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L’alchimiste
« J’aime le pouvoir, moi ; mais c’est en artiste que je l’aime... Je l’aime comme un musicien aime son violon [...]. Je l’aime pour en tirer des sons, des accords de l’harmonie. Je l’aime en artiste. »
Un peu plus de quatre ans séparent Brumaire de la fondation de l’Empire, quatre ans qui constituent sans doute la plus belle période de notre histoire, surtout si on la met en perspective avec le Directoire qui l’a précédée. Rien ne manque à son actif : à l’extérieur la gloire de Marengo et la paix ; à l’intérieur le Concordat et le Code civil s’ajoutent à la réforme exemplaire de l’Etat sur fond de sécurité restaurée et de prospérité économique. Pour la première fois depuis 1789, le pouvoir n’est plus exercé par le truchement d’un parti ou d’un comité mais directement par un homme, libre de toute attache, fort d’une popularité qui croît à proportion des succès engrangés. La réussite consulaire repose d’abord sur les formidables capacités du Premier consul, qui incarne en ces années le modèle de l’homme d’Etat. Son génie consiste à identifier, derrière les cris et les passions contraires, quatre besoins forts de la part de l’immense majorité silencieuse : l’ordre, la paix avec les frontières naturelles, le respect de la religion, la garantie des biens nationaux. Bonaparte se décide à leur donner satisfaction le plus rapidement possible, sûr d’y trouver la popularité qui lui permettra d’étendre son pouvoir. Dégoûtée de la République par les tueries de la Convention et l’instabilité du Directoire, la France n’en demeure pas moins révolutionnaire, c’est-à-dire attachée au nouvel ordre légal fondé sur l’égalité civile et au nouvel ordre social incarné dans le transfert des biens nationaux au profit de la bourgeoisie. Comme l’écrit Joseph Fiévée, un des meilleurs esprits du temps, l’ère des opinions a laissé place à celle des intérêts, aspiration comblée par Bonaparte. A cela près qu’il prend soin de ne pas se contenter de substituer une élite à une autre. Après l’hérédité monarchique et le nivellement égalitaire jacobin, il invente une troisième voie : la méritocratie, seule à même de faire cohabiter l’indispensable égalité et la non moins indispensable existence d’une élite. Après le « à chacun selon sa naissance et son rang », après « l’égalité ou la mort », son « à chacun selon ses talents » s’incarne dans la création de la Légion d’honneur, la fondation qui porte le plus sa signature car elle traduit par le haut l’égalité des chances et sert d’antidote à l’esprit bourgeois dont le nouveau César méprise l’égoïsme et redoute la prolifération.
Indissociable des réformes accomplies, la marche au pouvoir personnel se manifeste dès 1800 avec l’installation aux Tuileries pour s’accélérer avec la métamorphose du Consulat à vie. « L’homme fastique » (Chateaubriand) a-t-il poursuivi un plan méthodique ou improvisé en utilisant les circonstances à son profit ? Volonté ou hasard ? Stratégie ou instinct ? Les deux hypothèses semblent conciliables si l’on veut bien considérer chez lui la force du sentiment de prédestination, cette fameuse étoile qui le porte depuis Lodi et lui garantit son avenir270. Cette conviction lui permet d’anticiper ou de laisser venir, certain de s’en tirer toujours. A l’image des campagnes, chaque « coup politique » est ainsi prémédité, finement préparé en plusieurs séquences successives. Une première phase préparatoire lui permet de confronter les points de vue sans jamais dévoiler ses intentions. Une fois la décision prise, vient le temps du mouvement qui correspond à celui de l’entrée en campagne : ministres, parlementaires, journalistes et diplomates sont manœuvrés comme des régiments par un Premier consul qui reconnaît le terrain et procède aux ultimes réglages. Vient enfin le temps de l’action, équivalent de la bataille. Sûr de son fait, Bonaparte dévoile enfin ses batteries et passe à l’attaque, privilégiant la vitesse et la mobilité.
En Brumaire, il reste bien du chemin à faire pour convaincre la France politique, dominée par les régicides, que la restauration de l’hérédité au profit d’une famille récemment française constitue le meilleur moyen de clore la Révolution. Conscient des difficultés, Napoléon agit pas à pas quitte à reculer si nécessaire comme il le fait fin 1800 en chassant Lucien du ministère, car il a commis l’erreur de réclamer trop tôt l’avènement de la famille au trône de Charlemagne.
Mais il avance toujours, par le succès ou par la peur. Succès de la paix d’Amiens qui permet le Consulat à vie, peur des attentats qui prouvent à l’opinion la fragilité de son assise. Celui de la machine infernale, fin 1800, permet ainsi d’étendre le rôle du docile Sénat tout en déportant de nombreux Jacobins. La grande conspiration de 1804, qui rassemble le chef chouan Cadoudal, le royaliste Pichegru et le républicain Moreau, suscite assez d’émotion pour faciliter la marche à l’Empire. Pour la majeure partie du pays, le sacre de Napoléon marque la fin de l’aventure ; pour l’intéressé elle ouvre le livre d’une nouvelle épopée, seule à même de préserver un pouvoir dont lui seul connaît la précarité. N’a-t-il pas dit : « Tout ceci durera autant que moi » ?
Le passeur
Prophète improbable d’une époque impossible, Mirabeau avait annoncé que la passion révolutionnaire découvrirait, une fois la table rase accomplie, une dimension profondément conservatrice. « Que désire la nation française ? écrivait-il dans une des notes secrètes à la Cour. Elle veut profiter des avantages de la Révolution. Elle entend jouir du bienfait des réformes sans avoir à redouter les excès de l’anarchie. Elle veut la paix, l’ordre, la sécurité, la prospérité publique : un gouvernement fort peut seul les lui assurer ; mais le gouvernement désormais ne peut être fort que s’il s’appuie sur l’opinion, et l’opinion ne l’appuiera que si elle y voit le défenseur et l’organisateur de la Révolution. » En conséquence, « il importe donc que le roi de France devienne le roi des Français et le roi de la Révolution française271 ». Louis XVI ayant refusé le rôle, la Révolution l’avait abattu puis décapité.
Par une dialectique bien française, sa disparition laisse un vide béant qui demande d’autant plus rapidement à être comblé que la conjonction de la guerre civile et étrangère appelle à un pouvoir fort. La dictature collective des comités conventionnels, sous couvert de Robespierre, annonce une résurrection qui prend la figure collective du quintet directorial avant d’emprunter la forme romaine du triumvirat consulaire, avec prédominance de fait du Premier consul. La phobie de la dictature, enfantée par la peur de l’Ancien Régime et la haine de l’« Incorruptible », s’est entre-temps estompée au profit d’un antiparlementarisme alimenté par l’instabilité directoriale et sur lequel Bonaparte va rapidement capitaliser pour asseoir son emprise.
Le réquisitoire de la légende noire ne doit pas occulter la nature exceptionnelle du personnage et la qualité initiale de son œuvre. Napoléon incarne la figure de l’homme charismatique, chère à Max Weber. Quoique étranger au sérail politicien, il se hisse d’emblée à la hauteur d’une fonction qu’il transfigure par sa fulgurance intellectuelle et sa puissance de travail. L’imposante littérature napoléonienne recèle des milliers de pages, un peu monotones à force d’être répétées, sur L’Homme Napoléon272, dictant dix lettres à la fois, labourant ses dossiers jusqu’à vingt heures par jour, commandant aux hommes et au sommeil. « Le travail est mon élément, dira-t-il avec fierté à Las Cases ; je me suis construit par le travail. J’ai connu les limites de mes jambes, j’ai connu les limites de mes yeux ; je n’ai jamais pu connaître celles de mon travail. »
Si l’endurance joue son rôle, elle pèse finalement peu à côté de son génie de l’organisation. Pour rester frais et dispos, il alterne fatigues du corps et de l’esprit, délassant l’un par l’autre : « Celui qui savait si bien employer le temps savait quelques fois aussi très bien le perdre », résume Mollien. Il veille aussi, surtout dans les premiers temps, à multiplier les entretiens afin d’utiliser au mieux toutes les compétences sans jamais paraître dépendant d’aucune273. Sa capacité à gérer le temps et les hommes lui permet de sérier les priorités et de décider en toute connaissance de cause.
Ce stratège politique se moque des convenances, expédie les mondanités mais peut passer des heures à présider le Conseil d’Etat si l’enjeu en vaut la peine : « Le Premier consul n’a aucune des habitudes stupides des Bourbons, il mange vite, il aime la monotonie vestimentaire et les vieux chapeaux, il ne perd pas son temps en cérémonies de Cour ; il travaille et il décide », résume François Furet. Son art du temps transparaît également dans sa manière expéditive de répondre aux demandes, le plus souvent par un simple « oui » ou « non »274. En revanche, il sait trouver l’heure nécessaire pour dicter une lettre ou étudier un dossier crucial. « Jamais homme ne fut plus entier à ce qu’il faisait, ne distribua mieux son temps entre les choses qu’il avait à faire », estime Roederer. Bertrand insiste sur sa « faculté de fixer son attention sur une idée, de l’examiner sous toutes ses faces, de ne l’abandonner que quand elle est épuisée et – pour se servir de son expression caractéristique – de la prendre “par le cou, par le cul, par les pieds, par les mains, par la tête” ». Sa capacité de concentration se révèle par le froncement de sourcils et la célèbre marche accélérée, dos courbé et mains jointes sur les reins275.
L’élaboration des célèbres dictées, décrite à la manière d’une éruption volcanique par le baron Fain, illustre cette façon si particulière de gouverner : « Napoléon se mettant au travail commençait assez doucement, mais il s’animait peu à peu ; sa bouche s’échauffait à la dictée ; alors il se levait, parcourait à grands pas la pièce en long et en large, et comme le pendule marque le mouvement d’une horloge, de même la fréquence de ses allées et venues marquait l’allure plus ou moins rapide de ses idées et presque la coupe de ses phrases. Enfin, quand il était arrivé à l’idée dominante, et chaque jour avait la sienne, il abondait ; cette idée se retrouvait ensuite dans toutes ses lettres et dans toutes ses conversations : les mots revenaient exactement les mêmes, tant la première impression se conservait vive et profonde dans sa pensée ! Chez lui, la corde remise en vibration répétait aussitôt le même son avec une fidélité remarquable. Les phrases faites étaient d’un merveilleux recours pour l’écrivain ; il les savait par cœur, il les voyait venir, comme la chute d’un rondeau ; un signe suffisait pour marquer leur place. »
Alors que le protocole avait fini par rendre le roi esclave de sa cour, Napoléon inverse les priorités et restaure le chef d’Etat dans ses fonctions naturelles d’arbitre et de décideur. Même s’il dort davantage que le veut la légende276, sa journée-type d’alors est tout entière tendue vers le travail. Aucun moment n’est perdu, à commencer par le lever, entre six et sept heures, qu’il met à profit pour se faire lire les journaux par Bourrienne tandis qu’il prend son bain ou se fait raser277. La toilette faite, « avec beaucoup de soin, étant d’une propreté extrême278 », il descend dans son cabinet vers huit heures pour examiner les pétitions et le courrier. Les bulletins de police et les lettres dérobées par le cabinet noir, habilement camouflées sous un portefeuille de maroquin rouge portant l’inscription : « Gazettes étrangères », retiennent particulièrement son attention. A neuf heures, le lever officiel lui permet de croiser les dignitaires mais il l’expédie le plus vite possible afin de pouvoir regagner son sanctuaire. Entre dix et onze heures, il déjeune en quelques minutes, aimant selon Bourrienne le « poulet à la provençale », « accommodé à l’huile et aux oignons » qui s’appellera ensuite « poulet à la Marengo ». Le fameux verre de chambertin, le plus souvent coupé d’eau, suivi d’une tasse de café clôt l’intermède279. Il retourne à son cabinet jusqu’à une heure puis travaille en tête à tête avec Maret et d’autres collaborateurs.
L’après-midi s’ouvre par les différents conseils qu’il préside, à commencer par celui des ministres qui se tient tous les mercredi à une heure ; les lundi, jeudi et samedi étant consacrés aux conseils d’administration280, les mardi et vendredi au Conseil d’Etat. Vers sept heures du soir, il dîne, le plus souvent en tête à tête avec Joséphine, avant de rejoindre ses proches pour prendre le café : « Tous les huit jours en moyenne, son bibliothécaire Barbier lui présente après le repas les ouvrages nouveaux ou les livres offerts par les auteurs qui n’en faisaient pas eux-mêmes l’hommage. L’Empereur les parcourait tous, jetait à terre et faisait souvent voler dans la cheminée les livres qui ne l’intéressaient pas ou qui lui déplaisaient ; il mettait en réserve un ou deux ouvrages, rarement trois, pour les lire avec plus d’attention. »
En résumé, il travaille plus de quinze heures par jour mais parvient toujours à être concentré car il sait varier les séquences en fonction des capacités de son organisme : « Napoléon, raconte Méneval, expliquait la netteté de ses idées et sa faculté de pouvoir, sans se fatiguer, prolonger à l’extrême ses occupations, en disant que les divers objets se trouvaient casés, dans sa tête, comme ils auraient pu l’être dans une armoire. “Quand je veux interrompre une affaire, disait-il, je ferme son tiroir et j’ouvre celui d’une autre. Ces affaires ne se mêlent point, et jamais ne me gênent ni ne me fatiguent. Quand je veux dormir, je ferme tous mes tiroirs ; et me voilà livré au sommeil.” » Esprit en perpétuel mouvement, il balance son ardeur dans l’action par un besoin d’ordre et de stabilité qui n’admet pas la moindre fantaisie dans la gestion de son quotidien. « Si Napoléon craignait les habitudes, il aimait la règle », résume Fain. Là comme partout, il s’équilibre par les contraires, la méticulosité dans l’organisation tempérant la démesure du tempérament.
Pour dominer sans partage, le consul va mettre l’étiquette à son service et la France entière sur livrets, régulièrement renouvelés afin de connaître au jour le jour l’état économique et militaire du pays281. Il fait fabriquer un bureau type qui le suit de campagne en campagne et où il peut piocher dans ses dossiers les yeux fermés, orchestre un classement du courrier qui lui permet de tout annoter sans se perdre dans la lecture de factums pesants. Tout est organisé, calculé, minuté afin de lui offrir un maximum d’informations en un minimum de temps. La porosité aux autres, jointe à son avidité de connaissances et à sa mémoire exceptionnelle, lui permet de combler très vite ses lacunes initiales. Il y a en lui un orgueil farouche qui le pousse toujours à vouloir donner l’impression qu’il maîtrise parfaitement chaque domaine, quelles que soient la spécialité et la réputation de son vis-à-vis. « Il n’y avait pas un genre de mérite ou de distinction dont il ne fût jaloux, précise Molé. Ainsi, il prétendait à la force, à la grâce, à la beauté, au don de plaire aux femmes et, ce qu’il y a de plus singulier, c’est que son orgueil lui servait si bien à contenir sa vanité, sa supériorité véritable à couvrir ses petitesses, qu’avec tant de chances pour être ridicule il ne le devenait jamais. »
Son intelligence créatrice impressionne ses interlocuteurs. Chaptal, son ministre de l’Intérieur, rapporte qu’il le charge un jour de forger le projet de formation d’une école militaire à Fontainebleau : « Il m’ordonna de rédiger le tout par articles et de le lui apporter le lendemain. Je passai la nuit au travail et je lui portai à l’heure indiquée. Il le lut et me dit que c’était bien, mais que ce n’était pas complet. Il me fit asseoir et me dicta pendant deux ou trois heures un plan d’organisation en cinq cent dix-sept articles. Je crois que rien de plus parfait n’est jamais sorti de la tête d’un homme. »
Dès les origines, Bonaparte, général puis Consul, veut garder toutes les cartes en main. A ses yeux, le pouvoir ne se partage pas. Il s’assume et s’exerce seul, comme le commandement militaire. Comme la guerre, la politique nécessite le secret pour garantir la surprise et rester l’unique maître à bord. L’opacité tient à distance, suscite l’inquiétude sur ses intentions futures et permet d’étudier à loisir les hommes et leurs faiblesses. A l’image de son physique, contraste étonnant entre la fragilité du corps et la force de l’esprit, la banalité de la taille et le feu du regard, il demeure insaisissable, échappant toujours aux regards et à la raison.
Tous ses portraits, qui se comptent par centaines, reflètent ce mystère volontairement entretenu. Ils présentent un air de famille mais sont tous différents. Et pourtant, aucun, à en croire Stendhal ou Nodier, ne représente le véritable Bonaparte282. Ainsi, le Premier consul peint en 1802 par Philipps diffère notablement de celui croqué par Gérard à la même période. Le premier a l’air triste, le second sûr de lui et dominateur. Des nuances dans le regard et l’inclinaison, la coiffure – plus négligée chez Philipps – suffisent à produire la divergence. Sont en revanche camaïeux le menton proéminent, la bouche marquée au coin par une ride tombante, les yeux en amande et les cheveux châtain foncé283. Le physique réel s’approcherait du portrait peu connu, malgré sa précision, brossé par un Allemand anonyme au début du Consulat :
« L’attitude, la marche et les gestes sont chez lui plutôt d’un vieux que d’un jeune homme. La sécheresse des muscles de son visage et sa peau un peu olivâtre lui donnent quelque chose de ténébreux. Son œil gris-bleu, gris-brun, n’a ni feu, ni beauté, il est très enfoncé, ce qui augmente l’effet de son regard qui est sans amabilité, mais qui a de la fermeté et de la persistance. La structure de sa tête rend Bonaparte plus intéressant. Large en haut, son visage s’allonge et s’amincit vers le bas. Le front s’élève très légèrement au-dessus de la racine du nez. Pour le reste, le front forme avec l’arête du nez une ligne presque verticale. Le nez a un caractère d’une extrême noblesse ; rien de charnu, on dirait un cartilage délicat dont le modelé est très mobile. L’expression de la bouche donne à sa ligne droite une inflexion douce, agréable. La bouche incurvée est légèrement fendue, le menton pointu est très saillant, les mâchoires, en revanche, sont très peu accentuées, ce qui est un indice favorable, d’après l’opinion des physionomistes, le contraste trahissant une brutalité grossière... Dans l’ensemble, son visage est harmonieux, empreint d’une noble dignité et engageant ; mais ce à quoi je ne m’étais pas attendu, c’était à rencontrer autour de sa bouche autant de bonhomie naïve que de finesse. »
Le jeu combiné du regard, de la gestuelle et de la parole sublime ce que son physique peut avoir de banal ou de disgracieux. « J’ignore si jamais il a existé un monarque qui au même degré que Napoléon imprima l’étonnement et le respect », confesse le général Thiébault à l’unisson des mémorialistes.
Au pouvoir monarchique ancien reposant sur l’obéissance, au pouvoir révolutionnaire nouveau fondé sur l’adhésion populaire, il substitue ainsi une alchimie inédite, empreinte d’aura et de séduction, mais aussi d’autorité, de peur et d’intérêt. Il joue par là même sur tous les registres de l’âme humaine. « Je suis un être tout politique », avoue-t-il un jour à son confident Molé. « C’est ce qui rendra si difficile d’écrire son histoire », précise son interlocuteur qui dresse de lui un portrait psychologique dont la nuance et l’équilibre tranchent avec celui des contemporains, le plus souvent incapables de trouver le juste milieu entre dithyrambe et pamphlet : « Il ne fut ni bon, ni méchant, ni juste ni injuste, ni avare ni libéral, ni cruel ni compatissant, il fut tout politique, martèle le mémorialiste. Il ne vivait que pour ses desseins. Il faisait avec la même indifférence le bien toutes les fois qu’il le croyait utile, le mal lorsqu’il le jugeait nécessaire. Son esprit le portait même plutôt vers le bien parce qu’il savait qu’à chances égales, c’est une route plus sûre que le mal vers le succès. Toute sa morale ne tenait qu’à ses lumières, elle ne venait jamais de son instinct et encore moins de son sentiment. »
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Si Napoléon a sciemment occulté le rôle de son entourage, il lui doit beaucoup plus qu’il ne l’a avoué. Pour conserver le monopole de la décision et affirmer son magistère, il joue comme on l’a vu des divisions entre les hommes comme entre les partis, veillant par exemple à répartir équitablement les portefeuilles entre les différentes mouvances révolutionnaires. Là comme ailleurs, l’alchimie a sa légitimité : « Une seule pensée dominait l’Empereur dans ses choix, c’était le besoin de s’entourer d’hommes utiles, explique le baron Fain ; négligeant les préventions de partis, dédaignant de remonter aux circonstances, aux opinions ou aux coteries qui avaient pu commencer la célébrité de chacun, il ne s’attachait qu’à reconnaître l’habileté de chacun, il ne s’attachait qu’à reconnaître l’habileté qui pouvait encore le servir avec probité. »
A partir de là, on peut esquisser une typologie de l’appareil ministériel en trois catégories : les experts, les politiques et les fidèles. Les premiers sont là pour lui apporter leur expertise dans un domaine qu’il connaît mal comme Mollien et Gaudin au Trésor et aux Finances. Dans le même registre, Decrès à la Marine et l’économiste Chaptal à l’Intérieur apportent d’autant plus qu’ils savent rester discrets, rapportant tout à leur maître qui exige le savoir-faire mais interdit le faire savoir. Second consul puis archichancelier, Cambacérès s’impose comme le Premier ministre, sans le titre, de Bonaparte. Fort de sa maîtrise juridique et administrative, acquise au Comité de législation sous la Convention puis comme ministre de la Justice du Directoire284, il devient vite indispensable par sa capacité à habiller de droit les abus de la puissance285. Son caractère effacé, pour ne pas dire soumis, convient parfaitement à Bonaparte qui le traite avec un tact et un respect dont il n’est pas prodigue. Le profil de tous ces grands serviteurs de l’Etat est assez similaire. Ils sont âgés286, gage d’expérience et de sagesse, laborieux et serviles, le maître présentant un goût très modéré pour la contradiction. Enfin, leur notoriété doit être limitée afin de ne pas lui faire de l’ombre. Il a banni pour cette dernière raison tous les chefs de parti, à commencer par les anciens Directeurs qui risquent de mettre leurs réseaux à profit pour miner le gouvernement de l’intérieur et œuvrer, tel Barras, pour leur prompt retour au pouvoir.
Seuls Talleyrand et Fouché dérogent à la règle, sachant qu’ils n’ont pas attendu Brumaire pour devenir célèbres et n’incarnent pas, c’est un euphémisme, la fidélité en politique. L’ancien évêque d’Autun a été l’un des plus importants orateurs de la Constituante, et promoteur principal de la Constitution civile du clergé. Après avoir connu son heure de gloire en officiant à la fête de la Fédération le 14 juillet 1790, il a été en 1792 envoyé en mission diplomatique à Londres dans l’espoir de maintenir l’Angleterre dans la neutralité. Ostracisé par la Convention, il a pu revenir après Thermidor avant d’être propulsé au ministère des Affaires étrangères, grâce à l’amitié de Mme de Staël qui a arraché sa nomination à Barras. Il dispose depuis lors d’une importante clientèle, « droite républicaine » si l’on ose dire, qui réunit les anti-Jacobins et toute l’ancienne aristocratie ralliée à la République. Sa naissance et ses usages rassurent les ambassadeurs européens heureux de traiter en terrain familier avec ce membre d’une des plus célèbres familles du continent qui, en un sens, civilisait l’esprit révolutionnaire.
Mêmes atouts en termes d’expérience et de réseaux dans le cas de son complice et rival Fouché qui forme son exact contrepoids à gauche. Entré dans l’arène quand Talleyrand en sortait, il a vite déserté la Gironde pour devenir l’un des emblèmes de l’ultra-gauche par sa politique de terreur et de déchristianisation, pratiquée comme représentant en mission dans la Nièvre et à Lyon. Menacé par Robespierre, il a été avec Barras et Tallien la cheville ouvrière du 9 Thermidor. Inquiété par la réaction thermidorienne, il s’est, après une brève traversée du désert, rapproché du Directoire grâce à l’amitié de Barras qui a fini par le nommer à la tête du ministère de la Police. D’une neutralité plus que bienveillante en Brumaire, il a pu conserver son poste même si Bonaparte s’est d’emblée méfié de lui et a tenté de le contrôler par la création d’un préfet de police à Paris et d’un inspecteur général de la gendarmerie. Sa nomination rassure les anciens Jacobins dont il devient le symbole et le garant auprès du Consul, sachant qu’il est aussi par sa fonction le mieux à même de les surveiller287.
« Le vice et le crime » dénoncés plus tard par Chateaubriand lui apportent une exceptionnelle connaissance du personnel politique et des arcanes les plus secrètes, et malsaines, du pouvoir : les clientèles, les affaires, l’information. Contrairement à Cambacérès, légiste respecté mais politique secondaire, ils lui apprennent la topographie réelle de la France nouvelle. En outre, ces politiques sont aussi des techniciens, même si ce n’est pas la raison essentielle pour laquelle Bonaparte les a choisis. Tous deux ont déjà été ministres et connaissent leurs dossiers. En eux, Napoléon recrute à la fois des experts, des conseillers et des réseaux d’influence ; Jacobins pour Fouché, royalistes modérés pour Talleyrand. Leur rivalité le place en position d’arbitre tandis que leur détestable réputation les oblige, du moins dans les premiers temps, à le servir loyalement. En résumé, le lien qui les unit est d’abord et avant tout utilitaire, fondé sur l’intérêt respectif des contractants.
Pour conforter l’édifice, Bonaparte a cependant pris soin de placer d’emblée trois séides à des postes-clés. L’indispensable Berthier contrôle l’armée288, Lavalette le cabinet noir tandis que Maret, recrue récente mais d’une loyauté indéfectible, obtient la secrétairerie d’Etat, pilier du système car elle assure le lien entre Bonaparte et les ministres289. Un autre fidèle, Bourrienne, dirige son secrétariat jusqu’à son renvoi pour malversations à l’automne 1802.
L’ensemble constitué impressionne par sa qualité, son équilibre et sa complémentarité. Il lui permet d’être informé et éclairé au mieux, « consultant toujours et partout sans se laisser dominer par le conseil », résume Mollien. Pressé, pressant, multipliant les lettres et les remarques, il n’hésite pas à faire refaire à l’infini ; son obsession de la perfection révélant sa volonté d’imprimer sa marque290. Certes, il épuise, lasse et parfois exaspère, mais parvient globalement à tirer le meilleur de chacun. Mollien dépeint dans ses Mémoires un quotidien usant, sous la pression constante d’un Napoléon écrivant jusqu’à dix lettres par jour après avoir enchaîné les conseils, voulant « tout voir, tout savoir, commander toujours de nouveaux efforts en prouvant qu’on n’en faisait jamais assez ». Au bout du compte, « [...] chacun était assez embarrassé de ses propres affaires pour ne pas empiéter sur celles des autres, trop peu sûr de son crédit pour attaquer un crédit rival, trop bien retenu dans son tourbillon par le chef du gouvernement pour rien voir, rien chercher au-delà ». S’il n’hésite pas à mettre en concurrence, ses ministres savent aussi qu’il n’aime pas disgracier et reste inaccessible aux rumeurs : « On peut tout me dire ; je ne blâme que ceux qui passent la moitié de leur vie à décrier le gouvernement, et l’autre moitié à demander des places291. »
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Bonaparte innove aussi dans sa volonté d’orienter l’opinion, ce qui fait de lui le pionnier de ce que l’on appelle aujourd’hui la communication politique. Depuis la proclamation théorique de la souveraineté du peuple, il ne s’agit plus tant de commander que d’entraîner les masses « sans qu’elles s’en aperçoivent » comme il le précise à Fouché en 1804. Napoléon utilise son propre physique pour forger sa légende au moyen d’une approche très fine qui conjugue charisme et identification. L’osmose résulte de sa banalité apparente, celle d’un petit homme ordinaire, au teint olivâtre et à l’accent corse prononcé, donnant une impression négligée volontaire. Elle se fortifie par son côté bonhomme avec le troupier, familier avec la foule quand elle est sympathique. Ainsi, il met en avant son apparence commune pour mieux établir son aura, cette « puissance de séduction » résultant selon Louis Madelin de l’alchimie entre « l’incomparable grandeur des pensées et la familiarité des manières292 ».
La manœuvre se décline à l’armée par une mise invariable dans sa sobriété – habit vert ou bleu de colonel de la garde, la fameuse redingote grise et le non moins célèbre petit chapeau – qui lui permet de se distinguer de la magnificence de ses généraux. Il se singularise par sa simplicité affectée, simplicité toute politique car elle recèle un message. Le pouvoir, affirme-t-il ainsi en substance, ne lui a pas tourné la tête. La modestie revendiquée devient en somme son premier vecteur de supériorité en entretenant son image de fils génial de la Révolution, fidèle à l’esprit égalitaire des origines.
Le « signifiant » est limpide : je suis si grand par mes victoires et mes actes que je n’ai pas besoin de m’accoutrer pour affirmer mon prestige, ma légitimité est inhérente et n’a pas besoin des brandebourgs pour s’exprimer. Sa gloire, immense après Marengo, constitue l’autre assise de cette légitimité. Depuis Toulon, « le petit caporal » n’a jamais perdu. Son aura d’invincibilité se pare de la magie orientale et du caractère miraculeux de ses victoires, notamment Arcole, Aboukir et Marengo.
Cela ne suffit pas cependant pour fonder un pouvoir pérenne sur les décombres de la légitimité défunte. Derrière la vitrine de la représentation, ce pouvoir stratège repose également sur sa face noire, celle de la surveillance et de l’espionnage. Nul n’a autant veillé à se renseigner, sur tout et sur tout le monde. Autant par suspicion que par curiosité, Bonaparte dévore les bulletins de police et multiplie les officines parallèles au sein même de son palais. Comme Fouché, il sait que la maîtrise de l’information constitue la condition première du pouvoir car elle permet d’anticiper les révolutions. Il sait aussi qu’un Etat doit afficher sa puissance pour susciter la crainte ; passer pour sévère afin d’éviter d’avoir à le devenir. « Il n’y a qu’un secret pour mener le monde, c’est d’être fort, parce qu’il n’y a dans la force ni erreur ni illusion ; c’est le vrai mis à nu293. »
L’Aigle surveille tout : les salons et les théâtres par la police, la presse puis les livres par les censeurs, l’opinion par les rapports que lui adressent les préfets et plusieurs correspondants secrets parmi lesquels on retrouve Montlosier, ancien député monarchien et l’un des plus brillants publicistes de son temps, l’écrivain royaliste Fiévée ou Mme de Genlis, l’ancienne gouvernante du futur Louis-Philippe.
L’école n’échappe pas à son regard. Il sait que la conquête des âmes passe par celle de l’enfance. Ainsi veille-t-il par exemple à orienter l’enseignement de l’histoire pour apparaître comme l’homme providentiel. Réformée à partir de 1802, la scolarité doit monarchiser les mœurs au profit du régime, développer la soumission au gouvernement et susciter l’émulation par la gloire. Pour ce faire, il édicte sous l’Empire un système hiérarchique chapeauté par un grand-maître, l’ancien royaliste Fontanes, avec le concours des recteurs, des proviseurs et des professeurs principaux. Ce système, affirme-t-il, « a pour but d’unir au gouvernement et la génération qui commence et la génération qui finit ; d’attacher au gouvernement les pères par les enfants, et les enfants par les pères, d’établir une sorte de paternité publique ». Nommé à l’université de Paris, Guizot se voit prier d’inclure un hommage déférent au maître lors de sa leçon inaugurale294. Même compression à l’Institut, fleuron du savoir mais aussi de la courtisanerie précoce à l’endroit du nouveau César.
Pour s’assurer les cœurs, Bonaparte développe une propagande tous azimuts, touchant l’ensemble d’une vie sociale qu’il entend bien contrôler à tous les âges et dans tous les milieux. Les recettes éprouvées des premières campagnes sont poussées à leur paroxysme. Une nouvelle fois, la verticalité militaire est transposée dans le civil avec pour corollaire l’éradication de la critique. Journaux et proclamations assurent le lien entre le pouvoir-instituteur et la société. La puissance du verbe consulaire alliant simplicité et grandeur doit galvaniser la France comme elle a motivé la troupe, la rendre fière de son régime et de son chef. Comme chacun sait, Napoléon compose lui-même de nombreux articles pour le Moniteur, devenu journal officiel après Brumaire295. Ses textes, le plus souvent rédigés d’un trait, conservent la nervosité des bulletins et leur apparente spontanéité. « On sent le coup de poignet à chacune de ses phrases », écrit Mme de Staël à leur sujet. Accessibles à tous, courts, incisifs, ils contiennent toujours une ou deux formules frappantes et faciles à retenir, slogans avant la lettre qui conditionnent l’opinion tandis que les développements la flattent en lui expliquant le sens des réformes ou la nécessité des guerres.
Les beaux-arts se trouvent également mis à contribution. Sur ce point, Napoléon s’inspire essentiellement du règne de Louis XIV, le souverain qu’il a sans conteste le plus admiré et auquel il emprunte le plus, à commencer par la restauration de la Cour, la religion de la gloire et le culte du souverain296. Dans cette optique, il veut réinsérer les atouts de la mystique monarchique – l’imaginaire, l’esthétique et le reflet de la puissance – dans les monuments qu’il commence à faire ériger. La politique de grands travaux, particulièrement dynamique à Paris, conjugue objectifs pragmatiques à court terme – donner du travail au dangereux peuple parisien – et à long terme : populariser le régime et l’enraciner par une architecture reflétant la grandeur de la France et le génie de son maître297. A l’instar du bâtisseur de Versailles, hanté par la Fronde, il veut compenser la fragilité originelle de son pouvoir par l’éternité de son œuvre : « L’on peut dire que sa passion pour les monuments a presque égalé sa passion pour la guerre, estime Bourrienne ; mais comme en toutes choses il avait horreur de ce qui était petit et mesquin, il préférait les vastes constructions, comme il aimait les grandes batailles ; l’aspect des ruines colossales des monuments d’Egypte n’avait pas peu contribué à développer en lui son goût naturel pour les grands édifices ; ce n’était pas ces édifices eux-mêmes qu’il aimait, poursuit le mémorialiste, mais les souvenirs de l’histoire qu’ils perpétuent dans la postérité, les grands noms qu’ils consacrent, les grands événements qu’ils attestent. » Plutôt que l’Arc de triomphe, seulement ébauché à la fin du règne298, en témoigne la colonne de la place Vendôme, inaugurée le 15 avril 1810, à l’apogée du règne. Une statue de l’Empereur en costume de César par Chaudet surplombe le monumental pilier édifié par la fonte de deux cent cinquante pièces de canon prises à l’ennemi. Elle est exemplaire de son obsession de légitimité : en empruntant au registre le plus classique – la colonne Trajane ou Hadrienne à Rome –, Bonaparte hisse symboliquement sa réputation à leur hauteur ; en même temps, ce renvoi au passé vise à asseoir un régime incertain dans ses fondements et qu’il importe de pérenniser en bâtissant les monuments qui, par essence, sont censés traverser les siècles, comme le régime nouvellement créé. C’est pourquoi il faut faire les choses en grand, chaque œuvre étalonnant en quelque sorte la puissance du chef : « Ce que je cherche avant tout, disait Napoléon à Vivant Denon, c’est la grandeur : ce qui est grand est toujours beau299. » L’ambition est particulièrement manifeste dans la peinture, à la fois vecteur du culte, arme pour la propagande, enfin passeport pour l’histoire. A l’exception de rares toiles, les représentations du Consul puis de l’Empereur dégagent une grande impression de douceur et d’équilibre, à l’opposé d’une propagande anglaise qui le présente comme un nabot sanguinaire, indifférent au sort de ses hommes, et ivre de pouvoir. Ainsi la toile du baron Gros montrant Bonaparte posant la main sur les pestiférés de Jaffa met en scène l’image traditionnelle du roi thaumaturge, touchant les scrofuleux à l’issue de son sacre, mais vise aussi à lutter contre la presse anglaise qui l’accuse d’avoir empoisonné ses hommes. L’impératif de propagande l’emporte sur le respect de la réalité dont il n’a que faire. « Personne aujourd’hui ne s’informe si les portraits des grands hommes sont ressemblants, dit-il un jour à David ; il suffit que leur génie y vive. »
Pour galvaniser les foules, Napoléon choisit une représentation militaire tendue vers l’émulation. Les superbes parades des Tuileries ont pour objet de créer des vocations et de développer la fierté patriotique, nonobstant l’adulation envers le Consul. Elles doivent populariser la guerre et susciter l’envie de participer à l’épopée. A l’opposé des idéologues, Napoléon refuse de considérer la politique comme une « science » morale, réductible à la raison, enfermée dans les chiffres ou noyée dans la métaphysique. L’homme moderne forgé par la Révolution reste un être de passion, de chair et de sang, auquel il faut d’abord parler par les sens. Au gouvernement autoritaire de l’Ancien Régime, aux utopies idéologiques de la Convention, il entend substituer la séduction par l’imaginaire : « Je ne suis, dit-il à Volney, qu’un magistrat de la République. Je n’agis que sur les imaginations de la nation ; lorsque ce moyen me manquera, je ne serai plus rien ; un autre me succédera. » Le 18 juin 1800, il se fait plus explicite : « Le vice de nos institutions modernes est de n’avoir rien qui parle à l’imagination. On ne peut gouverner l’homme que par elle ; sans l’imagination, c’est une brute. » Il la stimule par son activisme et par une mise en scène permanente qui procède davantage par persuasion que par coercition et ne recourt pas, contrairement aux totalitarismes modernes, à la violence d’Etat. L’Empereur n’en contrôle pas moins la vie politique à tous les stades, du berceau à la mort.
Cette pensée despotique révèle en creux une obsession de la chute qui ne l’a jamais quitté et ira même croissante au fur et à mesure qu’il étendra son pouvoir. La volonté de contrôler les âmes témoigne de sa peur de tout perdre. C’est contre cette précarité, accentuée par la poursuite de la guerre, que Napoléon lutte, toujours aux aguets, toujours sur la défensive, prêt à frapper la moindre manifestation d’hostilité qui, il en est convaincu, l’engloutira s’il la laisse dégénérer. Or le despotisme n’a pas toujours été dans sa nature. Né d’une révolution, élevé par un coup d’Etat, il tente de gommer ses origines par une politique de grandeur et de réconciliation. Mais cette politique, à l’inverse du faible Louis XVI dont le souvenir l’obsède, il veut en garder le contrôle absolu, l’imposer sans jamais avoir l’air de la subir, quitte à sévir mais toujours le moins possible et à bon escient. Contrairement à l’angélisme des philosophes, ce n’est pas la bonté mais la peur qui seule préserve le pouvoir du chaos. En semant la douceur, on ne récolte que le mépris. La politique ignore le sentiment pour ne retenir que le rapport de force.
« Mon cher, qu’est-ce que la popularité, la débonnaireté ? dira-t-il à Las Cases le 24 décembre 1815. Qui fut plus populaire, plus débonnaire que le malheureux Louis XVI ? Pourtant quelle a été sa destinée ? Il a péri ! C’est qu’il faut servir dignement le peuple, et ne pas s’occuper de lui plaire : la belle manière de le gagner, c’est de lui faire du bien ; rien de plus dangereux que de le flatter : s’il n’a pas ensuite tout ce qu’il veut, il s’irrite et pense qu’on lui a manqué de parole ; et si alors on lui résiste, il hait d’autant plus qu’il se dit trompé. Le premier devoir du prince, sans doute, est de faire ce que veut le peuple ; mais ce que veut le peuple n’est presque jamais ce qu’il dit : sa volonté, ses besoins doivent se trouver moins dans sa bouche que dans le cœur du prince300. »
En résumé, ce n’est plus à l’opinion de gouverner le chef, mais au chef de gouverner les hommes. Pour accomplir sa mission, le politique moderne doit conserver l’initiative avec pour corollaire l’exercice entier de sa responsabilité.
Bonaparte réalise l’osmose entre l’adhésion par identification – « il me ressemble » – et l’adhésion par admiration – « il m’est supérieur donc je me soumets ». Le soutien populaire se révèle d’autant plus large que les circonstances, tant intérieures qu’extérieures, appellent à un pouvoir fort, nécessaire pour rétablir l’ordre et signer la paix, les deux passions du temps. Tel est le défi du Consulat dont la réussite conditionnera sa survie. Bonaparte s’y attelle après Marengo, trouvant dans sa dernière victoire le surplus de légitimité qui lui permet de s’émanciper définitivement des partis et de mettre au pas les généraux rivaux.
Terminer la Révolution
A peine installé au pouvoir, le nouveau maître formule avec sa netteté coutumière la grande ambition de son gouvernement : « Nous avons fini le roman de la Révolution ; il faut en commencer l’histoire, et voir ce qu’il y a de réel et de possible dans l’application des principes et non ce qu’il y a de spéculatif et d’hypothétique. Suivre aujourd’hui une autre marche, ce serait philosopher et non gouverner. »
Le bilan de la décennie écoulée rend sa tâche particulièrement ardue. L’ancienne société a volé en éclats : plus de monarchie, plus de privilèges ni de corps intermédiaires. Mais la nouvelle n’a pas encore pris forme, laissant un immense vide. Incapable de constituer un gouvernement stable, la bourgeoisie victorieuse n’a pas acquis l’expérience du pouvoir et manque cruellement de dirigeants. Difficile dans ces conditions d’accomplir la réforme, ce d’autant plus qu’il n’y a pas une France mais des France sur lesquelles les anciennes grilles de lecture, par ordres et provinces, ne sont plus opérantes : religieuses, dressées l’une contre l’autre par la Constitution civile du clergé et les persécutions révolutionnaires ; politiques, non seulement séparées entre révolution et contre-révolution mais à l’intérieur de chaque camp en factions rivales qui se haïssent – babouvistes, Girondins, Jacobins, thermidoriens pour les républicains, monarchiens et théocrates pour les royalistes ; sociales aussi, décomposées puis recomposées par l’émigration et les biens nationaux ; enfin des mémoires, blanche contre bleue, où les massacres, exécutions, emprisonnements et coups d’Etat constituent autant de blessures encore à vif, semblant rendre toute réconciliation impossible.
Bonaparte hérite en conséquence d’une défiance majoritaire qui s’exprime dans l’attentisme populaire manifeste lors du 18 Brumaire puis à l’occasion du plébiscite consécutif à la promulgation de la Constitution de l’an VIII. Comme on l’a vu, la France s’est dégoûtée d’une République qui lui a apporté la guerre sans abolir l’injustice : permanence d’une caste au pouvoir – ces régicides devenus thermidoriens puis brumairiens –, vénalité des hommes obsédés par leur volonté de se maintenir au pouvoir quel qu’en soit le prix, Etat proliférant et inefficace, fiscalité galopante, mépris des libertés publiques forgent autant de preuves à charge. Certes, la haine de l’Ancien Régime l’emporte encore sur la peur de la Révolution. Mais l’opinion demeure inquiète, insatisfaite et lasse301.
Cette situation constitue le meilleur atout de Bonaparte à son aurore. Elle lui donne l’occasion, très rare en politique, de pouvoir agir sans être l’esclave des systèmes et corporatismes existants. Pour mettre fin au chaos, la France guette l’homme providentiel, à la fois doté d’un caractère d’exception et d’une fidélité sans faille à la République, toutefois étranger aux crimes commis en son nom afin de pouvoir rassembler au-delà des factions et incarner le renouveau. Bonaparte seul répond à ses exigences. Libre de tout oser, il ne va pas hésiter.
De ses prédécesseurs, il semble avoir tous les talents sans les tares : esprit de conciliation de Necker, résolution de Danton, vertu de Robespierre, pragmatisme de Barras. Il escompte passer au travers des écueils en s’appuyant sur le meilleur de chacun des héritages de notre tumultueuse histoire, afin de bâtir une synthèse dynamique, réconciliant les Français avec eux-mêmes. Son génie consiste à identifier, au milieu de l’incroyable chaos des temps, des piliers stables, voulus par le plus grand nombre, à partir desquels il va orchestrer sa réforme. De la Révolution, il conserve le nationalisme conquérant, la sacralité de la propriété302, la prépondérance sociale de la bourgeoisie, et surtout la passion égalitaire, « passion du siècle » selon ses propres termes303 mais passion nocive lorsqu’elle néglige l’égalité des chances pour lui préférer l’égalitarisme niveleur304.
Mais le regard du noble Corse plonge aussi vers cet Ancien Régime dont il a contemplé le crépuscule et qu’il ne cessera de considérer avec une certaine tendresse305. Il en aime l’ordre, la structure verticale et surtout la sacralisation du pouvoir qu’il engendrait et qu’il ne cessera de vouloir recréer à son profit. Bien avant Tocqueville, il comprend que la centralisation, préparée par Richelieu, confortée par Colbert, forme le fil rouge de notre histoire car elle fournit depuis longtemps la seule réponse à la peur des invasions et des guerres civiles qui hantent notre histoire depuis ses origines. Les récents événements, marqués par une accélération de la violence et de l’instabilité du pouvoir, nourrissent la conviction d’un temps devenu fou, la guerre ayant ajouté à cette cascade de peurs la phobie de l’invasion. Bonaparte sent poindre ce besoin d’un pouvoir fort. Il s’incarne depuis toujours dans la figure du sauveur militaire, hier Jeanne d’Arc ou Clovis, ou du passeur politique vers lequel on se tourne en cas de crise pour mettre fin au chaos et pénétrer dans un Nouvel Age. Charles V, Henri IV et Louis XIV en constituent les modèles les plus achevés. Puisant à pleines mains dans ce répertoire dont il connaît l’histoire par cœur, Bonaparte entend réussir la synthèse de ces deux modèles récurrents : le guerrier et le législateur.
La nouvelle France demeure à 85 % rurale comme sa devancière. A l’opposé de la ville turbulente, foyer de révolutions, cette solide campagne demeure attachée à l’ordre, à la religion et à la terre. Protectionniste en économie, conservatrice dans ses mentalités, elle attend le monarque républicain qui stabilisera les prix et garantira la nouvelle propriété des biens nationaux. Ses intérêts rejoignent ainsi ceux des notables, forgeant le socle du bonapartisme populaire. C’est notamment en son sein que perdure la foi catholique, autre héritage de l’Ancien Régime que la Révolution n’a pu déraciner et que Bonaparte, dès l’origine, est décidé à rétablir car il prône la soumission envers les pouvoirs établis et le respect des valeurs familiales. La Nation, la gloire, les notables, l’égalité civile, la propriété, la centralisation, la ruralité, la religion, le besoin d’un maître. Il n’y a là rien d’incompatible et même matière à bâtir une patrie réformée à condition de fusionner ces legs dans le cadre d’un nouveau contrat social, écartant sans ambages ce que la France rejette de son passé : privilèges, terreur et anarchie.
Pour réussir son pari, Bonaparte doit d’abord réconcilier les hommes. A l’exception des irréductibles des deux bords, Jacobins et royalistes, il veut réunir toutes les compétences possibles dans son gouvernement qu’il présente comme celui de « la jeunesse et l’esprit ». Le 24 novembre 1799, juste après Brumaire, le nouvel homme fort de la République précise sa philosophie en la matière au député Betz : « Ralliez-vous à la masse du peuple, lui ordonne-t-il. Le simple titre de citoyen français vaut bien, sans doute, celui de royaliste, de clichyens, de jacobin, feuillant, et ces mille et une dénominations qu’enfante l’esprit de faction, et qui, depuis dix ans, tendent à précipiter la nation dans l’abîme d’où il est temps enfin qu’elle soit tirée pour toujours. C’est à ce but que tendront tous mes efforts. C’est là uniquement qu’est désormais l’estime des hommes pensants, la considération du peuple et la gloire. » Mêmes conseils prodigués un mois plus tard au chef chouan Andigné : « Il n’a déjà que trop coulé de sang français depuis dix ans », déplore-t-il avant de lui demander son concours « pour seconder un gouvernement dont toutes les sollicitudes sont pour le rétablissement de l’ordre, de la Justice et de la vraie liberté ! Un gouvernement qui ne tardera pas à être environné de la confiance et de l’estime de l’Europe entière ! qui bientôt aura la gloire de proclamer, pour la seconde fois la paix que le monde entier appelle à grands cris306 ! ».
Brumaire, contrairement aux coups d’Etat précédents, ne marquera donc pas la victoire d’une faction sur une autre. « La devise de la révolution du 18 Brumaire fut : “Point de réaction”. Tous les partis crurent à cette promesse, parce que celui qui la faisait était assez fort pour se passer de chacun d’eux », résume Mathieu Molé.
L’abolition de l’abjecte loi des otages307, première mesure du Consulat, révèle sa volonté prioritaire de pacification. Bonaparte la souligne en allant lui-même libérer plusieurs otages à la prison du Temple : « Une loi injuste vous a privé de votre liberté ; mon premier devoir est de vous la rendre », proclame-t-il solennellement. « Ni bonnets rouges, ni talons rouges », selon la célèbre formule qu’il devait employer. Lucien, nouveau ministre de l’Intérieur, lui fait écho dans une de ses premières circulaires : « Le gouvernement ne veut plus, ne connaît plus de partis et ne voit en France que des Français. » Pour tourner la page, le Consul procède d’autorité à la réunion des élites nouvelles et anciennes au sein d’un même corps. Le Conseil d’Etat incarne ce rassemblement des hommes et des compétences au service de l’intérêt général. Chargé d’élaborer les lois, il réunit la fine fleur politique et administrative du temps : l’ancien Jacobin et auteur de la loi des suspects Merlin de Douai, le royaliste fructidorisé Siméon, le modéré Roederer ou le bonapartiste inconditionnel Regnaud de Saint-Jean-d’Angély308. Ils seront bientôt rejoints par les descendants des grandes familles parlementaires de l’Ancien Régime comme Etienne Pasquier et Mathieu Molé. Cheville ouvrière de la réforme consulaire, divisé en cinq sections309, il joue un rôle majeur que traduit sa croissance avec la création des maîtres de requêtes en 1801 puis des auditeurs deux ans plus tard. Symbole de la fusion, il sert aussi de laboratoire politique au sein duquel Napoléon teste les hommes avant de leur confier les postes-clés de la haute administration310. Nommé directement par le chef de l’Etat, doté d’un pouvoir d’influence considérable, le Conseil en use d’autant plus pleinement que la liberté de parole y est entière. Anciens proscripteurs et proscrits s’y affrontent dans des joutes verbales dont le chef de la République demeure le seul arbitre. « La discussion était libre et franche, le Premier consul la provoquait, l’écoutait, y prêtait une part très active, il s’y conduisait comme le président d’un corps et pour ainsi dire, le premier entre des égaux », rapporte Thibaudeau, justement membre du Conseil et l’un des grands témoins du Consulat.
Epanoui par la qualité des discussions et l’assurance qu’elles demeureront confidentielles, le Consul s’y montre éblouissant, à la fois questionneur insatiable, raisonneur brillant et décideur équitable selon les mémorialistes unanimes. « J’ai assisté, écrit par exemple le conseiller Trémont, à des séances du Conseil présidées, pendant sept heures consécutives, par l’Empereur. Son influence stimulante, la prodigieuse pénétration de son esprit analytique, la lucidité avec laquelle il résumait les questions les plus compliquées, le soin qu’il apportait non pas même à supporter, mais à provoquer la contradiction, l’art d’augmenter le dévouement par une familiarité qui savait traiter à propos des inférieurs comme des égaux, produisaient un entraînement égal à celui qu’il exerçait sur l’armée. On s’épuisait de travail comme on mourait sur le champ de bataille. »
Sa politique de réconciliation englobe l’histoire et la mémoire, à l’instar de sa propagande. A rebours de l’intolérance révolutionnaire bannissant la monarchie des regards et vandalisant les monuments, les armoiries et même les sépultures, Bonaparte use de concorde et de réparations en faisant rendre les honneurs à Pie VI, mort en captivité en France, ou en décrétant la fin des célébrations orchestrées pour l’anniversaire de la mort de Louis XVI depuis la Convention. Ne sont retenues comme fêtes nationales que le consensuel 14 juillet311 et le jour de la proclamation de la République. D’emblée, Napoléon intronise le culte de la nation, en lieu et place de celui jusqu’alors rendu à la Révolution : « J’assume tout de Clovis au Comité de salut public », tranche-t-il pour expliquer sa vision d’une histoire de longue durée, transfigurant les clivages pour ne retenir que le meilleur des siècles écoulés. Il fait par exemple placer les cendres de Turenne, le général qu’il estime le plus, aux Invalides. Vauban, le fortificateur du « pré carré » mais aussi l’économiste iconoclaste, auteur de la Dixme royale, suivra en 1800. La ville du Puy relève avec son autorisation le mausolée de Du Guesclin tandis que la statue de Jeanne d’Arc, abattue sous la Révolution, se voit réédifiée à Orléans. Il veille cependant à ne jamais laisser attaquer publiquement cette Révolution à laquelle il sait devoir son destin. Tenant d’une histoire positive, qui exalte, élève et réconcilie, il préfère occulter les blessures du passé pour bâtir une nouvelle France dynamique et sans préjugés, tout entière tendue vers l’avenir et le service de l’intérêt général : « J’avais ouvert une grande route ; j’y protégeais tous ceux qui y marchaient ; qu’on eût combattu avec Condé, été vendéen ou chouan, qu’on eût été régicide ou septembriseur. Aussi beaucoup de gens n’ont jamais compris que je n’avais qu’un but : tout réunir, tout concilier, faire oublier toutes les haines, rapprocher tout le monde, rassembler tant d’éléments divergents et en recomposer un tout : une France et une patrie312. »
Le pacificateur
Signé en 1801, le Concordat demeure, ne serait-ce que par son nom, l’emblème de ce volontarisme du rassemblement qui caractérise sa politique. Son histoire révèle aussi beaucoup sur les méthodes de gouvernement de Bonaparte, conciliantes sur le fond et impatientes dans la forme, intransigeantes sur le but à atteindre et les garanties à préserver mais toujours pragmatiques dans l’approche, à rebours là encore des pratiques révolutionnaires.
La religion, grande nouveauté par rapport au siècle des Lumières et à la décennie révolutionnaire, gagne du terrain parmi les élites. La reconquête est partie des émigrés où une large partie de l’ancienne noblesse a retrouvé la foi dans l’épreuve comme le prouve la publication retentissante par Chateaubriand de son Génie du christianisme. Massivement rentrés depuis Brumaire, ces émigrés rencontrent une opinion plutôt favorable, y compris à Paris où les saturnales déchristianisatrices ont fini par choquer ou susciter la pitié. Le retour vers les valeurs chrétiennes est d’autant plus apprécié qu’il sous-entend, chez ses avocats, restauration de l’ordre et encadrement moral. Toutefois, cette rechristianisation se heurte à un anticléricalisme tenace qui garde ses bastions principaux à l’Institut et dans l’armée, soit les deux noyaux durs du début du Consulat. Bonaparte ne le partage pas. Sa conception de la religion allie sentiment et raison, émotion née des souvenirs de l’enfance313 et conviction que la cessation de la guerre religieuse demeure le préambule indispensable à la terminaison de la Révolution. Enfin, la paix des âmes forge à ses yeux une arme précieuse pour réduire les chances d’une restauration monarchique. Sa culture historique comme son expérience récente, en Italie puis en Egypte, l’ont convaincu de l’importance capitale de la religion dans toute civilisation. « Nulle société ne peut exister sans morale, explique-t-il dès juin 1800 ; il n’y a pas de bonne morale sans religion ; il n’y a donc que la religion qui donne à l’Etat un appui ferme et durable. Une société sans religion c’est comme un vaisseau sans boussole : un vaisseau dans cet état ne peut s’assurer de sa route ni espérer entrer au port314. »
Ce pragmatique ne cesse d’insister sur l’utilité sociale du catholicisme : « La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion. » Seule la religion peut « faire supporter aux hommes des inégalités de rang, parce qu’elle console de tout315 ». A la fois règle morale et espérance d’un au-delà meilleur, elle contient la bête, présente en chacun de nous, pour l’élever vers l’altruisme et le sacrifice, les plus hautes vertus morales : « L’homme sans Dieu, je l’ai vu à l’œuvre en 1793 ! Cet homme-là, on ne le gouverne pas, on le mitraille. »
Certains lui conseillent alors d’adopter le protestantisme, arguant de son caractère plus libéral et de sa proximité globale avec la Révolution. Idée stupide rétorque Bonaparte car elle aboutirait à une nouvelle guerre de religion, le contraire même du but recherché. « Je suis bien puissant aujourd’hui, eh bien, si je voulais changer la vieille religion de la France, elle se dresserait contre moi et me vaincrait, précise-t-il devant le Conseil d’Etat. La religion catholique est celle de notre pays, celle dans laquelle nous sommes nés, elle a un gouvernement profondément conçu qui empêche les disputes, autant qu’il est possible avec l’esprit disputeur des hommes316. »
Pour imposer ses vues, il a la sagesse d’attendre l’après-Marengo. Fort de sa popularité, il peut désormais se lancer dans les négociations proprement dites, n’hésitant pas à surmonter crânement l’opposition – tant à l’Institut qu’au Conseil d’Etat – par sa certitude de bénéficier du soutien massif de la nation317 : « Ma politique, proclame-t-il le 4 juillet 1800, c’est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être. C’est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. »
Sa volonté d’aboutir rencontre celle du nouveau pape Pie VII, beaucoup plus accommodant que son prédécesseur et soucieux de faire rentrer la France dans le giron de l’Eglise318. Les négociations, malgré tout longues et difficiles, aboutissent à la signature d’un projet en dix-sept articles, le 18 juillet 1801 à deux heures du matin. Comme pour tout bon accord, chacun a su se mettre à la place de l’autre et faire des concessions. Le Premier consul reconnaît la primauté spirituelle du pape qui confère l’institution canonique, obligeant ainsi Bonaparte à se mettre d’accord avec lui pour la nomination de chaque évêque. En outre, la religion catholique se voit reconnue comme celle de la « majorité des Français » professée particulièrement par les consuls. Eu égard à la situation de la papauté, envahie par la France deux ans auparavant et à celle du clergé, décimé, ruiné, privé de ses édifices et de ses biens, on peut parler de résurrection. Pie VII y trouve un surcroît de légitimité qui va favoriser le développement de l’ultramontanisme. Mais le grand gagnant semble bien Bonaparte qui a amené le pape, selon ses propres termes, à sacrer la Révolution en entérinant la validité des biens nationaux, pourtant issus de la spoliation de l’Eglise par la Constituante. De surcroît, Pie VII reconnaît officiellement la République française tandis qu’évêques et curés prêteront serment de fidélité particulière au gouvernement. Les évêques, qui s’engagent à prévenir le Consul de tout complot, deviennent ces « préfets violets » qui exhorteront leurs ouailles à chérir le restaurateur de la foi et serviront d’auxiliaires spirituels à la police de Fouché. Bonaparte contrôle largement ce clergé dont il nomme les membres et qu’il s’engage à salarier, le tenant ainsi entièrement sous sa coupe. Pour résorber le clivage entre jureurs et réfractaires, il obtient du pape la démission du haut clergé de l’Ancien Régime, acte difficile à accomplir si l’on tient compte du fait que ce clergé était demeuré fidèle au souverain pontife durant la Révolution et paie sa loyauté par sa mise à l’écart. Le 15 août 1800, le bref Tam Multa les supplie de se démettre : « Plus votre sacrifice sera agréable à Dieu et plus vous avez droit d’attendre de lui une récompense égale à votre douleur, égale à sa générosité. Avec toute l’énergie dont notre âme est capable, nous excitons votre vertu à l’offrir courageusement. » Une large moitié répond à l’appel, obligeant Pie VII à renvoyer les récalcitrants, noyau dur de l’émigration qui constituera ensuite le schisme de la Petite Eglise.
Le clergé « concordataire » rassemble anciens jureurs et réfractaires, condamnés à travailler ensemble sans jamais soulever le terrible voile du passé : « Le Concordat n’est le triomphe d’aucun parti, mais la conciliation de tous », résume Bonaparte à son oncle Fesch, promis par sa parenté à une somptueuse carrière ecclésiastique319. Il a enfin la sagesse d’attendre l’annonce de la paix d’Amiens au printemps 1802 pour le promulguer320, associant par là même les deux réconciliations : intérieure et extérieure.
Comme l’avait escompté Bonaparte, le coup porté s’avère terrible pour Louis XVIII. Le prétendant y perd sa principale force morale et par ricochet les bataillons populaires du royalisme clérical en Vendée et dans le Midi : « Je souhaite au pape, fulmine alors Joseph de Maistre, la mort de tout mon cœur de la même manière que je la souhaiterais à mon père s’il devait me déshonorer demain. » Aux yeux de tous les observateurs, « Pie se tache321 » venait de condamner les Bourbons à l’exil éternel.
Bonaparte exploite pleinement l’événement en ouvrant par étapes les portes de la France à ces milliers d’émigrés qui, pour la plupart, ne demandent maintenant qu’à rentrer. Dès le 25 décembre 1799, leur liste a été déclarée close. Le même jour, une commission ad hoc est établie en vue d’élargir les radiations322. 60 % des 100 000 à 150 000 « exilés323 » sont déjà revenus en 1801 tandis que l’Ouest, gagné par la paix religieuse, cesse le combat. Le 26 avril 1802, huit jours après la cérémonie marquant l’entrée en vigueur du Concordat, un sénatus-consulte leur accorde l’amnistie, terme choisi à dessein par Fouché afin d’éviter toute remise en cause de la Révolution. « Il faut, résume Talleyrand, que ceux à qui la Révolution pardonne, pardonnent à leur tour à la Révolution. » Complétant le Concordat, la mesure lui permet d’élargir ses assises, donc d’affaiblir les Bourbons tout en bénéficiant d’un vivier nouveau qui lui donne l’occasion d’échapper à la mainmise des thermidoriens. Eprouvée par l’exil et encore détestée, l’ancienne aristocratie sait qu’elle doit tout à Bonaparte et ne pourra pas se maintenir sans sa protection : « Il a mis toutes nos têtes sur ses épaules », raille le spirituel Narbonne324. Pour mieux la tenir, il procède à une redistribution partielle des biens nationaux non vendus. En somme, il transforme des ennemis en obligés tandis qu’il rééquilibre ses soutiens en renforçant sa droite.
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Deux ans après Brumaire, Bonaparte peut donc se targuer d’avoir mis fin à la guerre civile. Dans le même laps de temps, il ajoute à son actif la cessation de la guerre avec l’Europe : « Ceux qui vous aiment de cœur, avait écrit Lannes au début du Consulat, vous idolâtreront si vous donnez la paix. » Bénéficiant de sa réputation d’invincibilité, le Premier consul exploite habilement les victoires de 1800 en se montrant modéré dans les négociations. Il se contente, affirme-t-il dès ses premières proclamations, d’ambitionner une paix glorieuse, réunissant à la mère patrie les conquêtes de la Révolution en Italie et sur la rive gauche du Rhin325.
Par ailleurs, il n’hésite pas à jouer des rivalités qui opposent entre eux les membres de la coalition. Il parvient d’abord à séduire le tsar Paul Ier, déjà aigri contre l’Autriche326, en lui renvoyant sept mille prisonniers, puis à le détacher de l’Angleterre. Mieux, il est sur le point de signer avec lui une alliance quand l’assassinat du tsar, dont il accuse aussitôt Albion, met fin à son rêve russe en mars 1801. L’Autriche, acculée par la défaite et au bord de la ruine, vient heureusement le 9 février précédent de signer à Lunéville un traité par lequel elle abandonne toute la rive gauche du Rhin et confirme l’implantation française en Italie, actée à Campoformio327. Le 30 septembre précédent, Joseph Bonaparte paraphe à Mortefontaine la réconciliation franco-américaine qui sera scellée en avril 1803 par la vente de la Louisiane. Les traités se multiplient en 1801 avec l’Espagne328, Naples329, la Bavière330, le Portugal331, enfin la Russie en octobre332. Cette cascade de succès occulte la perte de l’Egypte, définitivement réduite par l’Angleterre.
En signant autant de traités qu’il avait remporté de victoires, le Premier consul parvient à isoler rapidement l’Angleterre sur le continent. Cette dernière, alors en proie à de nombreuses difficultés – crise économique, folie du roi George, révolte en Irlande –, accepte enfin de traiter après la démission de Pitt, l’ennemi farouche de la Révolution et l’âme des deux premières coalitions. Les préliminaires de Londres – conclus le 1er octobre 1801 – précèdent la signature de la paix d’Amiens le 27 mars 1802. La France « abandonne » l’Egypte et s’engage à évacuer Tarente et les Etats romains. De son côté, l’Angleterre cède Malte et la plupart des colonies conquises depuis dix ans. George III renonce solennellement au titre de « roi de France » que les monarques anglais revendiquent depuis la guerre de Cent Ans et continuent à faire figurer sur tous les actes publics. Le 25 juin 1802, les grandes manœuvres diplomatiques se terminent enfin par la signature d’un traité avec l’Empire ottoman. Pour la première fois depuis dix ans, la Révolution est en paix avec l’Europe333. Le régime en sort considérablement renforcé, en prestige comme en territoire. A l’unisson d’un grand nombre de ses compatriotes, l’Anglais Sheridan s’inquiète : « Regardez la carte de l’Europe, commente-t-il, il y a partout la France. »
Il existe bien un avant et un après Amiens, frontière entre le Consulat décennal et la marche à l’Empire. « Il est difficile de se figurer dans quel état de soulagement et de bonheur se trouvait la France », résume Albert Sorel pour caractériser les sentiments de l’opinion en 1802. A partir de là, estime Cambacérès, Napoléon change d’attitude et met une plus grande distance entre lui et ses collaborateurs. Fort de son bilan, il peut maintenant parachever sa conquête du pouvoir, soit l’étendre en puissance avant de tenter de le pérenniser dans la durée.
Les masses de granit
La Révolution, juge Napoléon, a notamment échoué parce qu’elle s’est faite contre le pouvoir et non par son canal. Or la société abandonnée à elle-même ou aux rivalités partisanes ne peut rien produire de bon. De 1789 à 1799, la France a oscillé entre guerre civile et anarchie. Seule la Terreur a restauré un gouvernement digne de ce nom mais elle n’a pu durer en gouvernant à rebours de l’opinion : « Mais enfin, dit-il un jour au Conseil d’Etat, pendant dix ans, on a parlé d’institutions ; qu’a-t-on fait ? Rien [...]. On a tout détruit, il s’agit de recréer. Il y a un gouvernement, des pouvoirs ; mais tout le reste de la nation, qu’est-ce ? Des grains de sable. Nous avons au milieu de nous les anciens privilégiés, organisés de principes et d’intérêts et qui savent bien ce qu’ils veulent. Je peux compter nos ennemis. Mais nous, nous sommes épars, sans système, sans réunion, sans contact. Tant que j’y serai, je réponds bien de la République ; mais il nous faut prévoir l’avenir. Croyez-vous que la République soit définitivement assise ? Vous vous tromperiez fort. Nous sommes maître de la faire, mais nous ne l’avons pas, et nous ne l’aurons pas si nous ne jetons pas, sur le sol de la France, quelques masses de granit334. »
Il ambitionne de doter la société de relais à tous les échelons, non de contre-pouvoirs, ce qui aboutirait à créer de nouveaux heurts. Napoléon se trouve dans la situation idéale pour réformer puisqu’il bénéficie de la conjonction entre l’absence d’opposition solide, résultant du discrédit des différentes familles de pensée, du vide politique laissé par la Révolution, enfin de l’état de grâce inhérent à tout pouvoir neuf. Pour rendre la république chère aux citoyens, comme il en affirme la volonté dans sa déclaration augurale du 25 décembre 1799, il faut au préalable bâtir un socle solide conjuguant la restauration de l’autorité et la garantie de l’impartialité335 : « Mon système est fort simple. J’ai cru que dans les circonstances, il fallait centraliser le pouvoir et accroître l’autorité du gouvernement afin de constituer la nation. »
Accomplie début 1800336, la réforme de l’Etat détruit les pouvoirs locaux au profit du préfet, représentant tout-puissant du Premier consul dans les départements. Comme il l’a fait avec le Conseil d’Etat, Bonaparte emprunte à la royauté la figure de l’intendant337 qu’il modernise à son profit en calquant la nouvelle hiérarchie civile – ministres, préfets, sous-préfets – sur la hiérarchie militaire – généraux, colonels, officiers. Assisté de deux conseils – conseil général, conseil de préfecture –, eux aussi nommés par le chef de l’Etat338, le préfet nomme les maires des communes de moins de 5 000 habitants et dirige souverainement la politique locale dont il n’est responsable que devant le Premier consul. Prosper Duvergier de Hauranne, historien et homme politique libéral, a des mots très durs contre cette loi qu’il qualifie de « charte de la centralisation339 ».
En supprimant partout où il le peut l’élection au profit de la nomination, le Premier consul absorbe tout mais cet excès de pouvoir, car il repose sur une logique d’efficacité et de conciliation, reçoit un accueil favorable, dû pour beaucoup à la qualité des représentants qu’il va choisir à dessein. Comme d’habitude, le nouveau personnel préfectoral fusionne le meilleur des hommes et des héritages. D’anciens conventionnels régicides comme Thibaudeau côtoient des libéraux proches des royalistes comme Beugnot et plus tard Barante. Les auditeurs au Conseil d’Etat constituent le principal vivier des quelque trois cents hommes nommés jusqu’en 1814. Lucien Bonaparte leur adresse le 14 mars 1800 ses premières instructions : « Dans vos actes publics et jusque dans votre conduite privée, soyez toujours le premier magistrat de votre département, jamais l’homme de la Révolution. » Pour la plupart, ils rivaliseront de zèle, espérant pour les meilleurs d’entre eux obtenir un ministère : « Je travaillais du soir au matin avec une ardeur singulière, confirme Beugnot dans ses Mémoires ; j’en étonnais les naturels du pays, qui ne savaient pas que l’Empereur exerçait sur ses serviteurs, et si éloignés qu’ils fussent de lui, le miracle de la présence réelle ; je le croyais voir devant moi, quand je travaillais enfermé dans mon cabinet. »
A Sainte-Hélène, l’Aigle déchu vantera sa création avec un orgueil légitime : « L’organisation des préfectures, leur action, les résultats étaient admirables et prodigieux. La même impulsion se trouvait donnée au même instant à plus de quarante millions d’hommes, et à l’aide de ces centres d’activité locale, le mouvement était aussi rapide à toutes les extrémités qu’au cœur même. Il avait bien fallu leur créer toute cette puissance, ajoute l’Empereur ; je me trouvais dictateur, la force des circonstances le voulait ainsi, il fallait donc que tous les filaments issus de moi se trouvassent en harmonie avec la cause première, sous peine de manquer le résultat. Le réseau gouvernant dont je couvris le sol requérait une furieuse tension, une prodigieuse force d’élasticité, si l’on voulait pouvoir faire rebondir au loin les terribles coups dont on nous ajustait sans cesse. » La destruction de l’aristocratie fait du préfet le maillon fort en charge d’assurer le lien, passablement distendu par une décennie de convulsions, entre le pouvoir et la société. Le gouvernement y retrouve les moyens d’exercer son autorité, le peuple un interlocuteur de poids capable de relayer ses doléances.
Taine, en un paragraphe fameux de ses Origines de la France contemporaine, a parfaitement résumé la philosophie qui préside à cet avènement de la souveraineté de l’Etat en lieu et place de celle du peuple : « Une France nouvelle, non pas la France communiste, égalitaire et spartiate de Robespierre et de Saint-Just, mais une France possible, réelle, durable, et pourtant nivelée, uniforme, fabriquée logiquement tout d’une pièce, d’après un principe général et simple, une France centralisée, administrative, et, sauf le petit jeu égoïste des vies individuelles, manœuvrée tout entière du haut en bas ; bref la France que Richelieu et Louis XIV avaient souhaitée, celle que Mirabeau, dès 1790, avait prévue, voilà l’œuvre que les pratiques et les théories de la Monarchie et de la révolution avaient préparée, et vers laquelle le concours final des événements, je veux dire, “l’alliance de la philosophie et du sabre” conduisait les mains souveraines du Premier consul340. »
La centralisation permet aussi de réduire l’opacité sociale, d’entrevoir les caractères disparates et souvent contradictoires de ce peuple frondeur dont il faut analyser les mentalités et les différences pour comprendre ses passions afin de mieux anticiper les crises en gestation. Grâce à l’emploi de la statistique, orchestrée par les préfets, Napoléon perce largement le mystère français tandis que son ambitieuse politique en matière de routes et d’infrastructures lui donne l’opportunité de pénétrer l’espace fragmenté de l’Ancien Régime, frein puissant contre l’exercice du pouvoir qu’il parvient ainsi à faire sauter. Enjeux économiques, politiques et stratégiques, ses 53 000 kilomètres de routes restaurées ou bâties rapprocheront la France du modèle romain, décidément omniprésent dans les termes – consuls, préfets, tribuns, Sénat –, ainsi que dans les réalisations et par-dessus tout dans l’esprit, rationnel, efficace, ordonné, appuyé sur le peuple et l’armée, la plèbe et les légions, épris d’ordre et d’unité, empli d’orgueil devant sa « destinée manifeste » et prétendant à la domination de l’univers.
Les mêmes principes de verticalité et d’efficacité au service de l’omnipotence de l’Etat sont appliqués pour réformer la justice et les finances publiques. Bonaparte, qui déteste l’opposition et redoute l’esprit de corps, claque la porte à Montesquieu et aux tenants du troisième pouvoir judiciaire341. A l’exception des juges de paix, les magistrats ne sont plus élus mais nommés, ce qui les place dans la main d’un gouvernement qui contrôle l’avancement des carrières et ne respectera même pas l’inamovibilité de ses membres. Ses échelons sont calqués sur ceux du pouvoir administratif jusqu’au Tribunal de cassation, sommet de la pyramide judiciaire342. Le rôle du jury – par essence incontrôlable – fut sans cesse amoindri, l’influence de Napoléon sans cesse plus grande343. La décadence du jury marque une forte atteinte à la représentation car il brise l’idéal de citoyenneté dans le prétoire cher aux libéraux.
La réforme économique et financière, dont les détails sont souvent fastidieux, touche tous les domaines ou presque tant la gabegie révolutionnaire sur ce point avait été grande. Gaudin, qui avait à plusieurs reprises refusé d’être ministre du Directoire, résumait la situation en une phrase : « Là où il n’y a ni finances, ni moyen d’en faire, un ministre est inutile. » Partant de zéro, le Consulat rationalise les principes et restaure les procédures pour gagner la confiance sans laquelle toute politique économique est condamnée à l’échec. Transparence, efficacité et régularité sont mises au service d’une gestion enfin saine, tranchant avec le déficit monarchique et la faillite retentissante des assignats puis des mandats territoriaux. Hanté par ces précédents, Napoléon opte au contraire pour une ligne rigoureuse. Il refuse tout recours à l’emprunt qui, selon lui, place l’Etat dans la dépendance des financiers et a contribué largement à précipiter Louis XVI dans la tombe : « Napoléon, précise Mollien, ne connaissait pas d’autres sources de revenu que la fiscalité et la conquête. Le crédit était pour lui une abstraction ; il n’y voyait que les rêves de l’idéologie et les idées creuses des économistes344. » Le rapport de Napoléon à l’argent, héritage corse et nobiliaire oblige, demeure empreint de défiance. Il épouse encore sur ce point l’esprit français, forgé par le catholicisme – avant de l’être par le marxisme –, dans une suspicion exacerbée contre le profit. Toutes ses réformes en la matière, comme la création de la Banque de France, ou plus tard de la Cour des comptes, visent à renforcer le contrôle de l’Etat sur ses finances et l’emploi qui en est fait345.
Dès son accession au pouvoir, il scinde l’ancien contrôle général, illustré par Turgot, Necker et Calonne, en deux entités : les recettes et les dépenses. Les premières sont confiées à Gaudin, le ministre des Finances ; les secondes à Barbé-Marbois, en charge du Trésor jusqu’à son remplacement par Mollien après Austerlitz. Dès le 24 novembre 1799 est créée l’administration des contributions directes qui va permettre de mieux gérer l’impôt en le centralisant, donnant naissance à la nouvelle figure du percepteur346. Au printemps 1803, le tout est complété par une réforme monétaire de grande envergure. Bonaparte lance le franc germinal qui fixe la valeur de la monnaie nationale par rapport à l’or. Pour la première fois, les moyens de paiement sont fiables et fidèles, loin des assignats de sinistre mémoire qu’il a quasiment fallu finir par jeter tant ils étaient dépréciés347. En 1804, la fondation d’une régie des droits réunis signe le grand retour des impôts indirects toujours sur la trace de l’Ancien Régime348. Napoléon les préfère car il les juge plus indolores, discrets, et surtout favorables aux notables349. En 1807, la création du cadastre et de la Cour des comptes couronne l’édifice.
Cette réforme exemplaire rétablit la confiance et dope, la paix aidant, le redémarrage économique. Dès le début du Consulat, le paiement des rentes reprend : « Mémorable événement, analogue dans notre histoire financière à ce qu’était Marengo dans notre histoire militaire », estime l’historien Marcel Marion. A partir de 1802, le budget se trouve en équilibre et restera bénéficiaire jusqu’aux dernières années de l’Empire. Chaptal, chimiste et économiste de renom, joue un rôle essentiel comme ministre de l’Intérieur durant le Consulat. Dès 1801, il instaure des chambres de commerce dans vingt-deux grandes villes. Ces dernières, qui regroupent les représentants de l’industrie, de la banque et naturellement du commerce, aident le gouvernement de leurs conseils sans pouvoir prétendre empiéter sur son autorité350. Le 7 septembre 1801, toujours sur l’impulsion de Chaptal, est fondée une Société d’encouragement pour l’industrie nationale composée des meilleurs économistes et savants comme Lasteyrie, Monge, Berthollet ou Fourcroy. Elle attribue des prix considérables qui stimulent la recherche et par là même accélèrent les progrès de l’industrie. Protectionniste, comme la plupart des membres de sa génération, le Premier consul n’ose pourtant pas interférer dans la libre gestion des entreprises. C’est que là encore, comme partout ailleurs, son souci premier consiste à ménager ces notables qui constituent décidément l’ossature sociale autour de laquelle il orchestre sa politique.
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Si la Révolution a fondé la république, elle s’est avérée incapable d’établir une démocratie solide et protectrice. Le discrédit dans lequel a sombré la Convention, pourtant élue au suffrage universel, semble avoir à jamais flétri la souveraineté du peuple et, par ricochet, le régime censé l’incarner351. Bras armé des grandes journées révolutionnaires, le peuple, essentiellement parisien, n’avait pas été long à terroriser les élites, anciennes et nouvelles.
A l’image des parlementaires, Bonaparte redoute la puissance des ilotes de la Révolution. Il va donc amplifier le mouvement de recul de la démocratie directe à la fois en limitant l’élection au profit de la nomination mais aussi en renforçant le poids des nouvelles élites sur la vie de tous les jours. Celles-ci s’articulent autour de trois noyaux durs : les fonctionnaires, dont la survie dépend de la conservation du régime, l’armée par essence docile, enfin les détenteurs de biens nationaux. Ils sont plus d’un million à avoir bénéficié du vaste transfert de propriété résultant de la saisie des biens du clergé et des émigrés. Par leur position, ils sont conjointement hostiles à la Restauration, qui exige le retour des biens aux anciens propriétaires, comme au jacobinisme niveleur d’un Babeuf qui les menace en réclamant une plus large redistribution de la propriété et en entretenant l’anarchie qui entrave la bonne marche des affaires. Leur vision épouse donc celle de Bonaparte dans sa volonté de mettre fin à la Révolution sans remettre en cause ses acquis principaux. Autrement dit, il s’agit d’assurer le passage du mouvement à la conservation : « Les théories ont précédé les intérêts, expliquera Napoléon à Sainte-Hélène. Les intérêts n’ont commencé que dans la nuit du 4 août : après la suppression de la noblesse et des dîmes. J’avais conservé tous les intérêts de la Révolution. Je n’avais aucun motif de les détruire. C’est bien ce qui faisait ma force : c’est ce qui fait que j’ai pu mettre de côté les théories de la Révolution. Tout le monde était tranquille, parce qu’on savait que l’Empereur ne voulait pas et ne pouvait vouloir la contre-révolution. »
Conservation, sécurité, intérêt, autant de valeurs nouvelles qui conspirent en faveur du retour de l’ordre incarné par un exécutif prépondérant. Bonaparte ne voit dans la grandiloquence verbale des années héroïques qu’un habillage hypocrite destiné à légitimer le remplacement de l’hérédité et du privilège par l’argent et la vanité, nouveaux rois d’une société qu’il contemple sans indulgence en raison de son matérialisme et de la légèreté de ses mœurs. Mais, pragmatique toujours, le Premier consul négocie avec la puissance là où elle se trouve, loin des utopies défuntes ou à venir. La politique demeure selon lui l’art de composer avec la réalité en place, quitte à la modifier par la suite. Or son obsession du pouvoir ne peut ignorer le caractère indispensable des élites, interface entre le peuple et ses dirigeants, piliers de l’économie, seules à même d’assurer la bonne marche des affaires. Après dix ans d’anarchie, l’heure ne lui semble plus aux tempêtes et aux soubresauts, mais au maintien prioritaire de l’ordre : « Ces gens-là, dit-il en désignant les notables, ne peuvent vouloir que le sol tremble. » Il va en conséquence s’appuyer sur eux.
La Constitution de l’an VIII, relayant les préoccupations de Barnave et Sieyès, confirme la nouvelle puissance du propriétaire. Le système, très compliqué, établit plusieurs degrés d’élection pour mieux réserver le pouvoir aux notabilités de l’heure352. Au final, 6 000 « élus », pris parmi les plus imposés, constituent le vivier au sein duquel le gouvernement, Premier consul ou Sénat, puise pour nommer à toutes les fonctions. Cabanis, un des idéologues de Brumaire, précise sans gêne apparente la philosophie qui préside désormais en la matière : « Voilà la démocratie purgée de tous ses inconvénients. Il n’y a plus ici de populace à remuer aux forums ou dans les clubs ; la classe ignorante n’exerce plus aucune influence, ni sur la législature, ni sur le gouvernement ; partant, plus de démagogie. Tout se fait par le peuple et au nom du peuple ; rien ne se fait par lui sous sa dictée irréfléchie. »
A la souveraineté du peuple se substitue celle, beaucoup plus abstraite donc susceptible de tous les détournements, de la nation. Que demeure-t-il du souffle fondateur des hommes libres et égaux en droit quand le citoyen en est réduit à élire un représentant de troisième ordre, maillon faible au sein d’une cascade complexe de collèges qui, au bout du compte, ne nomment même plus directement les députés353 ? En 1802, nommé Consul à vie, Bonaparte aura la franchise de simplifier le système en remplaçant les listes de notabilité par des collèges, les seuls influents regroupant les 600 contribuables les plus imposés par département. « Aujourd’hui, confirme Lucien Bonaparte devant le collège de la Seine le 24 mars 1803, le droit d’élire est devenu d’une manière graduelle et tempérée, le partage exclusif de la classe la plus éclairée et la plus intéressée au bon ordre. »
Sous l’impulsion de Bonaparte, les notables capturent désormais la représentation et les places, reléguant dans l’ombre ce « peuple-prince » (Mably) dont la souveraineté paraît à tout jamais condamnée354. La sacro-sainte égalité reçoit bientôt ses premiers coups de canif. A l’armée, le notable peut s’acheter un remplaçant et par là même échapper à la conscription qui frappe par tirage au sort tous les Français355. Le système scolaire abandonne de fait l’instruction primaire au clergé et limite les 6 000 bourses aux enfants des fonctionnaires et des militaires, soit aux nouveaux privilégiés, établissant ainsi une discrimination qui brise l’ascenseur social à la base et tue l’égalité des chances. Ainsi peut-on parler d’échec scolaire avec une population comprenant une moitié d’illettrés pour les hommes, la proportion s’élevant aux deux tiers pour les femmes durant l’Empire. Seuls 50 000 à 60 000 élèves, contre environ 70 000 pour l’Ancien Régime, parviennent au secondaire, soit seulement 5 à 6 % des 900 000 scolarisés du primaire. « Un frère ignorantin, tranche Bonaparte, suffit à l’homme du peuple. »
Le Consulat aurait pu adopter comme devise : « Unité, Egalité, Propriété » tant le respect religieux pour l’égalité civile va de pair avec une défense de la possession privée, le seul vecteur d’ordre et de distinction pouvant permettre de bâtir une élite héréditaire sur les décombres de l’ancienne356. Comme la souveraineté du peuple, cet autre pilier fondateur de la France nouvelle souffre pourtant d’une ambiguïté initiale, résultant des conditions dans lesquelles les biens nationaux ont été mis en vente. Il s’agit ni plus ni moins de théoriser les bienfaits de l’hérédité de transmission à partir de sa violation, via la dépossession sans contrepartie des biens des émigrés et du clergé. Comme Brumaire pour Bonaparte, la nouvelle société s’appuie sur un coup d’Etat fondateur et souffre d’un déficit augural de légitimité, créant un fort sentiment de précarité chez les nouveaux possédants. C’est pourquoi l’inviolabilité de la nouvelle propriété n’a cessé d’être officiellement proclamée357.
Pour la garantir, le Premier consul se décide à pérenniser la situation en forgeant un nouveau code de lois consacrant la domination des notables. On aura reconnu le Code civil, « expression juridique de la bourgeoisie triomphante » selon la célèbre définition de Karl Marx. Mis en discussion dès l’été 1800, il est finalement promulgué en même temps que l’Empire le 11 Ventôse an XII (21 mars 1804).
Egalité devant la loi, laïcité de l’Etat, sacralité de la propriété, autorité absolue du chef de famille358 en constituent les caractères fondamentaux. En effet, selon Portalis, un des grands architectes des 2 281 articles qui forment la nouvelle charte juridique de la France : « C’est la propriété qui a fondé les sociétés humaines, c’est elle qui a vivifié, étendu, agrandi notre existence : c’est pour elle que l’industrie de l’homme, cet esprit de mouvement et de vie qui anime tout, a été porté sur les eaux et a fait éclore sous les divers climats tous les germes de richesse et de puissance [...]. En consacrant des maximes favorables à la propriété, vous avez inspiré l’amour des lois ; vous n’avez pas travaillé seulement au bonheur des individus, à celui des familles particulières : vous avez créé cet esprit public, vous avez ouvert les véritables sources de la prospérité générale, vous avez préparé le bonheur de tous. »
En compagnie de Tronchet, Maleville et du second consul Cambacérès, Portalis réalise la réforme la plus emblématique du Consulat tant elle synthétise les ambitions du nouveau régime : réconciliation des Français, garantie des acquis, alchimie du passé et du présent entre le droit coutumier, dominant au nord, et le droit romain, omniprésent au sud, le tout adapté à la législation civile révolutionnaire. « L’originalité du Code civil est de n’en pas avoir. Il n’est pas une création, mais une coordination. Il est éclectique et sans parti pris. Par là, il est profondément national », estime Georges Pariset359. Enfin, la charte juridique sacre la bourgeoisie comme classe dirigeante pour un bon demi-siècle : « Le code Napoléon est le code d’une société bourgeoise et d’une paysannerie propriétaire, législation tout entière conçue pour la défense de la propriété, assure l’historien et essayiste René Grousset. Il est dirigé autant contre les idées babouvistes que contre les anciens privilèges. Une morale éminemment bourgeoise l’inspire, à la fois “éclairée” et prude, avec notamment mise sous tutelle de la femme. Restauration de la famille et de la propriété ainsi comprises, Napoléon restera le Dieu des classes moyennes. »
« Nation sans lois avec trois cents in-folio de lois » selon le mot de Bonaparte sous le Directoire, la France possède désormais sa constitution juridique, puissant facteur d’unité car elle détruit les particularismes provinciaux qui formaient l’un des caractères de l’Ancien Régime. La codification se complète dans le même esprit : Code de procédure civile en 1806, de commerce en 1807, d’instruction criminelle en 1808, enfin Code pénal en 1810360. Par ces masses de granit juridiques, l’Etat confirme son nouveau statut de régulateur des rapports sociaux entre les individus et le pouvoir. Conservateur, le « Code Napoléon », comme on l’appellera désormais, reste toutefois fidèle à la dimension universaliste des pères fondateurs, le canevas pouvant être exporté dans le monde entier comme en témoigne sa postérité361.
En devenant législateur par le truchement du Conseil d’Etat, Bonaparte vide la représentation parlementaire de sa raison d’être tout en la maintenant en place afin d’entretenir l’illusion de la liberté. En remplaçant le seigneur par le préfet et la coutume par le code, il a parachevé l’œuvre de Louis XIV et édifié l’Etat-nation moderne : « Ma vraie gloire, martèlera-t-il à Sainte-Hélène, ce n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil. »
Le sacre du mérite
On peut dès lors se demander si la Révolution corrigée par le Consulat ne s’est pas simplement contentée de substituer l’argent à la naissance au service d’une même conservation et, à terme, d’une même fracture, la césure peuple-notables se substituant au fossé séparant les privilégiés du tiers état. Ce point de vue, qui est à peu près celui de Chateaubriand et plus tard de Tocqueville, a été violemment combattu par Guizot et les tenants de la future monarchie de Juillet. Les « doctrinaires » expliqueront que par sa nature même la bourgeoisie forme la classe la plus mobile, fondée sur le travail, la capacité et le mérite, intégrant les talents là où ils se trouvent, sans critère de milieu ni de distinction. Ce à quoi leurs nombreux adversaires – de droite comme de gauche – rétorqueront que cette égalité théorique demeure profondément inégalitaire car viciée à tous les stades de la vie sociale par un système reproducteur à tous les échelons : l’école, le mariage, les solidarités familiales, les usages et « bonnes manières » ; système encore plus pervers que la séparation rigide par classes car procédant largement du non-dit, avançant caché derrière le paravent de l’égalité des chances. Toute l’histoire de la Révolution va d’ailleurs en ce sens depuis la chute de Robespierre : blocage scolaire, supériorité du cens, peur du peuple. C’est à ce conservatisme bourgeois que Bonaparte vient de donner tous ces gages réunis dans le Code civil.
Est-ce à dire pour autant qu’il s’en satisfasse ? Sans doute pas, et cette conviction s’appuie sur son refus de l’immobilisme, manifeste dans la conquête qui caractérise au premier chef la pratique napoléonienne du pouvoir. Sur de nombreux aspects, Napoléon refuse de se laisser enfermer dans le conformisme dont il méprise l’étroitesse d’esprit et le matérialisme frileux. Il veut bâtir une nation rassemblée autour d’un devenir commun, portée par une grande ambition collective : « On ne conduit le peuple qu’en lui montrant un avenir : un chef est un marchand d’espérances. »
Il a pu par sa propre expérience juger du caractère profondément intéressé de ces vertueux notables qui, une fois l’Ancien Régime abattu, n’ont eu de cesse de terminer la Révolution, tremblant comme des feuilles devant la surenchère égalitaire des sans-culottides jusqu’à ce qu’il rétablisse l’ordre en Brumaire. Son mépris des hommes, comme on l’a vu, s’est forgé au creuset des souffrances de son histoire. Il s’exprime par une dureté choquante envers ses proches, génère un autoritarisme et une arrogance qui seront portés à son débit. Et pourtant cette attitude s’arrête à l’armée, là où commencent la vertu, l’honneur et le sacrifice, ces valeurs chevaleresques dont il rêve d’imprégner la France entière en les ressourçant à la fontaine de jouvence révolutionnaire. Rappelons, et sur ce point le parallèle est saisissant avec Charles de Gaulle, son mépris total pour l’esprit bourgeois et plus particulièrement pour l’argent qu’il prodiguera toujours avec magnificence pour mieux avilir ses entours. Tous ses gènes – nobles, catholiques, militaires – le portent à repousser cette volonté d’accumuler pour mieux conserver qui caractérise la nouvelle puissance financière. Il déteste ces spéculateurs et banquiers tant il juge incompatible leur esprit avec les valeurs dont il veut doter la nation. « On ne peut faire un titre de la richesse, se confiait-il à Roederer. Un riche est si souvent un fainéant sans mérite ! Un riche négociant même ne l’est souvent que pour l’art de vendre cher ou de voler. [...] La richesse est aujourd’hui le fruit du vol, de la rapine. Qu’est-ce qui est riche ? L’acquéreur de domaines nationaux, le fournisseur, le voleur. Comment fonder sur la richesse ainsi acquise une notabilité ? » D’où sa haine, le mot n’est pas trop fort, pour le commerce, temple de l’« ultra-individualisme » et de l’immoralité. « Il disait, écrit Chaptal, que le commerce dessèche l’âme, par son âpreté constante au gain, et il ajoutait que le commerçant n’a ni foi ni patrie. »
Aussi peut-on légitimement s’interroger. Qui est véritablement Bonaparte : le Consul des notables et de l’ordre ? Le fils spirituel de la Révolution, fidèle aux rébellions de sa jeunesse, le continuateur de la monarchie ou le sauveur de 1789 ? Le perturbateur de l’Europe ou son prophète ?
Le Premier consul, et c’est tout le fruit de son passé, n’a plus de position tranchée. Il a appris le pragmatisme, cet art du temps et du maniement des circonstances qui implique patience et secret dans l’exercice du pouvoir. Vivant dans un universel présent, il a compris, contrairement à Robespierre ou Turgot, qu’on ne change pas la société par décret et que l’on ne combat pas l’esprit par la seule volonté. Or, en Brumaire, le pouvoir appartient aux thermidoriens et à la bourgeoisie.
Il ne se satisfait pas pour autant de cette inégalité par l’argent qui triomphe sur les décombres des ordres anciens. Pour modifier la donne, il s’emploie déjà à élargir la voie aux autres élites, notamment à la noblesse émigrée. Mais il connaît l’hostilité de la France à leur encontre tout comme il redoute l’esprit de revanche qui anime l’ancien second ordre. Il lui faut donc inventer de nouvelles pistes pour contrebalancer l’omnipotence bourgeoise. Il décide en conséquence de consacrer le mérite, la valeur d’alchimie par excellence entre l’aristocratie et l’égalité. De la noblesse, celui-ci renoue avec l’âge augural, celui de la foi et l’honneur qui a dégénéré selon Chateaubriand en âge des privilèges puis des vanités. Il anime le guerrier, faisant fi de la mort au nom de Dieu, de la patrie et du roi. De l’égalité, le mérite répudie l’aspect niveleur, empreint de jalousie haineuse, pour conserver l’idée que chaque homme doit pouvoir s’élever, nonobstant sa naissance et son milieu, par ses qualités propres. A cette conviction correspond l’invention de la Légion d’honneur, le ferment de la nouvelle élite selon son cœur car elle couronne la valeur individuelle au service de l’intérêt général. Il s’agit de la réforme, avec le Concordat, à laquelle Bonaparte tient le plus, celle à la réussite de laquelle il va consacrer toute son énergie. Et il lui en faut, tant le projet, à peine connu, suscite une levée de boucliers chez les parlementaires. A l’instar de Sieyès, les gérontes de la Révolution brandissent l’étendard des grands principes pour préserver leur statut. Ils comprennent d’emblée le danger d’une mesure qui complète et corrige le Code civil, comme l’épopée de la conquête accompagnera le conservatisme intérieur de l’Empire362. A travers cette distinction offerte à tous, Bonaparte ressuscite l’esprit de 1789 dans la possibilité pour chacun de s’élever, réactive une société à nouveau bloquée. C’est enfin l’armée qui imprègne à travers la croix l’ensemble de la nation de ses valeurs sacrificielles et patriotiques, à rebours de la sclérose thermidorienne et de l’esprit de caste. L’honneur comme antidote à l’égoïsme de la bourgeoisie, l’honneur comme pilier moral d’un régime qui donne à nouveau un sens et un avenir. Si une partie de son œuvre a consisté à calmer les passions en rétablissant l’ordre, le clergé et la propriété, l’autre versant, celui du mouvement, obéit à la religion de la gloire qui élève en faisant appel à la conjugaison du sacrifice et de la transcendance. Alchimie effervescente qui se confond avec la personnalité du chef de l’Etat et explique sa force d’attraction sur les contemporains et la postérité.
Comme toujours chez lui, l’idéaliste cohabite avec le stratège. Modèle du despote éclairé, Napoléon concentre le pouvoir de nomination à son profit, comme aucun souverain n’a osé le faire, ce qui fait de lui le maître de l’élévation sociale. L’institution de la Légion lui permet de tenir toutes les vanités en haleine et de gagner l’armée qui risque de fronder avec le retour de la paix. Davantage que les Bourbons, limités par la vénalité des charges, le poids de la Cour, les distances et les traditions, il ennoblit à sa guise. La mesure marque le premier pas, timide, vers la formation d’une nouvelle aristocratie, compatible avec l’égalité car elle sanctionne la bravoure, l’honneur et la gloire ; vieil héritage chevaleresque, moral et sacrificiel, devenu républicain par la vertu des armes et la volonté du Consul. C’est au sein de l’armée que cet idéal reste le plus fidèlement respecté. Egaux devant la mort, rivaux devant la gloire, transcendés par le culte de la patrie, chaque soldat incarne ce rêve français voulu par Bonaparte : à chacun selon ses talents. La morale militaire doit imprégner par capillarité la nation entière. L’autorité s’y manifeste par le grade mais ne devient réellement souveraine que par la triple onction de la bravoure, de la proximité avec le soldat et de la distinction des meilleurs.
De nombreux orateurs attaquent le projet comme attentatoire à l’égalité. Devant le Conseil d’Etat, Berlier dénonce un retour déguisé à l’aristocratie : « Les croix et les rubans, vitupère-t-il, sont les hochets de la monarchie. » « La Légion d’honneur, renchérit Chauvelin au Tribunat, renferme tous les éléments qui ont fondé parmi tous les peuples la noblesse héréditaire : on y trouve les attributions particulières, des pouvoirs, des honneurs, des titres et des revenus fixes. Presque nulle part la noblesse n’a commencé avec tant d’avantages. » Ces propos révèlent à quel point la haine du privilège reste vivace au sein du personnel politique. De l’Essai sur les privilèges à Brumaire, elle est demeurée le seul lien idéologique qui unit l’ensemble des acteurs de la grande décade écoulée ; mieux, la seule source de fierté pour une génération qui porte sur sa conscience la déchristianisation, le régicide et la Terreur.
Pour mettre un terme à la polémique, Napoléon décide une nouvelle fois de passer en force, certain comme pour le Concordat de rencontrer à terme le soutien du plus grand nombre : « Je défie, rétorque-t-il à Berlier, qu’on me montre une république ancienne ou moderne dans laquelle il n’y ait pas eu de distinctions. On appelle cela des hochets ; eh bien ! c’est avec des hochets que l’on mène les hommes [...]. Je ne crois pas que le peuple français aime la liberté et l’égalité ; les Français ne sont point changés par dix ans de Révolution ; ils sont ce qu’étaient les Gaulois, fiers et légers. Ils n’ont qu’un sentiment, l’honneur : il faut donc donner de l’aliment à ce sentiment-là, il leur faut des distinctions. »
Votée dès mai 1802 en dépit d’une opposition persistante363, la nouvelle institution, avec ses cohortes, ses grands officiers et ses immenses dotations, institue une « chevalerie démocratique ». Fusionnant le civil et le militaire, même si ce dernier domine largement364, la Légion d’honneur forme l’épine dorsale du régime dont elle incarne l’esprit. Chaque légionnaire prête serment de fidélité au gouvernement et s’engage à combattre pour la défense de l’intégrité du territoire. Pour lever toute ambiguïté, il promet enfin de s’opposer à tout retour d’un régime aristocratique et féodal.
L’opinion, elle, adhère d’emblée et massivement comme le constate, parmi d’autres, le général Dumas : « Cette rémunération, également offerte aux services civils et aux militaires, loin de choquer les bons esprits, était reçue comme le plus sincère témoignage du respect du gouvernement pour le principe de l’égalité politique, et comme le moyen le plus propre à l’affermir en effaçant jusqu’au souvenir des anciennes distinctions aristocratiques et héréditaires, écrit-il dans ses Mémoires. [...] On a dit avec vérité que la création de la Légion d’honneur fut la transition et le plus grand pas fait de la dictature à la monarchie absolue de l’Empire. » L’émulation règne désormais, ce que résume Massimo d’Azeglio : « Napoléon avait fouetté le sang à la génération de cette époque. » Le culte de la gloire conjugué avec l’obsession nationale de la distinction va nourrir l’esprit de conquête de l’Empire.
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« La France n’était pas violée, elle se donnait », revendiquera fièrement Napoléon en faisant référence à la popularité dont il bénéficiait alors dans l’ensemble des classes sociales. Le sauveur recueille le fruit des réformes qui ont réconcilié l’ordre et la Révolution : « Quand on a l’Etat en vue, on travaille pour soi, remarquait son cher Louis XIV. Le bien de l’un fait la gloire de l’autre. » Le peuple profite pleinement de la nouvelle prospérité, née de la paix et de la politique d’encouragement du gouvernement, par exemple manifeste dans les commandes de soieries lyonnaises ou dans le lancement de grands travaux. Protectionniste de culture et de tempérament365, Bonaparte n’hésite pas à garantir la paix sociale par un interventionnisme ponctuel. L’Etat veille à garantir le prix du pain et fournit, par une politique appropriée, du travail aux plus démunis. La création de cent cinquante dépôts de mendicité tout comme la généralisation des soupes populaires ou l’ouverture d’hospices pour les personnes âgées sans ressources substituent la main de l’Etat protecteur à la charité d’hier et ébauchent une politique sociale d’envergure. Il initie ainsi une politique sociale qu’amplifiera son neveu Napoléon III. « Ce que je veux, écrit-il devenu empereur à son ministre de l’Intérieur Montalivet, c’est que le peuple ait du pain, c’est qu’il en ait beaucoup et du bon, et à bon marché, c’est que l’ouvrier puisse nourrir sa famille avec le prix de sa journée. » Lors des disettes, il fait acheter des grains en province pour en faire profiter Paris dont il redoute, toujours par obsession de la Révolution, les poussées de fièvre, particulièrement virulentes en cas de pénurie.
La croissance et la raréfaction de la main-d’œuvre permettent une hausse substantielle des salaires. Nourris davantage, mieux habillés, capables même d’acheter des objets domestiques jadis signes d’aisance, ouvriers et paysans chérissent donc ce Consul auquel on attribue tous les succès et dont on martèle – via la presse et l’imagerie – la sollicitude envers les plus humbles. Un voyageur anglais nommé Thomas Holcroft décrit des paysans français « plus tranquilles et mieux disposés qu’en 1789 ». « Les mendiants sont nombreux, mais j’en avais vu davantage auparavant, ajoute-t-il ; je ne pourrai jamais oublier les guenilles d’alors, la pauvreté, l’air harassé, le teint livide, le spectacle de la misère. On voit maintenant le dimanche beaucoup de gens proprement habillés ; ils ont l’air satisfait et les symptômes d’aisance et de temps meilleurs ne peuvent tromper366. »
L’état de grâce lui permet de s’autoriser des retours en arrière autoritaristes. En avril 1803, l’introduction du livret de l’ouvrier place celui-ci sous la dépendance des patrons367. La concession a été faite aux notables pour des raisons autant politiques – surveiller une population jugée incontrôlable – qu’économiques : empêcher le débauchage multiplié par la raréfaction de la main-d’œuvre. C’est le revers de la médaille sociale, la dernière preuve de la défiance consulaire envers le peuple. Elle s’accompagne du renforcement des dispositions de la loi Le Chapelier de 1791 qui interdisait les coalitions et les grèves ainsi que de l’instauration de conseils de prud’hommes qui favorisent le patronat par leur composition. Et pourtant, toutes ces mesures n’entraînent aucun sentiment de révolte tant la satisfaction d’avoir un travail sûr et l’élévation du niveau de vie l’emportent sur les autres considérations.
Populaire à la ville, le Premier consul est adulé à la campagne, qui bénéficie des mêmes avantages sans avoir à subir la législation de fer qui affecte l’ouvrier. Entre fêtes et veillées, la culture orale villageoise offre un terrain de prédilection à la légende naissante. De retour dans leur foyer, les soldats animent les soirées de leurs récits de campagne, faits divers et épopées qui diffusent l’image d’un Bonaparte invincible et père du soldat368.
Aussi Bonaparte peut-il se targuer d’avoir accompli la fusion du peuple avec le pouvoir, de tout temps la plus difficile à obtenir. Le Français vit mieux, travaille plus, circule librement. Les élites ne sont pas les dernières à profiter de ce qui semble augurer un âge d’or, comme en témoigne la frénésie de fêtes, concerts et réceptions qui égayent le Paris consulaire et auxquels assistent tous les puissants du jour. Seules quelques minorités – libérales, jacobines et royalistes – contestent encore l’ordre établi mais elles demeurent trop faibles et divisées pour espérer faire entendre leur voix. Baromètre de la prospérité, la rente progresse spectaculairement, de 11 francs à la veille de Brumaire à 65 un an plus tard.
La popularité de Bonaparte semble alors irrésistible. Les royalistes sont ébranlés par le Concordat et séduits par l’amnistie de 1802 : « Ah mon fils ! confie par exemple le comte d’Haussonville à son aîné. Quel homme ! Quel dommage qu’il ne soit pas le légitime ! » Même satisfaction à gauche où nombre d’anciens Jacobins se lavent de leur passé en concourant, comme préfets, conseillers d’Etat et ministres, tel Fouché, à la rénovation de l’Etat. Bonaparte emploie indistinctement tous les talents, même si ce sont les anciens thermidoriens, en gros « la droite républicaine », qui à l’image de Chaptal, Roederer ou Talleyrand, constituent encore l’ossature du personnel politique. Heureusement, l’aura consulaire déborde largement le cénacle politicien. Née en 1723, Mlle Clairon, célèbre actrice de l’Ancien Régime, se rend un jour en pèlerinage à la Malmaison où elle justifie sa visite en ces termes auprès de Joséphine : « J’ai désiré voir un héros avant de mourir, et j’ai pensé, Madame, que vous ne me refuseriez pas ce bonheur. » En février 1800, le philosophe Joubert répond à Mme de Beaumont, qui a traité le Premier consul de « Louis XIV parvenu », ces quelques lignes qui reflètent bien l’état de l’opinion : « Cet homme n’est point parvenu, il est arrivé à sa place. Je l’aime. Sans lui, on ne pourrait plus sentir aucun enthousiasme pour quelque chose de vivant et de puissant [...]. Ses aventures ont fait taire l’esprit et réveillé l’imagination. L’admiration a reparu et a réjoui une terre attristée où ne brillait aucun mérite qui imposât à tous les autres. Qu’il conserve tous ses succès, qu’il en soit de plus en plus digne ; qu’il demeure maître longtemps !... Nous avions grand besoin de lui369. »
La clé de cette popularité, comme le suggère Emerson dans le bref essai qu’il consacre à Napoléon370, réside dans l’identification d’un peuple à un homme dont il incarne le meilleur des passions : l’ambition, la gloire, la volonté, l’universalisme, le refus des privilèges. « Il était par son génie fait pour la France, comme la France était faite pour lui », résume Adolphe Thiers, avec ce sens de la formule percutante qui contribuera à faire le succès de sa monumentale Histoire du Consulat et de l’Empire. On comprend mieux pourquoi ce peuple se passe avec tant de facilité de représentants. Bonaparte figure à ses yeux son seul médiateur, celui qui lui renvoie une vision magnifiée de lui-même et incarne une utopie devenue réalité par sa volonté : le couronnement du mérite. Les Français le louent de leur avoir garanti l’égalité et rendu les libertés premières – la sécurité, la circulation, la propriété – dont la Terreur les avait privés. Certes, le nouveau contrat social a pour corollaire la privation – sauf à l’occasion des plébiscites – du suffrage universel et l’atrophie des contre-pouvoirs. Mais ces travers ne perturbent guère une majorité silencieuse avide d’ordre et qui, depuis 1792, déserte massivement les élections. Le Consulat se montre beaucoup plus libéral que les régimes qui l’ont précédé et cela suffit à son bonheur. Faisant fi des oppositions, il a imposé la liberté religieuse et la religion de la gloire comme il a garanti la tranquillité publique et la sacralité de la propriété. Trois quarts de siècle avant Thiers et Gambetta, il a légitimé la République en la rendant conservatrice.
En 1802, « l’interroi », selon l’expression de Joubert, semble avoir accompli l’union sacrée. Le défi relevé l’oblige pourtant à trouver un second souffle sous peine d’être emporté. Le volcan français le pousse à rester constamment aux aguets. La conservation, il ne le sait que trop, tue les régimes aussi sûrement que l’excès de mouvement. La volatilité de l’opinion, sa pente naturellement critique, l’oblige sans cesse à canaliser l’imagination populaire vers de nouveaux horizons. Dans l’immédiat, la peur de sa chute domine les esprits et lui facilite la tâche. Décidé à renforcer son pouvoir, Bonaparte utilise sa popularité pour parvenir à établir une dictature dont personne ne sait encore si elle va demeurer dans le cadre républicain ou prendre le risque fou de renouer avec l’hérédité.