, Murat fonce derechef et entraîne la garde qui se précipite en force dans l’Orangerie. Le futur roi de Naples s’exclame brièvement : « Citoyens, vous êtes dissous », avant de préciser sans ambages : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors. » Tandis que les grenadiers avancent, les parlementaires, empêtrés dans leurs toges, fuient par les fenêtres et s’éparpillent dans les bois. Pour préserver l’apparence de cette si chère légalité, les mêmes soldats s’empressent ensuite de rechercher les fuyards pour les ramener en séance. La nuit tombée, après qu’une centaine de « volontaires » ont été récupérés, Lucien fait enfin ratifier à la lueur des chandelles les résolutions convenues224. Sieyès, Roger Ducos et Bonaparte sont nommés Consuls provisoires en charge de donner à la France une nouvelle Constitution avec le soutien de deux commissions de vingt-cinq membres choisis parmi les anciens conseils. A quatre heures du matin, les représentants reçoivent le serment des Consuls. Le coup d’Etat s’achève. En prenant congé de Lucien et Sieyès, qu’il a raccompagné à Paris dans son carrosse, le général parle déjà en maître : « A demain, leur dit-il, nous avons détruit... Il nous faut maintenant reconstruire, et reconstruire solidement. »

La précarité

La fragilité des prémices condamne d’emblée Bonaparte à la surenchère. En effet, le coup d’Etat fondateur réduit ses marges de manœuvre en écornant sa légitimité puisqu’il a dû, contrairement à son ambition, sortir de la légalité par la violence, prolongeant cette pratique révolutionnaire du pouvoir dont il voulait tant se démarquer. Comme le remarque Benjamin Constant, « l’illégalité le poursuivra désormais comme un fantôme225 ».

Sur la courte route qui le ramène à Paris, le nouveau Consul demeure sombre et silencieux, affligé par la médiocrité de sa prestation. Marqué au fer de l’usurpation, le sauveur ressort de l’aventure plus faible qu’il n’y est entré, sujet à la concurrence des autres généraux, menacé de l’intérieur par les partis opposants, royaliste et républicain, enfin soumis à la poursuite de la guerre donc au risque de la défaite. Dès le début de son aventure, il sait déjà qu’il n’a pas d’autre choix que vaincre ou mourir.

 

A la précarité de son assise s’ajoutent les ambiguïtés sur ses intentions. Le mandat du nouveau chef de la République semble clair : il lui faut garantir les intérêts révolutionnaires dans le temps, donc doter la Révolution de ce gouvernement stable qu’elle a été jusqu’alors incapable d’établir. Or comment le faire en commençant par violer la Constitution avec l’aide de l’armée ? La consécration annoncée de 1789 débute par la disparition de la représentation nationale et la répudiation des libertés fondamentales.

Le coup de force ruine la fiction de conformité à la loi que le Consul voulait imprégner à son avènement. Il a beau multiplier les proclamations rassurantes, personne ne croit qu’il a agi en état de légitime défense comme il l’affirme à perdre haleine226. Comment dans ses conditions parvenir à durer, à ancrer son pouvoir dans le temps ? Talleyrand, observateur hors pair de la situation politique, demeure inquiet au lendemain du coup d’Etat : « S’il passe une année, il ira loin », susurre-t-il de son air énigmatique au sujet du Consul provisoire.

Pour parvenir au sommet, il lui a fallu négocier pendant des heures avec Fouché, Talleyrand et Sieyès, thermidoriens ou Jacobins repentis, membres de l’Institut ; enfin, avec ces nombreux chefs militaires à la susceptibilité ombrageuse qui pardonnent mal à leur égal d’hier sa subite élévation. Bonaparte risque de demeurer prisonnier de cette « alliance de la philosophie et du sabre » (Taine) qu’il a dû conclure. Descendu en un jour de son piédestal, il risque de perdre son aura auprès de l’opinion en se ravalant au rôle de mandataire ligoté du syndic thermidorien, héritier de l’impopularité conventionnelle. Premier militaire à la tête de l’Etat, son manque d’expérience peut lui être fatal, sachant que le pouvoir a usé et tué tous ceux qui ont tenté de s’en saisir depuis une décennie. Stendhal peut conclure : « Talonnée à l’intérieur par les Jacobins et les royalistes, et par le souvenir des conspirations récentes de Barras et de Sieyès, pressée à l’extérieur par les armées des rois, prêtes à inonder le sol de la République, la première loi était d’exister. » Ou plutôt de survivre.

Désenchanté par une décennie de révolution ponctuée de quatre coups d’Etat en à peine deux ans, l’opinion demeure attentiste, ce que confirment les médiocres résultats du plébiscite consécutif à la promulgation de la Constitution de l’an VIII. Le score véritable, falsifié par Lucien, alors ministre de l’Intérieur, n’atteint que 1 550 000 oui, soit 20 % des inscrits227. Mme Reinhard, dont les lettres donnent un bon résumé de l’esprit du temps, témoigne de la suspicion ambiante dans une de ses missives : « On se croirait revenu aux premiers jours de la liberté ; seulement l’expérience des dix dernières années se fait sentir et la méfiance se mêle au contentement. » Avant d’oser aller plus loin, le Premier consul doit faire ses preuves.

 

 

Le nouveau chef d’Etat n’est pas cependant dépourvu d’atouts. La guerre paraît déjà sa meilleure alliée en obligeant ses adversaires à adopter une solidarité de façade jusqu’à la conclusion de la paix. Pour le moment, donc, Bonaparte demeure indispensable. Il le sait et en joue, d’abord à l’encontre de Sieyès et des parlementaires auxquels il impose rapidement ses vues sur la future constitution. Sans entrer dans des détails fastidieux, retenons que le projet de Sieyès, obsédé par son souci de préserver l’influence des notables, se révèle inapplicable en raison de sa trop grande complexité. « L’abbé Sieyès, ironisait déjà Burke, a des cases entières de pigeonniers remplies de constitutions toutes faites, étiquetées, assorties et numérotées, appropriées à toutes les saisons et toutes les fantaisies [...]. Aucun amateur de constitution ne peut sortir de sa boutique les mains vides. » Le deus ex machina de la science constitutionnelle commet deux erreurs fatales : mépriser Bonaparte d’une part, d’autre part improviser un projet « tout entier dans sa tête » et qu’il se contente de dévoiler par bribes aux commissions impatientes228.

 

A priori, l’expérience et le passé de Sieyès plaident pourtant en sa faveur. Lui aussi peut légitimement prétendre incarner la France révolutionnaire dans ses métamorphoses successives. Il en symbolise la passion fondatrice, la haine de la noblesse. Il épouse son histoire tumultueuse, sachant qu’il a appartenu aux deux grandes assemblées du temps – la Constituante et la Convention – avant de rejoindre le Directoire. En pointe dans la lutte initiale contre la royauté – « Il faut couper le câble », assène-t-il dès le 10 juin 1789 –, il s’est ensuite usé à freiner l’égalitarisme montant et à préserver le statut du clergé. Comme il le dénonce dans une de ces formules parlantes dont il a le secret, les révolutionnaires « veulent être libres » mais « ne savent pas être justes ». Détesté par Robespierre qui le surnomme « la taupe de la Révolution229 », il revient sur le devant de la scène à partir de la réaction thermidorienne. Irréconciliable avec les Bourbons puisqu’il a voté la mort de Louis XVI, il incarne cette Plaine qui résume 1789 dans l’avènement des classes moyennes et la consécration de la propriété. Républicain mais pas démocrate, il parvient à écarter le suffrage universel au profit d’une vision capacitaire dont il a été le pionnier en exposant à la Constituante sa célèbre césure entre citoyens actifs et passifs ; le premier actionnaire de la société, le second assisté donc inapte à hériter du vote qui suppose d’avoir des intérêts à défendre. Orateur écouté, écrivain célébré, oracle reconnu, doté d’un vaste réseau dans les chambres et à l’Institut, il semble en situation de force par rapport à ce jeune Consul militaire qui n’a pas d’expérience et paraît sans appui au sein du personnel politique. « Il se croyait un Bonaparte supérieur, étant un Bonaparte civil », résume Sorel à son sujet. Et pourtant, ce « Catilina en petits collets » brocardé par Mallet du Pan se trouve rapidement marginalisé par un Bonaparte dont l’instinct et le génie tactique ne suffisent pas à expliquer l’ascendant. Sieyès, en raison de l’inimitié qu’il suscite, est le premier responsable de son sort.

 

« Il avait des conceptions d’Etat : il lui manquait les premières qualités de l’homme d’Etat, le sens des réalités, l’instinct de la vie, le tact des hommes », écrit à son sujet Albert Sorel230. Or l’orgueilleux Sieyès n’admet pas la moindre contradiction. « La politique, ose-t-il prétendre, est une science que je crois avoir achevée231. » Sa réputation de poltron appartient à la vulgate du temps232. Pour survivre, l’homme s’est déshonoré en soutenant Robespierre par ses votes avant de flétrir sa mémoire à la tribune. Autant dire que, s’il a des admirateurs et des clients, il n’a pas de fidèles prêts à se sacrifier pour lui.

 

Sieyès est, en outre, victime du discrédit qui frappe l’ensemble de la première génération révolutionnaire, celle qui a détruit l’Ancien Régime, exécuté Louis XVI et laissé faire la Terreur. Bonaparte, par son âge et son histoire, incarne la « seconde génération », celle de l’après-Terreur, dont la gloire militaire a occulté l’échec politique, génération du renouveau appuyée sur l’armée qui rassure et non plus sur le peuple qui effraie. On comprend mieux pourquoi la lutte entre les deux hommes s’avère d’emblée inégale. Sieyès ne fédère autour de lui que les élites libérales et une poignée de parlementaires usés. Son élitisme idéologique, traduction de sa répugnance à l’encontre de la démocratie directe, le coupe du peuple alors que son statut de civil l’éloigne de l’armée. En bref, le fossoyeur du Directoire incarne l’impasse d’une révolution, morte de ses abstractions, victime de ses divisions et de ses épurations qui ont tour à tour fait disparaître du jeu politique les monarchiens, les Girondins, les dantonistes, les hébertistes, les robespierristes et les babouvistes, soit tous les partis porteurs d’une vision et détenteurs d’un programme. La mort des idéologues a débouché sur la faillite des thermidoriens, syndic des survivants, incapables de donner un second souffle à l’aventure. En un mot comme en cent, la France entend maintenant tourner la page d’une décade tragique dont il demeure la figure emblématique.

 

Ses erreurs vont achever de le précipiter de ce piédestal où il croit s’être fermement établi. En fin tacticien, Bonaparte lui a abandonné l’initiative constitutionnelle, le laissant avancer ses pions pour mieux pouvoir le contrer. A Sainte-Hélène, Napoléon moquera devant Bertrand l’intellectualisme abstrait de son partenaire :

« Je ne voyais que l’événement. Sieyès, d’une idée, ne voyait que la métaphysique :

— Il faut passer ce ruisseau.

— Eh bien ! Il faut mettre une planche dessus.

Je ne m’inquiétais pas si la planche était de bois, de bronze ou de cuivre. L’autre dissertait sur cela et s’il ne fallait pas assécher le ruisseau avec la chaleur du soleil. »

Le Solon moderne finit par présenter un projet alambiqué, brouillant les pouvoirs au lieu de les clarifier. Ainsi, de ces deux consuls, l’un pour la guerre, l’autre pour les affaires intérieures, eux-mêmes supervisés par un grand électeur qui peut les démettre mais n’a pas le droit de gouverner en propre233. Mettant les rieurs de son côté en refusant de devenir un « cochon à l’engrais », préférant selon ses propres termes n’être rien plutôt que d’être ridicule, Bonaparte dépoussière le plan de ses nébulosités pour en retenir le meilleur selon ses vues : la division des chambres, sécrétant leur faiblesse ; le retour d’un exécutif fort, le poids déterminant des notables.

« Sieyès, dira-t-il peu de temps après à La Fayette, n’avait mis partout que des ombres : ombre du pouvoir législatif, ombre du pouvoir judiciaire, ombre du gouvernement. Il fallait bien de la substance quelque part : je l’ai mise dans le gouvernement. »

Furieux d’être publiquement contrarié, Sieyès se drape dans son orgueil avant de s’incliner en raison de son impuissance. Dès les premières discussions, la domination du Premier consul se manifeste par l’alliance d’un tempérament de feu et d’un instinct aigu des rapports de force. A l’opposé de son rival, Napoléon incarne le pragmatisme absolu234, soucieux de faits et de solutions, détestant l’à-peu-près et l’incompétence. Il se révèle aussi un obstiné, capable de mobiliser toute son énergie en direction du but à atteindre, but auquel il ne renonce jamais, quitte à repousser sa réalisation pour mieux y revenir quand la conjoncture lui paraît favorable. Sa force et son endurance se révèlent dans les discussions avec les commissions. Bonaparte va vite, droit au but, marie puissance de travail et logique implacable dans l’exposition qui emporte d’autant plus l’adhésion qu’elle contraste avec les nébulosités de Sieyès. Selon sa fameuse maxime, « la haute politique n’est que le bon sens appliqué aux grandes choses ». Mais il sait aussi en stratège gagner ses adversaires à l’usure.

Sa supériorité dérive enfin de la nature même du coup d’Etat qui privilégie le militaire sur le civil. Bonaparte a l’armée derrière lui, ce qui est nécessaire et suffisant pour imposer ses vues. Il vient de le prouver en chassant les Cinq-Cents comme une volée de moineaux. Ainsi les jeux sont faits, remarque le diplomate prussien Sandoz-Rollin dans une de ses dépêches à son gouvernement : « Toute l’autorité est véritablement entre les mains de Bonaparte ; il dispose à lui seul de la force armée [...]. De quelque manière que Sieyès s’y prenne, il ne sera que secondairement en opinion et en influence. »

 

Dès la première séance de travail, le troisième consul Roger Ducos fait volte-face et se détourne de l’abbé pour appuyer le nouvel homme fort en lui offrant la présidence. Sa désertion torpille la manœuvre de Sieyès qui espérait le marginaliser à deux contre un au sein du Consulat. Bonaparte en profite pour nommer d’emblée ses fidèles comme ministres235 tandis qu’il charge Roederer, un des principaux artisans du coup d’Etat, de retourner les commissions parlementaires en sa faveur236. Toujours prompt à sentir le vent tourner, l’esprit de cour fait le reste.

Le 12 décembre, les constituants adoptent ses vues sur la nécessaire prépondérance de l’exécutif : au lieu du grand électeur arbitre, un Premier consul dominant secondé de deux consuls sans autre pouvoir que celui de donner leur avis. Il nomme à tous les emplois, civils et militaires, et monopolise l’initiative des lois. Pour l’assister, un pouvoir législatif affaibli par sa déconcentration en quatre identités rivales dont deux, Conseil d’Etat et Sénat, sont dès l’origine à sa dévotion237. Or il se trouve que le premier prépare les lois et que le second les sanctionne. Que reste-t-il alors dans l’escarcelle du Tribunat et du Corps législatif, les deux chambres survivantes ? Un simulacre de liberté, une ombre de pouvoir, ce d’autant plus qu’elles se trouvent d’emblée privées de toute légitimité populaire car nommées par les soixante premiers sénateurs238.

Fort de seulement cent membres, donc facilement contrôlable par le gouvernement, le Tribunat discute les lois présentées mais n’a pas le droit de les voter239. Ce dernier rôle est l’apanage du « Corps législatif », dont les trois cents membres se retrouvent privés du droit à la parole. Ainsi, discussion et vote se trouvent divisés, naturellement pour le plus grand profit du chef de l’Etat. Les orateurs ne votent pas, les « votants » ne discutent pas. Le Sénat, décidément bien puissant, a seul la possibilité de modifier la Constitution et de vérifier la constitutionnalité des lois240. Inamovible et viager, il constitue l’aristocratie républicaine du nouveau régime241.

 

De cette mécanique extrêmement complexe, on retiendra bien sûr la prépondérance du Premier consul. Maître de l’Etat, contrôlant les lois en amont et en aval, il figure le seul pouvoir tangible, le premier à revêtir à la fois la souveraineté nationale et populaire, cette dernière directement conférée par le plébiscite qui le place d’emblée à une hauteur écrasante par rapport aux autres pouvoirs. Enfin, élu pour dix ans, il bénéficie d’une durée confortable, très supérieure à celle conférée jusqu’alors aux représentants. A la question « Qu’y a-t-il dans la Constitution ? » le public répond : « Il y a Bonaparte. » Sur ce point, l’Aigle a parfaitement suivi le principal axiome de Sieyès : « Le pouvoir vient d’en haut et la confiance d’en bas. » Pitt commente en une formule lapidaire : « C’est une monarchie à laquelle il ne manque que la légitimité et des limites242. »

Président du Sénat, « annulé politiquement » selon le mot cruel de Fouché, Sieyès reçoit en compensation une énorme dotation nationale, la terre de Crosne qu’il échange ensuite contre une forte somme d’argent. Définitivement discrédité par son âpreté, il s’efface du Consulat avec l’obscur Roger Ducos, laissant les places de second et troisième consul à Cambacérès et Lebrun, que l’on surnommera plaisamment « les deux bras du fauteuil ». Plus dociles, les deux nouveaux consuls n’en sont pas moins de bon conseil. Ils apportent à Bonaparte une connaissance des hommes et des pratiques qui lui fait alors cruellement défaut243. Nettement plus âgés que le Premier consul244, leur expérience et leur sensibilité complémentaire lui permettent d’éclairer chaque décision :

« Cambacérès était l’interprète de Bonaparte auprès des révolutionnaires et Lebrun auprès des royalistes : l’un et l’autre traduisaient la même lettre en deux langues différentes », écrit Mme de Staël à leur sujet dans ses Considérations sur la Révolution française.

A travers leur nomination s’ébauche cette politique de rassemblement par l’alchimie des contraires qui caractérise le Consulat naissant. Pour éviter les surprises d’un scrutin... et flatter un rival désormais inoffensif, Bonaparte laisse Sieyès officiellement désigner les trois consuls245 et les premiers sénateurs. L’ancien Directeur accepte d’autant plus volontiers de se mettre en retrait qu’il croit se placer comme en 1795 en position de recours. Sauf que Bonaparte n’est pas le Directoire et que le « sieyésisme », composite hybride d’idéologues et d’anciens parlementaires, se détournera vite d’un homme dont l’irritabilité et l’égoïsme agacent.

*

En dépit du succès de ce rattrapage constitutionnel, Bonaparte ne se trouve pourtant pas encore à l’abri.

D’abord, il souffre de son manque d’expérience du pouvoir. En effet, il a peu vécu en France et ne l’a jamais administrée. Aussi connaît-il encore mal les rouages de l’Etat, les institutions et surtout les hommes avec lesquels il va être amené à gouverner. Contrairement à la légende, les premières semaines le voient souvent hésitant, répugnant à prendre des décisions : « Il était d’une si grande circonspection, témoigne Cambacérès, qu’on avait peine à le déterminer à signer des arrêtés de pure exécution, sans les avoir soumis au Conseil d’Etat246. » En conséquence, il laisse Sieyès pourvoir à de nombreuses nominations, notamment au sein du Sénat dont il suffit qu’il passe à l’opposition pour qu’une crise de régime s’engage. Les chambres sont peuplées d’anciens parlementaires de la Révolution, orateurs expérimentés, souvent habiles et incisifs, qui placent d’entrée Bonaparte en situation d’otage apparent des thermidoriens.

A l’intérieur, les tensions demeurent vives en dépit des premières mesures pacificatrices, prises dans une évidente volonté de rassurer l’opinion. Annulation de la loi des otages, suspension d’armes obtenue en Vendée, clôture de la liste des émigrés, abolition des commémorations officielles de la mort de Louis XVI, de Robespierre et de la proscription des Girondins – soit les actes les plus conflictuels de la jeune mémoire révolutionnaire –, constituent autant de mesures qui tranchent avec l’épuration sanglante des coups d’Etat précédents. Certes, Bonaparte retire de ses premiers gestes un surcroît de popularité ; certes, il se sent déjà assez fort pour réduire le nombre des journaux, mais il n’ose pas encore frapper ses opposants qui, passé les premières semaines, se multiplient, guettant avec impatience les premières fautes.

 

Le premier coup part du Tribunat. Il siège au Palais-Royal, l’ancien fief de Philippe Egalité, qui a vu commencer les émeutes de juillet 1789. Dès la première séance, un tribun du nom de Duveyrier s’exclame avec emphase : « Dans ce lieu, si l’on osait parler d’une idole de quinze jours, nous rappellerions qu’on y vit abattre une idole de quinze siècles. » Mme de Staël, de son côté, commence à intriguer et à fédérer les premiers « déçus de Brumaire » dans son salon. On y dénonce déjà la mise à l’écart de Sieyès, la faible part réservée dans la composition du gouvernement au fidèle Institut, la tolérance « suspecte » de Bonaparte envers le catholicisme. Benjamin Constant, parvenu au Tribunat en courtisant simultanément Sieyès et Bonaparte, multiplie les discours hostiles, redoutables par leur ironie cinglante et leur argumentation serrée. Le Premier consul contre-attaque en privant les tribuns du temps nécessaire à l’examen sérieux des projets de lois247. Le 5 janvier 1800, Constant réplique par un plaidoyer brillant, manifeste du libéralisme politique : « Une constitution, affirme-t-il, est par elle-même un acte de défiance, puisqu’elle prescrit des limites à l’autorité, et qu’il serait inutile de lui prescrire des limites, si on la supposait douée d’une infaillible sagesse et d’une éternelle modération248. »

A l’entendre, la nouvelle chambre risque de devenir la chimère et la risée de l’Europe si le Premier consul, comme le projet y pousse, devient le maître de son ordre du jour : « Sans l’indépendance du Tribunat, conclut l’orateur, il n’y aurait plus d’harmonie, ni de constitution, il n’y aurait que servitude et silence ; silence que l’Europe entière entendrait et jugerait. » Certes, le texte passe par 54 voix contre 26, révélant cependant l’existence d’une opposition non négligeable. Autre souci, financier celui-là : dès février 1800, la rente, baromètre de la confiance des notables, accuse une baisse sensible249. Un agent royaliste n’hésite pas alors à écrire : « Sa chute paraît non seulement certaine, mais prochaine aux hommes qui sont dans l’administration de la police ; déjà même un grand nombre de ses amis et de ses familiers, prévoyant la décadence de son autorité, se détachent peu à peu de lui. »

 

Le jeune Consul demeure également sous la menace de militaires avec lesquels il doit encore composer. Fer de lance de la conquête, l’armée reste la dépositaire de la flamme républicaine comme il a pu suffisamment le constater en Italie. Au sein du commandement, il sait l’hostilité de Bernadotte ou d’Augereau. Mais surtout, il redoute le charisme rival de Moreau auquel il confie, pour mieux l’éloigner, le commandement de l’armée principale dans la campagne qui va s’ouvrir, nomination enrobée de considérations désabusées sur le jeu politique : « Je suis aujourd’hui une espèce de mannequin qui a perdu sa liberté et son bonheur. » Et il poursuit dans le même registre, entre mensonges de champ de foire et déploration nostalgique : « J’envie votre heureux sort ; vous allez, avec des Braves, faire de belles choses. Je troquerais volontiers ma pourpre consulaire pour une épaulette de chef de brigade sous vos ordres. »

En outre, il manque de relais et d’hommes sûrs. Soumis en apparence, son ministère repose sur un triumvirat suspect et affairiste : Talleyrand aux Affaires étrangères, Fouché à la Police, Lucien à l’Intérieur ; trois hommes qui se haïssent car ils se ressemblent, anciens parlementaires marqués par leur expérience révolutionnaire, dévorés d’ambition, obsédés par l’argent et le pouvoir, tous trois suspicieux envers leurs semblables et un tantinet méprisants envers ce trentenaire inexpérimenté qu’ils ont vu défaillir en Brumaire. S’y ajoute au printemps Carnot, revenu d’exil et qui remplace le fidèle Berthier à la Guerre250. Bonaparte, qui connaît depuis longtemps les qualités de l’organisateur de la victoire, redoute à la fois son charisme et son caractère. Il sait que son ancien supérieur ne se pliera qu’avec difficulté à son autorité. Mais il sait aussi que le quatuor ministériel ainsi constitué s’épie et se hait. Au moment où il s’apprête à entrer en campagne, sa division forme son meilleur atout, même si Bonaparte ne doute pas que les intrigues se noueront dès qu’il aura le dos tourné. A Desaix, l’ami, le frère, dont il apprend avec joie le retour d’Egypte, il écrit : « Enfin, vous voilà arrivé : une bonne nouvelle pour toute la République, mais plus spécialement pour moi qui vous ai voué toute l’estime due aux hommes de votre talent et une amitié que mon cœur, aujourd’hui bien vieux et connaissant trop profondément les hommes, n’a pour personne. » Il se sent, se sait seul. Sur qui compter ? Sur qui s’appuyer quand les rumeurs de subversion royaliste et d’attentat anarchiste circulent dès le début 1800 ? L’Etat ? Dans l’immédiat, il reste entièrement à reconstruire. L’opinion ? Elle demeure mystérieuse, fragmentée en multiples états d’âme de clochers à une époque où les nouvelles mettent huit jours pour aller de Paris à Rennes, mais un mois de Rennes à Quimper. On croit à l’opinion des passions, mais le pouvoir les redoute, faute de pouvoir les connaître et les anticiper.

*

Brumaire marque la rencontre entre un homme et une nation par la force des circonstances, mais ces circonstances demeurent fragiles, à l’image de ce coup d’Etat fondateur qui a bien failli se terminer en fiasco. Napoléon doit à la fois constituer l’Etat, pacifier la France et vaincre la coalition. Appelé pour conjurer la crise, le sauveur ne peut survivre qu’à travers elle. Restaurer l’ordre, gagner la paix, tels sont les premiers défis à relever. Mais une fois la tâche accomplie, une fois les peurs conjurées, le pays n’aura-t-il pas envie de se débarrasser de l’homme providentiel ? Pour rester au pouvoir, Bonaparte doit mettre fin aux deux guerres, civile et européenne, qui ont déjà eu raison de Louis XVI et des gouvernements révolutionnaires. Pour y demeurer longtemps, il doit tout autant maintenir le pays dans un équilibre précaire afin de justifier son maintien. Il faut à ce pouvoir jeune des complots et d’autres conflits, des désordres et des invasions pour entretenir cette psychose du chaos qui a légitimé Brumaire et fera l’Empire. Le nœud gordien de la tragédie se noue ici, dans cette quête impossible des contraires.

Pour rester le chef incontesté, Napoléon va se soumettre au plus grand risque par la conquête, contenant la Révolution tout en entretenant sa flamme par la gloire. D’où ce malentendu fondateur que pointe Jacques Bainville : « C’était un général que le peuple appelait pour avoir la paix tant désirée. On ne se doutait pas encore que l’avènement de Bonaparte serait celui du Dieu de la Guerre. »

La métamorphose

Dans l’immédiat, la contradiction n’apparaît pas pour la bonne raison que Bonaparte hérite d’un conflit légué par le Directoire. La seconde coalition, contenue à l’automne précédent, s’apprête à reprendre l’offensive. Si la Russie n’y participe plus251, les forces autrichiennes se massent sur le Rhin et devant l’Italie. Son avenir dépend déjà du sort de la première bataille : « Il sentit parfaitement et à l’avance qu’il ne pourrait jeter de profondes racines que par de nouvelles victoires. Il en était avide », confirme Fouché dans ses Mémoires. Car défaite vaut déjà condamnation.

A peine est-il parti en campagne – il quitte Paris le 6 mai 1800 – que les intrigues reprennent252. Au cœur même du régime, Sieyès encore, Talleyrand et Fouché déjà, lui cherchent discrètement un successeur. Plusieurs noms circulent : ceux de Carnot, La Fayette, Bernadotte et de son propre frère Joseph, ce dernier célébré pour sa modération, sont les plus souvent cités. Certains de ces « brumairiens mécontents », selon l’expression de Roederer, pensent également à un roi constitutionnel, Louis-Philippe ou le duc d’Enghien. Dans L’Avènement de Bonaparte, Albert Vandal décrypte leurs motivations : « Subissant le Consulat, ils appelaient de leurs vœux un régime moins despotique et plus exclusif, moins national et plus parlementaire, moins brillant et plus paisible ; au parvenu hasardeux qui risquait sans cesse la fortune de la France révolutionnaire, ils voulaient faire succéder un prince qui se déclasserait pour leur servir d’instrument et faciliter la paix avec l’étranger ; au dictateur dont ils dépendaient, un roi qui dépendrait d’eux. Ces hommes d’arrière-pensée se posaient simplement aujourd’hui en détracteurs du despotisme naissant ; ils attireraient ainsi à eux des républicains attristés, des libéraux convaincus, qui désespéraient un peu plus tous les jours de faire coexister Bonaparte et la liberté. » Dans Une ténébreuse affaire, Balzac prête à ces comploteurs d’intention une formule – « Vainqueur, nous l’adorerons ; vaincu, nous l’enterrerons » – qui synthétise le sentiment dominant des oligarques. Animés depuis Paris par une poignée d’activistes, les réseaux extrémistes demeurent aux aguets. En dépit de la suspicion qui les entoure, les Mémoires de Fouché donnent un juste aperçu de cette spéculation politique effrénée : « Les sentiments et les opinions fermentaient dans Paris, particulièrement dans les deux partis extrêmes, le populaire et le royaliste. Les républicains modérés n’étaient pas moins émus ; ils voyaient, avec une sorte de défiance à la tête du gouvernement, un général plus enclin à se servir du canon et du sabre, que du bonnet de la liberté et de la balance de la justice. Les mécontents nourrissaient l’espoir que celui qu’ils appelaient déjà le Cromwell de la France serait arrêté dans sa course, et qu’élevé par la guerre, il périrait par la guerre. » La tension culmine le 20 juin à l’annonce d’une défaite cinglante de l’armée de réserve : « Cette nouvelle répandue avec la rapidité de l’éclair dans toutes les classes intéressées, produisit sur les esprits l’effet de l’étincelle électrique sur le corps humain. On se recherche, on se rassemble ; on va chez Chénier, chez Courtois, à la coterie Staël ; on va chez Sieyès ; on va chez Carnot. Chacun prétend qu’il faut tirer de la griffe du Corse la République qu’il met en péril ; qu’il faut la reconquérir plus libre et plus sage ; qu’il faut un premier magistrat, mais qui ne soit ni un dictateur arrogant, ni l’empereur des soldats. »

 

Alerté par Cambacérès et Lucien, seuls fidèles dans la tourmente, Bonaparte décide d’accélérer le pas et de rechercher cette bataille décisive qui lui permettra de rentrer au plus tôt dans la capitale. La campagne commence par le coup d’éclat du franchissement du Grand-Saint-Bernard253. L’exploit lui permet de prendre les Autrichiens à revers et de couper leurs lignes de communication. Trop pressé d’en finir, le disciple d’Hannibal disperse imprudemment ses forces à la recherche du général Mélas. Quand il le rejoint à Marengo le 14 juin 1800, il se trouve en nette situation d’infériorité numérique et frôle le désastre. Quinze ans avant Waterloo, le voilà pris dans l’étau entre le complot politique et l’hostilité de l’Europe, obligé de prendre tous les risques.

Réduit à battre en retraite, Bonaparte semble perdu quand l’arrivée du général Desaix lui redonne espoir :

« J’arrive, nous sommes frais, et, s’il le faut, nous nous ferons tuer », lui aurait dit son meilleur lieutenant254. Plutôt que de patienter, il déclenche aussitôt une vigoureuse contre-attaque appuyée par une charge des quatre cents cavaliers de Kellermann. Le sauveur du jour tombe raide dès le début de la contre-offensive : « Mort ! » dit Desaix avant de s’effondrer. Mais son sacrifice n’a pas été vain255. Toute la troupe avance à son tour, culbutant les premières lignes autrichiennes qui entraînent leur armée tout entière dans la débandade. Bonaparte avouera peu de temps après au général Dumas : « Il y a eu deux batailles dans la même journée ; j’ai perdu la première, j’ai gagné la seconde, c’était la bonne. » Le risque encouru confère à la victoire une sorte d’aura miraculeuse qui signe déjà la particularité du régime, dont la force grandira toujours d’avoir côtoyé la perspective désastreuse de la disparition du héros : « Moi ou le chaos » en somme. « La victoire fut longtemps incertaine, et elle décida du sort de toute l’Italie », résume Molé qui ajoute admiratif : « Bonaparte y montre tout ce que l’on a vu depuis : faisant dépendre son salut d’un miracle, afin de ne laisser de bornes ni à la confiance de ses soldats, ni au découragement de ses ennemis256. » Victorieux, le Premier consul en profite pour prendre enfin le pouvoir dans son intégralité. Signe qui ne trompe pas, Bonaparte a vampirisé la propagande, occultant les premiers succès remportés par Moreau sur le Rhin ou le rôle décisif de Desaix et Kellermann. Ouverte et fermée par un miracle – la victoire-surprise répondant au spectaculaire passage des Alpes, la seconde campagne d’Italie prélude aux guerres éclairs de l’Empire et fait oublier qu’il faudra, après la rupture de l’armistice, une nouvelle campagne d’hiver conclue victorieusement par Moreau à Hohenlinden pour entraîner la fin des hostilités. « Marengo, peut écrire le royaliste Hyde de Neuville, fut le baptême de la puissance personnelle de Napoléon257. »

*

Redoutant à juste titre d’avoir été démasqués, terrorisés à la perspective de représailles, les comploteurs se tiennent coi, à l’exception notable des royalistes. A l’inverse de Brumaire, Napoléon sort cette fois légitimé par l’épreuve tant une victoire éclipse en gloire et surclasse en morale un coup d’Etat. « Rien n’a l’éclat de Marengo et il faut convenir que s’exposer, sa fortune faite, est plus brillant que s’exposer pour la faire », résume Mme de Staël. L’enthousiasme populaire lui prouve qu’il est en passe de conquérir l’opinion258. Mais il revient aussi plus endurci, ayant à nouveau constaté la médiocrité des hommes, l’esprit d’intrigue, la lâcheté et la déloyauté de la plupart d’entre eux. Arrivé à l’improviste début juillet, il reçoit aussitôt Fouché qu’il fixe d’un « regard sombre » avant de s’exclamer : « Eh bien ! on m’a cru perdu, et on voulait essayer encore du Comité de salut public ! Je sais tout... et c’étaient des hommes que j’ai sauvés, que j’ai épargnés ! Me croient-ils un Louis XVI ? Qu’ils osent, et ils verront ! [...] Une bataille perdue est pour moi une bataille gagnée. Je ne crains rien ; je ferai rentrer tous ces ingrats, tous ces traîtres dans la poussière. Je saurai bien sauver la France en dépit des factieux et des brouillons. »

 

La confirmation de l’égoïsme froid des hommes de pouvoir tue ses dernières illusions sur la nature humaine. Albert Sorel analyse cette métamorphose qui transforme l’homme public en homme d’Etat : « Il avait côtoyé l’abîme, à Marengo, la déroute ; à Paris, la défection, mais il avait fermé son cœur. Au retour d’Italie il apprit les manœuvres de ses ministres, le peu que pesait sa personne, la fragilité du fil auquel était suspendue sa puissance, et comment on se passerait de lui. Il ferma les yeux, il se tut ; la même raison d’Etat lui commanda d’ignorer ce qu’il ne pouvait connaître sans scandale et réprimer sans péril. Mais la confiance disparut. Il éprouva l’effroyable solitude du pouvoir absolu. Tout se fit instrument entre ses mains ; tout aussi se dessécha, se refroidit, tournant à l’acier ou rouage de machine. »

Désormais, il répète à satiété sa maxime favorite : « Il y a deux leviers pour remuer les hommes, la crainte et l’intérêt. » Ce qui le conduit à négliger l’esprit de service, le désintéressement, la fidélité, cette mystique de l’engagement qui avait pourtant été la sienne au début de l’aventure corse puis à Toulon. Mais sa propre histoire lui a appris à ne croire en rien ni en personne259. Les fidélités ne résistent pas à la peur et à l’obsession du pouvoir. La politique ignore le sentiment. Elle méconnaît même les liens du sang. Joseph lui-même, le bon, le fidèle Joseph ne s’est-il pas laissé célébrer avec complaisance comme son antithèse vivante – à la fois calme, conciliant et libéral ? N’est-il pas déjà un traître en puissance ? Et Lucien chaque jour plus intrigant et qui a la prétention de se croire indispensable ? « Je n’ai pas l’esprit de famille, confie-t-il avec amertume à Roederer. Ce que j’ai craint le plus pendant que j’étais à Marengo, c’était que l’un de mes frères me succédât si j’étais tué. » Mieux vaut en conséquence s’entourer d’habiles, les intéresser en les associant au pouvoir plutôt que les laisser sur le bord de la route, où ils deviendront autant de conspirateurs en puissance. La survie est à ce prix, la légitimité aussi. Pour rester crédible, le pouvoir, surtout s’il est récent, doit demeurer sur l’Olympe, au-dessus et en dehors des partis et des passions des hommes. Mais ce pouvoir désenchanté a un prix : la solitude ; il présente un risque : l’isolement ; il recèle un fléau : la courtisanerie.

 

Afin d’imposer le respect, le Consul renforce dès son retour cet extérieur de marbre – masque indéchiffrable et dur, regard de fer, ton tranchant – qui engendre la peur260. Toute son attitude tend à établir sa prééminence sur son interlocuteur, qu’il cherche dorénavant plus à impressionner qu’à séduire. Sa formation militaire transparaît dans sa pratique du dialogue. Il établit sa suprématie d’emblée par le questionnement, sa méthode favorite car elle lui permet d’apprendre tout en gardant le contrôle absolu de la conversation261. Rejetant la courtoisie et la culture du compromis, tantôt expéditif262, tantôt volubile, il combine gestuelle, effets de regard et posture déconcertante d’un homme habillé à la diable, aux manières de condottiere vénitien, et à l’ascendant presque naturel. Hyde de Neuville, reçu peu de temps après Brumaire, s’étonne d’abord lorsqu’il voit entrer un homme « petit, maigre, les cheveux collés sur les tempes, la démarche hésitante », « un air d’une négligence extrême ». Le prenant pour un commis, il n’y fait pas attention.

« Mon erreur s’accrut lorsqu’il traversa la pièce sans jeter sur moi un regard. Il s’adossa à la cheminée et releva la tête. Il me regarda avec une telle expression, une telle pénétration que je perdis toute assurance sous le feu de cet œil investigateur. L’homme avait grandi pour moi, tout à coup, de cent coudées. »

Les témoins unanimes racontent cet œil à la fois volontaire, dur, vif, mobile, ces regards qui « traversent la tête » selon l’expression de Cambacérès tandis que Thiébault décrit ce « jeu de physionomie qui jamais n’aura de comparaison, langage muet et pourtant terrible, qui anéantissait ou délectait et souvent avait pour ainsi dire décidé de l’existence de celui qui en était l’objet avant même qu’aucune parole eût été proférée263 ».

L’imperium se confirme par son attitude tour à tour cassante, violente, pressante, tourbillon épuisant, « parole saccadée » (Molé) désorientant l’interlocuteur auquel elle donne le tournis et ne laisse jamais le temps de répondre. Andigné, reçu en même temps que Hyde de Neuville, en donne un aperçu fidèle : « Avec un accent étranger, désagréable à l’oreille, Bonaparte s’exprime d’une manière brève et énergique. Une imagination très vive lui fait enchevêtrer les idées les unes dans les autres, en sorte que sa conversation est assez difficile à suivre et laisse beaucoup à deviner. Mobile dans ses discours comme dans ses projets, il passe continuellement d’un sujet à un autre. Il ébauche une question, la quitte, y revient, paraît à peine vous écouter et ne perd néanmoins pas un mot de ce que vous dites264. »

Bonaparte possède enfin la capacité de briser par une réplique cinglante : « Citoyen Cambacérès, si j’avais été tué, il aurait fallu avoir des c... et vous n’êtes pas fort sur vos étriers. » Mais ce monstre sait tout autant séduire, lançant un sourire qu’il sait irrésistible, usant de formules affables qui ont d’autant plus de prix qu’elles sont rares. Ce Méditerranéen aime toucher en signe d’affection même s’il n’y met guère de délicatesse, pinçant les oreilles ou envoyant des soufflets amicaux : « Il avait l’habitude, quand il se promenait avec quelqu’un qu’il traitait familièrement, de passer son bras sous le sien et de s’appuyer dessus », complète Bourrienne. Sa maîtrise de la conversation révèle sa soif de pouvoir, refusant tout ce qui peut le brider, que ce soit les usages ou la langue, qu’il mutile à sa convenance comme l’écriture afin de ne pas perdre le temps de chercher le mot juste.

 

Un des meilleurs angles d’attaque pour percer le mystère de sa personnalité consiste à observer sa relation politique avec ses entours. D’abord, l’indispensable distance avec ces ministres, grands notables et généraux dont beaucoup le jalousent et ne lui pardonnent pas son élévation. Ensuite et surtout l’orchestration de la division. Personne ne doit avoir l’impression d’être maître chez lui. Chaque ministre sait qu’il a auprès de lui un espion, chaque officier supérieur un rival. Enfin, la sujétion. Bonaparte rapporte tout à sa propre personne. Cet égocentrique intégral ne rit que rarement, toujours au détriment des autres, ne s’intéresse jamais à l’existence ni à l’âme de ses collaborateurs. S’il admet encore la critique, celle-ci doit toujours s’exprimer dans le tête-à-tête, jamais en public. Encore doit-elle être feutrée sous peine de disgrâce tant le maître s’avère à la fois susceptible et rancunier.

Au fond, comme la plupart des hommes qui se pensent providentiels, Bonaparte est conduit autant par ses passions que par ses idées. Souvent jaloux de ceux qui l’avaient aidé dans sa carrière, capable d’humilier l’orgueil de ces parvenus du pouvoir, il savait au juste moment les transformer en serviteurs sans dignité. Un sourire irrésistible ici, une formule affable lâchée de manière opportune à quelqu’un qui menace de retrouver sa liberté de conscience, au besoin des crises quasi maladives transformées en réaction exemplaire de ce qui attend tout révolté ou contestataire.

Auteur d’un des meilleurs portraits de Napoléon, Caulaincourt décrit un égoïste suspicieux, aimant opposer pour régner : « Son intérêt, sa politique le guidaient toujours en tout », écrit le futur duc de Vicence, avant de déplorer : « Il m’a souvent fait douter que les souverains crussent avoir un prochain265. » Chaque jour plus défiant, Bonaparte instrumentalise, variant les registres selon le point faible de ses interlocuteurs, l’argent pour Talleyrand, le goût du pouvoir pour Fouché, la vanité pour Lannes ou Murat. Et « là où il ne voit pas de vices, ajoute Taine en citant un témoin, il encourage les faiblesses, et, faute de mieux, il excite la peur, afin de se trouver toujours et constamment le plus fort... Il redoute les liens d’affection, il s’efforce d’isoler chacun... Il ne vend ses faveurs qu’en éveillant l’inquiétude ; il pense que la vraie manière de s’attacher les individus est de les compromettre, et souvent même de les flétrir dans l’opinion ».

Tous ses proches collaborateurs partagent un lourd passé révolutionnaire qui les rend irréconciliables en apparence avec la monarchie : régicide pour Fouché et Cambacérès, Constitution civile du clergé pour Talleyrand. Ainsi, croit-il, demeureront-ils fidèles faute de pouvoir se vendre ailleurs.

 

Passion du pouvoir, défiance et autoritarisme ; les trois caractères de son tempérament se conjuguent dans son obsession du secret. Mais secret ne veut pas dire discret266. Pour brouiller les pistes, conserver toujours sa liberté et des marges de manœuvre, il parle au contraire d’abondance et ment comme il respire : « Son genre de dissimulation en politique n’est pas le silence », constate Germaine de Staël qui analyse finement : « Il aime mieux dérouter les esprits par un tourbillon de discours, qui fait croire tour à tour aux choses les plus opposées. En effet, on trompe souvent mieux en parlant qu’en se taisant. Le moindre signe trahit ceux qui se taisent ; mais quand on a l’impudeur de mentir activement, on peut agir davantage sur la conviction. » La confidentialité préservée lui permet de surprendre et de contourner, y compris ses ministres. Il entretient ainsi ses propres polices sur le dos de Fouché, envoie de nombreux émissaires sans en référer à Talleyrand, nomme les préfets en dehors de Lucien. Nul ne doit pouvoir se croire indispensable, nul ne doit tout connaître de lui, nul ne doit avoir la moindre prise sur sa personne. Son aura est à ce prix.

*

Pourtant, l’homme Napoléon ne se réduit pas à la figure déjà si riche et complexe de l’homme public. Sa dureté est d’autant plus vive qu’elle est de façade, comme l’arrogance cache mal le doute qui ne cesse de l’assaillir sur la précarité de ses entreprises. Le Napoléon intime reste sentimental, bon jusqu’à la faiblesse avec sa famille et ses rares amis. « Bonaparte, précise Marmont, cachait sa sensibilité, en cela bien différent des autres hommes qui souvent affectent d’en montrer sans en avoir. »

Cet insensible affiché ne peut supporter la souffrance. Ecoutons-le se confier à Molé, un des rares témoins à avoir pu franchir la barrière d’airain du prince pour découvrir la fragilité de l’être : « Ne croyez pas que je n’aie le cœur sensible comme les autres hommes. Je suis même assez bon homme. Mais dès ma première jeunesse, je me suis appliqué à rendre muette cette corde, qui chez moi, ne rend plus aucun son. » « Tantôt renard, tantôt lion267 », il réserve sa dureté aux dignitaires civils et militaires, ces exécutants qui peuvent tout autant devenir des rivaux. Il veut s’élever au-dessus des autres hommes pour inspirer le respect, attribut premier du pouvoir car il commande le mystère de l’obéissance, si difficile à établir depuis que la Révolution a brisé toute forme de hiérarchie et de légitimité. Le Napoléon du peuple et du soldat, car il n’a rien à craindre, se révèle à l’inverse bonhomme, sans apprêts, simple de contact, rieur et familier ! Toutefois, les bouffées d’émotion se raréfient avec les années tandis que l’humeur s’assombrit et que l’impatience s’accroît. Marengo a fermé un cycle, celui de la jeunesse entendue comme l’âge de l’innocence et de la passion.

 

En Napoléon-Janus, n’y aurait-il pas deux êtres268, le civil et le général, le noble et le Jacobin, le nomade et le sédentaire ? « Plus j’approchais, plus j’observais cet homme étonnant, avoue Mollien, moins je parvenais à le définir, à le mettre en harmonie avec lui-même, à m’expliquer ce mélange de domination et de simplicité, cette aptitude à inspirer en même temps à ceux qui l’approchaient des sentiments si contraires, en les plaçant sans cesse entre le respect dû à sa position, l’admiration due à la variété de ses talents, et une sorte de crainte inspirée par son pouvoir illimité ; entre les illusions de la vanité et les menaces du mépris et du blâme ; enfin entre cette défiance qui résistait à l’épreuve des plus longs et des meilleurs services, et cette confiance apparente avec laquelle il livrait à un homme aussi nouveau pour lui que je l’étais, son opinion sur d’autres hommes qu’il avait appelés à tenir, dans l’Etat, le premier rang après lui. » Rarement la séparation entre l’être de chair et l’homme public n’atteint un pareil point de tension. Le paradoxe fait homme. La France faite homme. Ces deux natures en perpétuel conflit ne se réconcilient que dans l’action, par la guerre ou la réforme qui privilégient l’instinct sur l’introspection, celle-ci toujours douloureuse car elle engendre le doute. Napoléon fusionne cette étrange dialectique par son énergie débordante, esprit toujours aux aguets, ultra-sensible à tout ce qui l’entoure, aux odeurs, aux voix et aux paysages. Tous les témoins le décrivent agité, exalté, ignorant le repos, dévoré par l’impatience d’agir et l’incapacité de se poser. Ils peignent cette fièvre permanente, ces brutales sautes d’humeur, cet état cyclothymique passant de la joie enfantine à la méditation sombre en une fraction de seconde. Mais toujours en lui, au plus profond de son être, le sentiment d’exil et de solitude dorénavant porté au paroxysme par ce pouvoir qui l’isole des autres et lui interdit l’amitié.

 

Nul plus que lui n’incarne la grandeur et la fragilité révolutionnaires. Grandeur d’un peuple debout, unanime à briser l’Ancien Régime puis à lutter contre l’Europe. Grandeur d’un homme élevé sur le pavois par son mérite personnel et la magie de la victoire. Mais fragilité d’une révolution incapable de s’incarner, que ce soit dans des hommes ou des institutions. Révolution gangrenée par les haines accumulées et l’omniprésence de la peur qui l’a conduit à atomiser ses adversaires successifs sous le couvert commode du salut public. Révolution demeurée révolutionnaire, transférant l’absolutisme souverain du roi au peuple, souveraineté du nombre prétexte à tous les détournements et manipulations. Depuis dix ans, on l’a dit, cette révolution gouverne dans et par la violence : violence des journées populaires laissant place à la violence du pouvoir par coups d’Etat interposés. Violence encore de la guerre, Marengo rachetant Brumaire, la fragilité de Brumaire imposant Marengo. C’est cette précarité partagée qui soude le Consul de trente ans à la jeune nation. Après avoir gagné leur survie, tous deux savent qu’ils doivent pour s’enraciner enfin abolir cette violence, passer de la soumission par la force à l’adhésion par le cœur, ce qui implique de rassembler les différentes entités révolutionnaires, des monarchiens aux Jacobins, mais aussi d’ouvrir la porte aux bannis de l’émigration et au clergé sans lesquels aucun pacte ne sera viable. Pour terminer la Révolution, il faut d’abord reconstruire une nation. Ensuite, tenter de trouver un compromis durable avec l’Europe. Tâche immense qui nécessite plusieurs décennies. Quoi qu’il arrive, l’œuvre se révèle au-dessus de ses forces. Déjà pointe en lui la désespérance. A Roederer venu le visiter aux Tuileries et qui lui dit avec emphase en contemplant les lieux : « Tout cela est triste », il rétorque ces quatre mots qui en disent tant sur sa solitude : « Oui, comme la grandeur269. »